Thalie voulut hurler, mais sa voix s'était éteinte. Elle se sentit pâlir à l'extrême, et ses membres se mirent à trembler convulsivement.
Sa première pulsion fut de vouloir se cacher. Mais soudain, comme s'il s'était senti épié, Crucifel tourna ses yeux magnifiques vers elle. Leurs regards s'accrochèrent un long moment, avant qu'il ne dise d'une voix douce :
« Bonjour »
Thalie se sentit piégée. Elle ignorait s'il connaissait son visage, mais son malaise devait être visible. Elle tenta de retrouver un air digne et distant, mais une petite voix lui soufflait qu'il était trop tard et qu'il l'avait immédiatement démasquée.
Rentrant dans la peau de son personnage, la fille d'un Croquemitaine, puissant qui plus est, Thalie s'avança vers lui et fit une révérence.
« Maître »murmura-t-elle en se haïssant, « c'est un honneur. »
Crucifel sembla la jauger du regard. Thalie sentit ses yeux dorés la transpercer de part en part.
« Qui es-tu ? » demanda-t-il enfin.
« Bérénice Faust » répondit-elle d'une voix blanche.
Les yeux du mage noir étincelèrent. Thalie sut immédiatement qu'il ne la croyait pas le moins du monde. Elle serra les dents, terrifiée à l'idée qu'il ne la confonde publiquement face au vendeur, puis qu'il lui prenne la fantaisie de punir ses mensonges à sa manière. Mais au-delà des considérations sur sa petite personnes, elle sentait une déferlante de rage lui inonder le cœur. L'ordure qui se tenait devant elle était responsable de la mort de Britany, de la disparition de Sabina, d'oncle Gilbert, de la couleur infernale du ciel de Londres, de l'apparition des chimères. A cause de lui, le soir, elle ne voyait plus les étoiles. Il était à moins de deux mètres d'elle, elle avait sa baguette dans sa poche de droite. Elle bénéficierait de l'effet de surprise.
Elle était tout à ses calculs, la colère mêlée à sa peur lui crispait la mâchoire quand elle sentit quelque chose de chaud couler sur son menton. Avec stupeur, elle réalisa qu'elle s'était mordue les lèvres jusqu'au sang. Crucifel s'approcha d'elle en une enjambée et pointa sa baguette sur elle. Thalie pensa pendant une seconde interminable que sa dernière heure avait sonnée. Elle sentit son cœur geler sur place. Mais Crucifel se contenta de soigner négligemment sa plaie.
« Nerveuse ? » interrogea-t-il d'un ton léger.
Les mains de Thalie tremblaient de manière incontrôlable, et elle mourrait d'envie de les serrer autour du cou du sorcier maudit. Il ne lui prêta pas attention pendant quelques minutes, le temps de régler une commande auprès du vendeur. Puis il se tourna vers elle, et lui déclara, du ton le plus naturel du monde « Je pense que nous devrions bavarder un peu. ».
Thalie voulait lui hurler qu'elle n'avait absolument rien à lui dire, lui balancer les insanités qui s'amoncelaient dans son crâne, la haine qu'elle nourrissait depuis trois ans, sous le ciel rouge sang hanté par les chimères. Mais Crucifel posa une main autoritaire sur son épaule et la guida hors de la boutique. Elle ouvrit la bouche pour protester, mais il lui susurra d'un ton sans réplique : « Nus avons beaucoup de choses à nous dire. »
Thalie sentit mourir ses mots dans sa gorge et se laissa guider vers un café à l'aspect louche sans opposer la moindre résistance. Elle sentit un grand découragement l'envahir. A quoi bon se dégager de la main implacable qui la bloquait dans l'allée des Embrumes ? Crucifel s'y baladait le visage découvert, sachant pertinemment que tous les gens qui s'y trouvaient étaient à sa botte. Si Thalie tentait de s'échapper, il lui suffirait d'un petit geste de la main pour que tous les passants se jettent sur elle.
Crucifel la força à s'asseoir à une table près de la cheminée et prit place face à elle. Il croisa les jambes et la dévisagea longuement de ses yeux à la couleur mordorée. Thalie serrait sa baguette dans sa poche pour se procurer un semblant de sécurité.
« Cela faisait un moment que je voulais te rencontrer Thalie. »
Elle retint un hurlement. Il savait parfaitement à qui il avait à faire.
« Ne sois pas stupide, pose donc tes mains sur la table. » dit-il d'un ton menaçant.
Thalie sortit lentement ses mains de ses poches. Sa baguette était à présent hors de portée. Elle se dit qu'elle pourrait toujours essayer d'arracher la tête de Crucifel avec les dents, mais elle n'avait pas beaucoup de chance d'y parvenir avant de se recevoir un sortilège mortel de plein fouet. Elle se maudit pour s'être fourrée dans un pareil guêpier alors qu'elle aurait pu passer le reste de la journée à s'amuser avec Elena et Raphael. Raphael… elle n'aurait plus l'occasion de lui avouer son amour à présent.
Lorsqu'elle leva la tête vers Crucifel, qui était occupé à la fixer d'un air impénétrable, elle était prête à mourir. Totalement.
« Moi aussi, ça fait un long moment que je voulais vous voir. »énonça-t-elle d'un ton mesuré. « Vous avez pas mal de choses à vos faire pardonner, n'est-ce pas ? »
Il la regarda d'un air très surpris. Mais il se ressaisit bien vite et arbora un sourire sarcastique.
« Tu n'es pas en position pour faire de l'esprit jeune fille. As-tu communiqué mon message à ta mère ? »
« Non »
« Vraiment ? »fit-il d'un air ennuyé. « Voilà qui est embêtant. Je vais vraiment devoir te faire du mal pour que Phèdre calme ses ardeurs… »
Thalie sortit sa baguette sans se presser et la pointa sur Crucifel. Il la laissa faire sans prononcer un mot.
« A cause de vous, ma cousine Britany est morte. Et Sabina a disparu. Oncle Gilbert aussi. Vous les connaissez ? Non, évidemment… » murmura Thalie d'une voix éteinte.
Crucifel l'écoutait sans réagir. On aurait dit que les mots glissaient sur sa peau parfaite.
« Et les étoiles… elles ont disparu du ciel de Londres… »
Cette remarque paraissait si dérisoire. Crucifel se leva et son visage ne fut plus qu'à quelques centimètres du visage de Thalie.
« Tu cherches les étoiles? » fit-il froidement. « Regarde donc mes yeux. »
Thalie obtempéra. Elle se noya dans un ouragan d'or et de lumière. Elle se sentit happée, mais les mains de Crucifel la maintenaient à sa place. S'il l'avait lâchée, elle aurait juré qu'elle aurait été aspirée par ses prunelle scintillantes. Il cligna des yeux et elle fut délivrée du tourbillon doré, encore étourdie.
Elle ne comprenait pas ce qui venait d'arriver, mais il la repoussa violemment sur sa chaise, et retrouva une attitude menaçante.
« Trêve de bavardage. Je vais te prélever un petit quelque chose afin que ta mère prenne mes avertissements au sérieux. Je pourrais te prendre un doigt, qu'en penses-tu ? »
Thalie s'en moquait éperdument et elle lui tendit sa main de manière provocante.
Crucifel secoua la tête.
« Ça ne marche pas comme ça. Si tu n'es pas affectée, à quoi bon ? »
Il la jaugea un long moment du regard. Soudain, il sembla déceler quelque chose. Il s'approcha de Thalie, un rictus aux lèvres.
« Et si je te prenais ton cœur ? » chuchota-t-il.
« Non ! » hurla-t-elle, horrifiée.
« Mais… » il posa sa main sur sa poitrine et ses yeux s'arrondirent d'étonnement. « Tu es amoureuse ! ».
Thalie le poussa brutalement et brandit sa baguette face à son visage.
« N'avancez pas ! » hurla-t-elle.
De nombreux clients se tournèrent vers eux, avant de s'en désintéresser dès l'instant qu'ils avaient reconnu la tignasse neige et argentée de Crucifel. Le mage noir s'était mit à rire.
« Mais qui est l'heureux élu ? » ricana-t-il en continuant de s'avancer. « Tu ne veux pas me le dire ? »
Thalie s'était levée et courrait vers la sortie. Mourir ne lui posait pas de problème, mais perdre son cœur, c'était perdre son amour et rester en vie. Affolée, elle fila comme une flèche à travers l'allée des Embrumes. Elle entendait un gigantesque éclat de rire derrière elle, mais elle se força à ne pas ralentir à sa course. Elle y était presque. La lumière du chemin de Traverse filtrait à travers la brume de l'allée. Éreintée, Thalie se précipita vers la sortie de son calvaire.
Elle était stupéfaite que Crucifel l'ait laissée fuir. Il aurait pu la rattraper avec une facilité désespérante.
Thalie courut, haletante, jusqu'au Sorcier galant. Elle trouva Elena tournant en rond autour de la table, l'air excédé, mais Raphael n'était pas là. Lorsqu'elle aperçut Thalie, Elena se jeta sur elle et la serra à l'étouffer dans ses bras.
« Espèce de folle ! » cria-t-elle. « Raphael est partit flairer ta trace, on était morts d'inquiétude ! »
Thalie, qui commençait à sentir la terreur refluer, retomba dans le découragement.
« Oh non….ne me dis pas qu'il est allé dans l'Allée des Embrumes… » grogna-t-elle.
Elle était vidée, lessivée, épuisée. Elle ne parvenait toujours pas à réaliser ce qu'elle venait de vivre, mais la boite contenant la fiole de poison était toujours dans sa poche pour lui rappeler qu'elle n'avait pas fait de cauchemar.
« Elena…Crucifel…il est…là-bas. Je l'ai vu ! »n'en pouvant plus, Thalie sentit des larmes couler.
« QUOI ? » s'époumona Elena. « THALIE, TU DELIRES ? »
« Il a essayé de m'arracher le cœur… ». La voix de Thalie se brisa.
Elena débita un flot d'insultes diverses pendant une bonne minute.
« Raconte moi ce qu'il s'est passé. » dit-elle d'une voix qu'elle tentait de maîtriser.
Et Thalie lui raconta. Elle évita les détails qui lui paraissaient gênants, comme l'attitude de Crucifel à certains moments. Lorsqu'elle acheva son récit, Elena courut donner l'alerte. Des cloches se mirent à résonner dans le chemin de Traverse, sonnant le tocsin. Les sorciers entendaient le glas, le hurlement métallique fracassant qui leur annonçait une attaque de Croquemitaines.
Et Raphael n'était toujours pas revenu.
