L'hébergement

Lorsqu'Ennis passa le pas de la porte d'entrée de la maison de sa fille, assis dans sa chaise roulante et poussé par Alma Jr., il se sentit vraiment vulnérable. Il détestait se sentir ainsi. Il aurait préféré retourner chez lui, dans sa maison mobile, miteuse, mais à lui. Il se sentait comme un inconnu dans cette maison, même si c'était celle de sa fille et qu'elle était de loin plus belle et plus propre que sa caravane. Il était venu plusieurs fois, mais c'était toujours pour une soirée. Jamais il n'avait dormi dans cette maison. Jamais il n'avait voulu dormir dans cette maison. Mais là, il n'avait pas vraiment le choix. Il était faible et, il détestait avoir à l'avouer, il avait besoin de quelqu'un pour s'occuper de lui. Sa fille était la seule à pouvoir le faire. Son ex aurait peut-être accepté, mais pour rien au monde il n'aurait voulu que son ex le voit aussi misérable. Il ne lui donnerait pas cette satisfaction. Il aurait réellement préféré rentrer chez lui, mais sa fille avait quand même réussi à le convaincre...


La machine qui faisait ce bruit continu et énervant lui avait été rétiré et on lui avait dit qu'il pouvait quitter l'hôpital le lendemain. Ennis en était réjoui, mais ce fut de courte durée car le docteur lui avait ensuite dit qu'il ne devait pas rester seul et qu'il était préférable qu'il ne retourne pas tout de suite dans son trou perdu, au cas où il y aurait une urgence. Une heure plus tard, sa fille était à son chevet.

«Viens chez moi. Je prendrai soin de toi.» dit-elle sans même tenter de tourner autour du pot.

Son père grinça des dents. Il détestait entendre une telle phrase. Il n'avait besoin de personne.

«Non. Je vais parler au docteur. Je peux très bien m'occuper de moi-même. Je l'ai fait pendant plusieurs années.»

«Tu sais parfaitement que ce n'est pas pareil. Tu es faible.»

Encore une fois, il grinça des dents. Faible. Il était faible. Faible. Faaaiiiiibleeeee! Ce mot résonnait dans sa tête comme s'il annonçait la fin du monde.

«Je ne suis pas faible! Je vais très bien! Je vais rentrer chez moi, dans ma caravane miteuse, dans MES affaires et tout va bien se passer.»

«Non.»

«Quoi, non?»

«Je me suis déjà arrangée avec ton docteur. Tu viens chez moi.»

«Eh bien, tu vas retourner le voir et lui dire que les plans ont changé.»

«Les plans n'ont pas changé et ne changeront pas. Et ne dit pas que tu vas parler à ton docteur car il ne t'écoutera pas! Voilà tout! Tu viens chez moi, point à la ligne.»

Ennis grogna et reposa lourdement sa tête sur l'oreiller dur et inconfortable, vaincu. Il savait qu'il ne servait à rien d'insister. Elle pouvait être une vraie tête de mule. Elle lui ressemblait tant parfois...


«Voilà ta chambre» dit gaiement Alma Jr. tout en poussant son père à l'intérieur de la petite pièce.

Ennis dût admettre que cette chmabre était belle et semblait confortable. Il préférait son divan-lit défoncé et défraîchi, mais il devrait se contenter d'un lit propre et confortable. Sa fille l'aida à se lever de sa chaise roulante et à s'allonger sur le lit. Qu'est-ce qu'il détestait se sentir si pitoyable!

«Ça va aller?» demanda la jeune fille.

Son père grogna quelque chose qui ressemblait à un «oui». Elle lui sourit et quitta la pièce en silence. Ennis resta longtemps seul, étendu. Il se sentait mou, faible. Il avait l'impression d'être un intrus. Six mois auparavant, il avait voulu en finir parce qu'il croyait être un intrus dans la vie. Cette fois, il n'avait pas envie de se suicider, même s'il disait si souvent qu'il préférait mourir plutôt que de se faire entretenir. Le temps avait détrompé sa phrase fétiche. Il avait tenté de se tuer pour libérer son entourage, dont sa fille, et le voilà qu'il était un fardeau pour elle. Mais, malgré tout cela, il n'avait plus envie d'en finir. Peut-être parce qu'il avait peur d'à nouveau rater son coup pour se retrouver dans cet horrible hôpital avec cette machine dont le bruit continu était TRÈS énervant. Mais c'était surtout parce qu'il avait réalisé que sa fille l'aimait. Il avait beau être un fardeau, elle l'aimait et il le savait maintenant. Il lui avait fait très peur et ça aussi, il le savait. Il ne pouvait pas se permettre d'en douter, car elle avait parcouru une très longue distance à une vitesse inimaginable pour se rendre à Brokeback. Elle l'avait sorti de l'eau à temps. Il était encore vivant, mais il était inconscient. Elle avait alors cru que c'était la fin. Elle l'avait conduit tout aussi rapidement à l'hôpital où il avait passé six mois dans le coma.

Il repensa alors à Jack. En fait, depuis qu'il était réveillé, il ne cessait de penser à lui. À vrai dire, il avait tout le temps pour y penser, puisqu'il passait le trois quart du temps couché. Il repensa à l'hallucination qu'il avait eu avant de perdre connaissance. Il s'était senti si bien, l'espace d'une minute. S'il était mort à ce moment, il serait parti en paix. Mais il n'était pas partit et, malgré tous les désavantages de la situation, il était loin de le regretter. Il était heureux d'être resté. Seul ombre au tableau, à l'exception du fait qu'il pouvait à peine marcher pour l'instant: Jack lui manquait deux fois plus. Il aurait tant aimé que Jack soit là. Il aurait su comment le consoler, comment l'aider. Ennis se redressa pour s'asseoir sur le bord du lit. Tranquillement, il prit appui et se leva lentement. Il manqua tomber sur le sol, mais reprit équilibre juste à temps. Ses jambes tremblèrent un moment avant de se stabibliser. Il avait l'impression qu'il pourrait s'écrouler à tout moment. Il fit quelques pas lents pour se rendre à l'armoire située à sa gauche. Il trébucha juste avant d'être à destination et réussit à s'agripper à une des fentes de la porte du placard. Il se redressa lentement, heureux que personne n'ait été témoin de la scène. Soudain, sans crier gare, une vague de désespoir l'envahit. Quelques larmes apparurent dans ses yeux. Il tenta de les refouler, mais n'y parvint pas. Il s'accota le dos sur la porte d'armoire et glissa jusqu'à être assis sur le sol. Il éclata en sanglots. Il s'en était toujours empêché. Il n'avait pleuré que très rarement dans sa vie, et ces quelques fois étaient presque toujours arrivées après la mort de Jack. Jack avait réussit à le changer. Il l'avait rendu une meilleure personne. Ennis n'était pas un ange, mais il était moins colérique, moins suceptible. Lorsque Jack était partit, son monde avait chaviré. Les larmes roulèrent sur ses joues et son corps entier fut secoué de sanglots. Pour l'une des rares fois de sa vie, il se permit de pleurer.


Alma Jr. prit une bouilloire et la remplit d'eau avant de la mettre à bouillir. Elle rangeait un peu la cuisine lorsqu'elle entendit un vacarme venant de la chambre de son père. C'était comme si quelque chose était tombé. En fait, ça ressemblait au bruit que faisait la porte de l'armoire lorsqu'on la heurtait. Elle n'en fit pas de cas et continua son rangement. Elle figea lorsqu'elle entendit un autre bruit. Celui-là était complètement différent du premier. Ce bruit-là ne ressemblait pas à un fracas, mais bien à... des sanglots!

Elle marcha lentement jusqu'à la porte de la chambre de son père. Elle tourna la poignée tout aussi lentement et l'ouvrit avec la même vitesse. Elle vit son père recroquevillé sur le sol, les larmes coulant à flot sur ses joues. Elle entra doucement et referma la porte derrière elle avant de s'avancer vers Ennis. Elle s'asseya à côté de lui et le laissa pleurer un moment avant de parler:

«Qu'est-ce qu'il y a?»

Il sembla chercher ses mots, mais ne les trouva pas. Il resta silencieux et essuya du revers de la main les quelques larmes qui coulaient encore sur ses joues.

«Il te manque?» demanda-t-elle.

Ennis hocha doucement la tête. Il avait honte d'être dans une telle posture devant elle, mais il avait désespérément besoin de réconfort.

«Tu sais, j'ai eu une réaction un peu exagérée quand j'ai appris pour toi et Jack. C'était le choc...»

«C'est normal, je suppose.» l'interrompit-il.

«Mais tu restes mon père.» continua-t-elle, les larmes aux yeux. «Et je t'aime.»

Les yeux des deux personnes s'étaient alors remplis d'eau et Ennis avait pris sa fille dans ses bras.

«Tu sais, j'ai été un père horrible...»

«C'est faux!» s'exclama Alma Jr.

«Et j'ai été cent fois pire en tant qu'époux.»

Cette fois, elle ne dit rien. Il continua donc:

«J'ai trompé ta mère. Je lui ai fait subir une énorme torture en partant si souvent à la pêche alors qu'elle savait bien que ce n'était pas de vrais voyages de pêche. J'ai été la cause d'un grand dilemme pour elle. Elle se disait que ta soeur et toi aviez besoin d'un père, mais elle avait tant envie de me mettre à la porte. Ta mère est une femme très courageuse. Elle a un grand coeur.»

Alma resserra les lèvres pour retenir un sanglot tandis que les larmes coulaient à flot sur ses joues, tout comme son père d'ailleurs. Il poursuivit:

«Tout ce que je te souhaitais, c'était que Kurt soit complètement mon opposé, qu'il ne soit pas comme moi.»

«Il l'a été. Je sais depuis longtemps qu'il me trompait.»

«Je crois qu'il a été moins exécrable que moi, tout de même.»

«Je ne crois pas. Lui, il m'a trompé avec une centaine de filles. Une par nuit, en fait. Toi, tu l'as fait avec une seule personne. C'est tout de même grave mais, pour moi, ça l'est moins. Et puis, tu ne le faisais pas à chaque nuit. Aussi, tu n'as jamais frappé maman.»

Ennis sembla réfléchir un moment. Avait-il déjà frappé Alma, la mère? Non. Il avait été horrible et méchant envers elle, mais il n'avait jamais levé la main sur elle.

«Tout ce que je te souhaites, c'est d'un jour rencontrer un homme bien qui te rendras heureuse.»

Elle sourit et resta un long moment dans ses bras. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait pas pu faire ça.