Partie 5 – Dealer avec ses peurs
Les deux semaines qui suivirent furent intenses, surtout émotionnellement. Je confrontai dans la réalité virtuelle énormément de peur, que je pus par la suite décortiquée en une longue liste qui, franchement, ne m'apparaissait pas très flatteuse. Je n'avais jamais pensé avoir autant de peur, quoiqu'elles semblaient pour la plupart provenir d'une même source, au final. Ainsi, j'avais été angoissée de parler en public, de perdre le contrôle de moi-même, de voir les évènements s'empirer alors qu'ils auraient dû s'améliorer, d'échouer. Les seules qui ne m'avaient pas surprise étaient celles que je connaissais ; les véhicules aériens (vraiment, ce n'était pas naturel, de ne plus toucher le sol aussi longtemps) et les aiguilles (pas question de faire des trous dans ma peau! Quelle idée saugrenue, vraiment!)
Au début, après chaque réalité, je vomissais. Toutefois, maintenant, j'étais capable de ressentir seulement la nausée, sans qu'elle devienne aussi concrète. Les seuls moments où c'était inévitable, c'était lors des vols. Là, dès que je revenais au sol, c'était plus fort que moi. Plus j'allais dans ces réalités, plus j'apprenais à contrôler mes réactions, et j'étais assez fière de moi. Dans le classement total, j'étais 7e, ce que je considérais comme très bien. Zeke, pour sa part, était 15e.
Ce dernier n'allait pas très bien, bien qu'il essayait de me le cacher. Après chacune des réalités, on se retrouvait dans le dortoir, et il faisait son boute-en-train, mais sans limites. C'était sa façon de faire sortir son adrénaline. Il refusait toutefois de parler de ses peurs, changeant inévitablement de sujet lorsque je tentais d'aborder le sujet avec lui. Après quelques jours, je lâchai l'affaire.
J'étais toujours en équipe avec Carl pour les mises en situation avec acteurs. Celles-ci n'étaient pas tous les soirs ; elles alternaient avec des cours théoriques sur comment agir dans diverses situations. Nous fûmes mis à l'épreuve dans des situations faciles telles que des chicanes de voisins, mais aussi dans des cas plus difficiles, tels que de la violence conjugale, du vol à l'étalage, etc.
J'étais triste de l'admettre, mais Carl n'était pas un bon policier. Il hésitait trop, il manquait de confiance en lui. Si bien que j'avais peur qu'il affecte mon score. Toutefois, je devais très bien me débrouiller, vu le classement. Carl, quant à lui, était classé au 28e rang. J'avais peur qu'il ne passe pas le stade 1. Nous tentions de l'aider, mais c'était comme s'il nageait à contre-courant.
Grâce à Zeke, notre groupe était plutôt dans un état de camaraderie. Oh, il y avait bien quatre-cinq personnes qui restaient solitaires, mais il n'y avait pas vraiment de gens désagréables. J'avais entendu des rumeurs comme quoi dans l'autre groupe, l'harmonie n'était pas au rendez-vous. Un garçon du nom de Éric, particulièrement, avait la réputation d'être vicieux, et influençait plusieurs autres gars à agir comme lui. Ils étaient venus faire un tour dans notre dortoir un soir, et des menaces avaient été jetées ; ils agissaient comme s'ils étaient la clique populaire qui imposait sa loi aux autres minables. Dommage pour eux, ils étaient dans une école de futurs policiers, qui n'avaient pas l'intention de se faire intimider de la sorte.
Nous étions maintenant à la fin de la troisième semaine, et mon principal ennemi était le manque de sommeil. Je me levais chaque matin plus tôt que tout le monde pour m'entraîner – d'ailleurs, l'autre gars, le numéro 4, était toujours là – et parfois, Zeke venait avec moi. Après, je somnolais toujours pendant le petit déjeuner, et il m'arrivait parfois de dormir carrément sur l'épaule de Zeke. Après, j'étais prête pour affronter mes démons.
En revenant de ma séance de torture mentale, j'arrêtai aux toilettes pour me rafraîchir le visage. J'avais dû aujourd'hui affronter un essaim d'abeilles, des tireurs d'élite et des interrogatoires musclés gratuits.
Je me rafraîchis le visage avec de l'eau froide. Lorsque je me regardai dans le miroir, je vis Lauren, assise le long du mur du fond. Elle avait les bras autour de ses genoux, et ses cheveux bruns foncés cachaient son visage. Je m'approchai d'elle et m'assit à côté, sans dire un mot. Au bout d'un moment, elle releva la tête, et sans me regarder elle dit :
- Tu connais la sensation d'être blessée, de voir ton sang s'écouler, et tenter d'arrêter le saignement, mais plus tu tentes de l'arrêter, plus la plaie grossit et plus elle saigne, si bien qu'après à peine quelques secondes, tu perds le contrôle et tu pisses le sang jusqu'à ta mort?
- Je n'ai pas eu à affronter cela, admis-je. Mais si j'avais eu à le faire, je crois que je n'aurais pas eu un très bon score.
Elle soupira tout en essayant de calmer ses tremblements.
- Je n'arrive pas à chasser la sensation.
Je la pris dans mes bras, gentiment. Je lui frottai le dos et, pour lui faire changer les idées, je lui avouai :
- J'ai peur des papillons.
- Quoi? fit-elle.
Ses tremblements arrêtèrent aussitôt.
- Comment peux-tu avoir peur des papillons?
- Je ne sais pas pourquoi, les papillons m'ont toujours rendu mal à l'aise. On ne sait jamais où ils vont, ils volent croche et maladroitement, et ils sortent d'un cocon. Ça me fait figer, cette créature du mal.
- Mais… c'est si beau! Presque romantique!
- C'est la pire chose au monde!
- Quelle fille bizarre tu fais ! Pauvre Zeke.
Je m'arrêtai de frotter son dos aussitôt. Elle avait dit ça sur un ton de plaisanterie, mais… que voulait-elle dire exactement?
- Qu'est-ce que Zeke vient faire là-dedans? m'enquis-je en essayant de rire.
- Bah... vous n'êtes pas ensemble, tous les deux?
- Non, pas du tout…
- Oh, je pensais. C'est que vous êtes toujours ensemble…
- On a pratiquement été élevé ensemble. C'est mon meilleur ami, depuis toujours.
Elle me regarda, un sourcil levé. Comme je ne disais rien d'autre, elle m'adressa un sourire triste.
- Ah, je vois. Tu es figée dans la friendzone.
- Il ne me voit pas comme une fille, marmonnai-je.
Elle rit.
- Écoute, j'essaierai de t'aider. Je pense faire un party après le stade 1, pour qu'on retrouve tous le moral. J'habite près d'ici, alors je pense que c'est ma responsabilité. Peut-être que ça te permettra de te démarquer, entourée de tous ces gars, pour…
- Pas convaincue. On est allé à plusieurs partys ensemble. Mais oui, c'est une bonne idée. On s'amusera bien.
- Parfait. Je te ferai savoir en temps et lieu! En attendant, viens, on va retourner au dortoir. J'ai besoin de me défouler à Candy Crush.
Tout en marchant, elle me dit :
- Phillip a entendu dire qu'il y a des vols d'objets personnels dans l'autre dortoir.
- Sérieux? Et personne ne sait qui?
- Pas encore. Mais surveille tes affaires.
J'approuvai. Des vols chez des futurs policiers… je me demandais si ce pouvait être un autre test, de la part de cette école.
X x X
Arrivée au dortoir, je ne vis Zeke nulle part. Il était pourtant passé avant moi aujourd'hui. Inquiète, je pris mon téléphone dans mon sac. Aucun nouveau message.
Je sortis du dortoir et me mis à errer dans l'école dans l'espoir de le trouver. Il n'était pas dans la salle d'entraînement ni dans la cafétéria. Aucune des salles de classe que j'ouvris ne me révéla sa présence.
«Allez, Shauna, pense un peu comme lui.»
Que ferait Zeke s'il se sentait mal?
Il irait prendre l'air.
Aussitôt, je me dirigeai vers l'extérieur. Je rencontrai plusieurs autres policiers, que je saluai respectueusement, ainsi que le sergent Amar, qui me sourit gentiment. La porte d'entrée était ouverte, ainsi je n'eus aucun mal à sortir. L'air frais et le soleil effleurèrent mon visage, et je ne pus réprimer un soupir de bien-être. Oui, forcément, Zeke serait dehors. Mais où?
Je décidai de partir vers la droite, vers la forêt. À peine étais-je entrée dans celle-ci que je croisai le gars qui s'entraînait en même temps que moi ce premier matin. Lui qui portait le numéro 4. Je lui souris, et malgré le manque de réponse de sa part, lui demandai s'il avait croisé Zeke, le numéro 22. Pour toute réponse, il me désigna un endroit dans la forêt. Je le remerciai avant de continuer mon chemin. Pas très bavard, le gars. Dommage, il semblait être quelqu'un de bien.
J'avançai dans un petit sentier, et en regardant attentivement je distinguai de faibles traces de pas. Après quelques minutes de marche, j'arrivai devant une impasse ; c'était comme si le terrain s'était fendu en deux, laissant entre les deux côtés un une crevasse immense qui cachait une espèce d'étang secret. Sur les pierres, en bas, je pouvais voir la petite silhouette de Zeke, qui lançait des cailloux dans l'eau. Non, décidément, il n'allait pas bien.
Je trouvai parmi les petits buissons un endroit pour descendre. Ce n'était pas très haut, mais demandait tout de même une certaine dextérité pour descendre sans se faire mal. Après 3 minutes de descente, je touchai le sol, et je me dirigeai vers mon ami. Je dus sauter par dessus un petit ruisseau, avant de sautiller sur quelques grosses roches plates pour pouvoir le rejoindre sur l'énorme pierre où il était assis en indien. À mon arrivée, il ne leva même pas les yeux vers moi.
Ça me faisait toujours énormément de peine de voir Zeke dans un état semblable, surtout que cela n'arrivait pratiquement jamais. Je crois que je pouvais compter sur les doigts de la main les fois où j'avais eu affaire à un Ezekiel Pedrad malheureux. Je m'assis près de lui.
- Tu veux en parler? m'enquis-je.
Il secoua la tête, pour me dire non. Je pris une roche à mon tour.
- Je parie que je la lance plus loin que toi.
- Le but, c'est de faire des rebonds, marmonna-t-il.
- Tu dis ça juste pour gagner.
- Comme tu n'arrêtais pas de dire, plus jeune : « Le succès est une conséquence et non un but».
- Ce n'est pas moi qui dis ça, c'est Gustave Flaubert.
- Qui?
Je pris un air dédaigneux tout en lançant une pierre, ce qui lui arracha un sourire. Nous en lançâmes plusieurs dans un silence contemplatif, chacun perdu dans nos pensées.
- Ça t'est arrivé de rester dans ta peur, même après la réalité virtuelle? Finit-il par lâcher, tout en se couchant, la tête sur mes cuisses.
Je baissai les yeux vers les siens. Il me scrutait sérieusement, comme je l'avais rarement vu. Gênée, je me concentrai sur le paysage. L'étang était calme, entouré de buissons, d'arbuste et de hauts murs de pierres naturels, et c'était magnifique.
- Eh bien… ça me prend toujours un certain temps avant de revenir à mon état normal.
- Tu veux dire que tu vomis à chaque fois? s'enquit-il, alarmé.
Il m'avait surpris, une fois. Ce soir-là, il avait été beaucoup trop dans ma bulle, à toujours vouloir savoir si j'allais bien et s'il pouvait faire quelque chose.
- Oui, avouai-je. Mais c'est pas grave, après c'est passé, le rassurai-je en le voyant lever sa tête.
Il la redéposa, et je me mis à flatter ses cheveux de ma main libre. C'était doux. Comme il retombait dans son mutisme, je m'essayai :
- Alors, c'était quoi cette peur qui t'a autant effrayé?
- Je n'ai plus peur!
- Allons, on a tous peur de quelque chose, et le nier n'aidera personne.
Il me fit une grimace, à laquelle je répondis. Il me sourit, avant de soupirer.
- J'ai vu des gens que j'aime mourir devant moi, sans rien pouvoir y faire.
- Ça fait peur, à quel point ils commencent à connaitre nos vies, hein?
- Uriah, mes parents, et…, bref, ils mourraient.
- Ils me l'ont fait aussi, ce coup. Dans l'instant, j'ai merdé. Mais en sortant, après avoir vomi, je me suis répété 100 fois que ce n'était pas vrai, et que c'était contrôlé. Ce n'est pas comme ça que ça se passe, en vrai.
Je sentis ma gorge se serrer et mes yeux piquer. Soudain, la main de Zeke entourait la mienne.
- Je suis désolé, je ne voulais pas ramener de mauvais souvenirs, chuchota-t-il.
Ennuyée, je séchai une larme. Je lui souris pour le rassurer.
- Oh! tu sais, c'est dans le passé. Ils sont toujours avec moi dans mon cœur. Et si j'avais été aussi traumatisée, je ne serais pas en voie de devenir la meilleure policière de tous les temps.
- Tes parents seraient fiers de toi. Et de moi, pour avoir consenti à t'enseigner.
- Ils m'ont toujours dit de me méfier d'un sale garnement comme toi, le provoquai-je.
- C'est totalement faux! J'étais leur préféré!
- En tant que non-membre de la famille, c'est peut-être vrai.
Mes parents étaient morts en service, lors d'une émeute, il y a de ça quelques années. Je n'étais pas encore tout à fait habituée à leur absence, mais je me débrouillais. Je crois qu'ils avaient toujours su que j'éprouvais des sentiments pour Zeke, et que c'était entre autres pour cela qu'ils le traitaient avec autant de chaleur.
- Pff, je suis comme un frère pour toi, me dit-il en se relevant, pour me faire un câlin.
Piquée au vif, je le repoussai. Mon frère, et puis quoi encore? J'étais donc si platonique pour lui?
- Tu seras mon frère quand il gèlera en enfer, oui! m'écriai-je, outrée, en me levant. Je ne suis certainement pas ta sœur, et merci de bien vouloir t'en rendre compte!
- Euh, Shaun… tenta-t-il.
- Merde, je refuse d'être ta sœur!
Je me mis à faire des ronds et à me passer la main dans mes cheveux, qui avaient commencé à friser avec l'humidité de l'eau. Je devais ressembler à une sorcière. Encore que ça ne devrait pas le déranger, vu comment il me voyait!
- Shaun, calme-toi! Je plaisantais!
- Ce n'est pas drôle!
Il m'attrapa par les deux bras pour m'arrêter et me fis tourner vers lui.
- Écoute-moi. Évidemment que tu n'es pas ma sœur. Tu es ma meilleure amie. C'est juste ça que je voulais dire. Qu'on est très proche, tous les deux.
Je le fixai un instant dans ses yeux bruns foncés, presque noirs. Il commença à se pencher vers moi, les yeux rivés sur mes lèvres. Se pouvait-il que…? Mon cœur se mit à battre à la vitesse des hélices d'un hélicoptère. Je tendis les lèvres tout en fermant les yeux, mais à peine mes paupières étaient-elles fermées que tout contact fut rompu.
- Je… merci de m'avoir changé les idées, c'est exactement ce dont j'avais besoin. J'ai faim, tu viens manger? Le secret de mon succès, c'est la nourriture. Sans elle, je serais perdu.
- Je… commençai-je, perdue.
- D'accord, on se rejoint tout à l'heure. Ne tarde pas trop, le soleil va bientôt se coucher!
Il était à peine 16h, en plein été. Il prenait la fuite. Très peu digne de Zeke. Mais avant même que j'aie pu dire quoi que ce soit, je regardais sa forme s'éloigner avec hâte.
Que venait-il de se passer?
