Chapitre 11 : Du bruit et de la lumière

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Et j'étais assis là, dans cette pièce maintenant déserte, le feu, son ardeur épuisée, en était à cet instant de douceur où, après avoir répandu avec intensité sa chaleur, il ne brillait plus que pour le regard les ombres et les spectres de la nuit, rassemblés aux battants des fenêtres, épiaient cette paire silencieuse et solitaire que nous formions au-dehors la tempête enflait avec solennité ses mugissements, je commençai à me sensibiliser à d'étranges impressions.

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L'après midi commençait à basculer doucement vers le soir, les ombres s'étaient allongées et l'air s'était imperceptiblement rafraîchi, offrant une température idéale après la chaleur presque étouffante du jour. C'était belle une fin d'après midi de septembre, où le bleu profond du ciel, les couleurs vives des arbres, commençant tout juste à tirer vers le roux, annonçaient la fin d'un été splendide et le début d'un automne agréable.

Et Vi courait, une fois de plus.
Ou plutôt, une fois de trop.

Elle était épuisée, avait mal partout, et souffrait d'un point de côté douloureux depuis déjà plusieurs minutes.
Mais il était hors de question de se reposer maintenant… Pas avec la dizaine de rôdeurs surexcités qu'elle avait au cul.

D'habitude, elle arrivait toujours à se tirer de ce genre de situation en piquant un sprint et en se cachant quelque part, mais cette fois-ci, il ne fallait pas compter là-dessus, peu importe où elle se planquerait, elle continuerait à attirer les rôdeurs comme le miel attire les mouches, pour la simple et bonne raison qu'elle saignait.

Elle s'efforça de recharger son arbalète tout en courant. Lorsque ce fut fait, elle s'arrêta et se retourna juste le temps de descendre un de ses poursuivants.
Un de moins.
Maigre consolation, il en restait encore beaucoup trop.
Elle rechargea de nouveau son arme.

Ne pas s'arrêter de courir. Continuer à tirer.

Mais ça devenait de plus en plus difficile. Elle avait beaucoup trop couru aujourd'hui, elle était déjà largement au-delà de ce que son endurance limitée lui permettait en temps normal.
Bordel, si elle n'avait pas eu cette saloperie de blessure au côté, les choses auraient pu se passer différemment !

Elle sentait le pied-de-biche peser à sa ceinture, juste à côté du couteau de chasse… Mais elle était désormais totalement incapable de frapper avec. Trop mal aux bras, trop fatiguée. Les instruments contondants, ça allait bien pour les costauds comme Merle qui avaient de l'énergie à revendre, mais pour elle c'était clairement inadapté.

Et évidemment, fallait que tu t'en serves à tort et travers toute la journée, et en frappant le plus fort possible… tout ça parce que tu voulais te la jouer warrior et l'impressionner avec tes p'tits bras, foutue frimeuse de mon cul !

Elle se retourna et tira de nouveau, mais le carreau manqua sa cible.

« Et merde, fait chier ! »

Vi se remit à courir en attrapant un nouveau projectile dans son carquois. Elle mit un long moment à le placer le long de l'arbalète. Ses mains tremblaient.
Elle n'en pouvait plus de courir, elle dut s'arrêter et se contenter de marcher, ou plutôt de trottiner du mieux qu'elle pouvait.

Lorsqu'elle se retourna pour tirer, le rôdeur qui lui faisait face était bien plus proche qu'elle ne l'aurait cru. Le carreau lui entra dans l'œil et ressortit par l'arrière du crâne lorsqu'il tomba face contre terre.
Vi chercha nerveusement un nouveau carreau tout en reculant et rechargea l'arme le plus vite possible.
Elle leva l'arbalète et visa le mort le plus proche, mais son pied buta contre quelque chose et elle tomba en arrière, le coup partant et le projectile manquant complètement sa cible. Le rôdeur se jeta sur elle et elle lui balança un coup de pied rageur en pleine figure, lui explosant le nez et quelques dents, avant de lui asséner l'arbalète sur la tête.
Elle recula à quatre pattes, se remit sur ses pieds juste à temps pour faire face au rôdeur suivant. Elle laissa tomber l'arbalète par terre, saisit le pied-de-biche à deux mains et donna un coup de bas en haut, comme une lance. Pas assez fort pour traverser le crâne, mais suffisamment pour atteindre le cerveau à travers la gorge.

Vi retira la barre de fer et s'appuya dessus quelques secondes, le temps d'évaluer la situation.
D'autres morts ambulants clopinaient vers elle, quelque chose comme huit, ou dix, pas plus. Ils n'étaient pas vraiment groupés, plutôt éparpillés. Elle avait une petite chance de pouvoir les descendre un par un au fur et à mesure qu'ils arrivaient. Elle pouvait les finir au couteau si le pied-de-biche devenait vraiment trop lourd à manœuvrer.

Allez, un dernier effort, tu peux le faire. Tu peux le faire ! Bouge ton cul !

« À qui le tour, enfoirés de vieux moisis d'vos mères ! J'suis là, v'nez m'chercher si vous pouvez ! » cria-t-elle, un sourire de défi aux lèvres.

Elle ressentit alors une douleur aigüe, comme un coup dans l'estomac, et tomba à genoux en crachant une gerbe de sang.
Trop couru, trop frappé, trop vite, pensa-t-elle amèrement, alors que la toux lui coupait le souffle et qu'elle posait les deux mains au sol pour se retenir.

Le paysage bascula soudain sans crier gare en s'obscurcissant momentanément et elle se retrouva allongée par terre sur le flanc, la tête reposant sur l'asphalte. Elle cligna des yeux, cherchant à retrouver une vision stable.

Ne reste pas là ! hurla une voix dans sa tête. Tu dois pas rester là ! Debout !

Elle chercha des yeux le pied-de-biche, qu'elle avait lâché lors de sa chute, et tendit le bras pour l'attraper, mais il était trop loin.
Elle entendit distinctement les grognements des rôdeurs, plusieurs, et qui se rapprochaient rapidement.

Bouge ! Lève-toi ! BOUGE !

Elle vit une ombre à la périphérie de son champ de vision et comprit qu'il était trop tard pour espérer saisir l'arme, elle eut juste le temps de se retourner et de tendre les bras devant elle pour retenir le mort-vivant qui se jetait sur elle. Elle le retint in extremis par les épaules, les mâchoires du cadavre claquant avidement à quelques centimètres à peine de son visage, projetant des espèces de postillons de liquide putride sur sa figure.

Vi mit toute l'énergie qu'il lui restait pour le repousser, mais elle comprit rapidement qu'elle n'y arriverait pas, le rôdeur était bien trop lourd, et elle bien trop affaiblie. Le mort cherchait frénétiquement à déchirer sa chemise pour parvenir jusqu'à sa chair, elle poussa un glapissement de douleur lorsqu'elle sentit les ongles lui labourer le flanc par-dessus le tissu, rappelant cruellement sa blessure à son bon souvenir.
Elle songea au couteau qu'elle portait à la ceinture. Si seulement elle pouvait s'en saisir… mais elle avait absolument besoin de ses deux mains pour maintenir son assaillant à distance. Elle sentait que ses bras n'allaient pas tarder à céder, et elle pouvait entendre les autres morts-vivants se rapprocher.

C'était juste une question de secondes maintenant.

Quelque chose se détacha soudain du concert de grognements ambiant, un autre cri, qui n'était pas celui d'un rôdeur. Une sorte de grondement, de rugissement sauvage, qui se rapprochait à toute vitesse.

Elle vit passer une ombre à quelques centimètres de son visage, si proche qu'elle en sentit le souffle, et la tête du rôdeur vola soudain en arrière, tranchée nette, alors qu'un violent coup de pied arrivé de nulle part projetait le corps du cadavre loin d'elle. Une silhouette massive passa dans son champ de vision et, lorsqu'elle vit la hache voler de nouveau, explosant une nouvelle tête, accompagnée d'un cri de rage presque animal, elle ressentit une bouffée de soulagement intense en comprenant de qui il s'agissait.

Finalement, elle n'allait pas mourir tout de suite.

Merle planta ses jambes dans le sol, une de chaque côté de la jeune fille, et se prépara à frapper de nouveau. Le prochain rôdeur était déjà en train de tendre ses mains en décomposition vers lui. Alors qu'il lui fendait le crâne en deux presque jusqu'au cou, il entrevit un mort arriver dans son dos. Au lieu de se retourner et d'asséner la lame de la hache sur sa tête, il envoya un coup violent en arrière, lui transperçant le visage directement avec le manche de l'arme. Merle eut un sourire cruel. Tailler le manche de sa hache en pointe était la meilleure idée qu'il avait eue aujourd'hui.

Il continua à faire voler son arme d'un crâne à l'autre, utilisant soit la lame soit le pieu, jusqu'au dernier rôdeur.

Après quoi il se tourna vers Vi et lui adressa un sourire victorieux.

« Alors Mademoiselle J'me-débrouille-très-bien-toute-seule-j'ai-besoin-d'personne, tout va comme tu veux ? »

Il éclata de rire en la voyant ouvrir et refermer la bouche, façon poisson hors de l'eau, tellement elle était stupéfaite.

« Tu t'es pas fait mordre au moins ? »

Elle secoua la tête.

« Mais pourquoi… comment… ?
- Je t'ai retrouvée ? acheva-t-il en souriant. Tu as semé quelques affaires en route, Petit Poucet. »

Il se tourna à moitié, révélant l'arbalète qu'il portait dans le dos et plusieurs carreaux qu'il avait glissé dans les lanières de son sac.
Merle se pencha et saisit le bas de sa chemise.

« Hey !
- Ta gueule, laisse-moi regarder. »

Il souleva le vêtement et, comme il s'y attendait, découvrit que son teeshirt, au niveau du flanc gauche, était poisseux de sang frais. Dessous, il trouva un pansement de fortune noué autour de sa taille.

« Putain, je l'savais, gronda-t-il. Foutue menteuse, pourquoi tu me l'as pas dit ?
- Comment t'as deviné ?
- Pourquoi t'as rien dit, débile ? »

Vi baissa la tête, le regard fuyant.

« J'ai pas vraiment eu le temps et de toute façon, c'était pas bien grave, la balle m'a juste effleuré. Je pensais que j'aurais le temps de m'occuper de ça après, une fois que j'aurais été seule.
- Putain de gamine, » grommela-t-il.

Il se releva, prit la hache et la glissa dans sa ceinture.

« Allez, viens, faut pas moisir ici, l'coin est infesté de rôdeurs et tu pues le sang à des kilomètres, » dit-il en lui tendant la main.

Une fois sur pieds, elle vacilla et il passa son bras par-dessus ses épaules pour l'empêcher de retomber.

« Tête qui tourne… s'excusa-t-elle.
- Tâche de mettre un pied devant l'autre, c'est tout c'que j'te demande. »

Vi hocha la tête et se laissa guider, soulagée de pouvoir confier la situation à quelqu'un d'autre. Elle n'avait aucune idée de pourquoi il avait bien pu changer d'avis et la rejoindre, mais pour l'instant, elle se fichait de le savoir. Elle n'avait jamais été aussi heureuse de le voir et c'était tout ce à quoi elle voulait penser pour l'instant. Ça et se concentrer pour rester debout.

Il l'aida à marcher, presque obligé de la porter davantage que de la soutenir.
Alors qu'ils revenaient sur leur pas, ils tournèrent à un coin de rue et se retrouvèrent face à une foule de morts-vivants.

« Et merde, souffla Vi.
- Tu peux courir ?
- Nan.
- Rhâââ putain, tu fais chier ! »

Il glissa un bras autour de sa taille, l'autre sous ses jambes et la souleva d'un seul coup, piquant un sprint. Vi poussa un cri de surprise et s'accrocha à son cou comme elle pouvait.
Il courut dans les rues au hasard, cherchant désespérément un endroit sûr. Il était peut-être assez costaud pour porter Vi, mais avec elle dans les bras, plus leurs deux sacs et les armes, il n'aurait pas la possibilité de courir bien loin.

Il aperçut soudain un bâtiment avec une échelle en fer le long du mur, montant jusqu'au toit. Il accéléra pour prendre le plus d'avance possible sur leurs poursuivants. Lorsqu'il arriva au pied du bâtiment, il avait l'impression que son cœur allait exploser, mais il ne perdit pas de temps à reprendre son souffle.

« Grimpe ! » cria-t-il à la jeune fille en la reposant par terre.

Vi monta à l'échelle aussi vite qu'elle pouvait et il la suivit, trouvant instinctivement le truc pour grimper d'une main, en glissant son bras droit entre les barreaux.
Il sentit quelque chose le retenir et aperçut un rôdeur lui agripper la jambe, commençant déjà à mordre dans sa chaussure.

« Lâche-moi, sale fils de pute ! »

Il lui balança un coup de pied et continua son escalade jusqu'en haut.
Une fois arrivé sur le toit, il se défit de son sac et de l'arbalète et se laissa tomber sur le dos, bras écartés, pantelant, constatant que Vi avait fait pareil de son côté.

« Pfiouuuu ! C'était moins une ! s'exclama-t-elle après avoir un peu repris son souffle.
- Plutôt ouais, » fit Merle en soulevant légèrement la jambe, inspectant le bout de sa chaussure.

Les dents du rôdeur avaient laissé une sorte de griffure dans le cuir.

« Bordel d'enfoiré, des pompes toutes neuves ! » ronchonna-t-il.

Il se redressa et se remit debout. Vi était toujours allongée par terre sur le dos, et avait les yeux fermés. Il marcha jusqu'à elle et la poussa du bout du pied.

« Hey morveuse, tourne pas d'l'œil, hein ?
- J'suis toujours là, souffla-t-elle. On fait quoi maintenant ?
- Faut t'soigner, c'est le premier truc que t'aurais dû faire, idiote. Lève-toi et occupe-toi de ça.
- Ok, ok, dans une minute.
- Non, tout de suite.
- Mmmh-mh, répondit-elle, les yeux toujours fermés.
- Vi, t'entends ? Tout de suite.
- Ouais c'est bon j'suis pas sourde… passe-moi mon sac. »

Merle soupira, attrapa le sac et s'agenouilla à côté d'elle. Il en sortit le matériel nécessaire et commença à ouvrir sa chemise.

« Qu'est-ce que tu fiches ? demanda Vi.
- J'vais l'faire, t'es à moitié dans les vapes, si j'te laisse t'en occuper toute seule tu vas faire de la merde. »

Elle ne répondit rien, se contentant de sourire.

La blessure était superficielle, pas vraiment de quoi s'inquiéter. La balle lui avait labouré le flanc sans rien abîmer d'autre.

« Quelqu'un t'a tiré dessus ? » demanda Merle en nettoyant la plaie.

Vi poussa un cri de douleur lorsque le désinfectant entra en contact avec la chair.

« Deux types ce matin, souffla-elle. Y en avait un qui avait un flingue, j'l'ai – » Elle gémit lorsqu'il appuya une compresse contre la blessure. « Moins fort espèce de gros bourrin !
- Peux pas faire plus doucement, j'suis au maximum, rétorqua Merle. Mets ta main là-dessus.
- J'lui ai foutu un carreau en pleine tête mais il a eu le temps de tirer, continua Vi en maintenant la compresse en place le temps qu'il la fixe avec du sparadrap. J'ai esquivé et après, j'ai défoncé son pote à coups de pied-de-biche. J'pensais qu'il m'avait ratée, tous les rôdeurs ont déboulé, j'ai couru… c'est seulement une fois à la maison que j'me suis rendue compte.
- T'es une sacrée veinarde, tu sais ça ?
- Ah ouais ?
- Quelques centimètres plus à gauche et t'aurais eu un joli trou d'aération dans les boyaux. »

Elle rigola.

« Et si t'étais arrivé trente secondes plus tard, l'autre con de cannibale m'aurait fait un trou d'aération dans la gorge. C'est mon jour de chance aujourd'hui, on devrait jouer au strip-poker, j'parie qu'tu finirais à poil. »

Merle sourit.
Le visage de la jeune fille redevint sérieux. Elle se releva et se mit assise.

« Merle… je sais pas pourquoi t'es revenu mais… merci, dit-elle, visiblement émue.
- Pas de quoi.
- Comment ça se fait, que tu m'as retrouvée ? Et comment t'as deviné pour la blessure ? »

Il hésita un peu, mal à l'aise.

« Par hasard. J'te cherchais pas vraiment, mais la route que t'avais prise, c'était la seule à être dégagée, et puis j'ai vu tes carreaux, alors… voilà, quoi. »

C'était un demi-mensonge. La vérité, c'était qu'il avait trouvé une voiture – une jeep de l'armée, en plein milieu de la route, avec le réservoir quasiment vide. Il était alors retourné au magasin de sport récupérer une tente et tout l'équipement qui pourrait lui être utile. À l'endroit où lui et Vi s'étaient trouvés, quelque chose par terre attira son attention, une sorte de chiffon qui, lorsqu'il le déplia, s'avéra être le teeshirt de Vi, celui qu'elle portait à la maison, plein de sang. Il devina qu'elle s'était changée au moment où il était parti se chercher d'autres habits. Il se rappela alors ce qu'elle avait dit lors de leur engueulade, lorsqu'elle avait fait allusion à des « connards qui lui avaient tiré dessus ». Il était tellement furieux à ce moment-là qu'il n'y avait même pas prêté attention. Et la chemise de Vi était tellement tachée de sang en temps normal qu'il n'avait remarqué aucune différence.

Il s'était précipité à la jeep et avait roulé en direction du Nord, pied au plancher, en alignant les jurons. Lorsqu'il était tombé sur les cadavres percés de carreaux, il avait laissé la voiture au milieu de la route avec tout son équipement et avait suivi la trace des corps qu'elle avait laissée comme autant de petits cailloux blancs. Lorsqu'il avait vu l'arbalète par terre, il s'était mis à courir, pris de peur à l'idée d'arriver trop tard.
Quand il avait retrouvé Vi, bien vivante, pas mordue, et qu'il avait constaté qu'elle n'était pas gravement blessée, il avait ressenti un soulagement intense, bien plus grand qu'il n'aurait jamais voulu l'avouer.

« Et puis je suis pas du genre à partir en laissant une dette derrière moi, » déclara-t-il.

Vi le dévisagea, l'air étonné et ému.

« Oh, Merle… Mais tu me dois rien, rien du tout. J'te l'avais dit, c'était gratuit, t'as aucune dette envers moi, on est quittes. Putain, avec ce que tu viens de faire pour moi, on est même carrément quittes, j't'ai sauvé, tu m'as sauvée, j't'ai soigné, tu m'as soignée. Un partout, t'as l'ardoise nette, maintenant.
- Y a pas que ça. J'suis revenu parce que j'ai pensé à autre chose. La façon dont on s'est quitté, ça m'allait pas. J'ai une proposition à te faire. On pourrait rester ensemble un peu plus longtemps et aller…
- Merle, le coupa-t-elle, j'veux pas qu'on s'dispute de nouveau.
- Écoute-moi, d'accord, écoute-moi juste jusqu'au bout. J'ai entendu dire qu'à Fort Benning, il y avait cette base militaire qui tournait toujours. Il doit y avoir des médecins, de l'équipement, peut-être qu'ils pourront faire quelque chose pour toi ou, en tous cas, si tu dois mourir, faire en sorte que ce soit dans de bonnes conditions. C'est pas parce que tu dois crever que t'es obligée de crever toute seule sur le bord de la route. Alors si tu veux, je t'emmène là-bas, c'est pas très loin d'ici, je peux t'y laisser et après je m'en vais, et tu feras ce que tu voudras. Mais si tu me dis non, c'est pas grave, j'insisterai pas, on s'disputera pas. Réfléchis-y, c'est tout c'que je te demande, d'accord ? »

Elle secoua la tête en souriant.

« Je préfère rester seule, et puis j'aime bien voyager. J'préfère crever toute seule sur le bord de la route qu'entourée de connards en qui j'ai pas confiance. Mais merci pour l'offre… vraiment.
- T'es sûre ? Pas de regrets ?
- Sûre de chez sûre. »

Il sourit.

« D'accord, gamine têtue, au moins j'aurais essayé.
- Sans rancune ?
- Sans rancune. »

Il était un peu désappointé, il aurait aimé avoir cette possibilité de faire quelque chose pour elle, quelque chose de plus que juste démolir quelques rôdeurs et poser deux bouts de sparadrap, mais il ne pouvait pas dire qu'il ne la comprenait pas. Lui aussi, s'il avait été à sa place, il aurait voulu mourir de la façon qu'il aurait choisie.

« Désolée, on va devoir de nouveau se dire au revoir.
- Pas tout de suite, protesta-t-il. Je reste avec toi encore ce soir, on fait en sorte de passer une dernière bonne soirée et demain matin je fiche le camp une bonne fois pour toutes, qu'est-ce que t'en dis ?
- J'en dis que ça me va très bien. Mais demain, chacun de son côté, et on s'engueule pas, promis ? »

Elle tendit la main et il la serra en guise d'accord.

« Promis. »

Pourquoi cette foutue gamine avait toujours les mains si glacées ?

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« Alors, on fait quoi pour notre fan club ?
- Qui ça ? »

Vi pointa du doigt la rue, d'où montait un concert de grognements. Les rôdeurs étaient toujours amassés autour de l'échelle, et ils semblaient prêts à le rester jusqu'à la fin des temps, ou, plus raisonnablement, jusqu'à leur totale décomposition. C'était un poil plus long que ce que Merle était disposé à attendre. C'était un homme patient, mais il y avait des limites à tout.

« Une fois que quelque chose d'autre aura attiré leur attention, ils se casseront, annonça-t-il.
- Et comment tu comptes faire ça, exactement ? » demanda Vi, sceptique.

Merle sourit orgueilleusement, plongeant la main dans sa poche. Il n'avait pas trouvé d'armes ni de munitions dans la jeep, mais ses précédents occupants y avaient laissé quelque chose de très intéressant.

« Avec ça, annonça-t-il gaiement en lui montrant la grenade.
- Putain d'merde ! Où t'as trouvé ça ?
- Dans un coin, répondit-il évasivement. J'en ai deux. C'est largement assez pour les éloigner d'ici. Et s'il en reste quelques uns, ma foi, on a une arbalète. »

À vrai dire, il y avait déjà pensé, avant même de commencer à monter à l'échelle. Il n'était pas du genre à se laisser piéger sur un toit d'immeuble, une fois lui avait largement suffit.
Vi leva le poing avec un cri de joie.

« T'es l'mec le plus classe du monde, Merle ! Comment tu fais pour être si cool ?
- Des années d'entraînement », répondit-il en souriant.

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« Bon, t'es prête ? »

Merle tenait à la main une fronde improvisée, découpée dans le teeshirt que Vi avait utilisé comme pansement de fortune.

« Prête, annonça la jeune fille.
- Dégoupille. »

Elle prit la grenade et retira la sécurité.

« Grenade dégoupillée ! » cria-t-elle en se reculant rapidement.

Merle fit tourner la fronde plusieurs fois pour lui donner de l'élan, puis tendit le bras, envoyant voler le projectile à plusieurs dizaines de mètres de là.
Tous deux se baissèrent et attendirent.
L'explosion retentit une poignée de secondes plus tard et ils regardèrent nerveusement le troupeau de rôdeurs .

« Oh putain ! Oh putain d'putain d'sa mère, ça marche ! » souffla Vi, en voyant les morts tourner la tête en direction du bruit.

Merle la força à baisser la tête avec un « chut ! » autoritaire.

La petite horde était en train de se hâter vers la source de l'explosion, paraissant avoir totalement oublié leurs proies précédentes.

« T'es un génie Merle, un bordel de Dieu de génie, murmura Vi, exaltée.
- Je sais, je sais, répondit-il en souriant. Bon, s'agit d'envoyer la deuxième maintenant.
- Quoi, tu peux l'envoyer encore plus loin que ça ?
- Tu rigoles ? Pour la première, j'me suis retenu. Tu vas voir de quoi j'suis vraiment capable, là. »

Il projeta la seconde grenade de toutes ses forces, dans la même direction que la première.
Vi resta bouche bée en voyant à quelle distance il avait réussit à l'envoyer.
Elle lui saisit le poignet et le leva au dessus de sa tête, façon arbitre de boxe.

« Champion olympique de lancer de grenade ! » déclara-t-elle joyeusement.

Il sourit et s'apprêta à répondre lorsque soudain, une explosion bien plus grosse que ce à quoi ils s'attendaient les fit sursauter et se baisser instinctivement. Ils regardèrent, stupéfaits, une sorte de boule de feu monter vers le ciel à plus d'une centaine de mètres de là, suivie d'un épais nuage de fumée noire.

« Wow, souffla Vi.
- Elle a dû faire péter une voiture », fit Merle.

Il haussa les épaules en souriant.

« En tous cas, les autres moisis de la tête sont pas prêts de revenir nous emmerder, on est peinards.
- On va où maintenant ?
- On n'a qu'à rester là. On est à l'abri, et la nuit va pas tarder à tomber. Et puis on a assez cavalé pour aujourd'hui, surtout toi.
- On va s'peler le cul, nan ?
- Tu rigoles, les nuits sont super tièdes en ce moment. T'es frileuse à ce point ? »

Vi haussa les épaules.

« J'ai un sac de couchage, tu peux le prendre si tu veux », proposa Merle.

Il n'aurait jamais fait preuve d'autant de gentillesse en temps normal, mais il se sentait particulièrement de bonne humeur. Et puis après tout, c'était leur toute dernière nuit ensemble.
Vi sourit et hocha la tête.

Merle était debout au bord du toit, et continuait à scruter le paysage. Les rues étaient totalement désertes, et le silence était revenu. Au loin, un filet de fumée témoignait de l'incendie de la voiture, ou en tous cas du truc qui avait explosé en même temps que le grenade.
Vi était en train de sortir son matériel de cuisine.
Soudain, Merle aperçut quelque chose.

« Vi, ramène-toi ici avec l'arbalète !
- Pour quoi faire ?
- Ta gueule et magne-toi ! »

Elle s'exécuta et le rejoignit.

« Là-bas, regarde. »

Il tendit le doigt. Elle mit quelques secondes à deviner ce qu'il désignait, puis finit par le voir, à une cinquantaine de mètres, au milieu de la rue. Un lapin, bien vivant.

« Qu'est-ce que t'attends ? Vise-le !
- J'pourrai jamais shooter un truc aussi petit d'aussi loin ! protesta Vi.
- Mais moi oui. »

Il se plaça derrière elle, tout contre son dos. Elle fut surprise mais ne protesta pas.

« Tiens-toi droite. »

Elle se redressa et souleva l'arbalète. Merle plaça son bras gauche parallèlement au sien et la main par-dessus la sienne, guidant l'arme dans la direction voulue. Vi mit le doigt sur la détente et pencha la tête pour qu'il puisse regarder dans le viseur. Il corrigea la trajectoire.

« Bouge plus, ordonna-t-il. Inspire. »

Elle prit une grande respiration.

« Bloque. »

Vi retint son souffle.

« Tire. »

Le carreau transperça l'animal de part en part.

« Ce soir, barbecue », annonça Merle en la lâchant.

Vi expira.

« J'y crois pas…. » murmura-t-elle. Son visage s'illumina d'un sourire victorieux. « On l'a eu ! On l'a vraiment eu ! s'écria-t-elle en sautant sur place.
- Je l'ai eu, rectifia Merle.
- C'est moi qui ai tiré j'te signale.
- Bon, d'accord. Tu pourras manger une patte, mais seulement si tu vas chercher du bois pour le feu.
- Quoi ?! s'écria Vi, outrée. C'était un travail d'équipe, j'ai droit à la moitié.
- T'as droit à rien du tout. J'ai fait tout le boulot. T'as juste eu à appuyer sur la détente !
- Et c'est mon arbalète ! Gros con !
- Connasse !
- Sac à merde ! »

Merle l'empoigna par la chemise.

« Répète ça.
- Gros sac à merde ! »

Soudain, un bruit familier les coupa net dans leur élan, les faisant tourner la tête instantanément.
Une rôdeuse sans jambes se traînait lamentablement en direction du lapin fraîchement tué, en poussant des grognements inarticulés, avides.

« Aaaaah ! Putain de merde !
- Le lapin !
- Dégage sale pute, c'est notre lapin !
- Qu'est-ce que t'attends débile, descend-là !
- Aide-moi à viser, tête de mort ! »

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« Huuuuuuummmmm, c'est trop boooon ! »

Vi enfourna théâtralement une nouvelle bouchée de viande.

« Merle Dixon, t'es le roi du barbecue ! »

Il sourit orgueilleusement. L'enthousiasme constant de Vi l'amusait beaucoup. Elle s'émerveillait d'un rien, comme une gamine. À croire que c'était la première fois de sa vie qu'elle mangeait du lapin.
Elle était tellement excitée qu'elle avait couru dans tout le quartier pour trouver des assiettes, des couverts, du sel et même du ketchup. Elle avait monté des chaises en bois sur le toit (qu'il avait démolies à coups de hache) et trouvé une grille sans qu'il sache comment. En moins d'une demi-heure elle avait mis sur pied un véritable barbecue sur le toit de l'immeuble sans qu'il ait à lever le petit doigt. Tout ce qu'il avait eu à faire, c'était couper le bois, préparer la bestiole, l'assaisonner et la cuire.
Et maintenant elle s'émerveillait du fait de manger un truc si délicieux grâce à ses talents de chasseur et de cuisinier… alors qu'elle avait fait 90% du boulot.

« C'est le meilleur truc que j'ai mangé depuis des semaines ! » déclara-t-elle.

Il sourit, flatté, avant de reporter son attention sur sa propre assiette, calée entre ses genoux.
Découper et manger d'une seule main tout en évitant les petits os était un véritable casse-tête, il avait rapidement laissé tomber les couverts et mordait directement dans sa moitié de lapin qu'il tenait à la main, en recrachant les os juste à côté de lui.
Vi le dévisagea d'un air vaguement dégoûté.

« Pitié, demande-moi de t'aider au lieu de bouffer comme un Cro-Magnon !
- Je m'débrouille très bien tout seul ! rétorqua Merle la bouche pleine.
- Ferme au moins la bouche quand tu manges ! »

Merle regarda d'un air désapprobateur les morceaux qu'elle avait mis de côté sur le bord de son assiette.

« Hey, ça se mange, tout ça !
- C'est du gras ! protesta Vi.
- Ben justement, un peu de gras ça te ferait pas de mal, t'es si maigre qu'on pourrait te faxer !
- Ça a rien à voir avec ce que je mange. C'est la maladie qui me fait maigrir.
- Moué… ben alors file-moi ton gras si tu le manges pas.
- Double ration de gras pour le Cro-Magnon redneck ! » annonça Vi gaiement en transvasant les morceaux d'une assiette à l'autre.

Après avoir terminé, elle se laissa tomber sur le dos, les bras en croix.

« Aaaaaaaah, j'ai trop bien mangé ! C'était juste parfait ! J'espère que je vais pas vomir. »

Elle croisa ses longues jambes.

« Rien à foutre ! proclama-t-elle. Si je vomis, je le remange ! C'était vraiment trop bon ! »

Merle rigola en imaginant la scène.

Puis ils restèrent un moment silencieux. Le feu était en train de mourir, faute de combustible, et la nuit était totalement tombée. Des nuages étaient apparus entre temps, faisant un écran obscur entre eux et la lune et les étoiles qui auraient pu les éclairer. La nuit était sombre et incroyablement silencieuse.
Vi se redressa, se prépara une pipe et l'alluma. Merle sortit d'une poche le paquet de tabac qu'elle lui avait laissé, avec plusieurs cigarettes déjà roulées dedans, et s'en alluma une.
Ils fumèrent quelques temps en regardant le paysage au-delà du toit, ou plutôt, l'obscurité qui leur tenait lieu de paysage.

« Ça te fout pas le cafard à toi, tout ce silence ? demanda Merle. Plus aucun bruit nulle part, rien de vivant, tu trouves pas ça… »

Il ravala le mot qu'il s'apprêtait à dire. Il avait failli dire effrayant.

« … sinistre ?
- Nan, le silence, ça va, répondit Vi. Ça me fait pas grand-chose. Ce qui me pèse vraiment, en fait… »

Elle parut hésiter.

« C'est quoi ?
- L'obscurité, avoua-t-elle. La nuit comme ça, sans électricité, sans aucune lumière, même pas une toute petite, toutes ces villes sombres… J'dis pas qu'j'ai peur du noir ou quoi, hein, se reprit-elle immédiatement. C'est juste que c'est plutôt…
- Désagréable ?
- Ouais, voilà, désagréable. »

Il regarda son profil dans la pénombre, la ligne de son visage faiblement éclairée par les braises mourantes. Elle avait l'air tranquille, son expression n'avait rien d'anxieux, elle fumait sa pipe lentement, envoyant la fumée devant elle, le regard perdu au-delà du bord du toit, vers les ténèbres.
Ses épaules étaient un peu rentrées vers l'intérieur, son dos un peu courbé, juste un peu plus que d'habitude.
Il aurait bien voulu lui dire quelque chose, mais il ne savait absolument pas quoi. Ou mieux, poser sa main sur son épaule, comme ça, sans raison particulière, juste parce qu'il en avait envie.

Au lieu de ça, il prit sa lampe dans son sac, l'alluma et la posa par terre entre eux.
Vi se tourna vers lui et lui adressa un sourire radieux.

« Tu sais quoi Merle ? C'était vraiment chouette ces quelques jours passés avec toi, ça m'a fait super plaisir. Pouvoir parler avec quelqu'un, avoir de la compagnie, c'était agréable. Et puis je te trouve sympa, tout bien considéré. Sincèrement, si les choses avaient été différentes pour moi, si j'avais pas été en train de mourir, j'aurais adoré rester avec toi. Pour de vrai. »

Il se sentit étrangement ému en entendant cela.
Le peu de temps qu'il avait passé avec elle lui avait suffit pour comprendre que c'était le genre de personne à dire exactement ce qu'elle pensait. Il savait qu'elle était sincère.

« Ça me touche ce que tu dis. Vraiment. »

Lui aussi le pensait sincèrement. C'était tellement rare que quelqu'un apprécie sa compagnie, l'accepte tel qu'il était et lui fasse ce genre de déclaration, sans arrière pensée, totalement gratuitement et sans rien demander en retour… en fait ça n'arrivait presque jamais.
Vi se releva d'un bond, la figure illuminée d'un sourire radieux.

« Et ben tu sais quoi ? On va fêter ça ! Ce soir c'est le grand soir, on va se dire adieu comme il se doit, on mérite bien ça ! J'ai envie de me bourrer la gueule et de me défoncer comme jamais, tout ça en ton agréable compagnie ! Ça nous fera des jolis souvenirs à emporter, chacun de notre côté, qu'est-ce que t'en dis ?
- J'en dis….. que ça me semble absolument parfait.
- Grandiose ! Je savais bien que je pouvais compter sur toi, t'es un bon vivant, ça se voit tout de suite. Et ça tombe bien parce que j'ai exactement ce qu'il faut pour finir notre collaboration en beauté ! »

Elle sortit de son sac deux bouteilles, une de vodka et une de whisky. Merle siffla en voyant l'étiquette.

« Ballantine's douze ans d'âge !
- Trouvé ce matin.
- Et tu m'as rien dit, p'tite cachotière, t'allais me quitter sans partager ? Vilaine fille !
- Hey, j'l'ai payé de mon sang c'whisky ! fit-elle en rigolant. Et puis je t'ai laissé toute la cocaïne, il me fallait bien un lot de consolation.
- Pas faux, j'admets. T'as pas deux trois chips qui traînent pour aller avec ?
- Fichtre ! Mais tu penses qu'à manger ma parole, on a bouffé y a même pas une heure ! »

Merle haussa les épaules.

« J'crois que j'ai un sachet de pistaches quelque part », dit Vi en farfouillant dans ses affaires.

Elle sortit du sac les pistaches, ainsi que deux verres en plastique qu'elle avait récupéré au rayon camping, elle les remplit de whisky et lui en tendit un.

« À quoi on trinque ?
- J'dirais bien à l'avenir, mais ça la fout un peu mal, répondit Merle.
- Tu m'étonnes… Alors à toi !
- Non, à nous.
- À nous ? Ok, alors, à nous !
- À nous ! »

Ils entrechoquèrent leurs verres et burent cul-sec.

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Santé, les amis ! On vous retrouve au prochain chapitre, avec comme programme : un délinquant juvénile, une fumeuse précoce et une grande décision.