Chapitre 14 : Flingues et baleines

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Mais qu'est-ce qu'il te prend de vouloir pêcher la baleine ? Je veux en connaître la vraie raison avant d'envisager de t'embarquer.
– Eh bien ! monsieur, je veux savoir ce que pêcher la baleine veut dire. Je veux voir le monde.

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Lorsque Vi se réveilla, la première chose dont elle se rendit compte fut la douleur, et elle se recroquevilla sur elle-même en gémissant. Elle sentit alors une odeur écœurante d'alcool, de sang et de vomi et il lui fallut quelques secondes supplémentaires pour comprendre que c'était sa propre odeur.

Elle était couchée en chien de fusil à même le sol, à moitié enroulée dans le sac de couchage, mais la tête contre le béton, et il lui semblait que chaque centimètre carré de son corps était en feu. La migraine due à la gueule de bois lui vrillait le crâne et elle avait un goût atroce dans la bouche.

Elle se mit assise. Sa vue se brouilla un court instant et elle gémit. Les douleurs articulaires étaient de retour, de toute évidence. Pas étonnant, après la journée d'hier et tout ce qu'elle avait frappé et courut, elle se sentait plus courbatue que si elle avait eu quatre-vingt ans.
Ses narines, sa figure et ses mains étaient pleins de sang coagulé.

« Waow… souffla-t-elle. Party hard hier soir. »

Elle n'arrivait plus trop à se rappeler comment la soirée avait fini. Elle se souvenait vaguement d'elle en train de vomir et de Merle qui faisait de son mieux pour lui tenir les cheveux, en rigolant, mais après ça, plus rien.

Elle fit des yeux le tour du toit et son regard croisa celui de Merle, assis à quelques pas de là, un rictus moqueur sur la figure.

« Bonjour, Merle ! lui dit-elle d'un ton enjoué. Bien dormi ?
- Merveilleusement bien, répondit-il avec un grand sourire ironique. Rien de mieux que de passer la nuit à la belle étoile après une bonne cuite. »

Vu sa tête, elle n'était pas la seule à souffrir d'une sérieuse gueule de bois.
Vi se mit debout en ricanant. Elle fit quelques pas, lorsque soudain, un haut le cœur l'arrêta. Elle se pencha et vomit le presque rien qu'elle avait dans l'estomac, agrémenté d'un peu de sang. Une fois la nausée passée, elle s'essuya le visage dans le bas de sa chemise en toussant.
Elle se dirigea vers son sac à dos et farfouilla dedans d'une main tremblante. Elle en sortit plusieurs flacons et se fit son traditionnel cocktail d'antidouleurs variés et de médicaments qu'elle s'envoya en une seule fois avec de l'eau.

« Besoin de quelque chose pour la tête ? demanda-t-elle en secouant un flacon de pilules.
- Déjà pris. »

Elle se coucha sur le dos, les mains derrière la tête avec un soupir.

« Il me manque des bouts d'hier soir, tu peux m'ajourner ? »

Merle rigola.

« Tu t'es arrêtée où ?
- Hum, au moment où j'ai vomi.
- Oh ben ça va, t'as pas raté grand-chose. Après ça, t'as déclaré que l'apéro était terminé et qu'on allait passer à la soirée dansante. T'as prétendu que t'étais capable de danser aussi bien que Vincent Vega dans Pulp Fiction.
- Et c'était le cas ?
- Pas pu me rendre compte, tu t'es cassé la gueule au bout de trois pas. Après, t'as dit qu't'avais froid et que t'étais un peu fatiguée, et qu'il fallait te mettre les mains dans l'eau chaude parce que tu avais mal aux doigts. Après ça, t'as revomi. Je t'ai emballée dans le sac de couchage et tu t'es endormie.
- Grandiose. »

Ils restèrent un petit moment sans rien dire. Merle finit par se lever et s'étira.

« Bon, debout, on a du boulot. Faut qu'on se trouve une bagnole décente et qu'on s'équipe en bouffe. »

Vi se redressa et lui lança un regard intrigué.

« On ? Qui ça on ?
- À ton avis pauvre conne ? Tu vois d'autres personnes ici à part toi et moi ? »

Elle sourit, incrédule.

« Nan, alors c'est vrai ce que t'as dit hier, t'as vraiment l'intention de rester avec moi jusqu'à ce que je crève ?
- Pourquoi pas ? J'ai rien de mieux à foutre et franchement vu ta gueule, ça va pas prendre trop longtemps à mon avis», répondit-il d'un ton détaché.

Elle rigola.

« Ouep, t'as raison, vieux Merle. Bon ben alors on est comme qui dirait partenaires à partir de maintenant, c'est ça ?
- T'emballe pas pisseuse. Moi j'ai seulement l'intention de voir comment tu vas passer les quelques jours qui te restent, parce que j'ai dans l'idée que ça pourrait être divertissant. Mais compte pas sur moi pour faire l'infirmière ou le brancardier. Dès que tu pourras plus marcher ou que tu deviendras chiante je me tire, t'imagine pas que je vais te tenir la main ou quoi. Et en cas de danger c'est chacun pour sa pomme, j'ai pas l'intention de risquer ma peau pour toi, ni de traîner un poids mort ! » annonça Merle en pointant un doigt menaçant dans sa direction.

La jeune fille éclata de rire. Elle s'approcha de lui et lui donna une grande claque sur l'épaule.

« Ça c'est bien envoyé, Merle ! T'inquiète pas, j'approuve le principe, chacun pour sa pomme et pas de sentimentalisme, ça me va.
- Bon ben puisqu'on est d'accord… Regarde là-bas. »

Il désigna quelque chose à plusieurs centaines de mètres, entre les immeubles. On pouvait apercevoir le coin d'une grosse bâtisse avec les deux premières lettres d'une enseigne lumineuse : WA.

« Walmart. Bien vu, fit Vi.
- Il a l'air plutôt gros, on devrait pouvoir y trouver deux trois trucs utiles. »

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Ils descendirent du toit et se dirigèrent dans la direction du bâtiment. Vi ouvrait la marche, l'arbalète en mains, prête à tirer. Merle suivait, sa hache négligemment posée sur l'épaule.

Ils arrivèrent au supermarché sans faire de mauvaises rencontres.
Plusieurs cadavres jonchaient les allées et beaucoup d'articles étaient éparpillés par terre, mais à part ça, le bâtiment semblait vide.
C'était un très grand supermarché, presque un mini centre commercial.

Merle et Vi improvisèrent un petit campement avec chaises et table de jardin, la jeune fille réchauffa un chili con carne en boîte qu'ils accompagnèrent de chips et de biscuits.
Après avoir mangé, Vi commença à faire le tour du magasin pour rassembler tout ce qui lui semblait utile.
Merle récupéra de quoi se raser et entreprit de se débarrasser de sa barbe d'une semaine, qui commençait à être vraiment trop longue à son goût. Il avait toujours eu cette particularité, ses poils et ses cheveux poussaient à une vitesse impressionnante. Alors qu'il se regardait dans un miroir au rayon maison, parfaisant son rasage, Vi passa derrière lui avec un carton dans les bras et s'arrêta un instant.

« Dommage, ça t'allait bien, la barbe. »

Il haussa les épaules et elle poursuivit son chemin.
Quelques minutes plus tard, il l'entendit tousser à l'autre bout du magasin, de plus en plus fort, suivi d'un bruit de verre fracassé.

« Hey, qu'est-ce que tu branles ? » cria-t-il.

Aucune réponse à part une toux grasse, des bruits d'expectoration et de respiration laborieuse.
Merle se dirigea en direction des bruits et trouva Vi à genoux, pliée en deux, secouée de quintes de toux. Une flaque de sang s'étendait sur le carrelage, à côté d'une bouteille en miettes.

« P'tain, c'est répugnant», commenta Merle.

Vi rigola tout en toussant.

« Hey, personne t'as forcé à venir », fit-elle remarquer sarcastiquement entre deux respirations sifflantes.

Elle se racla la gorge et cracha un mollard sanglant avant de se relever, les mains et la figure pleines de sang, plus dégoûtante que jamais.

« Alors, t'es toujours décidé à me suivre ? demanda-t-elle en souriant, avant de s'essuyer la figure dans sa manche.
- Mouais. D'ailleurs à ce sujet, on est censés aller où ?
- À Nantucket, répondit-elle simplement.
- Hein ?! Dans le Massachusetts ?
- Ben ouais, pas dans l'Arizona.
- Qu'est-ce que tu veux foutre là-bas ?
- J'ai envie de voir l'océan. J'y suis jamais allé mais tout le monde dit que c'est chouette. Il parait que l'air marin a un parfum particulier, salé, sauvage. Il parait que c'est super de se baigner dans l'océan, à cause des vagues, tout ça, et que le sable est doux sous les pieds… expliqua-t-elle, rêveuse.
- Conneries ! cracha Merle dédaigneusement. C'est à des centaines de kilomètres, t'as le temps de crever dix fois avant d'y arriver. C'est vraiment une idée de con !
- Probablement, admit Vi. N'empêche… moi je vais à la mer. Toi, Merle Dixon, tu fais comme ça te chante. »

Elle récupéra son arbalète par terre, lui tourna le dos et s'en alla d'un pas assuré.
Il lui emboîta le pas, sentant la colère monter. Pas seulement parce qu'il commençait à sérieusement regretter d'avoir voulu la suivre, mais surtout parce que sa nonchalance l'énervait, ajoutant un agacement non négligeable à la mauvaise humeur déjà engendrée par sa gueule de bois.

« Et d'abord, pourquoi à Nantucket ? T'as vu dans quel état sont les routes, ça va nous prendre des jours pour y arriver ! Tu pourrais aller voir la mer beaucoup plus près, à Savannah, ou à Charleston, c'est à quelques heures de route. Ou même en Floride si tu veux, c'est peut-être faisable. Mais Nantucket c'est complètement absurde !
- Peut être, mais c'est là que je vais, répliqua simplement Vi.
- Et ben t'iras toute seule, putain d'abrutie ! explosa Merle. Si tu crois que je vais traverser ce putain de pays avec une putain de connasse qui tient même pas sur ses jambes et qui crache du sang par tous les trous juste pour aller tremper mes pieds dans l'eau tu te fourres le doigt dans l'œil ! »

Elle s'arrêta et le dévisagea d'un air amusé.

« Qu'est-ce qui te fais marrer, pauvre conne ?
- Toi. On t'as jamais dit que t'es comique quand tu t'énerves ? » répliqua Vi, moqueuse.

Merle l'empoigna par la chemise et la tira à quelques centimètres à peine de son visage.

« Si tu crois que parce que t'es une femme et une malade je vais me retenir de te mettre mon poing dans la gueule, tu te plantes !
- Oh zut, moi qui croyais qu'on commençait à devenir potes, quel dommage, dit Vi d'un ton enjoué.
- Continue à te foutre de moi et tu vas vraiment le regretter ! »

Le sourire de la jeune fille s'évanouit.

« Arrête, Merle, y a quelque chose qui va pas.
- Tu vas t'en prendre une, voilà ce qui va p –
- Ta gueule et écoute. »

Merle tendit l'oreille. Il entendit clairement des bruits de pas.

Il lâcha Vi et empoigna la hache qu'il avait posée quelques secondes auparavant. La jeune fille se saisit de son arbalète.
Les pas se rapprochaient. Ils n'étaient pas accompagnés des grognements et halètements typiques des rôdeurs. C'étaient des pas de personnes vivantes, et des pas qui se voulaient discrets. Il était impossible que les nouveaux arrivants ne les aient pas entendu se disputer, le fait qu'ils ne se soient pas annoncés et cherchent à s'approcher silencieusement ne pouvait signifier qu'une seule chose.

Merle fit signe à la jeune fille d'aller d'un côté et que lui allait de l'autre. Vi acquiesça gravement et se glissa silencieusement entre les rayons, prête à tirer.
Il alla de l'autre côté. Il longea un rayon, cherchant à se rapprocher de la source des bruits de pas. Il entendit une voix masculine de l'autre côté du rayonnage.

« Merde ! j'crois qu'ils nous ont entendu, chuchota la voix.
- Ta gueule et tiens-toi prêt à tirer dès que tu les vois ! » souffla une seconde voix d'homme.

Un hurlement suivi de plusieurs coups de feu retentirent de l'autre côté du magasin.

« Putain, Sam ! Elle a tué Sam, bordel ! » cria une troisième voix au loin.

Merle entendit un bruit de course, des objets renversés et plusieurs nouveaux coups de feu, accompagnés d'un cri.

« Hey Eddie, tu l'as eue ? cria un des deux hommes juste à côté de Merle. Eddie ?!
- Chuis blessé putain ! Chuis blessé ! hurla le type.
- Tu l'as touchée ? Où est le type ?
- Ouais je crois ! Je…. »

Un coup de feu retentit, l'homme hurla.

« Combien vous êtes ? »

C'était la voix de Vi, par-dessus les cris d'Eddie.

« Dis-moi combien vous êtes si tu veux sauver ta deuxième rotule !
- Six ! On est six ! glapit le type.
- Vous êtes tous armés ? »

L'homme répondit un truc inintelligible. Un nouveau coup de feu retentit et il hurla de plus belle.

« Parle plus fort mon pote a pas bien entendu ! reprit Vi.
- On a tous des flingues ! Me tue pas j't'en supplie, me tue pas ! »

Merle entendit un dernier coup de feu puis plus rien.

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Vi braqua le flingue droit sur la tête du type et appuya sur la détente. Le coup de feu résonna à travers le supermarché et tout redevint étrangement silencieux.

« Nom d'une bite, qu'est-ce qu'ils ont tous les gens à vouloir me tirer dessus ces jours-ci ? » marmonna-t-elle.

Sans perdre de temps, la jeune fille fit les poches du cadavre. Elle y trouva une seconde arme, plus petite, et deux chargeurs. Elle n'avait aucune idée de comment on faisait pour recharger une arme à feu, mais Merle savait certainement. Elle fourra les munitions dans sa poche et se dirigea vers l'autre partie du magasin, un revolver dans chaque main, l'arbalète dans le dos.

Elle se dirigea prudemment à l'endroit où Merle et elle avaient mangé précédemment et y récupéra son sac. Pas question de partir d'ici sans sa pharmacie personnelle.
Elle entendit des coups de feu et des cris à quelques pas de là. Elle eut un petit sourire.
Pas la voix de Merle.

Elle rangea l'un des revolvers dans son pantalon et prit l'autre à deux mains. Elle courut dans la direction des cris et se retrouva face à un type au détour d'un rayon. Ils tirèrent tous deux simultanément.
Une boîte de conserve explosa à quelques centimètres de la tête de Vi.
Elle continua à tirer, les bras tendus devant elle, tout en reculant. Elle n'eut même pas le temps de se dire que l'autre tirait aussi et risquait de la toucher, elle était tellement sous le coup de l'adrénaline qu'elle vida son chargeur entièrement sans même viser. Le type s'effondra, criblé de balles.

Un second homme déboula à une vingtaine de mètres de là et fit feu.
Elle bondit pour se mettre à couvert de l'autre côté du rayon… et tomba nez à nez avec Merle.

« T'en fais un de ces boucans, sale gosse ! »

Sa hache était tachée de sang.

« Comment est-ce qu'on recharge un flingue ?
- Comment on … ? Quoi ?!
- J'ai jamais tenu une arme de ma vie. J'ai aucune putain d'idée de comment…
- Tu te fous de ma gueule ou quoi espèce d'abrutie ?! »

Elle ouvrit la bouche pour répondre mais un coup de feu retentit et plusieurs bouteilles explosèrent juste au dessus d'eux.

« Donne-moi ça débile ! » dit Merle en prenant le revolver qu'elle avait dans le pantalon.

Il eut juste le temps de tendre le bras et de tirer sur le type qui passait le coin du rayon. Ils firent feu quasiment au même moment.
Une balle alla se loger dans le carrelage juste à côté de la main de Vi.
L'autre atteignit l'homme pile entre les deux yeux. Sa tête partit en arrière et il tomba à la renverse.

« Waow, tu tires super bien ! » fit Vi en souriant.

Elle avait l'air de beaucoup s'amuser.

« File-moi ton flingue espèce de tarée ! »

Elle le lui tendit accompagné d'un des chargeurs.

« J'en ai un deuxième, précisa-t-elle alors qu'il rechargeait.
- Donne-le moi. »

Il lui rendit l'arme rechargée et prit le second chargeur, qu'il mit dans sa poche.

« Il reste plus qu'un type, annonça-t-il. On se sépare et le premier qui le trouve le descend. »

Elle hocha la tête.

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Vi longea plusieurs allées silencieusement, cherchant à repérer le moindre bruit.
Elle entendit soudain un coup de feu et le miaulement d'une balle rebondissant sur le métal du rayonnage, juste à côté d'elle. Elle recula prudemment jusqu'au bout de l'allée. Soudain, quelque chose la frappa violemment à la tête. Sa vision se brouilla et elle tomba à genoux. Elle sentit un truc dur appuyer contre sa tempe.

« Bouge pas salope ! Bouge pas d'un poil ou je t'explose la tête ! Lâche ton arme ! »

Elle laissa tomber le revolver. Le type lui attrapa le bras et le lui tordit dans le dos, sans cesser de lui appuyer le canon de son arme sur la tête.
Elle poussa un cri de douleur.

« Hey connard, tu m'entends ? cria l'homme. J'ai ta copine en joue là ! Fais pas le con ou je lui explose la cervelle ! »

Vi tenta de se débattre, mais tout ce qu'elle réussit à obtenir fût un second coup sur le crâne.

« Viens là où je peux te voir, les deux mains en l'air ! » continua le type.

Elle rigola.

« Les deux mains ? Il va avoir du mal !
- Ta gueule, putain ! »

Il lui asséna un violent coup de crosse sur la tête. Vi gémit. Des points noirs dansaient devant ses yeux, mais elle continua à ricaner.

« C'est tout ce que t'as trouvé pour espérer sortir d'ici vivant, une prise d'otage ? T'es vraiment trop con, c'est navrant.
- Ta gueule ! »

Il reprit à haute voix, à l'adresse de Merle.

« Hey t'es sourd ou quoi ?! J'vais la buter si tu fais pas ce que je te dis ! »

Il tordit encore davantage le bras de Vi. Elle cria de douleur.

« Aïe, putain de merde ! C'est bon il a compris, pas besoin de me casser le bras ! Ça sert à rien de toute façon, parce qu'il va absolument pas se rendre. Merle, il en a strictement rien à foutre de ma gueule, tu peux me tuer, ça lui fera ni chaud ni froid. Et à moi non plus d'ailleurs.
- Et si je te fais sauter les genoux, comme tu l'as fait à Eddie, ça te fera toujours ni chaud ni froid salope ?
- Vas-y, fais-toi plaisir ! » rétorqua Vi en rigolant.

Le type appuya le canon de l'arme sur la jambe de son otage. La jeune fille ferma les yeux et retint son souffle.
Et c'est alors que le ciel leur tomba littéralement sur la tête.

Une partie du rayon en métal haut de plus de deux mètres bascula brutalement avec tout son contenu dans un fracas infernal. Vi se roula en boule instinctivement, le type hurla en déchargeant son arme frénétiquement. Des conserves roulèrent dans tous les sens, des bocaux explosèrent alors que Merle, qui était tombé avec le rayonnage sous le choc de la poussée, se relevait avec un sourire féroce.

Il entendit l'homme pousser des cris inarticulés de dessous le tas de métal et il sauta à pieds joints à l'emplacement d'où ils semblaient provenir. Un bruit d'os brisés et des hurlements lui répondirent, il prit son arme et tira à travers le métal jusqu'à ce qu'il n'entende plus aucun bruit.
Il jeta un coup d'œil par delà le bord du rayon effondré. Une flaque de sang s'étendait vers l'extérieur.
Merle regagna le sol avec un grognement satisfait.

Il entendit un gémissement faible suivit d'une quinte de toux.

« T'es encore vivante ?
- À ton avis, connard de manchot de merde ! geignit Vi depuis le dessous du rayonnage. »

Merle se pencha, cherchant à voir quelque chose dans l'amas de ferraille et d'objets.

« T'es blessée ?
- Je sais pas, j'ai mal partout et j'arrive pas à bouger »

Merle n'essaya même pas de soulever l'étagère. Vu le poids qu'elle faisait, c'était juste impossible. Il avait déjà dû y mettre toute sa force et son élan pour la faire basculer.
Il se mit à plat ventre et farfouilla sous le rayon. Sa main rencontra quelque chose de mou et un cri de douleur l'informa que c'était bien Vi.

« C'est quoi que je tiens, là ?
- Mon bras, gros con ! »

Il sentit que ça bougeait sous ses doigt. Une main froide rencontra la sienne.

« Je crois que je suis entre deux rayonnages en fait, expliqua Vi.
- L'autre connard t'a tiré dessus ?
- Nan je crois pas. Mais je pense que j'ai un bras cassé, ou l'épaule, quelque chose dans le genre, ça fait un mal de chien », répondit la jeune fille, la voix légèrement étranglée.

Merle retira sa main et se releva.

« J'imagine que l'étagère était plus facile à faire tomber qu'à soulever, dit Vi calmement.
- Exact.
- Comment on va faire alors ?
- On ? C'est qui ça on ? rétorqua-t-il. C'est chacun pour sa gueule, tu te souviens ?
- Ah ouais, en effet, c'est ce qu'on avait dit. Bon, ben c'est maintenant qu'on se dit adieu alors je suppose, pas vrai Merle ? »

La voix de la jeune fille était calme, presque amusée. Merle ne douta pas une seule seconde qu'elle souriait en disant ça.

« C'est probable », répondit-il.

Aucune réponse n'arriva de dessous le rayon.

« Vi ?
- En tous cas je me serai bien amusée en ta compagnie, Merle, ça on peut pas dire qu'on s'ennuie avec toi. Tu sais que c'est la première fois de ma vie que je tire avec un vrai flingue ? T'as vu ça un peu, j'ai tué trois mecs, comme ça, bang, j'en reviens pas ! dit-elle, exaltée. C'est bien plus lourd que ce que je pensais, un flingue. Et le recul, ça m'a vraiment surprise, je m'attendais pas à un truc comme ça. J'ai failli me retrouver sur le cul la première fois. »

Merle ne répondit rien. On pouvait dire ce qu'on voulait de Vi, mais en tous cas, elle avait des nerfs d'acier. Peu de personnes étaient capables de tuer de sang froid comme ça, sans même réfléchir. Encore moins quelqu'un qui n'avait jamais tenu une arme. Il avait du mal à se dire que la personne qui venait juste d'abattre trois hommes armés de sang froid en moins de deux minutes était la même gamine qui avait failli mourir d'un saignement de nez quelques jours plus tôt.

« Bon je veux pas te retenir plus longtemps hein, t'as sans doute des tas de trucs à faire, du genre t'entraîner à faire tes lacets avec une seule main, reprit Vi.
- Très drôle. »

Un petit rire provint de sous l'étagère.

« Je te proposerais bien de récupérer mon sac avec mes médocs, ma weed et mon tabac, mais c'est moi qui l'ai, c'est pas ton jour de chance Merle.
- Tant pis. Hey, avant que je parte en te laissant crever comme un chien… pourquoi tu voulais aller à Nantucket?
- Pour les baleines.
- Quoi les baleines ?
- T'as jamais lu Moby Dick ?
- Nan.
- Tu devrais, c'est un très bon livre. Et bien le début de Moby Dick se passe à Nantucket, c'est là que le héros embarque sur un baleinier. J'ai beaucoup aimé comment l'auteur décrit l'ambiance du port, la vie des marins, les bateaux. Je sais que c'est plus comme ça aujourd'hui, mais il parait que les baleines, on peut encore les voir. Et puis il y a le Whaling Museum, le musée de la pêche à la baleine. Ils ont un vrai squelette de baleine au plafond, c'est la classe ultime ! »

Elle laissa passer un silence.

« Tu trouves ça complètement con, hein ?
- Oui », admit Merle.

Quelque chose clochait. La respiration de Vi avait changé. Il se pencha de nouveau et tendit l'oreille. Elle respirait difficilement. En fait, elle suffoquait.

« Qu'est-ce qui se passe ?
- … asthme… articula-t-elle entre deux expirations laborieuses et sifflantes.
- T'as pas ton truc, là, l'inhalateur ?
- … sac… peux… pas bouger.
- Putain t'as vraiment décidé d'être casse couilles aujourd'hui !
- … t'faire…. foutre… répondit une voix presque inaudible.
- Toi vas t'faire foutre, putain d'emmerdeuse ! »

Merle se remit à plat ventre et tendit le bras le plus loin possible. Il trouva ce qui devait être l'épaule de la jeune fille et tâtonna jusqu'à ce que sa main rencontre le sac dans son dos. Il tira et batailla pour le dégager. Il fouilla dedans à l'aveuglette de longues secondes avant de réussir à mettre la main sur l'inhalateur, qu'il reconnut à sa forme particulière.

« C'est bon je l'ai, prends-le avec ta main libre. »

Pas de réaction.

« Putain Vi, bouge ton cul ! Tu vas quand même pas crever d'une crise d'asthme après avoir échappé à des mecs qui te tiraient dessus ! »

Une main tremblante finit par frôler la sienne, il y fourra l'inhalateur et retira son bras.
Il l'entendit prendre plusieurs grandes inspirations, rythmées par le pshit de la Ventoline. Suivit une quinte de toux bruyante qui s'acheva sur un borborygme lorsqu'elle cracha du sang.

Merle se mit debout.
Il venait de décider que ce petit jeu avait assez duré. Il voulait s'amuser un peu avec les nerfs de Vi et voir comment elle réagirait s'il faisait mine de la laisser sous son étagère, mais le résultat était moins marrant que prévu. À vrai dire, il était plutôt vexé qu'elle arrive à demeurer aussi calme et détachée. Pas comme lui qui avait flippé comme un malade menotté à son tuyau.
Soit elle était complètement tarée, soit c'était la personne la plus courageuse qu'il ait jamais rencontrée.
Et dans tous les cas, continuer à lui faire croire qu'il allait la laisser là-dessous était franchement stupide.

« Doit y avoir un rayon automobile dans ce magasin.
- Quel rapport ? demanda une voix faiblarde depuis le dessous du rayonnage.
- Le rapport c'est qu'il y a probablement des crics, grosse débile », rétorqua Merle en s'éloignant.

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Le prochain chapitre est le dernier de ce tome 1. Et oui, déjà ! Vous y trouverez un changement de look, une chemise précieuse et la naissance d'une légende.