Boya serra les mâchoires. Il avait perdu la vue depuis trois mois à présent. Les guérisseurs lui avait assurés que sa vue irait lentement mieux mais ça avait été l'inverse. Petit à petit, l'ombre avait totalement gagné sa vue et même les lumières les plus vives n'étaient plus perçues. Boya n'avait rien dit. Il était resté de marbre face à l'adversité et s'était concentré davantage sur sa cultivation. Intérieurement, il était persuadé que les guérisseurs avaient sabotés sa guérison. Mais même s'il avait des preuves, qu'est-ce que ça aurait pu bien faire ? Si les anciens avaient décidés de détruire ses chances de se libérer, ils feraient tout pour parvenir à leur objectif. Boya se débattait dans un bourbier dont il savait qu'il n'avait que très peu de chance de se sortir. Mais il essayait quand même. Il voulait survivre. Il voulait son indépendance.
Il voulait non seulement survivre mais vivre.
Les premières semaines avaient été compliquées à l'extrême. Il avait dû tout réapprendre comme un petit enfant. Même méditer était devenu compliqué. Avec la perte d'un sens, les autres s'étaient rapidement exacerbés. Le moindre bruit lui était devenu une torture pendant quelques jours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il tentait de compenser en concentrant son qi sur son audition. La moindre odeur était une agression. Même son toucher était devenu si sensible qu'il avait crié en se renversant de l'eau tiède sur la main.
Il avait dû réapprendre à marcher aussi. Son équilibre compromis avait mis des jours à lui revenir pour qu'il puisse se déplacer sans avoir besoin de se tenir à un mur.
Il n'était tombé que deux fois dans un escalier mais avait refusé toute aide. Il n'avait rien de cassé, il apprenait encore à se déplacer, il n'avait besoin de rien. S'il avait été mesquin, Boya aurait été certain qu'on lui avait fait un croche-pied. Mais les autres disciples n'étaient pas cruels à ce point, n'est ce pas ? Il fallait qu'il le croit. Maintenant qu'il était aveugle, les autres gradés derrière lui étaient tous monté d'un rang. Le nouveau Premier Disciple était une saloperie mais Boya savait qu'il mourrait vite. On ne survivait pas à JingYun avec un caractère comme le sien. En quelques semaines à peine, le type avait déjà survécut à deux tentatives d'assassinat connues. Donc sans doute beaucoup plus de discrètes. Quand Boya était Premier Disciple, il en évitait entre deux et cinq par semaine. En général de ses inférieurs directs. C'était le jeu. Et maintenant que Boya n'était plus là pour faire tampon entre cet imbécile bien trop imbus de sa personne, certains anciens et les clients, ça allait faire des étincelles. Avec un peu de bol, son ancien second mourrait avant lui.
Si Boya n'avait-il plus à se soucier de tentatives d'assassinat directes, il n'était plus dans la course au pouvoir. Les anciens le surveillaient quand même comme le lait sur le feu, Boya en était sûr. Ils attendaient qu'il trébuche et qu'il se fasse mal. Ils attendaient qu'il doive demander de l'aide pour avoir une excuse légitime pour se débarrasser de lui. Il avait toujours été trop indépendant pour eux. Trop obéissant envers son Shifu pour la politique de la secte, lui qui n'en avait rien à faire.
Là, c'était l'occasion idéale pour se débarrasser d'un disciple encombrant de plus et pour blesser son Shifu encore davantage dans la foulée.
Mais ils ne pouvaient aller à l'encontre de lois qu'ils avaient eux-mêmes édictés. Tant que Boya n'était pas une charge et qu'il produisait un travail utile au temple, ils n'avaient pas légitimité à le chasser. Ils ne pouvaient pas non plus charger sa dette tant qu'il produisait quelque chose. D'accord, il ne rapportait rien pour l'instant. Mais il était quand même utile.
Il n'était pas rare qu'on le charge de s'occuper de la méditation des plus jeunes disciples. Boya savait que c'était un poste de pitié qui lui était offert par les alliés de son maître mais il faisait feu de tout bois. Le salaire pour ce babysitting était ridicule mais c'était quelque chose de positif pour combler sa dette, aussi peu que ce soit. Ou tout au moins ne pas la creuser. C'était tout ce qui comptait.
Mais à se retrouver au contact de tous petits, il s'était souvenu de ses propres rejetons. Et surtout, de leurs parents. Il avait un peu plus vidé sa bourse mais avait réussi à faire dicter quelques lettres à des confrères de confiances qui avait acceptés d'emporter les lettres dans la capitale et de les remettre aux femmes qu'il allait voir régulièrement et aux nobles qui avaient loués ses services comme étalon. Il avait bien spécifié dans ses lettres qu'il ne s'agissait en aucun cas de chantage. Et que quelque soit la réponse, ou son absence, qu'il obtiendrait sa discrétion quant à leurs arrangements resteraient toujours sa priorité. Même s'il avait fait écrire les lettres par un autre, il avait tourné sa lettre pour que quiconque qui n'était pas intimement au courant des circonstances n'y voit qu'une simple demande de patronage à des gens puissants.
Sans grandes surprises, il n'avait pas eut beaucoup de réponses mais les deux qu'il avait eut avait été un soulagement. Les deux se concluaient par un "oublie moi" gracieux, mais Boya avait obtenu assez d'argent pour pouvoir s'occuper un peu de lui-même et redescendre substantiellement sa dette. Il avait chargé un des alliés de son maître de s'en occuper pour être sûr qu'on ne tente pas de l'arnaquer. Il était encore dans le rouge, mais le rouge était plus proche de l'orange que du noir comme au sortir de l'infirmerie.
Il avait pu respirer un peu de ce côté-là et se concentrer davantage sur ce qu'il voulait développer. Petit à petit, ce qui n'était qu'une vague idée au départ devenait de plus en plus construit. Il mettait au point lentement ses propres techniques pour développer de nouvelles compétences.
Mais la première de ses réussites, celle dont il était le plus fier jusqu'à présent était dans la petite coupelle juste sous ses doigts.
Boya se redressa. Ses reins lui faisait mal. Il avait une migraine monstrueuse, mais il avait enfin réussit, il le savait. Tout était à présent question de proportion.
Depuis des jours, il tentait de fixer son qi dans de l'encre pour l'utiliser pour écrire. Dans l'absolu, ça fonctionnait. Le seul problème restait dans la durée de vie de cette encre. Elle ne devait pas être trop cher à produire. Idéalement, ajouter de la poudre de jade au mélange d'encre aurait pu suffire pour obtenir ce qu'il voulait mais ça coutait bien trop cher. Il lui avait fallu trouver de quoi remplacer. Sans ses yeux, c'était difficile. Son seul avantage à présent était que la nuit ou le jour, c'était pareil pour lui. Alors aller fouiller dans les magasins du temple et les réserves au milieu de la nuit n'avait causé absolument aucun problème. Si quelqu'un l'avait vu, il aurait juste argué qu'il n'avait plus besoin de lumière.
Mais ses recherches avaient portées leur fruit. Il suffisait d'ajouter un peu de sang à son encre, un tout petit peu de cinabre sur une base fortement chargée de pierre réduite en poudre. Il avait été idiot de ne pas y penser avant. Le sang était l'un des meilleurs média pour charrier et conserver le qi, qu'il soit humain ou animal. Le cinabre conférait au mélange sa stabilité dans le temps et la pierre, n'importe quelle caillou faisait l'affaire du moment que c'était de la poussière, stabilisait et neutralisait le mélange. C'était, parfait. Alors Boya avait ajouté un peu de sang de poulet à l'encre qui attendait devant lui qu'il trouve l'inspiration pour peindre, un peu de cinabre, puis avait finalisé avec la fine poussière qu'il avait été balayer dans l'atelier du tailleur de pierre de la secte. L'homme avait été surpris de sa proposition, mais Boya avait argué que c'était utile et que ça lui permettait de retrouver son équilibre et ses sensations. Comme c'était payé une misère et que personne ne voulait jamais s'en charger sans avoir été punis pour être contraint de s'en charger, le maître qui gérait l'atelier l'avait laissé libre de faire ce qui lui chantait. A présent, Boya avait assez de poussière pour fabriquer des hectolitres d'encre. S'il en avait eut les moyens, il aurait étudié davantage l'impact des différents types de pierre sur le mélange, mais ce serait pour plus tard.
Pour l'instant, il voulait prouver qu'il pouvait se passer effectivement de ses yeux pour faire quelque chose que personne n'attendait.
Ecrire lui semblait encore trop délicat. Alors il voulait peindre. Il n'était pas un excellent artiste mais il était un maitre des six arts, comme n'importe quel cultivateur correct.
Il prit soudain son pinceau entre ses doigts. Il voyait derrière ses paupières closes sans besoin ce qu'il allait dessiner. Il voulait dessiner les montagnes du temple.
Il trempa le pinceau dans son encre puis le posa sur le papier. Il n'avait pas besoin de faire un véritable effort pour savoir quoi dessiner. Le plus difficile fut de conserver sa perception du qi léger qu'il avait mis dans son encre pour savoir ce qu'il dessinait. Garder sa "vision" du qi pendant toute la durée de son travail artistique fut plus difficile qu'il ne le pensait au départ. Il avait les réserves. Ce n'était pas un problème. Ce qui l'était, c'était l'endurance et la délicatesse. Jusque-là, il avait toujours utilisé sa cultivation comme un bœuf : il se carrait mentalement sur ses talons et il poussait. Là, il fallait qu'il soit léger. Léger, comme une aile de papillon. Il lui fallait caresser aussi bien la feuille que l'encre et le pinceau. Trop de qi dans l'encre et la feuille comme le pinceau auraient pu prendre feu ou exploser. Il devait se montrer délicat avec ses instruments comme un galant avec son amante.
Lorsqu'il reposa son pinceau, plusieurs heures après qu'il ait trempé le pinceau pour la première fois dans son encre si spéciale et dont il n'avait noté la recette nulle part, on pouvait ne pas être idiot, il avait une migraine caractérisée mais avait réussi à faire ce qu'il voulait.
Cette réussite n'était que le premier pas vers son indépendance. Il le savait. Il le fallait. S'il pouvait peindre, s'il pouvait écrire, il pourrait un jour prochain reprendre ses armes et chasser encore. Il lui fallait juste du temps.
C'était ce que ce dessin était : Une demande de temps.
Le soir même, il s'approcha tranquillement de son Shifu au diner. Il entendait parfaitement les murmures de pitié sur son passage et l'étonnement de le voir encore là malgré son incapacité à être encore utile. Personne ne savait vraiment ce qu'il trafiquait à longueur de jour et de nuits dans ses appartements qu'il ne quittait que pour manger une fois par jour, s'occuper des bébés disciples ou fouiller les poubelles.
"- Shifu? Si vous avez quelques minutes à accorder à cet humble disciple."
Son maitre reposa ses baguettes. Il n'avait rien fait pour aider son élève depuis qu'il était venu le voir dans sa chambre mais le surveillait de loin. Il avait vu sa démarche maladroite d'adapter, ses mouvements reprendre leur assurance et n'avait entendu de rumeur de chute que deux fois. Il savait aussi qu'il s'occupait des plus jeunes quand on lui en donnait l'occasion et que Boya avait accepté plusieurs des travaux les plus humble et dégradant de la secte pour décharger un peu sa dette. Aucune catastrophe n'avait été à déplorer. C'était sans doute la seule chose qui avait protégé Boya jusqu'à présent. Sa dette était stable. Si on ajoutait le remboursement que ses demandes à ses amantes avait permis, Boya était financièrement à l'abri d'une action des anciens. Pour l'instant. Il était un peu plus endetté que la moyenne mais sa dette ne se creusait plus.
"- Bien sûr, Boya."
Le jeune homme lui tendit un rouleau. Le papier lui picota très légèrement les doigts quand il le prit avant de le dérouler. Le dessin était objectivement très correct. Il aurait même pu être vendu sur les marchés pour des médiocres. Mais ce qui était remarquable, c'était l'infime trace de qi qui s'en dégageait.
"- Boya... Tu l'as peinte ?"
"- Oui, Shifu."
L'information intéressa immédiatement davantage les maitres autour de son Shifu. Il se penchèrent pour voir eux aussi. La peinture était tout à faire correcte, surtout vu le talent de Boya. Mais ce qui était remarquable était qu'il l'ai fait sans ses yeux.
"- Comment ?"
"- J'ai trouvé comment infuser un tout petit peu de qi dans une encre spécifique que j'ai fabriqué et la maintenir juste assez pour "voir" ce que je fais. L'encre et le qi restent stables dans le temps. Même des jours après, je peux encore voir ce que j'ai fais."
"-... Tu vas pouvoir écrire."
"- Et lire. Et mon travail sera accessible aussi bien aux valides qu'à d'autre frères qui ne disposent pas de leurs yeux. Je vais pouvoir commencer à noter mon travail sur ma cultivation qui me permet de garder une indépendance totale. Avec du travail, je suis certain que je pourrais retrouver le terrain. Peut-être pas comme chasseur immédiatement , mais certainement comme Appât pour commencer."
Un petit murmure se fit entendre parmi les maitres. Ils attendaient depuis des semaines que Boya soit remercié et vendu mais là, ça changeait tout. Même s'il ne pouvait retrouver le terrain, s'il parvenait à développer une branche toute neuve de cultivation qui permettrait aux aveugles de…
"- Et ce ne sera pas utiles qu'aux aveugles Shifu."
"- Vraiment ?"
"- Nous avons tous un jour ou un autre dû chasser dans un égout ou une grotte sombre. Si je raffine assez cette technique, je suis à peu près sûr qu'il sera possible à n'importe quel cultivateur de pouvoir "voir" dans l'obscurité la plus complète."
Les murmures se firent plus fort. Il n'y avait plus simplement de la pitié pour lui dans les voix autour de lui. Mais aussi des encouragements.
Son maitre lui rendit le rouleau. Boya le prit sans erreur grâce au qi qu'il émettait encore faiblement, s'inclina, puis alla diner.
Il était...Soulagé. Affreusement soulagé.
Il restait à espérer que ce serait suffisant et que son état ne le ferait plus considérer comme un problème dans les jeux politique de la secte. S'il pouvait faire juste un pas de côté et qu'on lui permettait de tracer sa propre route, il serait sauvé.
