Chapitre 8 : Paradis artificiels

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Je connais bien le capitaine Achab, j'ai été son second il y a bien des années je sais qui il est, c'est un homme intègre, non point un brave homme bigot comme Bildad, mais un brave homme qui jure – un peu comme moi – seulement il y a en lui bien d'autres richesses. Oui, oui, je sais qu'il n'a jamais été très gai et je sais qu'au retour il a eu l'esprit un peu dérangé par un maléfice, mais la douleur aiguë, lancinante que lui infligeait son moignon sanglant en était la cause n'importe qui le comprendrait. Je sais aussi que, depuis qu'il a perdu sa jambe au dernier voyage à cause de cette maudite baleine, il a été d'humeur changeante, parfois désespéré, parfois furieux, mais tout cela passera. Et une fois pour toutes, permets-moi de te dire et de t'affirmer : mieux vaut naviguer avec un bon capitaine ombrageux qu'avec un mauvais capitaine hilare.

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Vi descendit les escaliers pieds nus, lentement, en essayant de rendre ses pas les plus silencieux possibles. Il était trois heures du matin, selon la montre qu'elle gardait sans une poche de son sac et, comme souvent, elle n'avait pas réussi à dormir plus de quatre heures d'affilée. Cette fois-ci, son réveil était dû à un cauchemar, ou plus exactement au cauchemar puisque c'était toujours plus ou moins le même qu'elle faisait. Enfin, au moins cette fois-ci, elle n'avait pas crié.
Comme il était hors de question de se rendormir après ça, elle avait décidé d'aller prendre un livre au hasard dans la bibliothèque et de bouquiner en attendant le jour, utilisant sa seconde lampe de poche, la plus petite.

Elle traversa le couloir à pas de velours, dans le noir, poussa doucement la porte du salon et se retint de rire.
Merle ronflait comme une tronçonneuse.

Vi entra dans la pièce sur la pointe des pieds, sachant exactement où trouver la bibliothèque et s'orientant parfaitement dans le salon malgré l'obscurité. Elle passa à côté de la table en évitant soigneusement de buter dans les chaises… et marcha sur la queue du chat.

L'animal bondit en poussant un miaulement aigu, Vi sursauta avec un glapissement de surprise, chercha à se raccrocher à quelque chose alors qu'elle perdait l'équilibre, attrapa le bord de la nappe et tomba en entraînant avec elle tout ce qui se trouvait sur la table, la lampe, la bouteille de whisky, plusieurs verres, des assiettes et des couverts. Le tout produisit un boucan infernal et Merle bondit de son lit en hurlant.

Après quelques secondes de confusion, Vi trouva la lampe à tâtons et l'alluma.
Elle se retrouva face à un Merle visiblement très nerveux, qui avait déjà sa hache en main.

« C'est bon ! C'est bon, pas d'panique ! C'est qu'moi ! Me tue pas ! »

Merle parcourut des yeux le carnage et poussa un soupir exaspéré.

« Qu'est-ce que t'as foutu, espèce de connasse ? cracha-t-il en balançant son arme par terre.
- Heu… j'étais venu chercher un bouquin, j'avais pas l'intention de te réveiller, mais j'ai marché sur l'autre con de chat. »

Il jeta un coup d'œil à l'horloge.

« Trois heures ?! Tu t'fous d'ma gueule ?
- J'arrivais pas à dormir. »

Vi remit la nappe et commença à ramasser ce qui était tombé. L'un des verres s'était brisé dans sa chute, elle recueillit soigneusement les éclats et les posa sur la table.
Lorsqu'elle se retourna, elle vit que Merle s'était rassis sur le bord du lit. Elle lui trouva un air bizarrement nerveux. Et il tenait son bras droit contre sa poitrine comme si…

« Ça te fait mal ? »

Il lui jeta un regard furieux.

« Pas tes oignons !
- Ben un peu, si, quand même, rétorqua-t-elle. Après le mal que je me suis donné, j'ai le droit de m'assurer que ce truc guérit correctement, j'tiens pas à devoir gérer une seconde infection. Ça te fait mal ? Tu t'es cogné ?
- J'vais bien, fous-moi la paix. »

Elle le dévisagea, suspicieuse.

« J'vais regarder ça.
- Laisse tomber, c'est pas la peine. C'est pas le moignon qui me fait mal, c'est la main. »

Vi resta une seconde étonnée, avant de comprendre.

« Ah, d'accord. C'est ce qu'on appelle une douleur fantôme, non ? »

Merle grogna quelque chose qui pouvait ressembler à une réponse affirmative.

« J'peux rien faire alors ? T'as besoin de rien ?
- Que tu me débarrasses le plancher !
- D'accord. Désolée de t'avoir réveillé. Bonne nuit, Merle. »

Il roula des yeux furibonds alors qu'elle choisissait un livre rapidement, filait hors du salon et refermait la porte derrière elle.

Merle se laissa tomber en arrière sur le matelas et se passa la main sur la figure en poussant un soupir exaspéré.
Il était furieux après Vi de l'avoir réveillé, avec le mal qu'il avait eu à s'endormir ! Sa main absente le faisait toujours autant souffrir malgré les antidouleurs qu'il avait pris. Il avait essayé de s'assommer à coup de whisky et de weed mais ça n'avait eu aucun effet, ni sur la douleur, ni sur l'insomnie.
Il éteignit la lampe et tenta de se rendormir.

Mais après presque une heure à se retourner dans tous les sens, il dut déclarer forfait, il ne trouverait pas le sommeil cette nuit-là. Lorsqu'il ralluma la lumière, il se rendit compte que sa main tremblait légèrement.

« Oh non, putain, pas ça, non non non, tout mais pas ça… »

Il avait espéré toute la soirée qu'il se trompait, qu'il n'était pas en train de faire ça.

Mais les signes avant coureurs étaient devenus bien trop évidents pour qu'il puisse continuer à les ignorer davantage. Il se sentait de plus en plus nerveux à chaque heure qui passait, pour ne pas dire anxieux, et il commençait à ressentir les douleurs caractéristiques de la crise, les courbatures, le mal de dos, les crampes d'estomac.
Il savait parfaitement que se bourrer d'Oxycontin, de cannabis ou d'alcool ne servirait à rien, il n'y avait qu'une seule chose qui aurait pu le calmer.
Tout ce qu'il pouvait faire c'était attendre que ça passe, en espérant que ça ne dure pas trop longtemps.

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Lorsque le jour se leva enfin, Merle était assis dans le même fauteuil que la veille, et son état n'avait pas cessé d'empirer.
Il avait tellement mal partout qu'il était incapable de bouger, son estomac était en train de le tuer à petit feu et surtout, il était en proie à une agitation et une anxiété extrêmes. Tout ce qui l'entourait lui inspirait une angoisse profonde. Il avait gardé sa hache et son couteau à portée de main, s'attendant à tout moment à voir surgir des morts-vivants de nulle part qui viendraient pour le dévorer, lui et personne d'autre. Il scrutait la pièce des yeux en permanence, la paranoïa lui faisant imaginer des menaces et des ennemis derrière chaque objet, dans chaque recoin. Il avait poussé le fauteuil contre le mur de peur d'être attaqué par derrière, ce qui ne l'empêchait pas de vérifier fréquemment que rien ne se trouvait tapi dans son dos.

Lorsqu'il entendit des pas se rapprocher, il tourna nerveusement la tête et faillit empoigner la hache en voyant Vi passer sa tête prudemment dans l'embrasure de la porte.

« Bonjour, Merle, bien dormi ? Déjà debout ? »

Elle lui adressa un grand sourire.
Il fit de son mieux pour vider son visage de toute émotion qui aurait pu trahir son état.

Tout va bien, c'est Vi, c'est juste Vi, juste cette abrutie inoffensive de Vi, rien à craindre, se répéta-t-il en boucle.

La jeune fille entra dans le salon en s'étirant de tout son long et en bâillant. Elle était vêtue uniquement de son débardeur trop large, sans soutien-gorge, et d'une sorte de short, qui ressemblait plutôt à un caleçon.

« Ça va mieux ta main ? Enfin, ton bras ? » s'enquit-elle.

Il hocha la tête brièvement.

« Petit déjeuner ? »

Merle fit non de la tête.

« Même pas de café ? »

Le mot café alluma une minuscule lueur d'espoir dans l'obscurité. Peut-être que la caféine aurait un effet apaisant, même minime ? De toute façon il en était au point où il aurait bu de la soude caustique s'il avait pensé que ça pourrait lui faire le moindre bien.

« Si, répondit-il. Fais-le bien fort.
- Ok chef ! Petite nuit, hein ? Je suis vraiment désolée pour le réveil en fanfare, si j'avais pas marché sur la queue de cet enfoiré de con d'chat de l'enfer, tu m'aurais pas entendue. »

Elle continua à papoter gaiement toute seule, mais Merle n'écoutait absolument pas ce qu'elle disait, il était en train de se concentrer pour garder son calme et ne pas lui crier de s'en aller.

Va-t'en, va-t'en, va-t'enva-t'envatenvatenvatenDÉGAGE ! hurlait-il mentalement.

Elle disparut finalement à la cuisine, à son grand soulagement. Mais la seconde d'après, il regretta son absence. Son esprit agité sautait d'une pensée à l'autre, partagé entre la peur de se retrouver seul et la crainte de trahir son état.
Lorsqu'elle revint un peu plus tard avec deux tasses de café fumantes, il prit celle qu'elle lui tendait et but son contenu d'une traite, manquant de se brûler au passage.
Vi lui adressa un regard suspicieux.

« Ça va pas ? T'as pas l'air dans ton assiette.
- J'vais très bien.
- Et ben on dirait pas. Sérieusement, dis-moi ce qui va pas.
- J'vais très bien.
- Ah ouais c'est sûr, t'as vraiment la tête de quelqu'un qui va très bien, ça, pas d'doute. C'est quoi ton problème ?
- Fous-moi la paix connasse ! Dégage !
- Avec plaisir. »

Elle lui tourna le dos et commença à s'éloigner.

« Non attends ! Attends ! » cria-t-il.

Elle eut un sourire incrédule.

« Tu veux que je parte et que je reste en même temps ?
- Oui. Non. J'en sais rien ! »

Il se passa la main nerveusement sur la figure.
Il regardait de tous côtés, angoissé. Le moindre objet paraissait menaçant, sans qu'il puisse s'expliquer pourquoi. Il se sentait à découvert, en danger, totalement sans défense. Il avait envie de se cacher quelque part. Si elle le laissait seul, il allait en mourir de terreur, il en était intimement persuadé. Il avait l'impression que toutes les ombres de la pièce grandissaient soudain pour s'avancer vers lui. Il avait l'impression de les entendre, eux. Les rôdeurs. Leurs grognements avides, et les coups frappés contre la porte en fer, le bruit de leurs ongles grattant le métal, leurs bras griffant l'air, cherchant à s'insinuer dans l'embrasure de la porte, le cliquetis de la chaîne qu'ils tentaient de briser, il sentait la morsure acérée de l'acier autour de son poignet et…

Le contact avec les mains de Vi le rappela brusquement à la réalité. Elle l'avait pris par les épaules et avait plongé ses yeux dans les siens.

« Oh merde ! souffla-t-elle. Tu trembles comme une feuille ! »

Elle lui mit la paume sur le front et fronça les sourcils.

« T'as pas de fièvre. »

Elle posa ensuite sa main sur son torse.

« Nom de Dieu, t'as le cœur qui bat à mille à l'heure ! Tu m'fais quoi, là, Merle ? »

Il ne répondit pas, fuyant son regard. C'était évident qu'il était dans un état de stress intense et que quelque chose le terrifiait, mais elle n'arrivait pas à comprendre quoi.

« Qu'est-ce qui va pas ?
- Chais pas. »

Il le savait très bien mais ne voulait pas lui dire.

« T'as mal quelque part ?
- Partout. »

Elle sentait qu'il continuait à frissonner.

« T'as froid ? »

Il était incapable de dire s'il avait beaucoup trop chaud ou beaucoup trop froid. Il finit par hocher la tête. Elle courut chercher la couette sur le lit et l'en recouvrit jusqu'au cou.
Il continuait à regarder de tous côtés nerveusement.

« Merle ! » Elle saisit son visage entre ses mains. « Regarde-moi. Je sais pas ce qui te fait si peur, mais je te promets, t'as rien à craindre. On est parfaitement en sécurité. Et je suis là. Alors calme-toi, ok ? »

Il était incapable de la fixer, son regard sautait sans cesse d'un côté ou de l'autre. Loin de se calmer, son niveau de panique était en train d'augmenter de seconde en seconde, il s'agitait de plus en plus et respirait de plus en plus mal.
Vi reconnut immédiatement les symptômes.

Merde, ce con est en train de me faire une crise d'angoisse !

Ce n'était pas la première fois qu'elle avait affaire à ce genre de truc, et une asthmatique de son niveau n'avait aucun mal à reconnaître une hyperventilation au premier coup d'œil.

« Merle, écoute-moi. Tout va bien. »

Elle posa une main sur son visage, couvrant ses yeux, et passa la seconde derrière sa tête. Sa voix était absolument tranquille, posée. Être calme, c'était ça la clef, parce qu'il fallait qu'elle le soit pour deux, et vu son degré de panique, elle allait devoir être aussi sereine que Bouddha si elle voulait réussir à le calmer. Elle posa son front contre le sien.

« Ça va aller, ne t'inquiète pas, tout va bien. Ecoute juste ma voix d'accord ? Je te promets que ça va aller. »

Il semblait un petit peu moins agité avec les yeux fermés.

« Tu vas respirer doucement et je vais t'aider, d'accord ? On va respirer ensemble, très lentement, très calmement, et ça va aller mieux tout de suite. Vas-y, respire. »

Elle prit une longue inspiration, la relâcha et recommença, respirant très profondément.
Il fit de son mieux pour accorder son souffle au sien, difficilement tout d'abord, puis, progressivement, avec succès. Il sentait ses mains sur lui et sa voix, douce, rassurante, l'envelopper, alors qu'elle l'encourageait. Elle n'arrêtait pas de parler, mais il n'écoutait même plus ce qu'elle disait. Il se concentrait juste sur son souffle.
Il se rendit compte que ça marchait vraiment, le simple fait de respirer calmement le faisait se sentir mieux.
Lorsqu'elle se redressa et retira sa main de devant ses yeux, il était toujours nerveux et effrayé, mais plus paniqué. Il avait repris un peu de contrôle sur lui-même.

« Surtout, continue de respirer lentement, lui dit Vi. Tout ira bien. Je reviens tout de suite. »

Elle courut à l'étage et en revint au pas de course avec son sac.

« Donne ton bras. »

Il secoua la tête, réticent.

« S'il te plait, laisse-moi regarder, c'est p't'être de nouveau infecté.
- Non, c'est pas ça, c'est autre chose.
- Autre… ? Tu sais ce que tu as ? Si tu le sais pourquoi tu me le dis pas, bordel ?! »

Merle était sur le point de répondre, mais un haut-le-cœur soudain le coupa dans son élan. Il se pencha par-dessus le bras du fauteuil et vomit le peu qu'il avait dans l'estomac, c'est-à-dire uniquement du café.

« Oh merde… ! » souffla Vi.

Elle lui passa gentiment la main dans le dos alors qu'il toussait, cherchant désespérément ce qui pouvait bien le mettre dans un état pareil.

C'est alors que les pièces du puzzle commencèrent à s'assembler dans sa tête. Douleurs, angoisse, agressivité, nausées…

« Tu fais une crise de manque ?! » s'exclama-t-elle, incrédule.

Elle vit immédiatement à son expression qu'elle avait deviné juste.

« Mais c'est pas possible, ça fait quatre jours que t'es ici, t'as rien pu consommer à part c'que j't'ai donné, comment… ? »

Elle avait beau se creuser la tête, elle n'arrivait pas à comprendre comment c'était possible.

« T'es en manque de quoi ? Dis-le moi ! J'peux p't'être faire quelque chose.
- Ça sert à rien, y a rien à faire, faut juste attendre. »

Ce n'était pas la première fois qu'il se retrouvait en manque, loin de là. Il savait parfaitement qu'on pouvait mourir d'une overdose, mais en aucun cas d'une crise de manque, même s'il avait bel et bien l'impression d'être en train de crever, c'était juste un très long et très mauvais moment à passer.

« Dis-moi ce que c'est. T'as pris quoi ? insista Vi en le forçant à la regarder. De l'héro ? C'est de l'héroïne que tu prenais ? Pitié dis-moi qu'c'est pas ça, parce que j'ai pas de méthadone.
- De la cocaïne. »

La jeune fille parut soudain incroyablement soulagée.

« Ah putain, de la coke, j'préfère ça ! Mais oui, c'est sûr, y a que la coke pour déclencher une crise de manque plusieurs jours après, quelle conne, je le savais pourtant. »

Elle prit son sac et farfouilla à la recherche de quelque chose.

« Merle Dixon, t'es l'homme le plus chanceux du monde, depuis trois jours tu cumules miracle sur miracle. Sérieusement, y a avait une chance sur combien de milliards pour que tu tombes sur une fille qui se balade avec de la cocaïne ?
- Que… quoi ?! »

Il n'arrivait pas à en croire ses oreilles.

La sourire de Vi était absolument triomphal alors qu'elle sortait une boîte de son sac et l'ouvrait devant lui. Elle contenait l'attirail complet du parfait consommateur de poudre, absolument tout ce qu'il fallait pour se faire un rail, jusqu'à la petite paille. Et assez de drogue pour tenir des semaines.
Merle en resta absolument bouche bée. A vrai dire il doutait même d'avoir déjà vu une aussi grosse quantité de cocaïne d'un coup. Il se demanda sérieusement s'il hallucinait.
Mais si c'était une hallucination, elle était foutrement réelle, et il n'avait pas l'intention de perdre une seconde de plus à se poser des questions.

La drogue fit effet à peine quelques minutes après qu'il l'ait prise, l'angoisse et le stress disparaissant immédiatement pour laisser place à une sensation d'euphorie et de bien être infinie. Il se laissa aller dans le fond du fauteuil, savourant ce sentiment de totale plénitude, cette promesse sans faille d'invulnérabilité et de toute puissance.

« Et ben, en voilà un beau sourire ! fit Vi, radieuse. Je te préfère cent mille fois comme ça. »

Il ouvrit les yeux et constata avec étonnement qu'elle était en train de se faire un rail pour elle-même, qu'elle prépara et sniffa avec des gestes sûrs d'habituée.

« T'abuses quand même, t'aurais pu me le dire au lieu de me laisser deviner toute seule, ça t'aurais épargné un sale moment.
-Qu'est-ce que tu fous avec autant de poudre ? T'es quoi, la dealeuse officielle de la fin du monde ? »

Elle éclata de rire.

« Et toi, comment t'as fait pour sniffer de la coke juste avant de me rencontrer ?
- Ben, le premier truc que j'ai fait quand les choses sont parties en couille, quand j'ai compris que la société foutait le camp et que j'allais me retrouver un petit moment sur la route, ça a été de me faire du stock en prévision. Sauf que, quand j'ai eu… » il leva son moignon. « …ça, j'ai dû tout laisser derrière moi.
- Et ben tu vois, c'est exactement pareil pour moi, pas plus compliqué que ça. Quand le vent a tourné, j'ai pris le plus de médicaments que je pouvais à l'hôpital, et je suis passée chez mon dealeur. Ce con s'était tiré en embarquant tout son pognon, mais il avait laissé tout le matos sur place, j'ai récupéré des tonnes de trucs, même des trucs que je consomme pas en temps normal, j'ai des machins dans mon sac, j'sais même pas trop ce que c'est, j'me suis dit que ça pourrait toujours être utile. J'ai pas pris d'héro par contre, jamais aimé ça. Mais la coke, j'aime bien de temps en temps, ça donne un p'tit coup de fouet, même si mon truc c'est surtout l'Oxy et la weed. »

Soudain, pas mal de trucs à propos de Vi s'expliquaient d'eux-mêmes. Son énergie, son sourire quasi permanent, sa tendance à être guillerette dans des situations totalement inappropriées… Merle prit alors conscience qu'elle était probablement défoncée la plus grande partie du temps.
Ça lui donnait subitement une autre dimension. Il la regardait maintenant d'un œil nouveau.

« Ça m'étonne de pas m'en être rendu compte plus tôt, dit-il, plus pour lui-même que pour elle.
- Ben à vrai dire moi aussi. Paraît que les drogués se reconnaissent entre eux, et d'habitude c'est plutôt vrai, mais toi tu cachais franchement bien ton jeu, j'dois dire, répondit Vi. Et en ce qui me concerne, j'ai un peu freiné niveau festivités ces jours-ci, vu que j'étais comme qui dirait responsable de toi, fallait que je sois, comment on dit déjà ? Au top de mes capacités. »

Elle laissa fuser un petit rire.

« Et tu te défonces alors que t'es malade ?
- Évidemment, les deux vont carrément bien ensemble, t'imagines même pas à quel point. C'est parce que j'étais malade que j'ai commencé à me shooter aux antidouleurs, et légalement, sur ordonnance s'il vous plait. Après ça, j'ai connu le cannabis thérapeutique, une sacrée bonne idée ça, et puis de fil en aiguille je suis passée à plein d'autres trucs moins légaux mais tout aussi rigolos. Et donc, voilà, j'ai dans mon sac de quoi passer la Fin du Monde sur un petit nuage. »

Elle lui adressa un sourire radieux qu'il lui rendit volontiers.
La cohabitation avec Vi promettait soudain d'être bien meilleure que prévue.

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Lorsque le soir arriva, Merle était de nouveau assis dans le même fauteuil, à la différence qu'il se sentait désormais tout à fait bien, et qu'il avait le gros chat roux sur les genoux.
La journée s'était écoulée tout à fait paisiblement, il avait fait ses trois vrais repas – petit déjeuner, déjeuner et dîner – toujours grâce aux bons soins de Vi, il avait de nouveau un pansement propre et il avait rattrapé sa nuit blanche la majeure partie de l'après midi.
Vi avait sa petite routine de son côté, entre lecture, médicaments, crises de toux, sieste et cuisine. Ils avaient tenté de tromper l'ennui en jouant au poker, la jeune fille n'était pas mauvaise niveau bluff, mais personne ne pouvait égaler Merle en matière de poker face, d'autant plus qu'il avait appris à tricher aux cartes en prison, aussi il remporta la partie et Vi, qui était mauvaise perdante, se rabattit sur la lecture en ronchonnant.

Merle avait sympathisé avec le chat de la maison, qu'il avait nommé Georges, sans raison particulière.
Il n'était pas à proprement parler un grand passionné de chats – sa préférence allait aux chiens – mais il avait constaté qu'avoir Georges à proximité était le plus sûr moyen d'éloigner l'autre animal sociable de la maison, à savoir Vi. Il n'avait rien contre la présence de la jeune fille en tant que telle, bien au contraire, elle constituait une compagnie plus qu'acceptable pour quelqu'un comme lui qui détestait la solitude, sans parler de la commodité de l'avoir dans les parages au quotidien : elle faisait la cuisine, le café, fournissait alcool, tabac et médicaments à profusion et s'occupait de sa blessure bien mieux qu'il n'aurait jamais pu le faire tout seul.
Seulement, Vi était quand même un putain de moulin à paroles, et avait un humour sacrément agaçant au bout d'un certain laps de temps. Aussi était-il content qu'elle soit présente… à condition de ne pas se trouver dans la même pièce qu'elle en permanence.
D'où les liens d'amitié qu'il avait noués avec Georges, lequel jouait le rôle de répulsif anti-Vi, en échange de quelques caresses et d'une paire de genoux accueillante – ce qui du point de vue de Merle n'était pas cher payé pour se débarrasser ponctuellement d'une emmerdeuse telle que Vi. En plus de ça, le fait qu'il laisse le chat aller et venir dans la maison la faisait enrager, ce qui constituait pour lui un bonus.

Pour l'heure, il était donc installé avec Georges sur ses genoux, dans son fauteuil attitré.

Marrant au passage comme lui et Vi avaient pris rapidement leurs marques dans cette maison qui n'était pas la leur, à travers des petites habitudes qui s'étaient mises en place d'elles-mêmes, par exemple celle d'avoir chacun son fauteuil. Vi étant apparemment du genre à marquer son territoire, elle avait commencé à essuyer ses mains pleines de sang sur la housse et à tapoter sa pipe sur le côté du bras pour en évacuer les cendres.
Ah oui, parce qu'il avait découvert ça aussi à propos de Vi : elle fumait la pipe.

Quand il l'avait vu la sortir de son sac après le petit déjeuner, il avait cru à une blague, mais non, cette andouille fumait vraiment ce machin puant, à vrai dire elle le préférait aux cigarettes, de son propre aveu. Vi semblait mettre beaucoup d'énergie à faire de sa vie un non sens total, en cumulant tout ce qu'il ne fallait pas faire quand on était malade et asthmatique, à savoir se droguer et fumer comme une putain de cheminée. Lorsqu'il le lui avait fait remarquer, elle avait rétorqué que prendre trop soin de soi, c'était de la masturbation, et que l'autodestruction était bien plus rigolote.
C'est à ce moment-là que Merle décida qu'il aimait bien cette fille.

Et donc, confortablement assis dans son fauteuil, avec la boule de poils ronronnante sur les genoux, il réfléchissait à ce qu'ils allaient faire ensuite. Ils, parce que pour lui, il allait de soi que lui et Vi allaient rester ensemble. Tout bien considéré, comme compagnie, il aurait pu tomber mieux (quelqu'un en bonne santé, pour ne citer que ça), mais il aurait aussi pu tomber bien plus mal. Elle avait des côtés clairement casse couilles, mais elle avait aussi ses qualités, la première d'entre elles étant un sac à dos bourré de drogue et de médicaments. Certes, il aurait pu l'assommer et se tirer avec le pactole, mais pourquoi se priver d'une partenaire qui faisait la cuisine, qui pouvait monter la garde et assurer le service après-vente médical ? Et puis la défonce, c'était toujours mieux à plusieurs.

Donc, Merle et Vi étaient voués à faire un petit bout de chemin ensemble.
La question c'était : vers où ?
Merle n'avait nulle part où aller, mais il se rendait bien compte qu'ils ne pourraient pas rester ici éternellement. En fait, maintenant qu'il se savait assez en forme pour reprendre la route, il avait hâte de partir.
Il décida d'en parler avec elle le lendemain. Elle n'avait jamais dit ni d'où elle venait, ni où elle allait, mais Merle considérait qu'il était temps maintenant qu'il lui pose la question, et qu'elle y réponde. Et ce n'était pas la seule question qu'il avait à lui poser.

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Cette nuit-là, alors qu'il s'endormait, il entendit un bruit à travers le plafond. Un éternuement. Le bruit se répéta plusieurs fois et il se leva, curieux.
Il monta l'escalier, lampe en main, et marcha jusqu'à l'endroit où Vi s'était installée. Elle avait pris le grand matelas de la chambre des parents, l'avait traîné jusqu'à celle de la petite fille et avait tourné le côté ensanglanté contre le sol.
Même avec la porte de la chambre du garçon fermée, l'étage baignait quand même dans une odeur de cadavre, mais ça n'avait pas l'air de la déranger.
Merle entendit un nouvel éternuement, suivi d'un son étrange.

« Aaah – Tchoum !

- Mrâow ! »

Il poussa la porte silencieusement.
Vi était sur le matelas, profondément endormie, bras et jambes écartées, sur le dos, oreillers et couvertures repoussés sur le côté.
Et Georges était installé confortablement, juste sur son ventre. La jeune fille fronça les sourcils dans son sommeil, fit une drôle de grimace et…

« Atchoum !

- Mâhâ-rahow ! »

À chaque fois que Vi éternuait, le chat poussait un petit miaulement.

Apparemment, la situation semblait vouée à se prolonger, la jeune fille ne paraissant pas se réveiller malgré sa crise allergique, et l'animal n'ayant visiblement pas l'intention de bouger de là. En plus de ses vocalises répétées, le chat produisait un ronronnement sonore.
Si Merle avait dû donner un nom à cette scène, il l'aurait appelée rencontre entre deux animaux sociables et casse couilles.

« Hhh… H.. Tchiah !

- Mrâow ! »

Vi commençait à avoir cette respiration sifflante particulière qui annonçait une crise d'asthme.
Merle chercha des yeux l'inhalateur, le repéra par terre à côté du matelas et le prit.
Elle éternua encore une fois, leva la main paresseusement pour se frotter les yeux et finit par se réveiller, l'air hébété, les yeux rouges et gonflés, la respiration laborieuse.
Elle se retrouva nez à nez avec le chat et le fixa une seconde, l'air stupide.
Son regard passa de la surprise à la colère.

« Putain d'chat d'merde ! »

Elle le saisit et le balança le plus loin possible, le pauvre animal faisant un vol plané à travers la pièce dans un miaulement pathétique.

« Bonjour ! » déclara Merle gaiement.

Elle tourna la tête vers lui et aperçut l'inhalateur qu'il lui tendait. Tout en prenant une bouffée de Ventoline, elle lui adressa un regard noir.

« C'est toi qui l'as mis sur moi, sale con ?
- Hein ? Bien sûr que non, je suis pas salaud à ce point ! se défendit Merle, hilare. Pauvre Georges, il dormait si bien !
- Ha-ha-ha, très drôle », fit Vi, sarcastique.

Elle bâilla.

« Tu venais pour quelque chose ?
- Oh, non, j'ai juste entendu éternuer, je venais voir si tu étais en train de crever dans ton sommeil comme l'autre fois.
- Alors j'me rendors, déclara Vi en se retournant dans la couette. Bonne nuit, Merle.
- 'Nuit », marmonna-t-il en s'en allant, le sourire aux lèvres.

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Le lendemain matin, il fut réveillé par le bruit de la porte d'entrée qui se fermait doucement.
Il constata que Vi venait de sortir.
Elle avait laissé du café dans une thermos sur la table, avec une tasse propre et un nouveau bout de papier avec un dessin.
Cette fois-ci, elle s'était représentée avec une boîte à la main, sur laquelle était écrit « mort aux rats » en dessous d'une tête de mort. Elle en versait le contenu dans la gamelle du chat, qu'elle avait dessiné juste à côté.

Le texte accompagnant le dessin disait : PARTIE AUX COURSES. DIS À GEORGES DE FAIRE SON TESTAMENT.

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Pauvre Georges, ce n'est pas de sa faute s'il est poilu :(

Prochain chapitre, fini de se reposer pour nos deux héros ! Un coup de feu malvenu, une fuite peu ordonnée, et un combat en chaussettes !