Chapitre 15 : Cap au Nord
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L'agent secret du Destin qui, invisible, exerce sur moi une surveillance constante, me suit discrètement et m'influence de manière inexplicable, répondra mieux que quiconque à cette question. Sans doute aucun, mon départ pour la pêche à la baleine figurait depuis bien longtemps au programme grandiose de la Providence.
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Merle revint quelques minutes plus tard avec deux crics, qu'il plaça sous l'étagère, et entreprit d'actionner les leviers l'un après l'autre.
Vi hurla de douleur lorsqu'il la saisit par le bras pour la tirer. Il sentit immédiatement ce qui clochait : elle avait l'épaule droite démise. À part ça, rien de cassé. Des tas de contusions, une plaie à la tête là où le type l'avait cognée avec le revolver, rouvrant la blessure qu'elle s'était faite en passant à travers la fenêtre quelques jours plus tôt, mais rien de grave au final.
Elle hurla en le traitant de tous les noms lorsqu'il lui remit l'articulation de l'épaule en place.
Il l'aida à se relever et elle fit jouer son épaule prudemment.
« Wouaow ! s'exclama-t-elle, admirative. Comment t'as fait ça ?
- Magique. »
Ce n'était pas la première fois qu'il avait à gérer une luxation. C'était le genre de choses qui arrivait plus souvent qu'on ne le pensait quand on vivait sous le toit d'un type qui avait pour habitude de secouer ses gosses comme des pruniers en leur tapant dessus. Aller se faire soigner à l'hôpital était un luxe dont lui et son petit frère avaient appris à se passer.
Vi sourit.
« Bon, on a bien mérité un verre tous les deux, non ?
- Tout à fait. »
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« À ton avis, ils voulaient quoi, les six connards ? demanda Vi en triant ses pilules, composant son habituel cocktail médical, toujours dans des doses aussi extravagantes.
- Chais pas, nous dépouiller j'imagine », répondit Merle.
Il se tenait derrière elle et vérifiait son épaule.
« Tiens-toi droite. »
Il tâta l'articulation de l'épaule saine, puis de celle blessée, pour les comparer.
« Ouille ! Moins fort ! Ça fait mal ! protesta Vi.
- Évidemment que ça fait mal, tu t'es déboîté l'articulation, répliqua Merle. Bouge un peu. »
Il sentit l'épaule jouer sous ses doigts. Tout semblait à sa place.
« Évite de bouger le bras pendant deux trois jours. Le mieux ce serait de le mettre en écharpe. »
Elle hocha la tête.
Merle retira sa main. La carrure de Vi, ses os saillants, sa façon de se tenir penchée légèrement vers l'avant, les épaules un peu en dedans, tout ça lui rappelait un peu Daryl ado. En plus maigre.
« Comment tu te sens ?
- J'ai mal partout. On dirait qu'une étagère en fer de deux mètres de haut remplie de conserves m'est tombée dessus… oh mais attends, c'est vrai, une étagère m'est tombé dessus pour de vrai ! dit-elle sarcastiquement. Je me demande quel gros bourrin a bien pu la pousser ?
- Je peux te remettre dessous si t'es pas contente, proposa Merle.
- Non merci, sans façon. En tous cas, bordel, t'es un putain de costaud ! Le coup de l'étagère, c'était vraiment impressionnant ! Et avant ça tu m'as quasiment soulevée d'une seule main ! Et hier, t'as couru en me portant ! fit remarquer Vi, sincèrement admirative.
- Ouais enfin ça c'était pas difficile, t'est vraiment un sac d'os ! répondit Merle, railleur.
- N'empêche… j'aimerais pas avoir à me battre contre toi un jour. T'es vraiment effrayant quand t'es énervé. D'ailleurs heureusement qu'ils sont arrivés les autres blaireaux, parce que quand tu m'as chopé par la chemise j'ai vraiment cru que t'allais me tuer ! »
Merle éclata de rire.
« T'es pas mal dans ton genre non plus. Tu paies pas de mine comme ça mais t'as descendu trois mecs de sang froid, c'est plutôt couillu j'avoue. Et l'autre trou du cul, il était sur le point de te faire exploser le genou et t'as pas cillé, t'es restée là à te marrer.
- Pourquoi tu m'as sorti de sous le rayonnage ? demanda-t-elle, presque sérieuse.
- Pour le sac », lâcha Merle malicieusement.
Vi rigola.
« Et parce que je me suis rendu compte que j'allais perdre mon pari, ajouta-t-il. J'ai misé sur l'estomac, pas sur une étagère.
- Bah tu t'en fous maintenant du pari non ? Vu que je vais à Nantucket et toi non, tu sauras jamais ce qui m'aura tué.
- Qui a dit que j'venais pas ? répliqua Merle.
- Toi. Tu l'as dit y a moins d'une heure.
- Nan. J'ai dit que c'était une idée de con, ridicule et stupide. Mais j'ai jamais dit que je venais pas.
- Sérieux ? Alors tu vas vraiment m'accompagner jusqu'à Nantucket, voir l'océan, les baleines, tout ça ? demanda Vi, incrédule.
- Bien sûr que oui, c'est ce que j'ai dit hier. Qu'est ce que tu crois, que les Dixon changent d'avis comme de chemise ?
- J'ai pas l'honneur de connaître le reste de la lignée, mais vu la fréquence à laquelle le Dixon que je connais change d'habits, il doit effectivement pas changer d'avis souvent, admit-elle en souriant.
- Je viens mais à une condition ! » Merle fronça les sourcils. « Que tu mettes des fringues propres et que tu te laves un minimum ! Parce que c'est hors de question que je passe plusieurs jours coincé avec toi dans une voiture dans ces conditions ! Tu pues le sang et la saleté à trois kilomètres, ta chemise, c'est un torchon, on dirait qu'on a épongé le sol d'un abattoir avec. J'arrive même pas à savoir de quelle couleur sont censés être tes cheveux. Et t'as la pire haleine que j'ai jamais sentie venant de quelqu'un encore vivant. Sérieusement, j'ai vu des rôdeurs moins dégueus que toi !
- Ok chef ! répondit la jeune fille en se mettant au garde à vous.
- Repos ! dit Merle en souriant. Bon moi je m'occupe du véhicule et de l'essence, toi tu gères les provisions, le matériel et l'hygiène personnelle. Et ne bouge pas ton épaule dans tous les sens.
- Oui capitaine !
- Et tu trouves une putain de carte routière », ajouta Merle en s'éloignant.
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Le premier truc que fit Vi fut d'exploser le cerveau de chacun des six cadavres, à l'aide d'un tournevis et d'un marteau.
Elle s'occupa ensuite de trouver plusieurs caisses en plastique et les remplit de choses qu'elle estima utiles : alcool, nourriture, eau, alcool, vêtements, outils, alcool, ustensiles de cuisine, produits de toilette, serviettes… alcool ! Tout cela l'amusa beaucoup, le fait de lister tout ce qui était essentiel pour s'habiller, se laver, se nourrir, et faire en sorte de faire tenir tout ça dans une voiture, c'était comme un déménagement, ou plutôt, comme un emménagement en plus petit. C'était comme un jeu, le jeu de l'inventaire, et il fallait que ce dernier soit parfait. Elle trouva un atlas routier détaillé du pays et le fourra dans son sac à pharmacie, et fit une pile d'oreillers et de couvertures.
Une fois le jeu de l'inventaire terminé, elle prit plusieurs seaux au rayon d'entretien de la maison, les remplit à l'aide de bouteilles d'eau minérale et entreprit de se laver entièrement. L'idée que Merle puisse revenir et la trouver en slip au milieu du supermarché en train de se savonner ne lui traversa même pas l'esprit, de toute façon elle n'était pas pudique et se fichait qu'on puisse la voir.
Elle se lava les cheveux plusieurs fois et s'offrit même le luxe d'utiliser un après shampoing.
Elle éclata de rire en voyant la couleur marron que prenait l'eau. Vi ne s'était pas lavée une seule fois depuis qu'elle avait quitté l'hôpital et n'avait pas changé de vêtements. Après tout, qui se souciait de mourir propre ? Pas elle en tous cas.
Elle se regarda dans un miroir de cabine d'essayage au rayon vêtements.
Elle était encore plus maigre qu'elle ne le pensait. Elle avait sans aucun doute perdu plus d'une quinzaine de kilos au cours des deux derniers mois. À force de dormir mal et de vomir plus de la moitié de ce qu'elle mangeait (quand elle mangeait !), elle avait fondu presque à vue d'œil. Son visage était d'une pâleur cadavérique et ses yeux étaient soulignés de cernes énormes, très sombres. Merle avait raison, c'était probablement une question de jours avant qu'elle passe l'arme à gauche. Le simple fait qu'elle tienne encore debout était un miracle. Un miracle qui avait pour noms Oxycontin, caféine, cocaïne et cannabis, le tout mélangé dans des doses de cheval et généreusement arrosé d'alcool et de café à chaque fois qu'elle parvenait à en dénicher. Ça lui coupait l'appétit, effaçait la fatigue, éloignait la douleur et lui évitait de cogiter.
À vrai dire elle ne se rappelait même plus la dernière fois qu'elle avait été clean, depuis qu'elle avait quitté l'hôpital elle s'était arrangée pour être toujours sous l'influence d'au moins un ou deux produits. Elle avait traversé les deux dernières semaines dans un état d'hilarité et d'euphorie quasi constant, ne s'inquiétant de rien et se foutant de tout.
Mais elle n'était pas stupide, elle savait que c'était une fuite en avant et que tous ces trucs la tuaient à petit feu aussi sûrement que sa maladie. Elle avait du mal à déterminer si ses vertiges, tremblements, maux de tête, saignements de nez et nausées étaient des effets secondaires des drogues ou des symptômes de la maladie, mais ce qui était sûr c'est que les premiers aggravaient sans aucun doute la seconde et vice versa, constituant un véritable cercle vicieux.
Vi savait déjà comment tout ça allait finir… mal.
Elle sourit à son reflet dans le miroir d'un air de défi.
Bien sûr que ça finirait mal.
Mais elle avait bien l'intention d'en profiter entre temps.
Surtout maintenant qu'elle avait un spectateur.
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Deux heures plus tard, ses cheveux étaient secs et coiffés, elle avait apposé un pansement sur sa plaie à la tête et s'était changée, abandonnant ses anciens habits pour des nouveaux, tout neufs et quasiment identiques aux précédents (jean, teeshirt et une chemise d'homme en flanelle).
Évidemment, elle n'avait pas du tout tenu compte de l'avertissement de Merle d'éviter de bouger le bras, et son épaule lui faisait un mal de chien. Elle se bricola une attelle qu'elle noua comme elle put.
Elle prit ensuite le temps de laver sa chemise bleue avec de la lessive et même de l'assouplissant, tant qu'à faire un truc, autant le faire bien. Et elle avait bien l'intention de crever avec cette chemise sur le dos et pas une autre.
Les premiers jours, elle avait conservée l'odeur de son précédent propriétaire, puis s'était mise progressivement à sentir uniquement le sang, la crasse et la sueur. Maintenant, elle sentait bon la lessive, et plus rien d'autre. Mais ça restait sa chemise quand même, même sans son parfum.
Cette chemise, sa pipe (elle en avait deux, mais seule celle au tuyau droit était à elle, elle avait trouvée la seconde en route) et la photo qu'elle avait dans une de ses poches… c'étaient les trois seules choses qui lui restaient d'avant. Les trois seuls objets auxquels elle tenait. Ses seules vraies possessions.
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Merle marchait dans les rues désertes et pour la première fois depuis longtemps, il n'avait pas l'impression d'être à moitié à poil. Il sentait le flingue rentré dans son pantalon, du côté droit, puisqu'il était désormais gaucher, prêt à être dégainé et à faire feu, et la simple présence de ce petit morceau de métal était rassurante. Ça avait beau être la fin du monde, les vieilles habitudes avaient la vie dure, et aujourd'hui encore plus qu'hier, il se sentait mieux avec une arme à feu à portée de main.
En plus de ça, il avait pu vérifier que, même de la main gauche, il tirait toujours plutôt bien. Une bonne chose. Seul point noir, recharger lui prenait beaucoup trop de temps d'une seule main. Il allait devoir s'entraîner pour améliorer ça. En attendant, il allait devoir mettre à contribution l'autre andouille de cancéreuse.
Ah non, c'est vrai, elle avait pas un cancer, elle avait un, quoi déjà ? Un Chauss et Strurg, quelque chose comme ça. Enfin, peu importe.
Il était plutôt content, plutôt soulagé à vrai dire. Rester avec Vi lui donnait un but, même si c'était un but très vague et stupide.
Sérieusement, Nantucket ? Et pourquoi pas Disneyworld tant qu'on n'y était ? Mais ça faisait quand même un endroit précis où aller.
C'était mieux que rien. Mieux qu'être tout seul.
Merle savait que c'était une de ses faiblesses, ça. Il n'avait jamais supporté d'être tout seul, depuis tout petit déjà, il recherchait la compagnie des autres.
Daryl, c'était tout le contraire. Enfant déjà, il était terriblement solitaire. Distant, indépendant. Il ne s'était pas arrangé en grandissant. C'était le pire asocial que Merle ait jamais vu. Il vivait tout seul, il n'avait quasiment aucun pote, jamais de petites amies, que des filles d'un soir qu'il mettait dehors poliment mais fermement une fois la baise terminée, il parlait le moins possible, n'avait aucun loisir à part la chasse, et même là, il chassait seul, des jours durant.
C'était toujours Merle qui devait lui téléphoner pour le faire sortir de son trou, pour aller faire un tour, boire un coup, faire une partie de chasse à plusieurs, l'emmener à des foires ou des trucs du genre, jamais le contraire. Daryl n'aurait même jamais fêté quoi que ce soit, pas même son propre anniversaire, si Merle ne l'avait pas poussé à le faire chaque année, se ramenant chez lui de force avec des potes et de l'alcool à profusion.
Il aimait à penser qu'il avait un effet positif sur son petit frère, qu'il le poussait à avoir une vie sociale et que c'était tant mieux. Il savait que Daryl appréciait sa compagnie. Il ne le disait jamais, mais ça se voyait. Quand Merle se ramenait chez lui à l'improviste avec des films et un pack de bière, Daryl ronchonnait à chaque fois, mais il ne disait jamais non.
Et lui aussi, il aimait passer du temps avec son petit frère. Daryl, c'était un type bien. Honnête, franc, pas compliqué, pas exigeant. C'était un putain de rabat-joie, et pour certains trucs, comme la drogue et les filles, il avait un balai dans le cul de trois kilomètres de long, mais il ne refusait jamais une bière, et il savait se marrer quand il fallait.
Ouep, c'était quelqu'un de bien, son petit frère.
Pas comme les gens qu'il côtoyait le reste du temps.
Son problème, c'était qu'il détestait tant la solitude qu'il préférait s'entourer de connards plutôt que d'être tout seul.
Il ne pouvait même pas supporter de rester une journée entière enfermé chez lui, fallait qu'il sorte, qu'il voie du monde, qu'il parle à des gens. Et il fallait bien l'avouer, les gens qu'il fréquentait, c'était clairement le bas du panier.
Des truands à la petite semaine, des chômeurs, des alcoolos, des camés, des demi-putes et des putes complètes, des Cendrillon de comptoir, qui restaient peu et partaient souvent en lui laissant la chtouille en guise de soulier de verre, des mecs dont il ne connaissait rien et ne voulait surtout rien connaître mais qui lui tapaient dans le dos vigoureusement en l'appelant « mon vieux pote Merle »… des déchets, des raclures et des saloperies. Mais on pouvait compter sur eux pour avoir le cul vissé à un tabouret de bar à n'importe quelle heure du jour où de la nuit, et ils ne refusaient jamais de trinquer, ne disaient jamais non à une partie de billard et ne lui demandaient pas grand-chose en retour.
Merle ne savait pas trop s'il détestait ou appréciait cette vie-là.
Des fois, il était ravi de son indépendance, ravi de l'image qu'il donnait de lui, celle d'un mec dur, sans attaches, sans faiblesses, qui pouvait picoler sans sombrer, séduire sans s'attacher, socialiser tout en était prêt à péter la gueule du premier qui le chatouillerait trop… les gens le respectaient et il aimait ça.
Mais parfois, il se disait qu'il était juste un con de plus parmi les cons, qui jouait un rôle à la con et que le plus triste dans tout ça, c'était que personne ne s'en rendait compte, personne n'essayait de voir un peu plus loin que ça, même pas lui.
Des fois il se demandait s'il avait raté sa vie.
Mais comme il n'arrivait même pas à définir ce que « réussir sa vie » pouvait bien vouloir dire précisément, il avait du mal à répondre à cette question.
Dans ces moments-là, il allait acheter le plus gros pack de bière possible et une demie tonne de chips goût tabasco, allait louer un ou deux westerns au vidéo club, et se pointait chez Daryl à onze heures du soir. Et Daryl ne disait jamais non. Même quand il avait fait une grosse journée et qu'il était crevé, même quand il bossait à six heures le lendemain, même s'il avait déjà vu un million de fois Le bon, la brute et le truand au point de connaître toutes les répliques par cœur, il ne disait jamais non.
Et c'était bien. Pour tout le reste, Merle n'était pas sûr, mais ça, au moins, c'était bien.
Merle croisa plusieurs voitures sur son chemin, mais ne s'arrêta pas. Quitte à choisir un véhicule et à passer un bout de temps dedans, il voulait choisir quelque chose de vraiment bien. Un truc qui roulait bien et qui était spacieux et confortable.
Et tant qu'à faire, maintenant qu'il n'avait plus besoin de la payer, autant s'offrir le luxe d'une voiture neuve.
En marchant à la recherche de la bagnole de ses rêves, il croisa quelques rôdeurs épars sur son chemin. Il préféra les planter à coups de poignard plutôt que de les exploser au pistolet.
Il se sentait plus en sécurité avec une arme à feu, mais, paradoxalement, il était conscient que s'il l'utilisait, le bruit risquait d'attirer un paquet de rôdeurs.
Finalement, le flingue était une sécurité symbolique. C'était sa présence qui le rassurait, pas son usage. Juste savoir qu'il était là.
Et c'était pareil pour Daryl.
Au final, il le voyait rarement. Ils habitaient dans la même ville, mais passaient peu de temps ensemble, peut-être une ou deux soirées par mois, pas plus. Mais ça lui suffisait. Il n'avait pas besoin de voir son frère souvent. Il lui suffisait de savoir qu'il était là, qu'il n'avait qu'à se pointer chez lui pour passer un moment en sa compagnie. Daryl ne disait jamais non.
Il se rappelait d'un soir en particulier.
Il était plus de minuit et il avait frappé à sa porte, une fois de plus. Il avait un pack de Bud, un paquet de popcorn taille XXL et Il était une fois dans l'Ouest. La porte s'était ouverte sur un Daryl à moitié à poil, en sueur et décoiffé (enfin, plus décoiffé que d'habitude).
Ils s'étaient regardés l'un l'autre, et Merle avait entendu une voix de fille, venant de l'intérieur de l'appartement, demandant qui c'était.
Et là, Daryl avait dit : « Je suis occupé. Reviens plus tard. »
C'étaient les mots exacts. Je suis occupé, reviens plus tard.
Sauf qu'il ne parlait pas à Merle.
Il s'adressait à la fille.
Lorsque Merle vit l'enseigne Dodge au bout de la rue, il poussa un petit cri de joie.
Une fois à l'intérieur de concessionnaire, il se sentit comme un gosse le matin de Noël.
C'était vrai ce qu'on disait, les petits garçons ne cessent jamais de jouer… c'est juste que leurs jouets deviennent de plus en plus gros, complexes et coûteux à mesure qu'ils grandissent.
Merle s'arrêta devant un SUV modèle Durango.
Sept places, vitres teintées, une banquette arrière immense, un espace conducteur qui ressemblait à un cockpit d'avion, des sièges larges et profonds, un coffre dans lequel on aurait pu caser un frigo, des rangements de partout, un pare brise large comme une baie vitrée et même des putain de portes-gobelets juste à côté du levier de vitesse.
C'était exactement le genre de voiture dont il avait toujours rêvé et qu'il n'avait jamais pu s'offrir.
Il avait sans doute acheté suffisamment de shit, de coke, de pilules et d'autres saloperies au cours de sa vie pour remplir trois bagnoles comme celle-ci, mais il n'aurait jamais pu s'en payer une. Plutôt ironique quand on y pensait.
Il ouvrit la portière. La voiture avait une odeur de neuf, de propre, de luxe.
Merle s'assit sur le siège conducteur, on plutôt s'y enfonça confortablement, posa sa main sur le volant, ferma les yeux et poussa un long soupir.
Elle avait p't'être raison finalement, l'autre ahurie.
La fin du monde, ça n'avait pas que des mauvais côtés.
Une fois qu'il eut trouvé les clefs du Durango et un peu d'essence à mettre dedans, il retourna là où il avait laissé la jeep la veille pour récupérer son matériel de camping.
Après quoi il se procura plusieurs bidons vides et de quoi siphonner, et employa un long moment à faire le plein du SUV.
Ce truc-là promettait déjà d'être gourmand en essence, mais tant pis, après tout Merle était un Américain doublé d'un redneck, la tentation de conduire une grosse voiture l'emporterait toujours sur les considérations matérielles en ce qui le concernait.
Il était déjà en train de réfléchir à la façon dont il pourrait customiser son Panzer moderne. Un coffre de toit, ce serait pas mal. Et un gros pare chocs aussi, en acier chromé, oh oui, ça ce serait le pied. Deux trois dessins sur la carrosserie, ça aurait de la gueule aussi, peut-être des flammes, ou bien un animal classe, genre un loup.
Alors qu'il était perdu dans les méandres de son mauvais goût, réfléchissant à une composition qui pourrait intégrer des loups et des flammes, il tourna au coin d'une rue et une rôdeuse apparut soudain au beau milieu de la route.
« Dégage, putain ! »
Loin d'obéir, la macchabée se dirigea droit vers lui.
Il tenta de donner un coup de volant pour l'éviter, mais il roulait trop vite pour ça. La voiture percuta la morte de plein fouet et l'envoya voler sur le capot, rebondissant contre le pare brise comme une poupée de chiffon.
Merle pila et considéra avec horreur la vitre maculée de sang.
« Bordel de nom de Dieu de saloperie ! Connerie de sac à pus de merde ! » gueula-t-il en actionnant les essuie glaces.
Il descendit de la voiture, furieux, et alla écrabouiller la tronche de la rôdeuse à coups de talons.
« Enculée de garage à bite d'enfant de putain ! Enfoirée de vieille merde desséchée ! Tu peux pas regarder où tu vas ? Ma Dodge toute neuve ! Bordel ! Chier ! »
Il considéra sa semelle pleine de sang et de bouts dégoûtants de Dieu sait quoi.
« Et ma putain de chaussure neuve aussi ! Rhâââ ! »
Il leva les bras furieusement.
« Monde de merde ! »
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Lorsqu'il se gara devant le Walmart quelques minutes plus tard, il était toujours d'aussi mauvaise humeur. Heureusement, l'autre saleté n'avait pas fait de dégâts, elle avait juste un peu bosselé le capot et laissé des morceaux de jambes sur le pare choc. Mais ça faisait chier quand même. Merde quoi, sa nouvelle voiture était restée neuve quoi ? Même pas une demi-heure.
En entrant dans le supermarché, il se rappela soudain que Vi avait tendance à avoir des réflexes rapides.
« C'est moi ! annonça-t-il à haute voix.
- Je commençais à me demander si tu reviendrais. »
Il sursauta. La voix venait de derrière lui.
Il se retourna et se retrouva bouche bée.
Pas en constatant que Vi s'était planquée entre deux caisses, flingue en main, après avoir entendu la voiture arriver. Ce n'était pas ça qui le surprenait le plus.
C'était son aspect. Il avait failli ne pas la reconnaître.
Elle avait toujours autant une tête de déterrée, avec son visage blême, ses pommettes saillantes et ses cernes sous les yeux, à part que maintenant, elle était propre (en gros, elle venait de passer du statut de presque rôdeuse à celui de cadavre à peine préparé pour les funérailles).
Mais ce qui était tellement différent, ce qui la changeait tellement, c'était ses cheveux.
Bon dieu, ses cheveux.
Tout ce qu'il en avait vu jusque là, c'était un paquet de boucles emmêlées, totalement crasseux, si gras qu'ils semblaient presque mouillés, et d'une couleur totalement indéfinie, une sorte de marronnasse clair.
Lavés et coiffés, c'était un autre monde.
Vi avait une masse abondante de boucles opulentes, foisonnantes, resserrées, des cheveux presque frisés qui couronnaient sa tête et ses épaules comme un nuage doré. Sa chevelure avait une couleur profonde, un blond vénitien éclatant, plein de reflets.
C'était étrange et presque dérangeant à voir, cette fille au physique si désastreux et aux cheveux si flamboyants de santé. On devinait que c'était l'unique chose chez elle qui n'avait pas été dégradée par la maladie, le seul trait physique qui était demeuré comme avant.
De voir de si beaux cheveux sur une fille si mal fichue, c'était plutôt ironique. Comme une mauvaise blague.
« Hum, pardon Madame, je cherche une gamine crasseuse fringuée comme une clodo, vous l'auriez pas vue dans le coin ? demanda Merle d'un ton badin.
- Ah, vous voulez dire Vi, l'éblouissante surdouée dont le charisme n'a d'égale que l'intelligence ? Vous avez cherché au rayon des solvants ? Elle doit être en train de sniffer quelque chose, répondit-elle sur le même ton.
- Ça te va bien, l'hygiène. T'es presque jolie.
- Presque ? répliqua Vi, faussement vexée.
- Ouais, si t'avais dix kilos de plus, des seins et un sac en papier sur la tête, je pourrais quasiment envisager de coucher avec toi.
- Vous alors, Monsieur Dixon, vous savez comment faire rougir une femme. C'est juste ballot que vous ayez l'âge d'être mon arrière-grand-père.
- Vilaine, et en plus de ça insolente », constata Merle.
Elle remit son arme dans son pantalon en rigolant.
« T'avais parlé d'une voiture, pas d'un mini bus, plaisanta-t-elle en montrant de la tête le SUV garé sur le parking. On est que deux, tu sais.
- Ça t'fera de la place pour étendre tes longues pattes, répliqua-t-il.
- Y a la clim, j'espère.
- Clim, autoradio, vitres électriques, fermeture centralisée…
- Douche, salon de massage, pédiluve, jacuzzi… »
Merle lui asséna une tape à l'arrière de la tête.
« Arrête de te moquer, morveuse, fais-voir les bagages plutôt.
- Oui, Cap'taine. »
Il inspecta le contenu des caisses et fut surpris d'y découvrir plusieurs objets électriques, dont un toaster, un chargeur pour piles et une bouilloire.
« T'es débile ou quoi, pourquoi tu prends ça ? Où est-ce que tu comptes les brancher ?
- Ah-ha ! Secret pour le moment ! C'est une surprise. »
Il haussa les épaules.
Il continua son passage en revue, s'intéressant plus particulièrement à la nourriture. Il y avait une grande quantité de conserves, de pâtes, de riz et de sauces. Une caisse entière était dédiée aux gâteaux, pâte à tartiner, bonbons, chips, chocolat sous toutes ses formes et tout ce qui pouvait se grignoter, salé comme sucré. Elle avait aussi consacré tout un petit carton aux épices, qui s'alignaient en une bonne dizaine de petites bouteilles en verre bien rangées. Il en sortit quelques unes et fronça les sourcils en lisant les étiquettes.
« Coriandre ? Cannelle ? Mais qu'est-ce qu'on va foutre avec ces merdes là ? »
Pour lui, l'assaisonnement se limitait à trois trucs, en forme de Sainte Trinité : sel, poivre, tabasco, et basta. Tout le reste, c'était du domaine de l'ésotérisme.
« J'ai pas l'intention de passer les derniers bons moments de ma vie à bouffer du thon en boîte à chaque repas, répondit Vi. Je veux une agonie gastronomique ! »
Merle haussa à nouveau les épaules. Si elle avait tellement envie de faire la cuisine, ce n'est pas lui qui allait s'en plaindre, loin de là.
« On manquera pas de picole à ce que je vois, fit-il remarquer en constatant qu'elle avait consacré un carton entier à l'alcool, ainsi que plusieurs packs de bière.
- Je me suis dit qu'on avait peu de chances de croiser les flics en route, alors autant en profiter. À ce propos, t'arrives à conduire d'une seule main ?
- Oh ouais, c'est pas si difficile. Il me faudra juste une assistante pour me tenir le volant pendant que je picolerai.
- Compte sur moi, chef ! Ça m'arrange que tu puisses conduire, parce que moi, je suis pas super douée pour ça. En fait j'ai presque jamais conduit de ma vie. Du coup je pourrai regarder comment tu fais. »
Merle la dévisagea, ébahi.
« C'est une blague ? »
Elle avait l'air tout à fait sérieuse.
« Tu sais pas conduire ?
- Nan, j'ai jamais pu passer le permis, y a un risque de crise d'épilepsie avec ma maladie. J'en ai fait quelques unes quand j'étais ado et depuis plus rien, mais mes parents ont quand même décidé que c'était mieux pour moi de pas conduire, expliqua Vi.
- Tu comptais aller jusqu'au Massachusetts à pieds ?
- Nan, je m'disais que j'apprendrais à conduire par moi-même en chemin. Tous les connards du monde ont une bagnole, je me suis dit que ça devait pas être si compliqué. J'ai essayé plusieurs fois d'utiliser des voitures ces dernières semaines, avec plus ou moins de succès, j'ai toujours pas pigé tout ce bordel avec les passages de vitesses. J'en ai crashé trois. Faut dire aussi qu'être tout le temps défoncée ça aide pas. J'en cherchais une nouvelle quand je t'ai trouvé.
- T'as jamais tenu une arme à feu et t'as pas le permis… t'es sûre que t'es Américaine ? »
En guise de réponse Vi se mit à chanter l'hymne national.
Merle se gratta la tête.
« Je commence vraiment à avoir un mauvais pressentiment à propos de ce voyage…
- Pas moi ! Je sens que ça va être un road trip épique, ça va être l'aventure de ta vie, tellement homérique que tes petits enfants te supplieront de la raconter sur ton lit de mort ! dit Vi en faisant des gestes emphatiques.
- Ouais, voilà, c'est bien ce que je disais.
- Oh s'il te plait, Papy Merle, raconte-nous encore une fois le fabuleux voyage que t'as fait avec cette fille géniale ! Oh non mademoiselle l'infirmière, ne débranchez pas le respirateur, laissez notre papy nous la raconter une dernière fois ! continua-t-elle d'un ton suppliant. Allez Papy, dis-nous encore comment tu as harponné la baleine blanche d'une seule main au beau milieu de la tempê…. Ouille ! »
Merle venait de lui asséner son poing sur le crâne.
« Dépêche-toi d'embarquer ton merdier dans la voiture et d'y carrer ton cul avant que je change d'avis ! grogna-t-il.
- À vos ordres, Capitaine Merle, parée à appareiller ! Cap au Nord ! »
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Et voilà, fin du tome 1. Merle et Vi sont désormais liés, aucun d'entre eux ne peut à cet instant se douter d'où les mènera leur voyage, et si on le leur disait, ils n'y croiraient pas de toute façon.
J'espère que vous avez apprécié votre lecture (ou relecture ?) et que nous nous retrouverons dans le Tome 2 : La tempête qui vient. Je le mettrai en ligne très prochainement.
En attendant, n'hésitez pas à me laisser des reviews, pour me dire ce que vous avez pensé, poser des questions, faire des critiques aussi, elles sont toujours bienvenues.
Merci de votre visite et à bientôt j'espère.
