Ce chapitre est un des seuls dont je suis vraiment satisfaite jusqu'à présent...
Treize ans
Le directeur m'a contacté. C'est une chose rare, j'entre donc avec une certaine gravité dans son bureau aux allures brunâtres. Du bois, des armes, des papiers, et un homme. Chauve, petit, grassouillet, avec la volonté d'être impressionnant marquée au fer rouge sur son visage. Je pourrais facilement le détester…
-Ah, monsieur Shin-Ra. Veuillez vous asseoir, je vous prie.
Je reste debout un moment, hésitant, puis je finis par me poser sur la chaise qu'il me désigne. On dirait vraiment qu'il n'ose pas me regarder.
-Votre père nous a contactés ce matin…
-De quoi s'agit-il?
Je m'inquiète vivement. Pour que mon père prenne la peine de me mettre au courant, c'est qu'il doit s'agir de quelque chose de très grave…
-Il s'agit de votre mère, elle…
Pourquoi hésite-t-il? Je sens les battements de mon cœur dans ma gorge, dans mes doigts, partout… maman…
-Elle a eu un accident. Elle est tombée dans les escaliers, et…
Je me lève, je ne sais trop comment car mes jambes tremblent. Et pourquoi je me lève? Je ne sais même plus ce que je ressens! Maman!
-Calmez-vous, monsieur Shin-Ra!
Je rugis, je gronde comme je ne l'ai jamais fait.
-Comment voulez-vous que je me calme! Comment va-t-elle?
-Hé bien, pour vous dire la vérité… sa colonne vertébrale a été atteinte, et… votre mère est presque complètement paralysée.
Je retombe sur ma chaise, effaré. Je ne peux plus rien faire, je ne peux plus bouger…
-Maman…
-Votre père enverra un hélicoptère vous chercher ce soir, pour que vous lui rendiez visite. Vous vous rendrez donc au…
Je ne le laisse pas finir et je quitte son bureau en courant, en claquant la porte.
OoOoO
-Rufus! Calme-toi!
Je suis à la salle d'entraînement aux armes blanches. J'ai pris un bâton et j'ai lancé un défi à tout le monde. En temps normal, le bâton est loin d'être mon arme favorite, je me débrouille moyennement, mais… cette fois, j'ai vaincu tout le monde. Ma rage, il faut que je calme ma rage… maman…
-C'est pas toi qui va me calmer, Hansen!
Et je lui saute dessus, je le tabasse, comme les autres. Ils sont étalés sur le plancher de la salle d'entraînement, ils doivent tous se demander ce qui m'arrive… haha… comme s'ils pouvaient se douter…
OoOoO
J'entre dans la chambre de maman, mais je ne reconnais rien. C'est le désordre, le chaos, la blancheur pure semble salie, vieillie. L'air est si lourd que j'ai l'impression de ne plus respirer, d'être plongé dans l'eau, une eau d'une fausse clarté, une lumière noire.
-Maman?
Mon père me donne une poussée dans le dos et referme la porte derrière moi. J'ai l'impression que je vais tomber, tomber dans un gouffre…
-Viens… Rufus…
Maman…? Ton murmure… ta voix si faible… une voix de morte…
Je m'approche du lit, lentement, effrayé, hypnotisé. Les draps sont devenus grisâtres, on dirait qu'ils sont froids, glacés. Je m'y accroche pourtant, je grimpe sur le matelas et je m'y agenouille. Et finalement, j'ose contempler le visage de maman, et je retiens un mouvement de recul.
-Oh non… maman…
Mais qu'est-il advenu de son beau visage? Maman… maman… maman… Sa chair a gonflé, seulement du côté droit, ses lèvres sont blanches, entrouvertes sur une bouche où il manque deux dents… maman est morte… maman est morte… son corps est mort…
-Ruf… Rufus…
Je prends sa main étonnamment tiède, je caresse sa peau douce, je passe ses doigts sur ma joue, j'essaie de reproduire ce mouvement qui me plaisait tant. Mais rien ne sera plus comme avant. Sa main, sa main-cadavre…
-Ton corps est mort… tué…
Je n'aurais jamais voulu avoir autant de pitié pour maman, juste de l'amour… Shiva, que je l'aime, mais… c'est insupportable! Et je le vois, je vois dans ses yeux larmoyants que pour elle aussi c'est totalement insupportable! Je l'ai toujours comprise, mieux que quiconque, tout comme elle m'a toujours parfaitement compris.
-Ce n'est pas un accident, hein maman? C'est la faute de père?
Son souffle devient rauque, ses yeux rouges s'agrandissent, elle hésite longuement, le temps que je dépose sa main tiède sur son ventre.
-… Oui.
J'arrange ses beaux cheveux dorés – c'est peut-être la seule belle chose qu'il lui reste – de chaque côté de sa tête. Je caresse l'or, la cascade, le feu, et je soutiens la vue de ses yeux bleus, ses larmes, sa mort apparente, sa haine de sa propre existence, sa propre impuissance, sa nouvelle prison qui est son corps.
-Veux-tu… que je t'aide à en finir, une fois pour toutes?
Ma voix tremble, mais je suis décidé. Je ferai ce que je dois faire; si elle répond oui, et peu importe ce que cela me coûtera…
Elle est terrifiée, mais elle soutient mon regard. Et finalement, comme d'un souffle qui viendrait du plus profond de son âme et de ses désirs…
-Oui… c'est… à toi… de le… f… faire… Rufus.
Je retiens mes larmes du mieux que je le peux, je ferme les pour les empêcher de décoller de mes paupières. Je sens le sel, mes cils humides qui se collent, mais je tiens bon.
Et le visage, le vrai visage de maman m'apparaît, son beau visage de poupée de porcelaine. Son beau visage que j'aime. J'embrasse doucement, du bout des lèvres, son front brûlant, puis ses lèvres froides. Mon dernier adieu.
-Je t'aime, maman.
Rapidement, je sors mon couteau de ma poche et je l'enfonce dans son cœur. Elle retient ses cris en se mordant la lèvre inférieure tandis que je m'efforce de déchirer la chair, le plus rapidement possible, je ne veux pas qu'elle souffre. Du sang éclabousse mon visage et mes vêtements. Le sang de maman…
Ses yeux se muent en verre, son souffle s'arrête, son corps perd ses dernières parcelles de vie. Je me penche à nouveau sur elle, pour clore ses paupières… et je tombe sur son corps mort, mort pour vrai. C'est fini. Je m'autorise enfin à pleurer, le dernier voile obscur tombe sur moi.
-Mais qu'est-ce que tu as fait?
La voix de mon père me sort de mes songes absents. Je sens le corps de ma mère, sous moi, qui va rejoindre la rivière de la vie, des étincelles vertes m'entourent de toutes parts. Je me redresse, le sang dégoulinant de mes vêtements et de mon visage, et je regarde mon père, son expression figée d'horreur.
-Ce que tu devrais te demander, père, c'est ce que toi tu as fait.
Il me prend par la gorge, me soulève. Il est furieux, il pourrait bien me tuer. Tout cela me paraît incroyablement lointain. Tout cela m'est totalement indifférent.
-Te rends-tu compte de ce que tu viens de faire? crache-t-il.
-C'était sa volonté.
-C'était ta mère! Ma femme! Alicia! Merde, c'était ta mère!
-C'est pour cette raison que c'était à moi de le faire.
Ma voix est morne, si calme qu'elle énerve mon père qui me projette contre le mur. Je peux enfin respirer correctement, malgré la douleur, malgré les larmes, malgré le sang, malgré tous les coups qu'il me donne. Mon sang se mêle à celui de maman…
OoOoO
Cher père
Je vais m'éloigner de ta vue, et tu n'auras plus à supporter ma présence à tes côtés. Je te donnerai des nouvelles de temps en temps, pour que tu saches où je suis, parce que je sais que tu auras bientôt besoin de moi. Tu feras de moi le Vice-président de la Compagnie, comme prévu, et j'accepterai, comme prévu. Mais seulement en temps voulu. En attendant ce jour, je vais disparaître. Je vais devenir fort, comme tu le veux, comme maman l'a voulu elle aussi.
Je ne suis pas un assassin, je n'ai fait que l'aider à mourir. Si tu savais ce qu'est l'amour véritable, tu l'aurais compris. Je crois qu'il est trop tard, pour toi, pour nous deux, pour tout.
Rufus
OoOoO
Je lève mon pouce, encore une fois, mais l'automobile ne s'arrête pas. Comme les autres. Tant pis. Je ne sais même pas où je me rends, et au fond, cela n'a aucune importance. Je m'en vais. Peut-être que je ne reviendrai pas. Peu importe.
Je suis libre. J'ai un sac sur mon dos, le pendentif du cerbère à mon cou, et mes jambes. J'ai treize ans, j'ai tué ma mère. Il n'y a plus que moi en mon monde, désormais.
OoOoO
Le petit prince savait qu'un jour,
Comme tous les petits princes,
Que vient un moment, fatidique,
Où toutes choses viennent à mourir.
Le prince au visage d'ange déchira ses ailes
Les plumes, la blancheur, la douceur,
Le soutien qui lui donnait sa substance
Son existence véritable, son amour.
Il revêtit une armure de chevalier
Et partit guerroyer loin du royaume du roi.
Je suis contre le suicide assisté en temps normal, mais dans la littérature, ça peut devenir un moment très beau, et je crois que ce n'est pas trop mal ici, enfin, si j'ai choqué des gens, tant pis.
