Chapitre 6 : Curiosité

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[…] au fond de ses yeux passaient les ombres profondes de souvenirs qui ne paraissaient guère lui apporter de joie.

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Merle resta un moment assis à se demander quoi faire. Il se sentait de nouveau somnolent, mais n'avait pas envie de dormir.
Il décida finalement de faire une nouvelle tentative pour se dégourdir les jambes et en profiter pour aller manger d'autres desserts, plus par gourmandise que par faim.
Il se mit debout prudemment. C'était loin d'être la super forme, mais il nota une nette amélioration par rapport à la première fois.

S'assoir sur une chaise une fois à la cuisine constitua néanmoins un soulagement certain, et ça le conforta dans l'idée qu'il devait manger le plus possible et surtout se bourrer de sucre. Le mix flan, caramel et Nutella, qu'il aurait trouvé beaucoup trop sucré et écœurant en temps normal, était donc plutôt bienvenu. Il engloutit trois flans sur les quatre restants et décida de laisser le dernier à Vi, dans un rare élan d'altruisme.

Après ça, il retourna s'assoir dans le fauteuil et profita du simple plaisir de ne rien faire du tout, regrettant au passage l'impossibilité de regarder la télévision.
Il était quasiment sur le point de s'endormir lorsqu'il entendit la clef tourner dans la serrure, et la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer violemment.
Vi était essoufflée et la moitié de son visage était couverte de sang frais. Elle avait l'arbalète en bandoulière et un pied de biche à la main dégoulinant de sang. Elle avait aussi un nouveau sac, qui paraissait bien rempli.
Elle laissa tout tomber, ses armes et ses sacs, s'adossa à la porte, la verrouilla et se laissa glisser par terre.

« T'as été mordue ? »

Elle rigola nerveusement.

« Nan, toujours pas. C'est une vraie obsession dis donc, tu comptes me le demander toutes les heures ? »

Elle se passa la main sur le visage et considéra le sang qui avait coulé, apparemment depuis une plaie à la tête. Ses cheveux étaient poisseux d'hémoglobine. Elle avait plusieurs autres petites entailles sur les mains et les bras.

« J'ai eu un petit souci en chemin, rien de bien méchant.
- Ça saigne plutôt beaucoup pour un truc pas méchant, fit remarquer Merle.
- Bof, les blessures à la tête, ça pisse toujours le sang », dit-elle d'un ton détaché.

Elle se releva et entreprit de nettoyer son visage et sa tête comme elle pouvait, avec de l'eau et une serviette ramassée par terre.

« C'est comment ? » demanda-t-elle à Merle en se penchant vers lui.

Il inspecta son cuir chevelu. La plaie était très nette, assez longue mais peu profonde.

« Pas bien grave. Tu t'es fait ça avec quoi ?
- Un bout de verre je pense. Pour faire court, j'ai fait connaissance avec une fenêtre et ça s'est mal terminé, surtout pour la fenêtre. »

Vi prit son sac à dos et en sortit une trousse remplie de matériel médical – pansements, bandes, compresses et autres – de laquelle elle tira une bouteille de désinfectant.
Elle en imbiba un coin de serviette et tendit cette dernière à Merle.

« Fais-le, toi, moi je vois rien. »

Il n'était pas d'un naturel serviable, mais il pouvait difficilement dire non à la personne qui s'était occupé de lui trois jours entiers.

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Une fois sa blessure nettoyée et désinfectée, Vi tira une bouteille de Jack Daniel's de son sac et se laissa tomber sur le second canapé, celui qui n'était pas déplié. Elle retira ses chaussures, tira une chaise et y croisa les jambes, s'affalant dans le fond du divan, la nuque reposant sur le dossier, la tête rejetée en arrière. Avec des gestes lents, elle tira d'une poche de sa chemise un paquet de cigarettes et un briquet. Elle en sortit une clope cylindrique et se l'alluma. Elle inspira profondément et souffla un épais nuage dont l'odeur ne laissait aucun doute sur sa nature. C'était de la beuh, et d'après le parfum, c'était de la bonne.

Merle quitta le fauteuil et s'assit à côté d'elle. Elle lui passa le joint sans même le regarder. Il hésita un instant, réticent à l'idée de mettre en bouche un truc ayant été en contact avec ce qu'il estimait être la personne en moins bonne santé qu'il avait jamais croisé. Mais Merle étant Merle, l'argument drogue l'emporta rapidement sur la logique sanitaire.
Alors qu'il tirait sa seconde bouffée, Vi se redressa, prit son sac au pied du canapé et en sortit plusieurs flacons remplis de pilules. Elle en sélectionna quelques unes et les avala avec une longue rasade de whisky, avant de lui passer la bouteille.

Merle alterna le joint et le whisky pendant quelques minutes, glissant doucement dans un état second et confortable. Vi alluma un second joint une fois le premier terminé.
Cela lui prit un petit moment, ses mains tremblaient.

« C'est pas mon problème mais… tu devrais peut-être dormir un peu, suggéra Merle. T'as pas l'air en super forme.
- Je vais très bien, mentit Vi.
- Ha bon. »

Elle avait toujours cette respiration bizarre, sifflante, qu'il avait remarquée quelques heures plus tôt.

« Tu respires toujours aussi mal quand tu vas très bien ?
- Nan, c'est juste que j'ai pas choisi la bonne maison apparemment. Ces connards avaient probablement un chat, je me demande même s'il est pas encore dans le coin, expliqua-t-elle. Je suis allergique.
- Allergique aux poils de chats en plus d'être malade ? »

Vi rigola doucement.

« Ouais je sais, j'suis fabuleuse.
- Comment ça se fait que t'es toute seule? T'as pas rencontré d'autres survivants ?
- Si, j'en ai croisé quelques uns, mais je les ai évité, ça m'intéresse pas d'intégrer un groupe, je suis bien toute seule, sans personne pour m'emmerder. J'étais déjà pas très sociable avant, c'est pas maintenant que tout le monde est devenu encore plus con je vais m'y mettre, expliqua-t-elle entre deux bouffées de fumée.
- Alors pourquoi tu m'as aidé ? »

Elle rigola.

« En tous cas heureusement que c'était pas dans l'espoir que tu m'exprimes de la gratitude, parce que t'es pas du genre généreux en matière de remerciements ! T'avais déjà l'air d'un connard blasé quand je t'ai vu de loin, ça a pas changé en me rapprochant ! dit-elle d'un ton enjoué, comme si elle trouvait ça particulièrement marrant.
- Qui tu traites de connard, morveuse ? » rétorqua Merle.

Il se serait probablement fâché en temps normal, mais l'effet euphorique de la drogue et le sourire candide de sa voisine firent qu'il ne prit pas l'insulte réellement au sérieux.

« Si tu me trouves pas sympathique, ça explique encore moins pourquoi t'as risqué ton cul pour ma gueule.
- J'ai eu pitié d'un vieillard handicapé », répondit Vi en gloussant.

Merle lui colla un coup sur le crâne avec le fond de la bouteille de whisky, plus par plaisanterie que dans un geste réellement violent, il prit d'ailleurs soin d'éviter l'endroit où elle était blessée.

« Ouille ! » gémit-elle, tout en continuant de rigoler.

Son rire se transforma graduellement en quinte de toux et elle finit par cracher du sang dans sa manche, pliée en deux.

« Ça t'apprendra à me traiter de vieux et d'handicapé, cancéreuse de mes deux ! » commenta Merle, sarcastique.

Vi, la tête entre ses jambes, tâchait de reprendre son souffle.

« Pour être totalement sincère avec toi, Merle Dixon, dit-elle d'une voix rauque, j'ai pas vraiment réfléchi quand je t'ai sauvé la peau. En fait j'étais à la fenêtre de cette maison, celle dans laquelle on est, je m'entraînais à tirer avec l'arbalète. Quand je t'ai vu débouler, titubant, j'ai failli te coller une flèche dans la tête, tu faisais une jolie cible. Puis j'ai vu que t'étais encore vivant, tout seul et pas très en forme. Les deux rôdeurs sont arrivés à ce moment là. Quand je t'ai vu défoncer le premier à coup de marteau, ça m'a impressionné. Je me suis dit que tout mal en point que t'étais, t'étais pas encore prêt à crever, et que tu méritais sans doute un petit coup de pouce. C'est tout.
- J'ai eu de la chance alors si je comprends bien, dit Merle avec un léger sourire.
- On peut dire ça comme ça, admit Vi. T'as surtout eu de la chance que j'arrive à viser dans le mille. J'ai trouvé l'arbalète y a moins d'une semaine et j'en avais jamais utilisé une avant ça.
- Ça se voit, déjà tu la tiens n'importe comment.
- Ah bon, y a une manière spéciale de la tenir ? Je le savais même pas. Tu t'y connais un peu?
- Un peu ? je suis un vrai pro ! affirma Merle.
- Oh ben c'est cool alors, tu pourras me montrer deux trois trucs ! dit la jeune fille, l'air ravi.
- Pourquoi t'as choisi ça et pas un flingue, ou autre chose ? C'est pas courant comme arme.
- Je sais pas, quand je l'ai vue, je me suis dit que c'était une arme cool, tu vois. C'est trop la classe, une putain d'arbalète, c'est couillu, ça respire le charisme nan ? » répondit Vi, exaltée.

Merle se leva.

« Vais pisser, annonça t-il en voyant le regard interrogateur de sa voisine.
- Besoin d'un coup de main ? demanda-t-elle. Pas pour pisser, pour marcher », précisa-t-elle en le voyant froncer les sourcils. Elle eut un petit rire moqueur. « J'promets de pas t'reluquer la bite cette fois-ci.
- Nan, j'me sens mieux que tout à l'heure.
- Ok. »

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Il revint dix minutes plus tard, après avoir livré une nouvelle lutte épique contre son propre pantalon. Le fait d'avoir pu atteindre la salle de bain et en revenir d'un pas presque normal constituait la victoire de la journée. Merci crème fraîche, thon pêché en haute mer et flans au caramel, pensa-t-il distraitement.

Vi était allongée en travers du canapé, profondément endormie. Ce n'était pas franchement une surprise, tout chez elle indiquait qu'elle était exténuée.

Il nota qu'elle dormait avec son sac à dos serré contre elle. Elle ne lui faisait de toute évidence pas confiance. Il pouvait difficilement le lui reprocher. Lui non plus n'aurait pas fait confiance à un inconnu s'il avait été à sa place.
Alors qu'il la dévisageait, il se demanda quel genre de personne elle était, d'où elle venait et quelle avait été sa vie avant l'épidémie. Il avait plutôt pour habitude de n'en avoir rien à foutre des autres, mais cette fille là, Vi, attisait sa curiosité pour plusieurs raisons. La première, évidemment, était qu'elle l'avait aidé. Non, pas simplement aidé, rectifia-t-il, elle lui avait sauvé la vie, elle avait risqué sa peau et dépensé trois jours complets de sa vie juste pour lui, alors qu'elle ne le connaissait même pas. Lui ne lui aurait probablement même pas filé un carré de sucre s'il l'avait trouvée en train de crever de faim, mais elle n'avait pas hésité à sacrifier sa propre sécurité, son sommeil, son énergie et une partie de ses médicaments pour le tirer d'affaire.
Merle pouvait compter sur les doigts de la seule main qui lui restait les personnes qu'il connaissait qui auraient été prêtes à faire tout ça pour lui… et elles étaient toutes mortes, à part Daryl. Non, pensa-t-il sombrement, Daryl était mort aussi.

Et, plus étrange encore, Vi n'avait pas l'air de le détester, contrairement à 99% des gens cinq minutes après avoir fait sa connaissance. Et Dieu sait pourtant qu'il n'avait rien fait pour se rendre sympathique. Il lui avait collé son poing dans la gueule, avait apparemment été particulièrement chiant tout le temps où il avait été malade, avait été infâme avec elle dès son réveil et ne lui avait exprimé aucune miette de gratitude pour ce qu'elle avait fait.

Il la regarda dormir un petit moment. S'il n'avait pas entendu régulièrement le léger sifflement de sa respiration, il aurait pu croire qu'elle était morte. Elle n'avait vraiment pas l'air en forme, c'en était à se demander lequel, de lui ou d'elle, avait le plus besoin de repos. Il se demandait quel genre de maladie elle avait pour être dans cet état-là, et comment elle avait pu rester en vie jusqu'ici en traînant un tel problème de santé.

Il se demanda aussi quel âge elle avait. Elle était beaucoup plus jeune que lui, ça c'était sûr. C'était difficile de lui donner un âge précis, ses mains, sa peau, son visage avaient une finesse de jeune fille, presque d'adolescente. L'impression qui se dégageait d'elle était une maîtrise de soi et une force de caractère très adultes mêlées à une sorte de gaieté et d'énergie typiquement enfantines. En somme, elle aurait pu avoir 17 ans ou bien 25, ou même plus, il n'arrivait pas à se prononcer.
En tous cas, endormie comme ça, elle avait vraiment l'air jeune, probablement plus qu'elle ne l'était réellement.
De toute façon, 17 ou 25 ans, ça revenait au même pour Merle : comparé à lui, c'était une fillette.

Il avait du mal à se dire qu'il devait la vie à quelqu'un de si jeune, et surtout, à une fille. Pour quelqu'un d'aussi misogyne et rétrograde que Merle Dixon, c'était aussi surprenant que vexant. Toutes les femmes qu'il avait rencontré depuis le début de l'épidémie étaient terrifiées, désorientées, pleuraient pour un oui pour un non et étaient à peu près aussi dignes de confiance et solides qu'un marteau en chocolat. Pas le genre à se promener seules dans la rue armées uniquement d'une arbalète et à descendre des rôdeurs à coups de pied-de-biche. Sans même parler de l'estomac et du sang froid dont Vi avait dû faire preuve pour lui opérer le bras, toute seule et avec une scie – ça, il était bien placé pour le savoir.

Une autre chose qui l'étonnait, c'était son manque de curiosité. Il s'était attendu à ce qu'elle le bombarde de questions, qui il était, d'où il venait, ce qu'il comptait faire ensuite… mais tout ce qu'elle lui avait demandé c'était son nom et comment il avait perdu sa main – et au passage, elle n'avait pas paru offusquée lorsqu'il avait refusé de répondre. Elle semblait se foutre totalement de faire connaissance ou pas avec lui. À vrai dire, il en savait encore moins sur elle qu'elle sur lui. À part son nom (qu'il avait dû insister pour obtenir), Vi, qui au passage n'était même pas son nom, juste un surnom, ou un diminutif, et le fait qu'elle était malade (ce qu'il aurait fini par deviner seul de toute façon), mais sans qu'il sache de quel mal précisément, il ne savait rien d'elle. Ah, si, rectifia-t-il, elle était allergique aux poils de chat et appréciait le cannabis et le whisky, tout comme lui. Waow, sacrées infos dis donc. Hormis ça il ne savait ni qui elle était, ni d'où elle venait, ni où elle allait. Et elle ne paraissait pas avoir l'intention de l'éclairer davantage.

Ce qui était paradoxal, c'est que si Vi avait été plus bavarde à son sujet, Merle n'en aurait absolument rien eu à foutre de ce qu'elle lui racontait… Mais le fait qu'elle distille les informations au compte-gouttes comme ça, ça le rendait curieux malgré lui, il avait envie d'en savoir plus.
C'était dommage qu'elle dorme avec son sac serré contre elle, il aurait bien voulu en profiter pour voir ce qu'il y avait dedans. Il se pencha pour voir s'il ne pouvait pas le lui prendre d'une manière ou d'une autre sans la réveiller. Il tenta de tirer doucement dessus mais elle resserra son étreinte en fronçant les sourcils dans son sommeil. Il n'insista pas. Elle toussa de nouveau et s'enroula un peu plus sur elle-même, repliant ses longues jambes.
Il posa le revers de sa main sur son front. Elle était un peu fiévreuse.

Il se rappela de la nuit qu'il avait passée dans le noir, à attendre le jour, quasiment dans la même position qu'elle, à part qu'il serrait une barre de fer contre lui et pas un sac à dos. Il se rappela des sentiments qu'il avait éprouvés cette nuit-là, alors qu'il était blessé, épuisé et fiévreux… le doute, l'angoisse, et quelque chose d'autre, quelque chose qu'il n'avait pas ressenti depuis des dizaines d'années, depuis qu'il était tout gamin, quelque chose qu'il n'aurait jamais osé avouer à qui que ce soit : la peur du noir. Et la peur d'être seul.

Il prit une sorte de couverture, de plaid plus exactement, qui se trouvait sur l'un des fauteuils, le déplia et en recouvrit la jeune fille.
Il n'était pas du genre à exprimer sa gratitude de façon directe. Mais faire un petit geste quand personne ne pouvait le voir, ça il pouvait le faire. C'était sa manière à lui de dire merci.
Elle avait amplement mérité de se reposer après tout ce qu'elle venait de faire pour lui, alors si elle dormait, autant qu'elle dorme bien.

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J'espère que l'histoire vous plait pour le moment ! Envie de lire la suite ? Dedans se trouvent : des problèmes respiratoires, un chat et un duel de centimètres.