SCENE 8

SORT CONTRE SORT

Harry avait de plus en plus de mal à convaincre Draco –et lui-même-- qu'ils devaient se nourrir. Cela faisait maintenant près d'une semaine qu'ils vivaient tous les deux dans un univers à part, où le temps se contractait bizarrement, transformant les heures en minutes et les minutes en secondes. Lorsque Harry parvenait à se souvenir que le monde ne se résumait pas à cette pièce qui leur servait de cachette, il traînait Draco dans les couloirs vides jusqu'aux cuisines et tentait de lui faire avaler de quoi survivre.

C'est ainsi que Ron les repéra le lendemain du jour où Azermius lui avait remis la potion et l'incantation. Il fut peiné et inquiet de voir les ravages que le poison avait faits sur les deux garçons en si peu de temps. La Potion infernale paraissait les pousser de plus en plus vers une destruction inéluctable. Convaincu qu'il était plus que temps de passer à l'action, il s'avança d'un pas ferme au devant d'Harry et tendit le bras pour l'arrêter. Au contact de la main de Ron sur sa poitrine, Harry eut l'air hébété d'un somnambule qui sort enfin de son rêve. Il baissa lentement les yeux sur cette main qui l'empêchait de poursuivre sa route puis les releva, jusqu'à ce que son regard rencontre celui de son ami.

Ron fut épouvanté de ce qu'il vit dans ces prunelles vertes. Il y avait là comme un monde entier inscrit en creux, dense et sombre, un enfer démentiel qui se nourrissait de l'âme même d'Harry. Electrisé, il retira sa main et détourna le regard. Un frisson douloureux lui parcourut le dos. Et puis, il se sentait tellement las et vide, soudain. Que lui arrivait-il ? Il se sentait si mal, tout à coup, proche de la nausée. Mais menacé d'être emporté par ce tourbillon malsain, il se ressaisit et appela de toutes ses forces l'image de sa bien-aimée et une voix amie se mit à crier dans sa tête : Secoue-toi, Ronald Weasley ! Tu ne dois pas laisser cela s'accomplir !

'Merci Hermione ! L'amour a un sacré pouvoir,' se dit-il. Evidemment, ce qu'il avait devant les yeux n'en était pas. Ce n'en était que l'odieux simulacre : un esclavage abject, et pire encore : totalement consenti. Il fallait rompre ce lien maléfique qui était en train de tuer ses deux victimes en les étouffant dans ses anneaux, inexorablement, un peu plus chaque jour qui passait.

'Harry, écoute-moi,' plaida-t-il, hurlant presque, d'une voix vibrant sous l'effet d'une panique grandissante. 'Tu es sous l'emprise d'un charme très puissant qui te fait oublier qui tu es ! Harry, réponds-moi ! Il le faut ! Je peux encore vous sauver tous les deux, toi et Draco, mais il faut m'obéir. Est-ce que tu m'entends ?'

'Oui,' murmura Harry, 'je savais bien…un charme…oui.' Les mots venaient de loin, arrachés à ce qui restait de conscience et de libre arbitre dans le garçon qu'il avait été naguère, mais ils venaient. Ron soupira, reprit espoir dans ce sursaut de conscience, s'y accrocha et parla, parla à Harry, à l'ami qui se terrait au fonds de ce corps amaigri, qui criait peut-être à l'aide. Il fallait le convaincre de mettre un terme à cette passion surnaturelle qui les dévorait, lui et son amant. Convaincre, convaincre à tout prix ! Il avait empoigné Harry, renforçant l'impact de ses paroles par la pression de ses mains sur ses bras, tandis que Draco marmonnait des sons incohérents, accroché comme un petit enfant à la robe de Harry. Il avait appuyé sa tête blonde sur l'épaule de son amant et cherchait le contact rassurant de tout son corps à travers le tissu noir. Ron vit dans les yeux bleus de Draco les mêmes images insoutenables qui l'avaient presque vaincu tout à l'heure, mais il les combattit cette fois et parla à Draco et Harry, parla encore, ses mots allant de l'un à l'autre, sans cesse : 'Draco ! Reviens ! Harry ! Reviens ! Il faut revenir ! Vous pouvez revenir.' Il ne s'arrêterait que lorsque la sommation aurait enfin fait son chemin dans les consciences ensorcelées et les ramènerait sur les rivages de ce monde.

Quelque chose enfin fit surface dans leur regard, une infime parcelle d'eux-mêmes conjurée par la voix de Ron. C'était maintenant ou jamais : il lui fallait obtenir leur consentement mutuel. Il posa donc la question : 'Draco, Harry, voulez-vous être délivrés de ce sort qui vous lie ?'

Et le miracle eut lieu. Draco fit un faible signe de tête mais c'était un « oui » indéniable ; Harry prononça le mot d'une voix rauque.

'Draco, bois cette potion et Harry va lire l'incantation qui activera le contre sort ! Courage ! Tout ira bien !' Il plaça fermement le flacon débouché dans la main de Draco et tint le parchemin déroulé devant les yeux d'Harry. Mais les mots ne venaient pas, la formule en latin trop difficile à prononcer pour son esprit affaibli. Alors, pendant que Draco buvait la potion, Ron lut l'incantation lentement, vers après vers, et Harry répéta après lui :

'Cum abyssus abyssum invocet' - 'communi consilio decrevi'- 'ignem et furorem amoris' -

'ad libitur sine prole' - 'amantes ad astra eripere.' - 'Cum amor ordinem nesciat' -

'secum alteros eripient.' - 'ita dixi.'

Hermione avait laissé à Ron le soin de repérer Harry et Draco. Elle se sentait un peu déroutée par toute cette histoire et n'osant avouer sa gêne à Ron après lui avoir reproché son étroitesse d'esprit, elle préférait qu'ils se débrouillent entre garçons. Elle avait beau se dire qu'en théorie les liens entre personnes d'un même sexe ne la dérangeaient pas, elle restait consciente que tout cela n'était justement que de la théorie. Elle refusait carrément d'imaginer ce qui avait bien pu se passer entre Harry et Draco, personnes de chair et d'os, qu'elle connaissait depuis qu'ils avaient onze ans ; cela lui était impossible. Pas Harry, pas Draco ! Elle refoulait tellement la vérité insolite de ce couple qu'elle ne parvenait à y voir que les effets pervers d'un maléfice particulièrement odieux. 'Enfin,' se dit-elle, 'toute cette histoire ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir. Que restera-t-il de tout ça dans l'esprit de Harry ? Le pauvre garçon n'avait vraiment pas besoin de cette affaire. Et Malfoy pourra-t-il oublier qu'il s'est amouraché de son pire ennemi ? Au mieux cela lui rabattra un peu son caquet, à ce petit prétentieux ; au pire, il aura évolué vers de meilleurs sentiments et la pierre qui lui sert de cœur se sera ramollie un peu après cette expérience.'

Elle en était là de ses rêveries lorsqu'un grondement sourd se fit entendre. Elle s'approcha de la fenêtre et vit qu'un orage se préparait. De lourds nuages menaçants envahissaient le ciel à une vitesse stupéfiante, donnant au lac une couleur de plomb qui la mit aussitôt mal à l'aise. Un éclair déchira les nuages, puis deux, puis tout un réseau crépitant fendit les masses noires qui s'agitaient au dessus de Hogwarts. Instinctivement Hermione avait reculé jusqu'au centre de la pièce. D'ordinaire les orages ne lui faisaient pas peur, mais celui-là avait quelque chose de si soudain, de si intense, qu'elle ne put s'empêcher de songer à la manifestation d'une force primordiale bien plus puissante que la magie qu'on pratiquait actuellement dans le monde. Elle avait la chair de poule et restait comme paralysée devant le déchaînement des éléments. Le ciel avait pris une teinte jaunâtre de fin du monde et les éclairs redoublaient. Maintenant, elle sentait les impacts chaque fois que la foudre touchait le sol quelque part. Sous ses pieds la terre tremblait. Les secousses telluriques s'accéléraient, s'intensifiaient. Elle vit tomber une gargouille qui ornait la tour d'astronomie, frappée par un éclair dans un fracas d'enfer. Alors, elle hurla, en proie à la panique la plus totale et ses jambes se mirent à courir malgré elle. Elle n'avait plus qu'une idée à l'esprit : retrouver Ron, se mettre sous sa protection. Hurlant toujours, elle se précipitait vers l'endroit où Harry et Draco avaient été aperçus pour la dernière fois. Ce qu'elle vit en y arrivant la cloua sur place.