Chapitre 12
Abe no Seimei ? Le nom était bizarre. Ses consonnances étrangères ou très anciennes. Qui était l'homme avec Boya ? L'idée d'un fantôme du passé n'était peut-être pas si ridicule.
"- Ha ! C'est donc vous. J'avais entendu des rumeurs sur l'arrivée d'une nouvelle victime de ces animaux de l'Est mais je ne pensais pas vous trouver dans la bibliothèque à trois heures du matin." La voix avec un infime accent impossible à placer était emplie de chaleur.
Trois heures du matin, Boya était un peu perdu. Trois heures ? Il avait passé presque six heures au milieu des livres ? Il ne s'y attendait pas. Jusque-là, il n'avait jamais été un grand lecteur. Et c'était maintenant qu'il ne pouvait plus utiliser ses yeux qu'il se mettait à dévorer de la littérature ? Il était vraiment tordu.
"- Je n'ai jamais entendu parler de vous." Avoua sans réfléchir Boya.
Son interlocuteur eut un petit rire doux.
"- Oui, j'aurais été très étonné qu'il en soit autrement. Je ne suis que très rarement ici."
Boya s'était rassit correctement sur la méridienne et s'était écarté pour laisser de la place au nouveau venu. Seimei prit l'invitation pour ce qu'elle était pour s'asseoir au bout du meuble confortable.
"- Vous êtes un itinérant ?" Boya était curieux. L'homme lui laissait une impression étrange mais pas désagréable.
"- On peut dire ça comme ça."
Boya pencha la tête sur le côté. Il avait toujours eut des attitudes physiquement "déplacées" comme disaient les anciens de JingYun, qu'il utilisait pour s'exprimer plus qu'avec ses mots. Avec la disparition de sa vue, ce langage corporel s'était intensifié.
"- Je passe une partie de mon temps à collationner les livres, les rouleaux et les licences d'inventions diverses et variées." Expliqua Abe no Seimei. "Je les rapporte ici quand je peux." Et surtout, ceux qu'il estimait utiles au yin yang et hors des mains des autres. "Je ne viens ici que très, très rarement."
"- Depuis combien de temps n'étiez-vous pas venu ?"
"- Bien quatre ans. Bonsoir, Seimei Daren." La voix était marquée par l'irritation.
"- Zhong Xing."
Boya avait sursauté. Il n'avait pas entendu le chef de secte arriver, ni n'avait senti sa présence. Mais ce qu'il sentait, c'était à quel point il était tendu. Quel était le problème ?
"- Je ne pensais pas vous trouver ici." Continua le vieux chef de secte.
"- Ho, vous me connaissez, je vais, je viens…"
"- Si vous avez déposé vos découvertes, vous feriez mieux de vaquer."
"- Toujours aussi charmant, Zhong Xing."
"- Partez, Seimei."
"- Je suis déjà loin !" Rit le maître avant d'ouvrir un portail et de disparaitre.
Boya était perdu. Qu'est ce qui venait de se passer ?
"- Zongzhu ?"
Zhong Xing se pinça la racine du nez entre deux doigts.
"- Il ne vous a pas fait de mal, Boya ?"
Le chasseur secoua négativement la tête. Pourquoi le maître qui venait de partir lui aurait-il fait le moindre mal ?
"- Qui était-ce ? Il avait l'air charmant."
"- Ho, oui. Et charmant, il l'est." Le ton était lugubre. "C'est un très vieux maître. Bien plus vieux que moi."
"- Sa voix avait l'air… Jeune ?"
"- Et physiquement, vous ne lui donneriez pas quarante ans. Certains disent qu'il est immortel. D'autres que c'est un démon. D'autres encore qu'il est le dernier Fondateur encore en vie."
"- Et vous ? Qu'en pensez-vous ?"
"- Je ne vois pas pourquoi toutes ces propositions seraient exclusives. Mais je n'ai aucune preuve. La seule chose que je puisse lui reprocher est d'être charmant."
Boya eut un petit reniflement.
"- Ce n'est pas quelque chose que l'on peut reprocher, Zongzhu."
"- Non. Mais je me méfie de lui. Il n'a rien fait pour. En tout cas, pas à ma connaissance. Ni à celle des archives. Mais je me méfie de lui. Même son nom est bizarre.
"- Etranger peut-être ? Et s'il est si vieux que ça, qui sait ?"
Zhong Xing avait récupéré le rouleau que Boya lisait pour le ranger dans une petite bannette au nom du jeune homme puis lui offrit machinalement son bras pour qu'ils retournent ensembles à leurs appartements. Même si Boya s'était dégourdit, il occupait toujours la petite chambre d'apprenti dans le logement du chef de secte pour quelques semaines encore à peine.
Mais ce n'est pas à sa chambre que Zhong Xing le guida. Il le fit entrer dans son propre appartement.
"- Ne faites pas trop de bruit, Fangyue doit dormir."
Boya se sentit rougir d'être ainsi introduit dans l'intimité du chef de secte. Il le suivit jusqu'à la petite cuisine personnelle du couple où Zhong Xing le fit asseoir sur un banc devant la table qui servait à la préparation des repas. On poussa entre ses doigts une tasse de thé.
"- Nous n'avons que peu le temps de discuter, Boya. J'en suis vraiment navré. Je suis sensé être votre professeur et je n'arrive pas à avoir plus d'une heure pour vous de temps en temps."
Boya secoua la tête.
"- Je ne suis plus un enfant. Je peux me débrouiller en très grande majorité, Shifu. Shao Zhiqiang m'enseigne ce que je dois, votre fils me tient occupé et m'apprends la patience à défaut d'autre chose." Il n'avait pas voulu faire d'humour mais arracha quand même un petit gloussement à Zhong Xing.
"- Je suis vraiment navré de ses manières. Je ne sais plus quoi faire avec lui à part laisser tomber. Je n'arrive même pas à lui faire prendre conscience que ses fréquentations ne sont pas les meilleures. Même son shishen n'arrive pas à lui faire entendre raison."
Le gamin s'était accoquiné avec les rejetons de quelques nobles de la ville la plus proche et avait entrainé avec plus quelques disciples de son âge qui ne se tenaient guère mieux que lui sans avoir la protection de leurs parents pour passer sur toutes leurs stupidités.
A croire que la vie au temple n'était pas assez exaltante pour He Shouyue et qu'il prenait plaisir à entrainer dans ses travers ses camarades.
"- Vous devriez l'envoyer chasser un mois. Ça lui apprendrait la vie."
"- Je suis déçu par mon fils, Boya. Mais je n'ai quand même pas envie de le faire tuer." Et Boya ne savait pas trop s'il s'agissait d'une plaisanterie ou non. Sans doute pas. Peut-être. "Mais parlons d'autre chose. Shao Zhiqiang m'a fait d'excellents retours sur vos progrès. Vers quelle spécialisation pensez-vous vous diriger ?"
Boya ne sut que répondre. Une spécialisation ? Instinctivement, il ne put que répondre "chasser". Mais dans son état…. Était-ce vraiment réaliste ? il n'en savait rien. Vraiment rien du tout.
"- Vous avez encore le temps d'y penser. Vous semblez vous être pris d'une certaine affection pour la bibliothèque."
Ha, ça, il savait répondre.
"- Oui. J'ai eu une idée. Ce n'est… Qu'une idée vraiment mais… j'aimerai voir si… Ça pourrait marcher pour de vrai. Avant, ce n'était qu'une lubie qui m'était venue sur un coup de tête. Maintenant... Avec les ressources pour faire des recherches et le temps de vraiment me concentrer dessus… " Il hésita quand même. C'était tellement utopique, voir ridicule. Un chef de secte moins ouvert que Zhong Xing aurait pu croire qu'il se moquait de lui tellement c'était stupide.
Le chef de secte se fit pourtant tout ouï. Il avait été tellement heureusement surpris par l'encre développée par Boya qu'il était ouvert à toutes ses idées. Comme les autres, il connaissait les histoires qui voulaient que les premiers cultivateurs aient eut des pouvoir qu'ils avaient oubliés maintenant. Mais ouvrir son troisième œil ? Ce n'était plus de l'histoire. C'était de la légende.
"- Je ne peux que vous souhaiter bonne chance, Boya. J'espère que vous y parviendrez. Ce serait la redécouverte d'une technique inappréciable !"
"- Ce qui est inappréciable, Zhongyu, c'est que je puisse lire. Je ne sais comment vous remercier de faire recopier les livres avec une encre que je puisse activer."
"- Ne me remerciez pas, Boya. C'est une découverte utile et pratique pour tous qui sert chacun. Si quelqu'un est reconnaissant ici, c'est moi. Et les anciens qui ont perdus la vue avec l'âge. Vous avez offert un cadeau inestimable à votre secte."
Boya s'inclina quand même profondément devant Zhong Xing. Le chef de secte ne pouvait comprendre ce que ça représentait pour lui de pouvoir lire à nouveau.
Zhong Xing avala encore une gorgée de thé.
"- Et à part ça, cela ne vous prends pas tout votre temps alors avez-vous d'autres sujets d'intérêt ?"
Boya hésita un instant. Est-ce que ça intéressait réellement le chef de secte ? Son qi était concentré sur Boya en tout cas. Donc il l'écoutait avec attention.
"- Et bien… Je redécouvre le plaisir de la musique. Et à travers elle, tout ce que je peux faire avec. J'aimerai travailler un peu plus ma cultivation musicale mais je n'en connais que les bases. Lorsque JingYun a réalisé que je savais jouer d'un instrument lorsque je suis arrivé, ils m'ont enseignés comment l'utiliser pour jouer les Appâts mais c'est tout. J'ai appris sur le tas comment un peu soigner, ou tout au moins comment apaiser les souffrances d'un blessé, mais tout cela n'est que très brouillon."
"- Nous n'avons personne de capable en cultivation musicale ici. Des musiciens somme toute décents par palette entières, mais pas d'Harmoniste ni de Chorégraphe."
Boya était perdu. De quoi et quoi ?
"- Zongzhu ? harmoniste et…chorégraphe ?"
"- Un Harmoniste créé des musiques utilisables par un cultivateur musical et un Chorégraphe est encore la compétence au-dessus. Il est capable de tisser la musique, de la Danser et de la Chanter pour Créer. Mais je n'en connais qu'un seul et c'est un démon."
Utiliser de la musique pour créer ? Boya n'arrivait pas à comprendre ce que cela pouvait signifier.
"- C'est de la cultivation de très, très haut niveau" Sourit Zhong Xing. "Je suis un musicien tout à fait correct, je pense que j'arriverai à cultiver avec si j'avais le temps mais je serais bien incapable de faire plus. Il faut être capable de composer soi-même sa propre musique pour avoir une chance de devenir Harmoniste. Comme je vous l'ai dit, nous n'en avons pas ici. Mais je peux contacter le Domaine pour qu'il nous en envois un de temps en temps pour travailler avec vous"
"- Vous voulez dire… un démon ?"
"- Ou un esprit, je ne peux vous dire."
Boya était partagé entre l'horreur et la curiosité.
"- C'est très aimable, Shifu. Mais je n'ai pas les moyens de…"
"- BOYA !" Coupa sèchement Zhong Xing. "Ce que VOUS apprenez est un bénéfice pour TOUTE la secte. Si vous apprenez assez pour devenir un Harmoniste, vous pourrez l'enseigner à d'autres. Un investissement sur vous ne sera JAMAIS une perte. Un investissement sur quelqu'un de déterminé à apprendre et à découvrir de nouvelles choses n'est JAMAIS une perte. D'accord ?"
Boya hocha bêtement la tête, à la fois choqué, gêné et…oui, ça lui faisait chaud au cœur qu'on lui trouve une valeur même s'il était un simple esclave. Quand comprendrait-il qu'à part He Shouyue et ses mignons, personne ne le considérait ainsi ? Sans doute pas avant d'avoir pu poser dans les mains de Zhong Xing une grosse bourse emplie de rouleaux d'or et avoir récupéré son titre de propriété.
"- Je contacterai le Seigneur Anbei demain pour lui demander s'il aurait un professeur pour vous qui accepterait de vous enseigner. Rien ne dit que ce soit le cas d'ailleurs. Les sujets du Seigneur Anbei ont généralement la bougeotte et se promène pas mal dans son Domaine. Il faudra peut-être des mois avant qu'un Harmoniste ne puisse entendre ma demande. Mais dans le cas où le Domaine n'aurait personne à nous envoyer, je demanderai à nos itinérants de trouver des documents sur le sujet. Seimei devrait être content d'avoir un nouveau sujet à explorer." Zhong Xing eut un petit reniflement un peu mesquin.
Sa détestation de l'homme venait de la peur qu'il lui causait plus qu'autre chose. C'était une peur atavique, ancienne, qu'il ne comprenait pas. Il se sentait devant lui comme un lapin devant un renard. C'était… étrange. Pourtant, le vieux maître n'avait jamais fait de mal à qui que ce soit ni jamais causé le moindre problème. Il balayait de la main les règles de la secte parce qu'il s'estimait trop vieux pour les subir encore comme s'il n'était qu'un petit shidi de l'année qui a besoin de barrières pour pouvoir grandir, mais sortit de ça, il n'avait jamais causé le moindre soucis.
"- Boya… Encore un détail avant que je vous laisse allez dormir, il va bientôt être l'heure de se lever avec tout ça… Mais… Vous avez parlé de servir d'Appât tout à l'heure. Qu'est-ce que c'est ?"
"- Vous n'en avez pas ici ? Ça simplifie pourtant grandement les chasses."
"- Nous chassons les démons contraints et forcés quand nous n'avons pas le choix, Boya. Que si tout le reste a échoué. Nous préférons, et de loin, relocaliser un esprit, convaincre un démon de partir ou une entité de choisir un autre domaine que de les tuer ou les détruire." Ils le faisaient bien sûr, mais jamais de gaité de cœur.
"- Ho… Oui… Cela fait sens." Le nord était trop portée sur la vie et ses plaisirs pour apprécier de donner la mort. A l'inverse, JingYun se gargarisait aussi bien dans le nombre de ses victimes que dans le nombre des disciples tombés au combat pour se faire plaindre. C'était… malsain. A tous les niveaux. "Un Appât, c'est quelqu'un qui va utiliser sa cultivation musicale pour envouter les démons les plus proches et les forcer à sortir au grand jour."
"- Un appeau à canard. Vous êtes un appeau à canard."
"- … C'est un peu ça, effectivement." L'image était ridicule mais réelle.
"- Et comment faites-vous le tri entre les démons dangereux et ceux qui ne le sont pas ?"
Boya resta silencieux. Il baissa la tête sans rien dire. Comment expliquer qu'ils ne faisaient pas de tri ?
"- … J'oubliais la politique de JingYun" Soupira le vieux chef de secte.
Boya avait envie de s'excuser mais ça ne changerait pas qu'il était un tueur qui avait été éduqué pour ça depuis sa toute petit enfance.
"- Je contacterai le Domaine, Boya. Nous verrons bien ce qu'il en ressortira."
Boya mordit la poussière avec un grondement de douleur. Son adversaire eut le réflexe de se précipiter vers lui mais il le retint d'un geste. L'adolescent de quinze ans se mordit la lèvre inférieure mais resta où il était.
"- Boya Daren ? Ça va ? Je suis désolé…"
Boya secoua la tête. Ce n'était pas la faute de l'adolescent s'il avait l'impression de ne plus savoir tenir une épée.
"- Je n'ai pas eu de lame entre les mains depuis presque un an. Et ce n'est pas la mienne. Il faut que je retrouve mes marques." Ses marques, son équilibre et ses sensations.
Le maître guérisseur l'avait enfin considéré comme bon pour le service. Enfin, pas bon pour chasser, mais assez remis pour ne plus avoir besoin d'une diète particulière ni de massage et d'heures passées dans les bassins inférieurs à faire des longueurs maintenant qu'il savait nager. Il pouvait y retourner quand il voulait bien sûr, mais il n'était plus obligé d'y aller pour sa santé.
Shao Zhiqiang l'avait enrôlé immédiatement dans une classe de combat aux armes avec des adolescents entre treize et quinze ans. Il n'était pas le seul à manier l'épée même si l'éventail était quand même l'arme principale des membres du yin yang. Quand Boya aurait retrouvé ses capacités avec son arme première, il lui faudrait apprendre à manier l'éventail. Qu'il le veuille ou non, il appartenait au yin yang à présent. Il devait apprendre à l'utiliser. Il avait bien râlé au début, jusqu'à ce qu'il réalise que l'objet était un concentrateur de qi. C'était grâce à lui que les membres du temple du nord arrivaient à ouvrir des portails sans trop de difficultés. Et surtout, sans s'épuiser.
Mais pour l'instant, Boya n'arrivait même pas à tenir tête à un gosse. Il s'était pourtant longuement entrainé à JingYun avec un bandeau sur les yeux. Mais entre un bandeau et son actuelle cécité, il y avait une différence énorme qu'il n'aurait jamais imaginé ni jamais attendu. Il se sentait trahi pas ce corps qui refusait d'obéir à des mouvements qu'il connaissait pourtant depuis qu'il était tout petit.
Le maître d'arme s'approcha après avoir assisté au pathétique combat entre son jeune élève et le chasseur. L'épée de bois avait volé dans la poussière.
"- Boya Daren. Je ne m'attendais pas à grand-chose mais je dois admettre que je suis quand même dépité de votre performance." Boya se sentit rougir de honte sous le regard désolé du maître d'arme. Il avait une étroite habitude de l'humiliation à présent, mais l'homme ne lui ferait aucun cadeau, il le savait. "Vous ne tenez même plus sur vos jambes et c'est à croire que vous ne savez même plus dans quel sens se tient un épée. Je vous retire des combats d'entrainement. Pour l'instant, vous allez vous entrainez seul et revoir toutes vos formes à l'épée jusqu'à ce que vous en ayez retrouvé la mémoire musculaire. Et l'équilibre. Vous ressemblez à une vache ivre sur une mare gelée."
Boya baissa encore la tête. Il en avait les larmes aux yeux. Pourtant, le maître d'arme n'était pas cruel pour le plaisir. Il était juste bassement factuel. Boya était un danger pour lui-même et pour les autres pour l'instant.
"- Allez vous installer à l'écart et reprenez tout votre entrainement de la base. Avez-vous besoin que je vous surveille ou ça va aller ?"
"- Je..." Il se racla la gorge pour avaler la boule de honte qui l'obstruait. "Je vais me débrouiller, je vous remercie." Il s'inclina profondément puis tâtonna pour chercher son épée en bois.
Un des plus jeunes disciple se précipita pour la ramasser pour lui et la mettre dans sa main. Même si le geste s'était voulu gentil, il n'était qu'une humiliation de plus pour le chasseur qui pouvait tenir tête à plusieurs démons à la fois et voleter au-dessus des bâtiments comme un équilibriste encore quelques mois plus tôt. A présent, il était aussi gracieux qu'un canard sans patte et autant capable de se défendre qu'une baleine abandonné sur un lit de l'assistance publique. C'est donc en pleurant silencieusement de rage qu'il reprit ses formes à l'épée une à une, de la plus simple qu'il avait appris quand il avait six ans en arrivant à JingYun, jusqu'aux dernières qu'il maitrisait encore.
Même si le maître d'arme local lui avait parlé sèchement et l'avait assez cruellement rembarré, il ne le quittait pas des yeux malgré tout. Ses autres élèves pouvaient se débrouiller dans les grandes lignes. Boya devait être surveillé comme le lait sur le feu pour l'instant. Le maître d'arme ne lui avait pas aboyé dessus pour être cruel, mais pour le mettre sèchement devant la réalité de ses compétences actuelles. Tout le monde était trop gentil avec le jeune homme. L'ancien maître de JingYun était cajolé depuis son arrivée. Si ça avait fait un bien fou à sa confiance en lui et à son état de santé général, suffisamment pour qu'il puisse à nouveau reprendre les armes, le boulot du vieux soldat était de lui remettre le pied à l'étrier. Et dans un domaine aussi exigeant que celui des armes, le cajoler comme il l'était pour le reste n'était pas lui rendre service. Mais Boya était un guerrier dans l'âme. Il était solide et résilient, il l'avait montré plus d'une fois. Le maître d'arme lui faisait entièrement confiance. Boya ne pleurait pas parce qu'il était triste. Il pleurait parce qu'il était furieux contre lui-même.
Le maître d'arme eut un infime sourire de voir les mouvements saccadés et maladroits s'améliorer rapidement et retrouver une fluidité que les muscles avaient oubliés depuis des mois. C'était ça qu'il fallait à Boya : se faire pousser au cul.
Il le laissa donc se débrouiller plusieurs jours sans plus s'occuper de lui ni lui faire le moindre commentaire. Le jeune homme était adulte et compétent. Il l'avait assez titillé pour que son orgueil soit une meilleure motivation que lui.
Sans grande surprise, le maître d'arme ne put que constater à quel point il avait raison au cours des jours suivant. Il continuait à le surveiller de loin sans rien dire même s'il s'était retenu à plusieurs reprises d'aller le secouer encore ou de corriger ses gestes. Boya reprenait assez vite ses habitudes pour savoir quand il ne faisait pas le bon geste et se corriger seul.
Le maître d'arme état à la fois satisfait et irrité. Autant de compétence, détruite pour rien pas des imbéciles. C'était rageant.
Heureusement que le chasseur était solide.
Si les deux ou trois premiers jours, les gestes de Boya étaient encore apprêté et maladroits, il ne lui fallut pas longtemps pour retrouver ses sensations et le plaisir que le combat et la cultivation à l'épée lui avaient toujours procurés.
Petit à petit, les mâchoires serrées, les sourcils froncés et les épaules tendues disparurent pour faire place à la décontraction tranquille du professionnel qui retrouve ses marques. L'épée n'était plus tenue aussi fortement dans sa main, son poignet retrouva sa souplesse, ses genoux leur résilience et ses pieds leur dextérité. Un épéiste se battait avec ses mains, mais il gagnait avec ses pieds. Il fallait peu d'intelligence et d'entrainement pour juste taper devant soi. Le plus dur était d'arriver à se placer au bon endroit, à faire ce demi pas de plus en avant ou en arrière qui faisait la différence entre la réussite et l'échec.
Entre la vie et la mort.
Et Boya avaient une grande capacité à éviter la mort. Il l'avait prouvé, à la grande irritation de son ancien temple.
C'est donc avec une évidente satisfaction que le maître d'arme observait jour après jour du coin de l'œil Boya retrouver ses sensations et sa confiance en lui-même. Très vite, le maître d'armes avait reconnu les signes de transe dans ses mouvements et cette légèreté un peu particulière qu'il avait appris à reconnaitre comme la marque d'un cultivateur occupé à cultiver avec son arme. Secouer le jeune homme avec dureté avait eu l'effet escompté.
Boya était une sale bête que trop de gentillesse ne pouvait que détériorer. Il lui fallait un ennemi pour donner le meilleur de lui-même. Comme il le faisait souvent avec ses élèves, le maître d'arme n'avait aucun problème à se faire détester par eux. Il préférait leur casser une main à l'entrainement que les voir se prendre une épée dans le bide en mission extérieure.
Boya n'était plus un gosse. Il était capable de se prendre en main tout seul une fois poussé au cul dans la bonne direction.
Contrairement à…
"- HE SHOUYUE ! JE TE PROMET QUE SI TU LAISSES ENCORE UNE FOIS TON EPEE TOMBER PAR TERRE, JE TE FERAIS FAIRE LE TOUR DE LA SECTE A CLOCHE PIED SUR LA POINTE DE MA BOTTE !"
Le fils du chef de secte fusilla du regard le quinquagénaire.
"- Peuh. Comme si j'avais besoin d'apprendre à me battre avec ça."
"- Ho ? Vraiment ?"
Le maître d'arme jeta un coup d'œil vers Boya. L'aveugle avait retrouvé une fluidité de mouvements absolument remarquable en moins de deux semaines. Il l'observa quelques instants de plus. Avait-il glissé dans une transe légère ou bien était-il juste concentré ? Pouvait-il se permettre de le déranger sans perdre son travail du jour ?
Bah. Autant tester.
"- BOYA !"
"- CHEF, OUI CHEF !" Des réflexes de JingYun ça.
Les gamins autour de l'arène se mirent à glousser de la réponse du jeune homme mais le maître d'arme approuva. Il était l'un des très rares employés de la secte qui n'était pas un cultivateur. Lui, il était un soldat qui avait fait vingt ans dans l'armée, avait formé des kilo-palettes de jeunes recrues pour leur donner une chance de survivre sur le terrain et avait survécut à plus de campagnes dans la boue que He Shouyue n'avait de jolies robes dans ses armoires.
"- AU PIED !"
Boya courut sans réfléchir auprès de lui. Et sans tomber ni se prendre les pieds dans ses propres bottes. Les réflexes. Juste les réflexes. Celui qui l'avait formé au métier des armes était un bon. Et sans doute aussi exigeant et sadique que lui-même.
"- Chef."
"- Match d'entrainement. Un bâton d'encens. Arrêt au premier sang."
"- Chef ?"
"- Allez, on s'affole !" Puis le vieux maître se pencha à l'oreille de Boya. "Botte lui le cul à ce petit con. C'est un ordre."
Alors si c'était un ordre…
Boya s'avança dans le cercle vide de présence à part celle de He Shouyue. Le jeune homme bafouillait quelque protestation. Il ne pouvait pas se battre comme ça ! Et encore moins contre un misérable handicapé ! Tout le monde allait le lui reprocher quand il l'aurait blessé ! On ne pouvait rien attendre d'un misérable esclave ! et encore moins d'un handicapé qui se prenait les pieds dans sa propre arme ! Ils avaient tous vu à quel point il était incompétent encore quelques jours avant ! On ne pouvait progresser aussi vite ! Il suffisait de voir comment lui-même galerait alors qu'il s'entrainait depuis ses dix ans.
Mais He Shouyue n'était plus devant un jeune homme qui tente de reprendre le contrôle de son corps. Le maître d'arme avait réussi à secouer Boya suffisamment pour que l'orgueil reprenne le dessus et qu'il s'accroche à sa vieille copine la colère. Retrouver et descendre dans la transe légère qu'il connaissait si bien quand il s'entrainait depuis son enfance n'avait pas été si difficile. Retrouver les gestes, retrouver son équilibre, retrouver sa propre existence dans le prolongement de son arme n'avait été qu'une question de répétition des gestes, encore et encore, jusqu'à ce que même eux s'effacent et qu'il ne reste plus rien que le fil de sa lame qui bougeait seule. Il n'était plus un corps avec des membres qui bougeaient mais l'outil qui permettait à sa lame de mordre les chairs et de tuer. Il s'était entrainé des heures avec un bandeau sur les yeux. Il avait passé des jours pendant son entrainement à devoir courir sans ses yeux. Alors pourquoi tout d'un coup avait-il oublié qu'être aveugle était presque la même chose ? Le choc ? La peur ?
Le manque de raison pour s'en rappeler.
"- ALLEZ ON SE BOUGE !"
Boya se fendit en avant. Il ne voyait pas son opposant, mais il sentait son qi. Il sentait sa présence. Sa lame ne bourdonnait pas de vie comme celle d'un autre maître de JingYun. Elle était comme morte dans sa main, une masse sombre et sans substance. Mais c'était suffisant pour que Boya la "voit."
La lame tomba au sol avec un cri de He Shouyue.
"- Mais ça va pas !?"
"- HE SHOUYUE ! RECUPERE CETTE PUTAIN D'EPEE ET BAT-TOI !" Rugit le maître d'arme. "TU AS DES PAINS AU RAISIN A LA PLACE DES MAINS OU QUOI ?"
Boya se remit en position et attendit que le jeune homme reprenne sa lame et attaque. Comme il restait toujours sans bouger à l'attendre, c'est lui qui attaqua encore. Cette fois, le fils du chef de secte para son coup puis s'effaça devant lui pour tenter de le prendre à revers. Sans résultat évidemment. L'épée de Boya s'abattit sur la sienne avec une violence de marteau pilon.
A son corps défendant, Boya prenait grand plaisir à pulvériser He Shouyue. Après des semaines de mépris, d'humiliations, de moqueries et de violence pas uniquement verbale, le maître d'arme avait donné l'autorisation, non, mieux encore, l'ordre au chasseur d'apprendre le respect au gamin. Il n'allait pas se priver une seconde !
Un sourire malsain aux lèvres, Boya avait fermé les yeux. En général, il les gardait ouvert pour ne pas mettre ses interlocuteurs mal à l'aise. Mais là ? Ça ne servait à rien. Il préférait les fermer et retrouver finalement ce qui avait toujours été un entrainement à JingYun.
Son ennemi était au mieux médiocre avec une épée, insipide dans ses insultes, ignorant dans ses protestations.
Il fondit encore sur lui pour lui arracher encore une fois son épée des mains.
He Shouyue glapit de douleur lorsque l'épée en bois de Boya claqua sèchement ses doigts.
"- HE SHOUYUE ! RECOMMENCE ! TU NE QUITTERAS PAS CETTE ARENE TANT QUE TU N'AURAS PAS ETE CAPABLE DE REPOUSSER AU MOINS UNE FOIS TON ADVERSAIRE !"
"- Mais…"
"- RECOMMENCE !"
Le jeune homme reprit son arme, le visage marqué par le peur et la colère mêlées. Il se faisait humilier comme rarement dans sa vie. Pire, c'était un misérable handicapé qui l'humiliait comme jamais. He Shouyue avait juste envie de lui passer son arme dans les côtes.
Mais même avec sa colère, le jeune homme n'était pas de taille. A mesure que le combat se poursuivait, Boya était de plus en plus rapide, de plus en plus efficace. De plus en plus précis et puissant. Il retrouvait un rythme qui lui était connu. Il retrouvait quelque chose qui lui avait manqué depuis des mois.
Il se retrouvait, lui-même.
Boya avait lentement glissé dans une transe de combat légère qu'il connaissait très bien. C'était celle da ns laquelle il glissait toujours à l'entrainement, celle qui lui permettait le mieux de cultiver avec son arme. Il était dommage que ce ne soit pas une arme spirituelle qu'il ait à la main. Néanmoins, il sentait son qi circuler plus vite et plus facilement dans ses méridiens. La colère et la frustration des mois passés, la rage de son infirmité et de son incapacité à reprendre sa place. La peine d'avoir été vendu comme un animal même s'il avait eu la chance d'être acheté par Zhong Xing. Ce qu'il devait également au chef de secte à qui il avait promis de prendre en charge son fils pour lui sortir un peu la tête du fondement. Boya avait lentement retrouvé son indépendance. Ou tout au moins "une" indépendance. Il n'était pas inutile. Il n'était pas sans espoir contrairement à ce que JingYun avait voulu lui faire croire. Il n'était pas juste bon à chauffer les draps de quelque noble pervers pour leur bon plaisir après des années passées à avoir affiné sa cultivation et ses réflexes.
Il avait été un maître de JingYun.
Il avait été le meilleur chasseur de sa génération.
Et il le redeviendrait.
He Shouyue lâcha un véritable cri de réelle douleur lorsque l'épée en bois de Boya coupa la sienne en deux et qu'il ne l'envoi taper contre le mur le plus proche à plusieurs mètres d'une bouffée de qi aussi brutale que brûlante.
"- SUFFIT !" Rugit le maître d'arme.
Boya s'immobilisa immédiatement, bien dressé.
"- Repos, Boya. C'était pas mal."
Une chaleur agréable comme il n'en avait plus ressentit depuis des mois remonta dans le ventre de Boya. Le maître d'arme l'avait félicité. Depuis combien de temps n'avait-il pas été félicité ainsi ? Il avait fait ce qu'on lui avait demandé. Il avait mené… mené sa mission à bien ! Il avait réussi à se battre. Il avait retrouvé naturellement des gestes qu'on lui avait dit et répété qu'il ne pourrait plus jamais les faire depuis qu'il n'avait plus ses yeux.
Boya se remis à pleurer. Mais de soulagement cette fois.
On vint lui tapoter sur l'épaule et le féliciter.
Quelqu'un le prit dans ses bras et le laissa pleurer sur son épaule.
Boya ne réalisa pas tout de suite que c'était Zhong Xing. Il n'en pleura que plus fort lorsqu'il s'en rendit compte.
"- Je suis désolé. Je ne voulais pas blesser votre fils."
"- C'est juste une bosse et quelques bleus. Ça lui apprendra peut-être à travailler."
"- Zhong Xing Daren…"
"- Je suis fier de toi, Boya."
Boya se remis à pleurer comme un veau sans pouvoir s'arrêter. Quelque chose qu'il retenait très profond avait cédé. Enfin.
Il pouvait se revoir un jour chasser comme avant. Même sans ses yeux.
"- Shifu ?" Boya sentit le plaisir de Zhong Xing à ce qu'il l'appelle ainsi. "Je crois… Je crois que je me sentirai plus à l'aise si j'avais quelque chose que je pouvais garder sur les yeux en permanence."
Il en avait fini de faire semblant. Aussi bien envers les autres qu'envers, surtout, lui-même.
Zhong Xing lui offrit son bras.
"- Alors allons voir les tailleurs. Ils auront peut-être quelque chose pour toi."
"- … He Shouyue n'est réellement pas blessé ?"
"- Juste son égo. Mais il avait besoin que quelqu'un le remette à sa place. Et je t'avais demandé de le faire. Je suis ton débiteur, Boya."
"- Et je suis votre propriété." Ce qui, donc, ne changeait pas grand-chose.
Zhong Xing eut un petit sourire mais ne dit rien. Boya n'était pas prêt à accepter la vérité.
A l'autre bout de l'arène d'entrainement, He Shouyue dorlotait ses bleus, sa rancune et… Une légère dose de respect qu'il ne voulait pas éprouver pour Boya. Mais comment faire autrement ?
