Chapitre 3 : Mains froides
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Et voyez à présent Jonas saisi comme une ancre et jeté à la mer. Sur-le-champ, à l'est s'étale une mer d'huile et les flots sont apaisés car Jonas emporte avec lui la tempête et l'eau derrière lui est sans rides. Il est happé dans le maelström d'un remous si irrésistible qu'il s'aperçoit à peine de l'instant où le bouillonnement le jette entre les mâchoires béantes qui l'attendent, et la baleine claque ses dents d'ivoire et ferme sur sa prison autant de barreaux blancs.
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L'espace d'une seconde, il fut persuadé d'être face à un rôdeur.
La fille qui se trouvait devant lui était couverte de sang. Elle portait une chemise bleue tapissée d'hémoglobine à différents stades de coagulation, ses manches relevées révélaient des bras pareillement tachés de sang. Son visage était d'une maigreur et d'une pâleur de morte, sale et balayé de traces rouge sombre, particulièrement autour du nez et sur le menton, exactement comme pouvaient en avoir les morts-vivants après avoir mordu.
S'il avait eu une arme à feu à ce moment-là, il lui aurait tiré dans la tête sans la moindre hésitation.
Mais, aussi déroutant que son aspect puisse être, cette fille-là était bien vivante. Elle était même souriante. Elle tenait une arbalète, pas vraiment pointée vers lui, mais pas totalement baissée non plus. Elle était d'un modèle différent de celle de Daryl, plus petite, plus légère.
Son visage affichait une expression amusée, avec un sourire teinté d'ironie.
« Quoi ? J'ai quelque chose sur la figure ? » demanda-t-elle.
Merle essaya de se redresser. Le décor se mit à tourner, sa vue se brouilla. Il ferma les yeux.
Il sentit une main le retenir par l'épaule.
« Nan, mec, c'est pas le moment de dormir. »
La fille lui passa un bras dans le dos, l'aidant à s'assoir. Elle lui tapota la joue. Sa main était glaciale.
« Allez, réveille-toi mon pote, debout, ouvre les yeux. »
Sa voix était claire, enjouée.
Merle cligna des yeux. Sa vision, d'abord floue, se précisa. Son regard rencontra une paire d'yeux bleu très clair entourés de cernes incroyablement sombres.
« C'est bon, t'es réveillé bonhomme ? Hé, tu m'entends ? J'te cause, mec ! Réponds, dis un truc ! »
Il grogna.
« Fantastique. Bon, écoute, on est en plein milieu de la route, si tu veux tirer ton cul de là va falloir y mettre un peu du tien, t'es trop lourd pour moi. Tu peux marcher ? »
Merle tenta de rassembler ses esprits. Marcher ? Il avait envie de se coucher, de fermer les yeux, de dormir. D'oublier la douleur. Pourquoi ne pas rester ici ? Une voix dans sa tête lui souffla que ce n'était pas une bonne idée et qu'il devait réellement se bouger le cul.
« Hey, tu peux marcher ? » répéta l'inconnue.
Merle acquiesça.
La fille l'aida à se lever, passant son bras par-dessus son épaule. Il avait les jambes en coton et le décor recommençait à tourner.
« Putain t'es encore plus lourd que je pensais ! Tu pèses une tonne espèce de connard ! » se lamenta l'inconnue.
Sa voix lui semblait lointaine. Il avait besoin de toute sa concentration pour mettre un pied devant l'autre. Le paysage était trop mouvant, ça le déséquilibrait. Il décida de fermer les yeux et de se laisser guider. Il sentit vaguement qu'ils montaient plusieurs marches. Elle finit par le lâcher et il se retrouva allongé sur une surface moelleuse.
« Je m'occupe de toi dans une minute, dors pas hein ! » fit la voix de la fille.
Il entendit des bruits de portes qui claquent, de volets qui se baissent.
Merle tenta de dire quelque chose mais il avait la gorge si sèche que tout ce qui réussit à sortir de ses lèvres fut un son rauque, incompréhensible. Il était dans un brouillard de douleur, de fatigue et de fièvre. Il avait l'impression que son corps entier était en feu, mais dans le même temps, il avait froid.
Il sentit que quelqu'un lui soulevait la tête pour le faire boire. L'eau lui sembla incroyablement fraîche et délicieuse. Une main se posa sur son front et il sursauta à son contact. Elle était absolument glacée.
« Putain de merde ! s'exclama la voix de la fille. T'es une vraie plaque de cuisson, mon pote ! Dommage que j'ai pas d'œufs j'aurais pu me faire une omelette ! »
Quelque chose de frais et d'humide lui couvrit le front et il sentit qu'on lui calait un oreiller derrière la tête.
Une main froide lui tapota la joue.
« Hey ! »
Il ouvrit les yeux et son regard rencontra de nouveau les yeux bleus de l'inconnue.
« T'as été mordu ? »
Il la regarda sans comprendre.
« T'es brûlant de fièvre ! T'es infecté ?
- Non… répondit-il d'une voix rauque.
- Et ça, c'est quoi ? » demanda-t-elle en lui prenant le bras.
Elle commença à défaire le pansement de fortune, il voulut la repousser mais il était trop faible pour bouger. Elle détortilla le bout de tissu avec une grimace. Lorsqu'il se décolla de la plaie, il poussa un cri de douleur.
« Putain de merde… » fit la fille d'une voix blanche, en découvrant l'état de la plaie.
Son regard revint à Merle.
« Qu'est-ce qui t'es arrivé, nom de Dieu ?! T'as foutu la main dans un mixeur ? »
Elle regarda la blessure de plus près.
« Putain, c'est moche ! commenta-t-elle en grimaçant. On voit même l'os… beuuuh… et pis c'est tout infecté, c'est dégueu ! Et ça, c'est quoi ? Des brûlures ? »
Elle fit une moue dégoûtée.
« Bweurk ! »
Elle considéra un moment la plaie et soupira.
« Ça va être la misère à nettoyer… »
Merle se tendit instinctivement à la mention du mot "nettoyer". Une vague de panique et de paranoïa le submergea. La fièvre l'empêchait de raisonner correctement, tout ce qu'il voyait c'était qu'une inconnue à l'allure bizarre avait apparemment l'intention de tripoter sa blessure pour y faire Dieu sait quoi. Pour lui faire mal. Hors de question.
Il retira brusquement son bras et le plaqua contre sa poitrine.
« Me touche pas ! » éructa-t-il nerveusement.
Elle lui lança un sourire moqueur.
« Va bien falloir, pourtant. »
Elle traversa la pièce et alla jusqu'à une table où se trouvait un sac à dos. Merle la suivit des yeux, méfiant. Il sentit son sang se glacer lorsqu'il la vit en sortir un flacon et une seringue.
« T'approche pas de moi ! » glapit-il alors qu'elle s'avançait vers lui tout en remplissant la seringue.
Elle lui saisit le bras gauche d'un geste ferme et fit mine de le piquer à la pliure du coude.
Merle se débattit avec un cri de panique, elle pesa sur lui de tout son poids, le bloquant en jurant. Son poing gauche jaillit et la frappa au visage.
« Putain de merde ! »
Elle recula, la main plaquée sur son œil.
« J'essaie de t'aider, sac à merde ! l'engueula-t-elle. Tiens-toi tranquille !
- J'ai pas besoin d'aide ! rétorqua Merle.
- Non mais je rêve ! s'exclama la fille. Quelle grosse tête de con ! Laisse-toi faire ou je t'assomme !
- T'approche pas de moi ! répéta-t-il.
- Parfait ! Reste avec ton os à l'air et ton moignon pourri si c'est ça que tu veux, connard ! Crève d'une infection, t'as raison ! Qu'est-ce que j'en ai à foutre après tout ? Ça m'évitera de gaspiller mes médicaments pour toi ! » rétorqua l'inconnue.
Elle leva les yeux au ciel et soupira.
Nom de dieu, pourquoi avait-elle eu ce réflexe absurde de sauver ce trou du cul ? Il était pas là depuis plus de cinq minutes et il lui tapait déjà sur le système. Un instant, elle songea à le planter là et à se tirer. C'était tentant.
Elle inspira profondément et le dévisagea. C'était évident qu'il était en état de choc, délirant de fièvre et qu'il crevait de trouille.
Allez, sois cool, pour une fois, se dit-elle. Plus vite il va se calmer, plus vite tu vas pouvoir le remettre sur pieds et t'en débarrasser.
« Ecoute mon pote… lui dit-elle calmement. Je veux juste t'aider, tu vas crever si quelqu'un s'occupe pas de ce merdier, tu comprends ? »
Elle vit qu'il regardait la seringue anxieusement.
Evidemment, pauvre conne ! se sermonna-t-elle mentalement. Toi aussi si tu voyais un inconnu s'avancer vers toi avec une seringue sans rien dire tu péterais un câble !
« C'est du Fentanyl, c'est un anesthésique. Dans moins d'une minute tu sentiras plus aucune douleur. Je vais m'occuper de ton bras, je vais te soigner, tu comprends ? » expliqua-t-elle d'une voix douce.
Elle s'avança prudemment et lui prit le bras sans faire de gestes brusques. Elle n'avait pas envie de se prendre un second bourpif. Le type ne protesta pas, il avait déjà l'air à moitié dans les vapes de toute façon. Il s'endormit presque immédiatement. Pas étonnant vu la dose de cheval qu'elle lui avait injectée.
« Bon ben, au boulot… » annonça-t-elle.
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Merle ferma les yeux et se laissa glisser dans un néant accueillant. Il avait l'impression de flotter entre deux eaux, paisiblement, dans une torpeur agréable.
Il fit plusieurs allers et retours entre sommeil et veille, sans vraiment pouvoir faire la différence entre les deux. Il avait perdu toute notion du temps et tout était confus. Il voguait entre les rêves, les hallucinations et la réalité au fil de ses pics de fièvre et de ses périodes de sommeil.
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Il ouvrit les yeux, il était trempé, il avait froid. Quelqu'un était assis à côté de lui et c'était son frère. Il ne le voyait pas vraiment bien, mais il savait que c'était Daryl. C'était forcément lui, qui d'autre sinon ? Daryl lui dit quelque chose d'étrange à propos de cachets qu'il devait absolument prendre, c'était absurde parce que Daryl ne l'avait jamais encouragé à se défoncer dans le passé. Mais il avait vraiment l'air d'y tenir et Merle ne voulait surtout pas le contrarier, des fois que son frère se fâche et décide de repartir et de le laisser seul ici.
« Ne pars pas, reste avec moi », voulut-il lui dire. Mais sa propre voix lui semblait lointaine, inintelligible. Il sentit une main froide lui caresser le front.
« Je ne vais nulle part, t'inquiète pas », prononça une voix à côté de lui. Et c'était étrange, parce que ça ne ressemblait pas à la voix de Daryl. Alors qu'il se demandait pourquoi, il sombra de nouveau dans le sommeil.
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Merle mourait de chaud et de soif, il avait l'impression de tomber et cherchait désespérément à se raccrocher à quelque chose. Sa main trouva un truc et il serra de toutes ses forces.
Il entendit un cri de douleur.
« Tu me broies la main, putain de connard ! »
La suite se perdit dans le brouillard…
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Il se réveilla et se rendormit un certain nombre de fois, sans qu'il puisse exactement dire combien.
Il sentait que quelqu'un se trouvait près de lui. Quelqu'un qui le faisait boire, le forçait à avaler des trucs et l'obligeait à faire des choses dont il n'avait pas envie, comme retirer son teeshirt, garder le bras tendu, ne pas enlever le machin froid qu'il avait sur la tête. Quelqu'un qui avait une voix alternativement douce et exaspérée, moqueuse et rassurante, qui alignait les jurons et toussait souvent. Et les mains très froides, beaucoup trop froides… mais c'était plutôt agréable, étant donné que sa peau à lui était beaucoup trop chaude.
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Merle entendait des coups sourds, répétés, d'abord très loin, puis de plus en plus près au fur et à mesure qu'il se réveillait. Il ouvrit les paupières et fit le tour de la pièce des yeux. Pour la première fois, il se rendit compte qu'il était dans un salon. Tous les volets étaient baissés, la pièce était plongée dans une semi pénombre, éclairée par une lampe sur une table. Les coups continuaient à résonner. Il vit une silhouette de dos de l'autre côté du salon. Très mince, cheveux longs bouclés, chemise de flanelle bleue trop large aux manches relevées, silhouette haute et longiligne… il reconnut la jeune fille à l'arbalète. Elle avait un marteau à la main et était occupée à clouer des planches en travers des fenêtres.
Merle était encore à demi ensommeillé, et il sentait qu'il n'allait pas tarder à se rendormir. Ses paupières commençaient déjà à se faire lourdes. Il regarda un petit moment la fille planter ses clous. Soudain, elle fut prise d'une quinte de toux, d'abord discrète, puis de plus en plus violente. Elle se plia en deux et finit par se laisser tomber à genoux, toussant toujours, avec des bruits de gorge comme si elle était en train de cracher, ou de vomir quelque chose.
La scène avait quelque chose d'onirique. Merle douta même qu'elle soit réelle. Peut être qu'il était encore en train de délirer ? Il décida de fermer les yeux et de se rendormir.
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Au programme du chapitre suivant : des raviolis, un oeil au beurre noir et un dessin.
