Chapitre 13 : Churg, Strauss et Vi

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En dépit de cette glaciale nuit d'hiver sur le rude Atlantique, en dépit de mes pieds mouillés et de ma vareuse détrempée, il y avait pourtant, me sembla-t-il alors, plus d'un port accueillant à m'attendre et des prés et des clairières où un printemps éternel gardait intacte, jusqu'à la mi-été, la jeunesse d'une herbe fraîche et vierge de pas.

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Vi accueillit la déclaration qu'il venait de faire avec une expression incrédule.
Merle rigola, heureux d'avoir réussi à lui couper la chique momentanément.

« Comment ça tu viens avec moi ? finit-elle par dire.
- Ben quoi, y a rien de compliqué à piger là-dedans : je t'accompagne, je te suis là où tu vas, au Nord, ou peu importe où t'as envie d'aller.
- Mais pourquoi ?
- Parce que j'ai envie, c'est tout. Pourquoi pas ?
- Parce que je vais mourir !
- Ouais c'est bon, je l'sais déjà ça. Mais j'm'en tape, je viens quand même.
- T'as pas mieux à faire que d'accompagner une fille déjà morte ? T'as pas des gens à retrouver ? Des endroits où tu pourrais aller ? »

Merle songea amèrement à son frère.

« Non, j'ai plus personne, et nulle part où aller. Alors, pourquoi pas aller au Nord avec toi ? C'est pas plus stupide qu'autre chose.
- Mais je sais pas combien de temps…
- Je m'en fous de ça, la coupa-t-il. On fait juste un petit bout de chemin ensemble et ça durera le temps que ça durera. De toute façon, regarde comment est le monde… personne peut dire s'il sera encore vivant le mois prochain, on pourrait très bien crever demain, ou après demain. On est tous dans le même bateau, on n'est pas si différents toi et moi.
- Sauf que toi tu craches pas du sang quatre fois par jour, et t'es capable de courir plus de cinq minutes sans tomber par terre.
- C'est vrai, mais en dehors de ça, sincèrement, tu te débrouilles pas si mal. T'es pas bien costaud, c'est sûr, mais t'as l'air d'avoir les nerfs solides, c'est pas tout le monde qui est capable de garder son sang froid comme tu l'as fait aujourd'hui. »

Évidemment, il ne lui aurait jamais fait de tels compliments s'il avait été sobre, n'empêche qu'il pensait vraiment ce qu'il disait. Il avait vu comment elle se comportait face aux rôdeurs et, même en très mauvaise posture, il n'avait vu ni panique ni hésitation dans ses yeux. Et à voir son visage détendu et souriant alors qu'elle parlait de sa propre mort, il était évident que Vi possédait une immense maîtrise d'elle-même, une capacité à contrôler ses émotions au moins égale à la sienne. Et ça, c'était une qualité rare et précieuse.
Vi n'était peut-être pas fiable physiquement, mais psychologiquement, de ce qu'il avait pu en voir depuis le premier jour où il l'avait rencontrée, c'était un bloc d'acier.

« Tu dis ça parce que t'es bourré, fit Vi avec un sourire moqueur. Demain, t'auras changé d'avis.
- Dis donc espèce de pisseuse ! Nous autres les Dixon on est des hommes de parole ! Quand on décide un truc on s'y tient ! s'exclama Merle en pointant un doigt menaçant dans sa direction.
- Ok ok, moi j'dis ça c'est pour toi. J'voulais juste être honnête avec toi, c'est pour ça que j't'ai dis, pour ma maladie et mon futur-très-proche décès. Mais si tu veux venir avec moi, t'es le bienvenu, t'es même très très bienvenu. Que tu viennes, ça me fait très plaisir, j'te l'ai dit, j't'aime vraiment bien, t'es un chouette type, et puis… » Elle lui fit un sourire radieux. « Faudrait être folle pour refuser de voyager en compagnie du Roi du barbecue ! »

Merle gloussa.

« Tu l'as vraiment apprécié ce lapin, ma parole !
- Qu'est-ce que tu crois, ça faisait deux mois que j'avais pas mangé de viande fraîche !
- T'as pas essayé de chasser, avec ton arbalète ?
- Baaaaah, j'y arrive pas ! Les animaux, ils bougent trop vite, et pis moi j'vise trop mal ! »

Elle se saisit de la bouteille et la porta à ses lèvres.

« Han ! Tragédie ! Y a pu d'whisky !
- Tragédie, approuva Merle.
- On passe à la vodka, Capitaine ?
- Volontiers, mais en ce qui te concerne, on dirait qu't'as assez bu, fit-il, amusé.
- Naaaan, chuis pas un marin d'eau douce, Cap'taine, j'peux écluser bien plus que ça, c'était qu'l'apéro là ! Chuis même pas arrivée à soixante-dix !
- Soixante-dix quoi ?
- À soixante-dix sur le soûlomètre, Merle !
- Le soûlomètre ? Qu'est-ce que c'est qu'ce bordel ? »

Elle leva un doigt et prit un air docte.

« Le soûlomètre, Monsieur Cap'taine Dixon, c'est ce qui mesure l'état d'érbri… d'ébru… d'ébrité.. d'ébriètu… la saoulerie ! C'est c'qui mesure la saoulerie, ça va jusqu'à cent, et là, je suis à soixante-cinq très exactement !
- Tu m'en diras tant.
- Et toi, à combien t'es ?
- Je ne sais pas trop, peut-être vers les cinquante.
- Alors tu vois, on peut largement s'ouvrir la vodka, Capitaine.
- Ouvre donc, moussaillon. »

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« Alors, Miss Crachats Rouges, dit Merle après qu'elle eut but une grande gorgée de vodka sans même prendre la peine de remplir son verre. C'est quoi exactement ta foutue maladie ? »

Vi lui passa la bouteille en haussant les épaules.

« Baaah, tu t'en fous un peu de le savoir, nan ?
- Non non, ça m'intéresse vraiment. Si je dois rester avec toi, j'veux te connaître mieux, et surtout, j'veux savoir exactement à quoi m'attendre.
- Ah ouais, c'est comme ça, t'as décrété qu'on devait faire connaissance ? C'est donnant donnant ces trucs-là, tu sais ? »

Il soupira.

« Bien sûr que c'est pas à sens unique. Une question contre une question, ça te va ?
- Ça me va ! Mais j'parlerai qu'en présence de ma vodka ! » Vi gloussa.

Merle lui tendit la bouteille.

« Alors c'est quoi ton truc, un cancer ?
- Nope, c'est un syndrome de Churg et Strauss.
- De Chuquoi ?
- Churg et Strauss, c'est deux médecins, un Américain et un Allemand, ils ont donné leurs noms à la maladie.
- Churg et Strauss.
- Ouaip. Mes deux copains depuis que j'ai douze ans.
- T'es malade depuis tout ce temps ?
- C'est une maladie évolutive. Ça se déclare chez les gens qui sont déjà asthmatiques, et y a plusieurs formes de la maladie, ou plutôt, plusieurs stades si tu préfères. En gros, pour faire simple, la maladie, elle provoque une inflammation des vaisseaux sanguins, le sang passe pas bien et ça fout la merde dans les organes. Donc les symptômes, y en a plein, ça dépend de quels organes partent en couille. Ça peut être les poumons, les reins, l'estomac, le cerveau, le cœur… un peu de tout, quoi.
- Et toi, t'as quoi ?
- Asthme, sinusites, la toux et cracher du sang, ça tu connais. J'ai l'estomac pas mal attaqué aussi, je vomis du sang, j'ai des sacrées douleurs, j'ai tendance à souvent dégueuler ce que je mange. J'ai des douleurs articulaires aussi, des pics de fièvre, des tremblements intempestifs…
- Et tes putains de mains tout le temps glacées, c'est inclus dans le pack ?
- Ouais, exactement, c'est une maladie de Raynaud, ça vient parfois avec le Churg-Strauss. Mes extrémités se refroidissent beaucoup plus vite que la moyenne, mes doigts, mes orteils, mon nez aussi des fois. Ça les fait virer au bleu et ça fait un mal de chien.
- Et t'as toutes ces emmerdes depuis que t'as douze ans ?
- Nan, jusqu'à récemment, j'avais pas trop de soucis, je vivais avec pas trop mal, un peu d'asthme, un peu de douleurs par-ci par-là, mais ça allait. Le Churg-Strauss, ça se soigne bien, on n'en meurt pas normalement. Mais quelques semaines avant le début de l'épidémie, mon état s'est aggravé rapidement. Je me suis mise à avoir des soucis que j'avais jamais eu, comme cracher ou vomir du sang. Je me suis retrouvée à l'hôpital et on s'est rendu compte que les médocs que je prenais, ils faisaient plus effet. On a tenté d'autres médicaments, y a rien qui a marché, et j'ai continué à aller de plus en plus mal, et personne savait pourquoi. Et puis un beau jour, l'épidémie a éclaté. Des patients se sont mis à bouffer les autres, et des tas de gens se sont précipité aux urgences avec des morsures et une fièvre de cheval, enfin, tu connais la chanson…
- Ouais.
- Après, les militaires sont venus, ils ont mis l'hôpital en quarantaine et au final, ils ont tiré dans le tas. Rôdeurs, infectés, pas infectés, ça tirait et ça mordait dans tous les sens. J'ai réussi à me sortir de là-dedans, mais mon état a continué à se dégrader, et, vu que personne n'a su comment me soigner, moi la première, pas besoin d'un doctorat en médecine pour savoir comment ça va se finir pour moi. Voilà, ça répond à ta question ?
- À peu près oui. Et alors, qu'est-ce que tu comptes faire en attendant de mourir ? »

Vi lui adressa un grand sourire.

« Profiter de la vie, pardi ! J'ai plus beaucoup de temps, j'veux le mettre à profit ! Comme dirait Kennedy : faut pas s'laisser abattre ! J'veux m'éclater, boire comme un trou, me défoncer comme jamais, manger plein de bons trucs, voir de tas de belles choses, faire de nouvelles expériences…
- Faire de la moto, la coupa Merle.
- Faire de la moto ! J'veux aussi exploser un max de rôdeurs, fumer la pipe comme une putain de cheminée et faire des tas de trucs cool ! C'est la putain de fin du monde, j'ai plus à me soucier des flics, ni des lois, ni du fric, et maintenant, j'm'en fous de risquer ma peau en faisant des trucs trop crétins ou trop dangereux, vu que de toute façon, j'ai pas d'avenir.
- C'est… inédit comme façon de voir les choses », dit Merle.

Il avait déjà deviné que Vi était du genre à prendre la vie du bon côté, mais il était loin de s'attendre à un programme aussi obstinément optimiste. Une chose était sûre en tous cas : il avait peu de chance de s'ennuyer en sa compagnie. Bourré comme il l'était, il ne pouvait que trouver les projets de la jeune fille absolument alléchants.

« Et où est-ce que tu comptes aller ?
- Tût tût tût, vil tricheur, on avait dit une question chacun, c'est mon tour maintenant ! rétorqua-t-elle.
- Ok, pose ta question », dit-il. Il vit son regard se poser sur l'extrémité de son bras droit et ajouta immédiatement : « Mais pas de question sur ma main, joker.
- Ah bon, on a le droit à des jokers ? Bon ok, je vais laisser ta main tranquille là où elle est, au Paradis des mains.
- Alors ta question, du coup, c'est quoi ?
- T'as quel âge ?
- Vingt-et-un an », répondit Merle sans hésiter.

Vi rigola.

« Depuis combien de temps ?
- Depuis vingt-trois ans. Et toi ?
- J'ai quatre ans de plus que toi.
- Vingt-cinq alors ? Merde, je pensais que t'étais plus jeune.
- Et moi je pensais que t'étais plus vieux. Je te donnais cinquante facile.
- Et moi je me demandais si t'étais majeure.
- J'ai l'air si jeune que ça ?
- Ben, c'est surtout que tu te comportes comme si t'avais treize ans.
- Oh. C'est gentil.
- C'était pas un compliment.
- Ah. »

Ils restèrent silencieux un petit moment. Merle était plutôt vexé qu'elle lui donne plus de cinquante ans. Mais il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. Il avait vu sa tête dans le miroir de la salle de bain deux jours plus tôt et il s'était à peine reconnu. Il avait pris un sacré coup de vieux depuis le début de l'épidémie, et pas seulement parce qu'il n'avait pas eu l'occasion de se raser la barbe depuis plus d'une semaine. Ses cheveux étaient passés du brun au gris en à peine deux mois et dire qu'il avait le visage marqué et les traits tirés était un sacré euphémisme. Il n'avait pas franchement eu ce qu'on pourrait appeler une vie facile, mais tout ce qu'il avait vécu d'éprouvant en quarante-quatre ans était une putain de promenade comparé à la survie dans un monde rempli de morts-vivants.

C'était pareil pour son frère. Un jour, il l'avait dévisagé longuement, là-bas, à la carrière, alors qu'il se croyait seul. Il n'avait jamais vu Daryl avec une expression si dure, un regard si glacial, un visage si crispé. Et pourtant son frère n'était pas réputé pour son expression souriante.

Et c'était sans doute la même chose pour Vi. À part qu'elle, elle se marrait tout le temps. Mais il y avait parfois quelque chose de dérangeant derrière sa bonne humeur, au fond de ses yeux rieurs. Une noirceur, une amertume, quelque chose de sombre, de dur, quelque chose qu'on n'aurait jamais dû trouver dans les yeux d'une fille si jeune.
Il avait remarqué ça chez elle, c'était rare, mais, quand elle était persuadée que personne ne pouvait la voir, elle perdait parfois son sourire, ses yeux regardaient droit devant elle, et son visage exprimait une émotion étrange et fugace, quelque chose comme une surprise à la fois mélancolique et douloureuse, comme si Vi, d'un coup, se retrouvait vaguement étonnée et un peu triste d'être là.

« Question suivante ? » proposa-t-elle.

Elle lui vint tout naturellement, parce qu'il était en train de penser à Daryl, et que cela lui rappela ce qu'elle avait dit dans son sommeil.

« T'as un frère ? »

Le visage de Vi se ferma d'un seul coup.

« Je ne veux pas en parler, déclara-t-elle à voix basse.
- Rôh allez ! T'en a parlé l'autre jour en dormant.
- Et j'ai dit quoi ?
- Rien de précis, juste « mon frère » ou un truc du genre. Alors ? »

Il voyait bien que le sujet la dérangeait, mais, l'ivresse aidant, il avait envie de la taquiner un peu. Mais lorsqu'elle ouvrit la bouche, le prénom qui en sortit le fit se raidir d'un coup.

« Daryl.
- Quoi, Daryl ? dit-il, immédiatement sur la défensive.
- C'est le seul nom que je t'ai jamais entendu prononcer. Tu l'as appelé quand tu délirais, tu m'as prise pour lui aussi… C'est ton frère ?
- Oui, répondit-il de mauvaise grâce.
- Et t'as envie de parler de lui ?
- Non.
- Alors c'est pareil pour moi. On parle pas de ton frère et on parle pas du mien non plus. Il faut laisser les morts là où ils sont, comme ta main, c'est joker. Ta main au Paradis des mains, et nos frères au Paradis des frères. » Elle sourit de nouveau. « Et puis merde quoi, on a dit qu'on faisait la fête ce soir ! On va pas s'mettre à parler de trucs déprimants, bourrés comme on est, on va s'mettre à chialer si ça continue ! »

Merle gloussa.

« Ouais ouais ouais, t'as raison. On parle pas des frangins, ça me va. On va parler de toi plutôt. Comment tu t'appelles ?
- Tu sais déjà comment je m'appelle.
- Vi, c'est pas un nom, rétorqua-t-il. C'est quoi ton vrai prénom ?
- Je l'aime pas, et de toute façon, personne l'utilise, tout le monde m'appelle Vi, j'préfère.
- Alors tu veux pas me le dire ?
- Je te le dirai avant de mourir si tu veux, mais pas maintenant. Mais tu peux essayer de le deviner.
- Hummmm… Virginie ?
- Nan.
- Vicky ?
- Nan.
- Violet ? »

Elle secoua la tête.

« Vivianne ?
- Toujours pas.
- C'est un prénom qui commence par Vi ?
- Je ne donne pas d'indice », répondit-elle, amusée.

Merle passa en revue tous les prénoms qu'il connaissait qui commençaient par Vi, sans succès. Il finit par se lasser, ou plutôt, il était trop ivre pour se concentrer sur une pensée trop longtemps.
Il préféra se concentrer sur la bouteille de vodka, dont le niveau avait déjà sacrément baissé.

« Je suis à quatre-vingt sur le saoulomètre », annonça Vi.

Il gloussa. Rien qu'à voir son sourire, ses yeux et sa façon de bouger, il la croyait sans peine. Elle avait laissé tomber le sac de couchage, ce qui voulait dire qu'elle était désormais trop bourrée pour ressentir le froid. Lui non plus n'était probablement pas loin des quatre-vingt, si tant est qu'il utilisait sa foutue échelle correctement.

« Est-ce que t'es joueur, Merle Dixon ? demanda-t-elle soudain.
- Ça dépend.
- Parce que moi oui, et j'adore particulièrement les paris stupides. Et je viens juste de penser à un putain de pari vraiment stupide qu'on pourrait faire. »

Vi but une longue rasade de vodka.

« Vas-y, épate-moi, répondit Merle.
- On va parier sur la façon précise dont je vais crever, sur quel organe exactement va m'envoyer bouffer les pissenlits par la racine ! » annonça la jeune fille, souriante.

Merle n'en croyait pas ses oreilles. Elle était vraiment tarée.

« C'est complètement débile comme pari ! »

Vi, se leva, exaltée, agitant les mains et la bouteille.

« Non non non Merle, c'est génial ! Tu vas voir ça va être plein de suspense, y a plusieurs trucs qui sont en train de me tuer, mais un seul qui aura ma peau au final ! Et chaque organe me tue d'une façon différente, c'est comme les serial killers, chacun sa méthode, son modus operandi. »

Elle but de nouveau à la bouteille tout en avança vers lui, titubante, puis lui tendit la vodka.

« Écoute et instruis-toi, Roi du barbecue. »

Elle brandit une main, son index levé de façon théâtrale.

« Primo, les poumons.
Ça me fera si mal que j'aurais l'impression qu'on m'ouvre la poitrine en deux, à cause de ce truc, une pneurésie, ou pleurésie je crois, je tousserai du sang jusqu'à m'étouffer. Ou bien ce sera une crise d'asthme monumentale et je m'étoufferai pareil. Ça promet d'être bien fun ! »

Elle leva un deuxième doigt.

« Secondo, l'estomac.
Ce sera comme si on m'attaquait le bide à la perceuse et je vais probablement dégueuler du sang et dieu sait quoi d'autre comme un putain de geyser. Un bout de tuyau va ou se boucher ou se percer quelque part là-dedans et je crèverai en me roulant par terre de douleur, ça sera assurément un son et lumières des plus grandioses. »

Son majeur se dressa alors qu'elle continuait sur sa lancée.

« Terzo : le cerveau !
C'est la moins rigolote des options, celle du légume. Des fusibles vont sauter quelque part là-haut, au hasard, et je vais perdre des bouts. Ça pourra être une paralysie, ou bien je pourrais plus parler, ou je serai aveugle, ou débile. Ou bien un AVC, une crise d'épilepsie ou je ne sais quoi encore. En tous cas je vais juste tomber par terre comme une vieille merde et toi, Merle, t'auras plus qu'à prendre ton sachet de popcorns et à t'installer en attendant qu'un rôdeur vienne me bouffer. »

Merle ouvrit la bouche pour parler mais elle ne lui en laissa pas le temps.

« Et finalement quarto : les reins.
Ils vont arrêter de fonctionner et absolument tout va se détraquer : maux de tête, convulsions, vomissements, hémorragies, des douleurs à hurler… un joli festival. Ça risque d'être long et bruyant. »

Elle écarta les bras, triomphale.

« Alors, M'sieur Dixon, sur quoi tu paries ? »

Il la fixa un instant, les yeux écarquillés. Cette gamine était totalement démente. Elle était là devant lui, farcie de drogues, d'alcool, d'antidouleurs et de dieu sait quoi d'autre, totalement bourrée et défoncée, frissonnante, probablement fiévreuse, les yeux brillants, un sourire d'une gaieté féroce aux lèvres, à causer de sa propre mort dans d'atroces souffrances comme si elle organisait sa putain de fête d'anniversaire. Cette fille était une incarnation en chair et en os du nihilisme et de l'humour sarcastique.

« T'es complètement tarée, tu le sais ? lança-t-il en lui repassant la vodka.
- Mais non, je suis exubérante, c'est pas pareil ! répondit Vi en rigolant. Allez quoi, Merle, c'est la fin du monde, y a plus rien qui tient debout et moi je suis comme tout ça. »

Elle fit un geste de la main, embrassant le paysage.

« Ruinée, foutue, en miettes. Mais j'ai pas l'intention de m'apitoyer sur mon sort et de rester là à pleurer, nan, je veux partir en beauté ! »

Elle se laissa aller en arrière, dos au sol, bras écartés.

« J'veux que ce soit grandiose et flamboyant, Merle ! Que ce soit intense ! J'veux pas en perdre une seconde, j'veux pas gâcher un seul des derniers instants de cette putain de vie à chialer ou à craindre la mort ! J'veux crever en m'sentant vivante jusqu'au bout ! »

Sa voix devint un murmure, alors qu'elle fixait le ciel.

« Ouais, jusqu'au bout… »

Vi regarda le ciel en souriant. Elle ferma les yeux un bref instant. Lorsqu'elle les rouvrit elle vit le visage de Merle penché sur elle, un sourire mordant aux lèvres.

« Amen ! » déclara-t-il.

Il lui saisit le bras et l'aida à se remettre sur pieds avec une telle force qu'elle décolla du sol plus qu'elle ne se leva. Il lui asséna une claque dans le dos qui faillit la faire tomber.

« Ça, c'est une philosophie qui me plait ! Et toi aussi tu me plais, t'as des couilles pour une petite fille !
- Alors tu tiens le pari ? demanda Vi.
- Oh que oui, moi non plus je vais pas en perdre une miette, je vais rester jusqu'au bout, et je parie sur l'estomac !
- Et moi sur les poumons ! »

Ils échangèrent une poignée de main aussi résolue qu'alcoolisée, car en vérité, ils étaient ivres morts tous les deux.

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Et voilà pour ce chapitre plein d'alcool et de cynisme. Rendez-vous au suivant avec : un supermarché, des coups de feu et une étagère.