Elle et moi, nous formons un tout.
Lentement, Link émergea de son long sommeil et cilla plusieurs fois afin de s'adapter aux rayons de soleil que les rideaux ne filtraient pas. La lumière passait sous les pans du tissu rouge foncé et épais, elle tapissait le mur opposé à l'unique fenêtre de la chambre. Malgré ses muscles encore engourdis et fatigués, le prodige se redressa sur le matelas pour s'asseoir puis il jeta un coup d'œil à Zelda. Étonnamment, elle ne dormait pas. Assise en bordure de lit, elle tournait le dos à son compagnon et ne bougeait pas. La jeune femme avait seulement une main posée sur son ventre qu'elle fixait avec insistance.
- Zelda ? l'appela le blond d'une voix éraillée.
Ne l'ayant pas entendu bouger, elle sursauta puis se crispa involontairement. La prêtresse royale priait avant d'être interpelée par son compagnon, elle était jusqu'alors plongée dans un état de concentration profond que rien ne venait ébranler.
- Tu es réveillé, dit-elle dans un chuchotement. Tu devrais te reposer encore un peu.
- C'est inutile, je n'ai plus sommeil...
Sans se brusquer, Link s'approcha d'elle puis lui embrassa son épaule nue, près de la nuque. Cependant, sa compagne ne ressentit rien à cet instant précis. Après la perte de Ren et de Lasya, son cœur peinait à réagir comme autrefois, même en présence de Link. Il battait sans vraiment battre, ce qui engendrait un vide vertigineux en son sein et la plongeait dans un mal-être poignant. Tous ses doutes, ceux nés bien avant l'arrivée de Ganon, refaisaient surface et la tiraillaient pour lui rappeler qu'elle n'avait pas été à la hauteur. Le gain progressif d'estime et de confiance qu'elle se portait – après la victoire contre le Fléau – avait volé en éclats suite à ses nouvelles fautes et imprudences. Plusieurs années de reconstruction et de travail sur elle... venaient de s'effondrer en l'espace de quelques heures. Ce fut la raison pour laquelle Zelda avait décidé de prier les déesses afin de leur demander pardon et conseil. Mais comme lors de sa jeunesse, elle n'eut aucun signe de leur part. Leur éternel silence lui répondait.
- Tu es éveillée depuis longtemps ? lui demanda Link en laissant son front reposer contre son dos.
L'Hylienne baissa la tête avant de confier :
- Je n'ai pas dormi de la nuit. Je suis exténuée et pourtant...
Et pourtant, elle n'avait pas réussi à trouver le sommeil. Elle revoyait sans cesse Lasya expirer pour la dernière fois dans ses bras, puis la jeune femme revivait son enterrement à de multiples reprises ; impossible de chasser ces mêmes images qui la hantaient douloureusement.
- Pahya connait bien les plantes. Elle pourrait te préparer une infusion pour que tu parviennes à dormir.
- Je lui en saurais gré si elle accepte...
Zelda soupira avec tant de discrétion que le jeune homme ne le remarqua pas. Il enlaça sa fiancée avec plus de force pendant qu'il fermait les yeux pour s'imprégner de ce moment nécessaire et attendu.
- Un jour, tu m'as promis de découvrir le monde avec moi, se souvint Zelda avec émotion. Est-ce là... toujours ton souhait ?
Link entrouvrit les yeux, l'air toujours sérieux, puis il s'écarta légèrement du corps de la princesse. Il la prit par les épaules avec douceur, la mit de profil par rapport à lui puis l'allongea sur le matelas en prêtant attention à son expression surprise. Grâce à la faible luminosité ambiante, tous deux purent discerner les iris de l'autre et cela les rassurait.
- Plus que jamais, affirma-t-il avec détermination.
Assis à ses côtés, il replaça l'une des mèches de sa fiancée qui recouvrait l'un de ses yeux verts.
- Je sais ce que tu penses, reprit Link qui se montra un peu plus détendu. Si nous vainquons, Hyrule ainsi que les pays limitrophes demeureront ravagés par la guerre. C'est inévitable.
Grandement affectée, Zelda tâcha de chasser le picotement de ses yeux. Elle prit la main de son compagnon et l'examina tristement. Il s'agissait de celle qui portait le sceau gardien et qui était devenue grise.
- Mais j'ai foi en nos déesses et en la Nature, ajouta Link avec plus de sérénité. Même si cela prendra de nombreuses années, tout redeviendra comme avant.
Parler ainsi du futur, des projets communs auxquels tous deux aspiraient, l'apaisa et le fit sourire malgré tout. Un sourire appréciable pendant cette période particulièrement difficile à vivre pour la princesse.
- Nous pourrions même voyager sur d'autres continents... Il y a tant de peuples à rencontrer, tant de connaissances à découvrir et à partager. Peut-être existe-t-il d'autres croyances ?
Il raffermit légèrement son emprise sur les doigts de Zelda qui tenaient sa main.
- Nous serions des inconnus aux yeux des indigènes. De simples voyageurs guidés par leur cœur.
- Ce serait merveilleux, susurra-t-elle tandis que sa poitrine semblait se compresser.
Mais en ai-je seulement le droit ?
La princesse voulait s'en convaincre, hélas ce fut impossible à cause de la culpabilité du survivant dont elle était la proie. Pourquoi avait-elle survécu, et non Ren et Lasya ? Pourquoi Zelda aurait le droit d'avoir une vie heureuse après toutes ces morts dont elle était en partie responsable ? Pour la deuxième fois de sa vie, des idées noires la bouleversaient suite à des événements tragiques et difficiles à surmonter. Des années seraient nécessaires pour les accepter et aller véritablement de l'avant.
- Je dois parler à l'enfant gardien, annonça soudainement Link.
La respiration de la jeune femme se coupa aussitôt et des frissons de peur lui parcoururent la peau. Elle s'empressa de resserrer son emprise sur la main de son compagnon puis elle hocha négativement la tête.
- Non, ne va pas parler à Soran ! Je t'en prie... Il ne fait plus aucune distinction entre les différents Héros, il essaiera de te tuer dès qu'il en aura l'occasion !
Le chevalier ne put retenir un léger soupir. Il avait conscience que ce meurtrier lui ôterait la vie dès l'instant où il en aurait la possibilité. Malheureusement, il était l'unique personne à même de lui indiquer la manière dont s'utilisait le sceau gardien. Soran connaissait sa magie... ainsi que sa malédiction.
- Je doute qu'il puisse me faire du mal derrière des barreaux de prison, la rassura-t-il en venant entourer ses doigts de sa deuxième main. J'ai plusieurs questions à lui poser.
Link baissa la tête. Cette réaction laissa perplexe Zelda car elle ne sut comment l'interpréter.
- Je me couperai aussi les cheveux.
- Pourquoi ? souffla-t-elle, stupéfaite.
Ce n'était pas pour la même raison qu'elle, quelques mois plus tôt. En coupant sa chevelure, Link n'espérait pas marquer un renouveau ou se défaire d'une partie de son passé. La raison était toute autre.
- Je suis désolé, je préfère garder la raison pour moi-même.
Il déglutit.
- J'aimerais t'expliquer, mais je n'arrive pas à poser des mots sur mes intentions...
Zelda opina, compréhensive. Elle connaissait Link et savait à quel point, autrefois, il parlait difficilement de lui et de ce qu'il avait sur le cœur. La princesse attendrait le temps qu'il faudrait pour qu'il puisse justifier son geste. Après tout, ce n'étaient que des cheveux que Link souhaitait couper ; cela n'aurait aucune incidence sur ses combats futurs.
- Je dédierai ma journée à la prière, déclara Zelda en dépit de son exténuation. Je dois parvenir à regagner une partie du pouvoir du sceau divin.
L'Hylien se pencha vers elle et lui embrassa le front, ce qui réveillait une certaine chaleur au sein de Zelda.
- S'il te plaît, ne te surmène pas, la pria-t-il en témoignant de son inquiétude. Tu devrais essayer de dormir avant de méditer. Je vais aller voir Pahya maintenant.
Elle voulut le retenir mais Link se leva, s'écartant de sa fiancée à contrecœur, puis il se changea avec des habits prêtés : un simple pantalon d'un gris foncé et une chemise blanche surmonter d'une veste en cuir terne et sans manches. Il aurait préféré garder sa tunique de prodige et son pantalon mais ceux-ci devaient être recousus après ses blessures. Quelques minutes plus tard, Link quitta la chambre puis s'engouffra dans le couloir glacé du palais. Une poignée de gardes surveillaient le couloir, ils tournèrent la tête vers lui dans un mouvement synchronisé qui ne mit guère le jeune homme à son aise. Il les salua brièvement d'un signe de la main puis rejoignit un petit hall non loin de là. Sur l'horloge, il put voir l'aiguille indiquer onze heures passées ; par ailleurs, quelques domestiques traversèrent la salle en transportant dans leurs bras des nappes et des serviettes soigneusement pliées. Link interpela l'un des hommes qui se trouvait parmi eux et lui demanda poliment s'il aurait la diligence de bien vouloir trouver Pahya et, une fois fait, de la prier de donner une infusion à la princesse dans le but qu'elle puisse s'endormir plus facilement. Le servant lui assura que cela serait fait immédiatement. Il donna son linge à l'un de ses camarades puis il se hâta de répondre à la requête. Dès qu'il fut hors de la vue de l'Hylien, ce dernier se renseigna auprès des autres domestiques pour savoir si un temple se trouvait dans le palais. Ils le lui confirmèrent et ajoutèrent même qu'il se situait au dernier étage de la tour nord. Cependant, ce lieu était habituellement réservé aux dirigeants de Panah. Il lui faudrait demander l'accès s'il voulait y entrer.
Link les remercia puis il emprunta les escaliers qui menaient justement à cette partie de l'infrastructure. Sur les parois qui l'entouraient, il eut l'occasion de découvrir de nombreuses tapisseries relatant les divers événements historiques qui avaient animé Panah, voire quelques mythes et légendes par endroits. Quelques grandes figures étaient aussi présentées, hommes comme femmes. Des visages inconnus sur lesquels il ne put poser de noms. Après avoir arpenté plusieurs couloirs, le prodige arriva devant l'entrée du dernier escalier qui menait au temple. Quatre soldats en gardaient les portes et bloquèrent le passage à l'étranger, dans un premier temps. Cependant, ils finirent par reconnaître le Héros qu'ils avaient entraperçu la veille ; ce fut pourquoi ils acceptèrent de le laisser passer lorsqu'il expliqua sa présence en ce lieu.
Continuant ainsi son ascension, Link regarda à travers les fenêtres creusées dans le mur extérieur et incurvé à cause des escaliers de pierre en colimaçon. Le paysage demeurait vivant sur cette partie du continent, rien ne semblait l'avoir attaqué et rongé, comme si aucun mal ne s'était abattu sur la terre. Cette vision lui entraîna un pincement au cœur ainsi qu'une tristesse manifeste. Certes, savoir qu'Hyrule ne retrouverait pas une telle beauté pendant des années l'affectait grandement. Cependant, là n'était pas l'entière raison qui expliquait son sentiment. Au plus profond de lui, Link savait que tous ne verraient pas une deuxième fois un monde immaculé de toute corruption. Il accéléra le pas jusqu'à ce qu'une nouvelle porte à double battants se présente à lui. Elle n'était ni sculptée ni peinte, le bois n'avait pas été travaillé pour être embelli, comme si l'architecte de ce lieu avait souhaité conserver une certaine simplicité et une humilité face aux déesses. Sans attendre, le chevalier entra et put découvrir une pièce comblée par quelques statues de divinités. Un autel en marbre, surélevé par une estrade dans le fond, supportait un vase empli de fleurs aux couleurs chaleureuses ainsi qu'une statuette de la déesse Maurdrid. Au centre du temple, un petit bassin reflétait la vaste peinture qui recouvrait entièrement le plafond. Au vu des couleurs étincelantes, cette dernière avait été ajoutée récemment.
Avec quelque peu de réserve et pendant qu'il contemplait ce lieu singulier, Link se dirigea vers une table discrète qui se trouvait cachée par une statue. Dessus, quelques bobines de fils verts reposaient sur le bois tandis que des branches de saule avaient été plantées dans un pot rectangulaire qui longeait le bord contre le mur. Plusieurs personnes semblaient avoir lié des fils coupés entre les branches, coutume qui surprit le jeune homme et le laissa perplexe. Néanmoins, il ne s'en préoccupa pas davantage et préféra prendre en main la paire de ciseaux devant lui. Peu lui importait s'il coupait mal ses cheveux et que les mèches fussent irrégulières. Il arrangerait tout cela plus tard. D'un geste précis, il trancha sa queue de cheval au plus de l'élastique qui la retenait puis il observa les cheveux blonds, presque châtains, au creux de sa main. Doucement, Link reposa la paire de ciseaux puis il tourna la tête vers le bassin empli d'eau. En son centre, une statue de la déesse Hylia semblait l'épier silencieusement. Une dalle reposait devant ses pieds et permettait d'y déposer les offrandes, au milieu de l'eau qui l'entourait.
Il s'en approcha avec prudence, hésitant à procéder à son offrande. Il avait peur qu'elle soit vue et retirée par une personne qui viendrait après lui. Mais bien vite, l'élu chassa cette idée de son esprit et s'agenouilla près du bassin avant de déposer sa mèche de cheveux sur la dalle de pierre. Une fine mousse recouvrait sa surface mais cela ne le gêna pas. Link joignit ses mains et courba légèrement la nuque en signe d'humilité.
- Déesses, voici un humble présent au travers duquel je vous offre une partie de ma personne, dit-il à mi-voix pour ne pas rompre le calme du temple.
Ses yeux se fermèrent pour quelques instants de sorte qu'il ressente encore plus le caractère spirituel de ce lieu.
- Je vous en prie, veillez sur ma famille, protégez-là du Mal. Je donnerai ma vie si cela peut préserver la leur...
Dire cela lui noua la gorge. Et au plus profond de lui-même, Link perçut une force extérieure s'adresser à lui. Ce fut sous forme de pressentiments et non de mots. On semblait lui demander la véritable raison de sa venue, bien que ses premières prières fussent louables. Il devait expliquer la raison pour laquelle il faisait don de ses cheveux. Une offrande pour la moindre étrange mais qui, cependant, prouvait que sa requête lui tenait à cœur.
- Je n'ai jamais eu le sentiment d'être un professeur digne d'instruire ses élèves, confia Link avec regrets. Un maître ne se doit pas d'enseigner que le maniement des armes. Il doit transmettre ses valeurs... et veiller à l'épanouissement de ses apprentis.
Le poids sur son cœur s'alourdit davantage en extériorisant ce qu'il conservait précieusement pour lui. La peine qu'il ressentait depuis la veille s'accentua encore.
- Mais j'ai échoué, avoua-t-il douloureusement. Je n'ai pas su redonner le sourire à l'un d'eux. Je n'ai pas su l'aider à sortir de cette noirceur qui le noie en permanence.
Sa voix se mit à trembler contre son gré.
- Je suis incapable de rallumer la flamme de joie qui s'est éteinte au fond de lui. Je suis... spectateur de sa souffrance perpétuelle et de sa résignation.
Link serra ses mains avec plus de force en revoyant les yeux de son apprenti archer se poser sur lui. Il se souvint de l'unique fois où il l'avait vu sourire : Thomas rassurait un rumy à ce moment-là. Son sourire retranscrivait une joie paradoxalement triste.
- S'il vous plaît, guidez-le dans son dernier voyage. Vous êtes les seules à pouvoir l'aider à trouver la paix intérieure...
Le Héros rouvrit les yeux. Inconsciemment, son regard glissa sur le côté puis se posa sur un reflet dans l'eau. Link retint aussitôt son souffle en discernant la silhouette d'un jeune homme inconnu derrière lui. D'aspect pâle et transparent, d'une couleur bleutée, les traits de son visage ainsi que sa chevelure bouclée et courte étaient relativement vagues à la surface de l'eau. Tous deux s'observaient mutuellement dans un lourd silence. L'élu ne sut combien de temps s'écoula ainsi. Mais alors qu'il pensait avoir affaire à une hallucination sérieuse aussi immobile qu'une statue, l'inconnu se mut avec lenteur. À travers l'eau, il le vit porter une main à son bras droit avant de la poser dessus. Au même moment, l'avant-bras de Link s'échauffa subitement et lui arracha une plainte étouffée : Sokyn venait de se manifester sans raison apparente. Sa peau délaissa son gris habituel pour devenir d'un vert lumineux et anormal pour un humain. Immédiatement, le Héros se retourna afin de se confronter au fantôme, mais il n'y avait personne dans le temple. Il était seul, l'apparition n'était plus qu'un vague souvenir.
- Comment... souffla Link qui exprimait une incompréhension notable.
Il reporta son attention sur la statuette au milieu de l'eau et sentit son cœur rater un battement lorsqu'il croisa le regard d'un rumy. Celui-ci, à quatre pattes sur la dalle au centre de l'eau, humait la mèche de cheveux avec curiosité. Finalement, l'esprit de petite taille la toucha du bout de son museau puis l'offrande se désintégra en fines particules bleues qui disparurent dans l'air. Sidéré par ce qu'il voyait, Link n'osait plus bouger de peur d'apeurer le rumy. Ce dernier ne tarda pas à disparaître, le laissant sans voix. Jamais il n'avait vu un tel esprit de si près, et encore moins dans un lieu occupé par des humains. Sa présence n'était pas anodine, Link en eut l'intime conviction.
- Un signe de l'Alpha ? formula-t-il dans un souffle. Mais... pourquoi ?
Il regarda alors son avant-bras droit où Sokyn luisait avec bien moins de force. Il y avait un lien entre l'Alpha et le sceau gardien. Link devait comprendre duquel il s'agissait, bien qu'il n'en eût aucune idée pour le moment. Cela avait-il un lien quelconque avec sa prière pour son apprenti ? Cela ne pouvait être anodin... Le monde des esprits se tenaient toujours à l'écart de celui où vivaient les vivants. Et pourtant, le pont entre les deux n'étaient pas aussi inatteignable que certains le pensaient. Après tout, quelques morts parvenaient à hanter le monde qu'ils avaient connu durant leur vie. Ce fut le cas de Rhoam Bosphoramus Hyrule et des quatre prodiges, emplis de regrets ou prisonniers de leur Créature Divine. Le monde spirituel dépassait l'entendement du Héros qui se demanda si l'Alpha régnait en maître sur les esprits. Était-ce lui qui permettait aux défunts de revenir sur terre, ne serait-ce que quelques instants ? Accordait-il le souhait de certains qui désiraient se racheter avant de gagner l'Au-Delà définitivement ? Cette hypothèse lui parut plausible. Mais dans ce cas, qui était ce jeune homme derrière lui ? Link avait le sentiment de l'avoir déjà vu par le passé, cependant il lui fut impossible de poser un nom sur son visage. Ce qui l'intriguait le plus était la réaction du sceau gardien. Lui qui ne connaissait pas encore toute l'étendue de ses pouvoirs, il était toujours pris de court lorsque Sokyn se manifestait par lui-même, sans sollicitation extérieure.
Quoi qu'il en fût, son regard se posa sur la dalle où avaient disparu ses cheveux. Il n'y avait plus aucune trace de son offrande... Link espérait que les déesses eussent tout de même entendu ses prières. Dorénavant, il devait aller voir Soran en prison. L'appréhension qu'il éprouvait le rendait désagréablement nerveux à l'idée de se retrouver face à un assassin. Le prodige se souvenait parfaitement des meurtriers du siècle passé : les Yigas. Ceux-ci tuaient pour servir leur maître et mettre à mal la famille royale. Mais ce Soneau... Ses desseins furent encore plus insensés et intolérables aux yeux du Héros. Soran avait massacré des innocents dans le but de le retrouver et de le tuer pour une raison qu'il ignorait encore. De toute évidence, elle devait remonter à l'époque du précédent Héros puisque l'enfant gardien avait traversé le temps, comme Thomas. Link ne connaissait pas son histoire et ne détenait pas l'explication de son long « sommeil ». Toutefois, il était sûr d'une chose :
La sentence de cet homme devait être à la hauteur de ses crimes.
oOo
Ce fut vers quatorze heures, après avoir mangé seul et avoir demandé à une domestique de le recoiffer correctement, que Link quitta le palais où résidaient les dirigeants de Panah. On lui avait rapporté que Pahya était bien allée voir Zelda pour lui donner une infusion, ce qui le rassura et lui allégea en partie le cœur. Dans les rues de la capitale, il se dirigea au mieux en demandant son chemin aux passants. Personne ne connaissait son identité et ne se doutait que l'un des élus des déesses se tenait face à eux. Les habitants lui indiquèrent à chaque fois le chemin avec justesse, tant et si bien que Link parvint aisément à la prison. Il n'eut aucun mal à prouver qu'il était le Héros : il n'eut qu'à dégainer la Lame Purificatrice qu'il conservait avec lui. Son éclat divin persuada les gardes présents de le laisser voir leur prisonnier le plus dangereux. Ils menèrent l'étranger à la cellule de Soran, située au dernier étage. Cette partie de la prison était, à l'origine, réservée aux traîtres de la nation, aux criminels qui s'étaient attaqués à Panah elle-même, par divers moyens. Les précédents dirigeants, des hommes et femmes corrompus, avaient été écroués dans cet endroit en attendant de recevoir la peine capitale. Mais dorénavant, seul l'enfant gardien occupait cet étage.
Link, suivi par deux soldats, longeait les multiples cellules vides de part et d'autre de lui. Il n'y avait qu'une mince fissure dans chacune d'elle, en guise de fenêtre. Une obscurité inquiétante régnait en permanence, l'humidité présente accentuait le froid ambiant et donnait quelques frissons à l'Hylien qui tâchait de contenir sa nervosité. L'un des deux hommes à sa suite prit les devants puis lui présenta une geôle tout au fond du couloir étroit. À travers les barreaux, une silhouette sombre se dessina dans un coin du cachot et dévoila le corps du Soneau recroquevillé, de profil vis-à-vis du visiteur. De lourdes chaînes reliaient ses chevilles à des crochets profondément ancrés dans le mur. Quant à son cou, il était entouré et serré par une planche en bois noir, elle aussi reliée à une chaîne trouvant son origine dans un bloc de pierre. La nuque et le dos courbés, Soran ne semblait pas avoir vu les nouveaux arrivants. Une partie de ses cheveux cachait ses iris verts qui luisaient faiblement.
- Qu'y a-t-il, pitoyable Héros ? grogna le brun sans bouger. Tu te plais à me voir dans un état aussi misérable ?
Il souffla du nez puis tourna la tête vers Link avant de le dévisager mauvaisement.
- Tu as coupé tes cheveux suite à ton échec retentissant ? Ce doit être dur pour toi de ne pas avoir été à la hauteur... Tu me ferais presque de la peine, poursuivit-il sur un ton sarcastique.
Les poings de Link se serrèrent inexorablement malgré ses tentatives pour garder son sang-froid. Cet homme était tout à fait détestable, cela n'arrangeait rien à son cas.
- Je vois. Tu as besoin d'avoir des réponses avant ma mise à mort.
Sa mise à mort ? Alors Astrid avait décidé son exécution. Pahya lui avait expliqué qu'il était un meurtrier et qu'il avait ôté la vie de nombreux innocents dans le but de retrouver et tuer Link. Le général de Panah n'avait pris aucun risque : il valait mieux l'éliminer le plus tôt possible et préserver la vie du Héros.
- Pourquoi ne dis-tu rien depuis hier ?! aboya soudainement Soran qui tira ses chaînes en se penchant vers l'élu. Tu te penses supérieur à moi ? N'oublie pas d'où tu viens, Orazio ! Tu n'es qu'un chien de voleur !
La planche autour de son cou l'étrangla aussitôt et le fit grimacer de douleur. Soran foudroya l'Hylien du regard et montra même les dents avec animosité et rage.
- Tu m'as... tout pris... Ma famille, mon avenir, ma vie !
L'expression du Héros s'assombrit alors qu'il était en proie à un mal-être important qui ne paraissait pas être le sien à l'origine. Il semblait provenir du plus profond de son âme.
- Tu as assassiné ma sœur sous mes yeux ! hurla-t-il dans un élan de fureur et de désespoir. Tu l'as privée du futur auquel elle aspirait ! Et maintenant, tu la sers encore et vous êtes toujours aussi... proches...
Soran prononça ce dernier mot avec toute la rancœur qu'il nourrissait depuis ce jour fatidique. De plus, l'incohérence de son discours conforta Link dans l'idée que le Soneau était perdu entre deux époques différentes, ne séparant pas le passé du présent. Il se demanda si le prisonnier avait conscience de la confusion de ses propos. Cependant, le Héros restait sans voix à cause d'une information précise : son prédécesseur aurait assassiné la princesse de son époque. Impossible... Si cela avait été le cas, elle n'aurait pas eu de descendantes et sa fiancée actuelle n'aurait jamais vu le jour. L'enfant gardien avait perdu la tête, ce fut la seule explication qui vint à l'esprit de Link. Il ne se doutait pas que certains éléments lui manquaient pour comprendre la vérité, notamment le fait que la fille d'Erigus Andram Hyrule avait été menée sans délai au Sanctuaire de la Renaissance afin de préserver sa lignée.
- Tu ne peux pas me reprocher les actes de mon prédécesseur, articula difficilement Link dont le mal-être s'intensifiait à chaque inspiration. Quoi qu'il t'ait fait, tu n'avais pas le droit de tuer des innocents pour parvenir à ton but. Ces gens ne t'ont rien fait, ils ne méritaient pas de mourir !
Soran poussa un grognement rauque et indéfinissable qui fit froncer les sourcils aux deux gardes. Ceux-ci se jetèrent un bref coup d'œil puis empoignèrent plus fermement la hampe de leur lance.
- Ma sœur ne méritait pas la mort non plus, et pourtant tu lui as arraché la vie avec une indifférence que je n'oublierai jamais ! s'écria le brun qui se pencha de nouveau sur le côté.
Ses chaînes crissèrent dans un bruit métallique désagréable qui résonna entre les parois de pierre.
- Je n'ai jamais porté la main sur Zelda. Tes mensonges n'excuseront jamais tes actes innommables, répliqua Link avec une retenue difficile à garder.
Hors de lui, le Soneau lui jeta un regard empli de haine qui tordit le ventre de Link. Jamais personne ne l'avait encore regardé ainsi jusqu'à présent. À travers les yeux de Soran, il se voyait tel un monstre sans humanité. Définitivement, il n'arrivait pas à concevoir que le Héros précédent eût pu s'en prendre à la princesse et porter autant préjudice à l'enfant gardien. Quelque chose n'allait pas, et cela le perdait totalement.
- Des... mensonges ? répéta Soran d'une voix blanche.
Il revécut le moment où il voyait Zelda éventrée par Orazio avant d'être jetée au sol comme un vulgaire insecte. Cette vision décupla son envie de meurtre et lui fit oublier quelques instants l'endroit où il se trouvait. Lorsqu'il voulut crier toute sa colère, Link le devança et décida de reprendre les rênes de la discussion afin d'obtenir les réponses qu'il désirait.
- Tu ne connais rien de cette époque, rétorqua froidement le Héros qui ne voulait pas se laisser intimider. La princesse Zelda et moi nous sommes fiancés cette année et nous attendons un enfant.
Ces deux nouvelles coupèrent le souffle au brun qui sentit son sang se figer dans ses veines.
- Tu es tant aveuglé par ta haine envers les Héros que tu refuses de voir la vérité ! Si mon prédécesseur a réellement tué ta sœur, comment aurais-je pu rencontrer la princesse de mon temps ?
Thomas lui avait dit que la sœur de Soran n'était ni fiancée ni mariée au moment de la guerre, donc elle n'avait pas pu enfanter avant sa prétendue mort.
- Si... Orazio de Lanelle a blessé mortellement ta sœur, je ne sais par quel moyen elle a pu être gardée en vie. Quoi qu'il en soit, il est temps que tu te rendes à l'évidence !
Link agrippa soudainement les barreaux en métal qui lui glacèrent la paume de ses mains. Pris dans son élan, il oublia la présence des deux gardes à ses côtés qui ne manquaient rien de leur conversation dont ils ne saisissaient pas l'ampleur.
- Par les déesses, c'est à toi d'ouvrir les yeux dorénavant ! Tu as bien vu Zelda, tu l'as protégée lorsque vous étiez à Delteha ! Pourquoi ne veux-tu pas comprendre que son ascendante n'a pas été assassinée par mon prédécesseur ?!
Il vit le visage de Soran se décomposer nettement face à lui, son teint pâle devint même maladif au sein de l'obscurité.
- Tu te bats pour une cause qui n'est pas légitime, trancha Link avec sévérité. Je ne suis pas celui que tu as connu, et je ne le serai jamais. Seul son esprit m'habite, l'esprit du Héros originel.
Le chevalier lâcha les barreaux puis recula d'un pas.
- Tout ce que tu as entrepris a été vain. Maintenant, tu vas payer le prix de tes crimes, mais cela ne ramènera pas ceux et celles que tu as arrachés à ce monde.
Link fronça les sourcils alors que son expression devint plus affectée et grave. Il détourna le regard de celui dont le monde s'écroulait une fois de plus sur ses épaules.
- Comment as-tu pu penser une seule seconde que Zelda accepterait que tu tombes aussi bas ? souffla-t-il avec rancœur. Tu étais destiné à œuvrer pour le Bien à ses côtés... Je n'ose pas imaginer sa douleur en voyant ce que tu es devenu.
Il lui tourna le dos puis serra les poings en fixant son regard au sol.
- Tu as choisi ton combat, j'ai choisi le mien. Je me battrai corps et âme pour défaire définitivement Ganondorf. Mais il semblerait que tu ne puisses pas le comprendre.
Les lèvres du blond se pincèrent tandis que l'air ambiant se densifiait et l'empêchait de respirer convenablement.
- S'il te reste ne serait-ce qu'une once d'humanité, tu mourras noyé dans tes remords.
Sur ce, Link s'en alla d'un pas lourd et soutenu. Il éprouvant tant de déception envers l'enfant gardien, tant de colère, tant de rancœur qu'il ne savait plus quoi penser. Dès l'instant où leur regard s'était croisé, il avait su que jamais il n'obtiendrait d'aide de sa part. Jamais Soran n'aurait accepté de lui parler de Sokyn. C'était peine perdue... Dorénavant, Link se devait d'essayer d'activer son pouvoir par lui-même et d'en comprendre les mécanismes. Comment et quand utiliser le sceau ? Quelle était sa véritable utilité ? Dans son dos, il entendit Soran pousser un hurlement déchirant qui vint leur heurter avec puissance. Pourquoi avoir de la pitié pour un homme pareil ? Il n'en avait pas éprouvé pour les personnes qu'il avait lâchement assassinées. Mais d'un autre côté, Link ne pouvait rejeter la raison pour laquelle Soran aurait prétendument agi. Quelqu'un avait attaqué sa sœur, tant et si bien qu'il aurait cru qu'elle y avait succombé. Si sa propre fiancée connaissait le même sort, le jeune homme ne savait pas comment il réagirait. Il était inconcevable pour lui que Zelda soit assassinée. Si... Si elle venait à mourir, il en perdrait la raison.
Sa main gauche se porta machinalement sur la marque du sceau gardien puis son cœur s'emballa pour une raison autre que la nervosité causée par sa rencontre avec Soran. La bataille décisive se profilait à l'horizon. Elle serait l'ultime combat de sa vie, celle qui définirait l'avenir du monde qu'il connaissait.
oOo
- Tu es en retard, remarqua-t-elle sans cacher une forme d'inquiétude. Ce n'est pas dans tes habitudes.
Link n'avait parlé à personne de sa visite dans la prison. Le reste de la journée, il n'avait cessé de méditer sur l'utilisation du sceau jusqu'à émettre l'hypothèse la plus plausible : l'activation de Sokyn devait être du même ordre que celle de l'épée de légende. D'une certaine manière, il devait montrer qui était le maître. De plus, le Héros avait conscience que s'il ne parvenait pas à utiliser son pouvoir, il ne pourrait pas s'en défaire et de ce fait, les dires de Soran se concrétiseraient. Sokyn se nourriraient de son essence et le tuerait. La part sombre du sceau le transformerait en Krassen tandis que la part bonne... lui accorderait la bénédiction éternelle d'Hylia. À l'origine, seule la bénédiction devait avoir lieu en guise de remerciement auprès du porteur. Mais à cause des millénaires de perversion progressive, Sokyn changeait ses porteurs sous forme de démon errant jusqu'à ce qu'une arme les purifie et les libère.
- Je me suis assuré que la princesse se portait bien, argua Link en arrivant à son niveau. Je te remercie pour l'infusion.
- Son Altesse pourra se reposer grâce à elle. Je comprends... que les récents événements puissent l'empêcher de dormir. C'est deux mois passés seule ont dû être terriblement durs à vivre pour elle... déplora Pahya qui se prit les mains. Sa perte de poids et son teint pâle m'inquiètent vraiment, Link. Je crains que la princesse cache une quelconque maladie...
Elle se déroba à son regard pour fixer, avec gêne, le mur opposé.
- Puisqu'elle porte votre enfant, il vaudrait mieux qu'elle reste ici toute la durée de la bataille face à Ganondorf.
Surpris puis embarrassé que la Sheikah fût au courant pour la grossesse de sa fiancée, Link détourna la tête et essaya de respirer avec le plus de naturel possible.
- C'est ce que je souhaite aussi, confia-t-il sur un ton moins assuré. Si cela ne tenait qu'à moi, je l'aurais conjurée de rester en sécurité ici. Mais en tant qu'élus, nous avons besoin du sceau divin. Sans lui, nous ne pourrons ni sceller ni vaincre Ganondorf.
- Mais son pouvoir s'est-il régénéré pleinement ? Link, tu te souviens tout autant que moi de ce jour où Zelda s'est évanouie, au château. J'ai toujours pensé que son sceau en était l'origine, et cela ne peut que m'inquiétait davantage.
Pahya posa sa main contre son menton pendant qu'elle réfléchissait. Sa grand-mère, Impa, lui avait souvent répété que le sceau s'éveillait par la prière, ce fut pourquoi Zelda s'était souvent rendue aux différentes sources par le passé. Cet élément perturba la magistrate adjointe qui fronça les sourcils. Pourquoi la princesse aurait-elle prié pour réacquérir son pouvoir, avant même que Ganondorf ne réapparaisse ? Si elle l'avait vu en vision, elle en aurait parlé afin d'avertir tout le monde. Et si son évanouissement, ce jour-là, n'était pas réellement lié à la régénération du pouvoir du sceau ? Pahya se souvenait parfaitement de cette sensation de drainage au sein de la descendante d'Hylia. Ce ne serait tout de même pas son enfant qui en serait la cause ? Selon le bon sens de la Sheikah et ses connaissances sur la lignée royale hylienne, le jeune couple attendait une petite fille. Cette dernière était justement supposée acquérir le sceau en grandissant, mais certainement pas durant la grossesse. Décidément, quelque chose échappait à Pahya.
- Qu'est-ce que... murmura Link, ce qui la tira brusquement de ses pensées.
Elle leva les yeux vers lui et vit qu'il regardait par-dessus son épaule, c'est-à-dire à travers la fenêtre dans son dos. Le visage du prodige exprimait une incompréhension manifeste, voire une certaine incertitude. Il la dépassa et franchit en quelques pas la distance qui le séparait de la vitre qu'il observait. Avec hâte, Link ouvrit la fenêtre, ce qui laissa entrer un courant d'air froid dans la salle, puis il scruta l'extérieur en plissant les yeux. Dans la pénombre, l'orée de la grande forêt de Panah se dessinait à l'horizon, les cimes des arbres paraissaient d'autant plus menaçantes en formant une plaine de pics montant vers le ciel. Le jeune homme distinguait de vagues lueurs bleues au loin mais celles-ci se fondaient presque dans la couleur sombre du ciel, d'un bleu nuit. Des vibrations lui parvenaient, ainsi que d'étranges craquements, et alertèrent les domestiques qui passaient près de lui. Ceux-ci se figèrent et prêtèrent attention aux sons qu'ils entendaient bien mieux que les Hyruliens.
- Par les saintes déesses, mais ce sont... ! s'exclama Link qui plaqua ses mains sur le rebord de la fenêtre.
Vah'Medoh devint soudainement bien plus nette maintenant qu'il savait qu'elle arrivait dans sa direction. Hébété, il la regarda survoler la forêt en se dirigeant vers la plaine qui précédait son orée. De sa position depuis le palais, il pouvait discerner tout cela. De son côté, Pahya se précipita à une autre ouverture et découvrit à son tour la Créature Divine. Interdite, elle pensa rêver dans un premier temps, tout comme Link qui n'imaginait pas revoir une telle machine. Tout à coup, une forme blanche sortit à vive allure d'entre les arbres puis s'engagea sur la plaine. Elle dégageait une lumière vive et surnaturelle qui éclairait l'herbe par-dessus laquelle elle galopait. Derrière elle, les trois autres Créatures Divines apparurent à leur tour aux yeux de Link qui ne les avait même pas aperçues jusque-là. Cette vision lui parut irréelle tant la présence de ces reliques n'avait aucune explication. Le rythme cardiaque du Héros accéléra tout à coup lorsqu'il comprit enfin que la créature lumineuse n'était autre... que l'Alpha lui-même. Et sur son dos, une autre silhouette, plus sombre.
Le souffle de Link se coupa et sa bouche s'entrouvrit face à ce qu'il voyait. Une telle corpulence, une telle prestance, une lance qui le suivait... Ce ne pouvait être que Thomas. L'archer se tenait fermement à la crinière de l'esprit animal et le guidait, tout comme il guidait les Créatures Divines. Tout à coup, il écarta les bras pendant que l'Alpha galopait toujours puis les quatre immenses machines poussèrent leur cri respectif qui résonna à travers les monts et la capitale. Une bourrasque d'air glacial fouetta brutalement le visage du prodige qui demeurait paralysé. Il vit Vah'Medoh atterrir pendant que les autres Créatures Divines ralentissaient et cessaient enfin leur course. Thomas dressa alors un bras devant lui puis sa lance pointa le palais. Il ne fallut guère plus de temps pour que les quatre reliques assimilent l'ordre et l'exécutent : protéger le palais en se plaçant chacune à un endroit stratégique autour de lui.
- Tu n'es pas celui que nous croyions... prononça Link à mi-voix, les yeux écarquillés.
oOo
Emmitouflée dans un manteau qu'on lui avait prêté, Iris avait gravi seule la plus haute colline de Panahpolis. Cette région du pays n'étant pas montagneuse, les hauteurs ne dépassaient pas cent mètres bien que la montée soit rude. Plus d'une fois, elle s'était demandée ce qu'elle faisait, en ce début de soirée, à s'efforcer de suivre le chemin pentu et difficile. Dans sa main gauche, elle tenait une torche qu'elle allumerait si besoin et, au cas où, elle avait pris sa petite arbalète avec elle. Non pas que la jeune fille craignait son camarade ; si jamais une bête dangereuse croisait sa route, elle préférait être équipée pour s'en protéger. Une fois en haut de la colline, Iris s'arrêta et souffla longuement après avoir inspiré l'air pur et sain de l'endroit. Malgré la fraîcheur et le vent qui lui mordait les joues, elle contempla le paysage et fut émue de le voir encore intact. Certes, l'obscurité l'englobait et le plongeait peu à peu dans le noir de la nuit, mais le ciel qui surplombait les terres accentuait leur beauté.
Admirant la vue en silence, elle finit par apercevoir, tout comme Link, Vah'Medoh dont les couleurs se détachaient de celles de la voûte céleste. Elle fut tout autant surprise et décontenancée en constatant la présence de la Créature Divine. Quand l'Alpha quitta la forêt et apparut sur la plaine, suivi par les trois autres machines, elle en eut des frissons qui la figèrent aussitôt. De sa position et à cette distance, elle ne pouvait clairement voir Thomas chevaucher l'esprit. Toutefois, elle comprit aisément que la créature galopait vivement dans sa direction tandis que les quatre Créatures Divines finirent par se séparer. Encore sous le choc de la vue de ce spectacle pour le moins hors du commun, Iris perdit la notion du temps et ne se rendit guère compte des longues minutes qui s'écoulèrent. Ses pensées se focalisaient sur l'Alpha, cette créature qu'elle n'avait jamais vue par le passé et pourtant, dès que son regard s'était posé sur lui, elle avait tout de suite su qui il était. Pourquoi était-il ici avec les Créatures Divines ? Avait-il fui sur les terres de Panah face à l'avancée de la corruption ?
La châtaine sentit ses poils se hérisser sur la peau de ses bras lorsqu'elle entendit les claquements de sabots qui se rapprochaient rapidement. Elle fit volte-face afin de regarder vers le chemin emprunté plus tôt, derrière elle. Quelques instants plus tard, une tête lumineuse apparut, le corps tout entier de l'Alpha se présenta à elle et l'obligea à reculer tant elle fut impressionnée par sa prestance imposante. Ses quatre yeux l'effrayèrent dans un premier temps mais cette appréhension se dissipa dès la seconde où elle vit son camarade sur le dos de l'esprit.
- Thomas ? dit-elle en écarquillant les yeux.
Manifestement embarrassé, le jeune homme passa une jambe par-dessus la croupe de l'Alpha puis il se laissa tomber au sol avant de se réceptionner. Il tapota l'encolure de l'équidé puis rejoignit sa camarade à quelques mètres.
- Tu es venue seule, remarqua-t-il en scrutant les alentours. Je pensais que Léon t'accompagnerait.
Sans voix, Iris ne put lui répondre dans l'immédiat. Son regard alternait entre Thomas et l'Alpha, ce qui poussa le brun à expliquer sa présence ici.
- Ce n'est pas lui que je comptais te montrer à l'origine. Il est venu me trouver alors que je finissais de prendre possession des Créatures Divines. Ce n'était pas une tâche facile, ces robots contiennent beaucoup de programmes complexes...
Il passa une main sur sa nuque pour la frotter discrètement.
- Nous avons eu beaucoup de chance, leur dernier programme consistait à détruire toute corruption autour d'elles. Ganondorf ne pouvait pas les exploiter.
L'Hylienne l'écoutait à moitié, encore sidérée par la présence de l'esprit. Il dégageait une aura bienveillante qui lui réchauffait étrangement le cœur. Le gardien du monde spirituel se tenait bien devant elle, c'était presque irréel à ses yeux. Thomas aurait voulu lui avouer que l'Alpha lui avait été envoyé mais elle ne le croirait sans doute pas. Il jeta un coup d'œil vers le château en gardant un air impassible. Le Héros avait prié pour lui, et le Grand Sage avait répondu à son appel. Une telle attention de la part de Link devrait toucher le brun, et pourtant celui-ci n'en tira aucune joie. « Ne vous attachez plus à moi alors que vous savez qu'il est déjà trop tard » lui avait dit Thomas. Que ne comprenait-il pas, par les déesses ? L'androïde fronça les sourcils puis reporta son attention sur son amie.
- Tu n'as rien à craindre de lui, lui assura-t-il sur un ton plus doux. Si tu le touches, tu percevras la multitude d'âmes qui l'habitent en permanence.
Nerveuse, Iris posa une main contre son ventre et, à travers un regard, lui demanda silencieusement s'il était sûr de lui. Thomas se décala sur le côté et invita l'Alpha à s'approcher d'elle, ce qu'il fit avec élégance et légèreté. Impressionnée, Iris eut un mouvement de recul avant de s'immobiliser en sentant son cœur s'emballer. Elle ne savait comment réagir en la présence d'un tel être hors du commun. En dépit de son hésitation, elle tendit la main et effleura un instant sa tête d'où la fixaient deux paires d'yeux. Face à l'absence de réaction de la créature, Iris posa véritablement sa main entre les deux yeux médiaux puis elle sentit une force invisible entrer en contact avec sa paume. Il y avait tant de douceur et de bonté dans ce qui venait à son encontre que la jeune femme en fut émue. Comme si de nombreuses entités voulaient communiquer avec elle, lui parler. Le doute n'était plus de mise : l'Alpha protégeait bien les êtres défunts, il était un pont entre le monde des vivants et celui des morts. À sa gauche, Iris entendit son camarade souffler du nez en guise de faux amusement.
- Il semblerait... que je me sois un peu surestimé...
La châtaine eut tout juste le temps de tourner la tête et de le voir s'écrouler sous ses yeux.
- Thomas ! paniqua-t-elle en se précipitant vers lui.
Elle s'agenouilla à côté de lui, alertée, puis observa son corps à la recherche de la moindre blessure grave qu'il lui aurait cachée. Mais il n'y avait rien, pas même la trace de la fin d'une guérison. Perdue, Iris regardait ses bras et ses jambes avec incompréhension, doutant de sa propre capacité à voir au sein de l'obscurité tombante. Ce ne fut qu'en posant ses yeux sur le visage de son camarade que son cœur sembla cesser de battre un instant dans sa poitrine. La peau de son ami n'avait jamais été aussi livide, ses lèvres se teintaient d'une couleur violette tandis que le regard de Thomas peinait à trouver le sien, tout simplement car sa nouvelle myopie venait de se dégrader davantage au point de voir flou l'ensemble de la tête de la jeune fille. Mais le détail qui finit de la choquer fut ses cheveux qui se dépigmentaient peu à peu jusqu'à devenir gris, puis blancs. La magie de la pierre d'énergie n'affluait plus pour les maintenir « vivants ». Heurtée par cette vision, Iris ne retint pas un hoquet pendant que la peur lui comprima le ventre.
- Tu... Tu vas mourir ? lui demanda-t-elle d'une voix chevrotante dont le timbre touchant l'archer malgré lui.
À bout de force, il hocha négativement la tête puis chercha les yeux de son amie. Hélas, le manque de lumière ne le lui permit pas en plus de sa vision trouble.
- Je suis déjà mort, nuança Thomas qui afficha une grimace discrète.
- Ne joue pas avec mes mots !
Thomas soupira et regretta de l'avoir invitée à venir le rejoindre. À cause de sa stupidité, elle assistait à un spectacle qu'il aurait voulu lui éviter. Cependant il n'avait pas prévu que la pierre soit à court d'énergie ce jour-là. Avoir mené les Créatures Divines à Panah avait fini par consommer ses pouvoirs. Sa mission s'arrêtait donc ici. Après tout, il fallait que cela arrive à un moment ou à un autre. Qu'est-ce que cela changeait ? Rien, absolument rien. Au moins, il avait emmené Vah'Medoh, Vah'Ruta, Vah'Rudania et Vah'Naboris au capitaine. Leurs derniers ordres étaient clairs : protéger le palais de toute attaque ennemie. Et celle-ci ne tarderait pas, l'androïde le sentait au fond de lui-même. Les Corrompus s'apprêtaient à envahir Panah pour de bon. Au moment où il voulut la repousser, il fut pris d'une quinte de toux qui ne lui était plus inconnue à présent. Une substance, d'un rouge foncé, s'échappa de sa bouche et s'écoula le long des commissures de ses lèvres. Le voyant dans un tel état de faiblesse, Iris ne put refouler ses larmes qui vinrent mouiller ses joues.
- Es... Espèce d'abruti... bredouilla-t-elle sans avoir le courage de le redresser vers elle.
L'Hylienne tira sur la manche de son manteau puis essaya la bouche de son camarade. Peu lui importait si le liquide tachait le tissu. La situation était bien trop grave pour s'en préoccuper. Elle secoua la tête, les traits tirés à cause ses émotions.
- C'est inutile de pleurer pour moi. Je ne mérite pas ces larmes... prononça-t-il avec difficulté à cause de sa voix enraillée.
Thomas releva une main puis vint la poser contre le visage de son amie afin de mieux percevoir ses contours à travers ce toucher. Sa peau mouillée ne le trompa pas et l'affecta encore plus.
- Tu as failli mourir par ma faute... Mais je ne regrette pas d'avoir sacrifié une partie de ma pierre pour te sauver.
Il déglutit pour chasser le reste de faux sang au fond de sa gorge puis il entrouvrit seulement ses yeux. Leur couleur bleu ressortait d'une autre manière parmi ses cheveux blancs et mal coiffés. Le brun décala sa main sur la joue d'Iris et il vint la placer derrière son oreille pour y replacer quelques mèches de cheveux châtains.
- Je suis heureux que tu sois celle qui assiste à mon départ, confia-t-il avec sérénité.
Au moment où il voulut retirer ses doigts, Iris lui prit la main et la posa contre son front en serrant les dents avec force. Chacun de ses mots lui fit grand mal, leurs meurtrissures n'avaient rien de physiques et cela fut difficilement supportable pour la jeune fille qui n'acceptait pas le sort de son ami.
- Comment peux-tu aimer une fille comme moi ? demanda-t-elle dans un murmure. Je n'ai rien, ma famille est pauvre, je n'ai reçu aucune éducation, je n'ai aucun talent...
- Mais tu es magnifique à l'intérieur de toi.
Thomas avait dit cela avec tant de chaleur et de sincérité qu'Iris retint son souffle et le dévisagea avec incompréhension. Encore une fois, ses paroles la blessèrent malgré elles et accentuèrent sa peine. Son silence embarrassa l'archer qui pensait l'avoir mise mal à l'aise.
- Excuse-moi, mon cœur a parlé à ma place... J'ai encore tant de choses à te dire et à te partager alors que je n'en ai plus le temps, soupira-t-il en refermant ses doigts autour de la main de la châtaine. Mais après tout... que valent les paroles d'une machine ?
Il sentit Iris se crisper soudainement, bien qu'il ne la discernât pas clairement à cause de sa vue grandement détériorée.
- Cesse de te dévaloriser...
Elle culpabilisait toujours de l'avoir associé à un stupide robot alors qu'il n'avait jamais cessé d'être humain jusque-là. Par sa faute, il devait sans cesse ressasser et souffrir de ce qu'elle lui avait dit ce jour-là.
- Tu as le regard le plus humain que la vie m'ait donné de voir ! s'exclama-t-elle avec émotion. Tu as une âme comme aucune autre, Thomas... Je me sens exister quand tu es là. Je me sens comprise et écoutée ! Pour la première fois de ma vie, j'ai le sentiment d'être quelqu'un. Ce n'est qu'à tes côtés que je me suis réellement trouvée alors... alors je m'en veux tellement de ne pas pouvoir en faire autant pour toi...
Elle étouffa un sanglot qui aurait serré le cœur de Thomas s'il en avait vraiment un.
- Je suis... si désolée de te voir aussi triste depuis que nous nous sommes rencontrés ! Tu souffres tellement et... et personne ne peut t'aider, pas même notre capitaine...
Le vent frais de la région, commun à cette saison de l'année, vint soulever leurs cheveux et fit frissonner Iris qui se recroquevilla sur elle-même puis serra la main de son ami contre elle. Une voile d'affliction passa dans les yeux de Thomas. Cette discussion et ses aveux prenaient une tournure qu'il n'avait jamais osé imaginer, il regrettait déjà les répercutions que cela aurait sur Iris. Cependant, une flamme, aussi faible soit-elle, se ravivait de nouveau après toutes ces années. Une flamme qui lui en aurait fait perdre les mots tant cela l'émut. Le jeune homme remerciait Hylia pour ce don qu'étaient les émotions.
- C'est un cadeau bien douloureux que m'offrent les déesses avant mon départ, prononça-t-il à mi-voix alors qu'il commençait à perdre la sensation du toucher. Je... Je ne pensais pas être aimé un jour de la sorte...
Les traits de son visage se tirèrent puis il éclata à son tour en sanglots en fermant les yeux. Le voir ainsi brisa le cœur d'Iris qui ne put le supporter plus longtemps. Elle l'attrapa par les épaules, le souleva légèrement puis le plaqua contre sa poitrine. Les larmes de son camarade coulèrent sur le peu de parcelles de peau nue, non recouverte par les vêtements qu'elle portait. Thomas déplorait qu'elle ait développé des sentiments pour lui, car ceux-ci lui causeraient un chagrin indéfinissable dès l'instant où son âme rejoindrait l'Alpha. Si elle l'avait détesté ce jour-là, lorsqu'il était redevenu Altaïr, les choses ne se seraient pas terminées ainsi.
- Je t'en supplie, ne pars pas maintenant... Ta pierre d'énergie a été conçue à partir de vies humaines, n'est-ce pas ? le questionna-t-elle d'une voix tremblante qui témoignait de tout son trouble.
Thomas posa une main sur l'épaule de la châtaine mais il n'eut pas la force de la repousser.
- Iris, non...
- Je t'offre dix ans de ma vie ! Quinze, vingt ! Autant qu'il le faudra pour que tu puisses vivre et apprécier ce monde !
Il le savait, ce n'était pas sa raison qui la guidait mais bien son cœur. Et Iris en viendrait à le regretter plus tard... Car une année humaine n'équivalait pas à une année de vie pour un robot. Elle valait bien moins... Elle ne pouvait mesurer l'atrocité de la conception de la pierre. Trop de personnes, trop d'animaux avaient perdu la vie pour sa création. À leurs côtés, l'Alpha fit claquer un sabot au sol, comme s'il avait compris la demande de la jeune fille et qu'il la désapprouvait.
- La vie est trop précieuse pour que je t'en vole une partie, énonça-t-il en regardant le ciel au-dessus de lui. Regarde-toi...
Ses yeux bleus se dévoilèrent à elle au moment où ils s'ancrèrent dans les siens. Il désenroula ses doigts autour de la main d'Iris puis il la reprit afin d'exercice une meilleure emprise à cause de ses forces qui continuaient à se dissiper.
- Après la guerre, tu pourras rebâtir le monde et le rendre meilleur. Tu deviendras un soldat pour veiller à sa protection. Car tu connaîtras les sacrifices que demandent la guerre... et tu voudras les éviter à l'avenir.
- Je veux que ce soit toi, cet avenir, se livra-t-elle en dépit de son embarras. Même si tu es différent.
Cela le toucha une fois de plus, tant et si bien que ses lèvres s'étirèrent. Son expression sereine et calme, accompagnée par l'illumination soudaine de son visage, parvint à consoler en partie Iris qui le dévisageait silencieusement pendant que ses larmes mouillaient toujours ses joues.
- Ton sourire est un cadeau magnifique, lui assura-t-elle en lui souriant à son tour. Je regrette de ne pas l'avoir vu souvent...
Les yeux du brun devinrent plus humides alors qu'il se mordait l'intérieur de la joue. Le vent balaya ses cheveux dépigmentés qui vinrent cacher ses iris. Dans une forme de tendresse, Iris les repoussa sur le côté et put ainsi contempler à nouveau leur couleur.
- Tu aimes ce corps dans lequel mon âme est prisonnière, mais ce ne serait pas le cas si j'étais sous ma véritable apparence, souligna péniblement Thomas.
- Je me fiche bien de tout cela ! s'exclama-t-elle avant que sa voix ne se brise.
Elle hocha négativement la tête.
- Ce qui m'importe le plus maintenant, c'est que tu vives... Je veux assister à notre victoire à tes côtés et rebâtir Hyrule avec toi. Si tu ne veux pas quinze années de ma vie, prends-en une seule, dans ce cas ! Mais qu'elle soit inoubliable et riches de souvenirs ! J'en ferai ma force...
Iris posa une main sur la position supposée du tatouage de l'androïde, là où se trouvait sa pierre d'énergie.
- Si tu ne le fais pas pour moi... fais-le pour ta mère, le pria-t-elle. Tu as toujours souhaité la rendre fière et réparer tes erreurs. Alors s'il faut que tu te serves de moi pour y arriver, je l'accepterai.
- Non, c'est trop dangereux ! Je risquerais de...
Alors qu'il se redressait pour manifester son indignation, ses poumons se contractèrent une nouvelle fois et il cracha du sang artificiel sur le manteau de l'Hylienne qui écarquilla les yeux, la peur reprenant le dessus sur ses autres émotions.
- Je risquerais de te tuer, termina-t-il sur un ton bien plus faible. Et cette idée me terrifie...
Le cœur battant dorénavant à tout rompre à cause de l'anxiété, Iris s'aida de sa manche pour essuyer la bouche du jeune homme. Elle était aussi effrayée par le processus qui aurait lieu pour cet échange inhabituel. Toutefois, elle ne pouvait accepter de le laisser partir maintenant.
- Si tu m'aimes plus que tu ne te crains, alors tu réussiras, déclara Iris en espérant qu'il gagne plus en confiance grâce à ses mots.
Thomas avait déjà perdu son sourire, il affichait à présent une inquiétude manifeste. Il pouvait user de Sokyn et dévier son pouvoir pour servir ses propres desseins, mais cela pouvait être particulièrement dangereux si le sceau gardien résistait. De plus, l'androïde n'avait encore jamais recours à ce genre de méthode pour allonger sa durée de vie. Voler ne serait-ce qu'une année de vie à Iris lui déplaisait fortement. Mais l'affection qu'elle lui portait l'avait tant touché que sa volonté de rejoindre l'Au-Delà avait diminué. Quelqu'un tenait à lui ici, c'était bien la première fois. Thomas se demanda si son supérieur lui accordait la même affection. Peut-être... que toutes ces semaines, passées à se convaincre qu'il n'avait aucune importance, l'avaient aveuglé au point de ne pas voir les liens immuables créés au sein de leur petit groupe.
- Si tu utilises ta lance, veille à ne pas me faire trop mal...
Cela le tira de ses pensées. Son air se fit plus déterminé puis Thomas porta une main vers son tatouage de hibou.
- Je n'aurais pas à l'utiliser. Je suis elle, et elle est moi.
S'il devait tuer, Thomas préférait le faire en maniant sa lance. Mais pour extraire une partie de l'essence de sa camarade, il désirait y procéder par lui-même, de ses propres mains, et il priait pour qu'elle n'éprouve aucune douleur. Il prit même conscience qu'en touchant à l'essence vitale, présente en chaque être vivant, Thomas connaîtrait théoriquement l'espérance de vie de son amie.
- Tu ne devrais pas avoir mal. Si c'est le cas, j'arrêterai le processus immédiatement...
Elle acquiesça d'un signe de tête pour lui donner son accord puis Iris se prépara à céder une année de son existence. Elle suivit du regard les gestes du brun qui matérialisa sa pierre dans sa main gauche puis déposa les doigts de sa main libre au-dessus du sternum de la châtaine. Elle fut surprise lorsque Thomas fronça les sourcils, comme s'il entamait une lutte contre lui-même. Il serra les dents, la tête toujours tournée vers le ciel qui devenait de plus en plus sombre. Seule la lueur de l'Alpha permettait à Iris de ne rien rater à ce qui allait s'ensuivre. Elle aperçut soudainement ce qui ressemblait à des flux fins et lumineux parcourir la peau de l'androïde, de son poignet vers le bout de ses doigts. Ses bras étant cachés par ses vêtements, Iris supposa qu'ils devaient être présents sur le reste de son corps. Son soupçon se confirma lorsque lesdits flux apparurent sur le coup de Thomas et remontèrent vers sa mâchoire. Ils formèrent quelques courbures sur ses joues puis arrêtèrent définitivement leur progression, ce qui laissa la jeune fille hébétée. Leurs couleurs bleue et verte dégageaient comme une aura chaleureuse qui ne l'apeura pas.
Jamais encore Thomas n'avait vu pareils motifs sur sa peau. Il combinait le pouvoir de Sokyn ainsi que ses propres dons, ce qui expliquait la dualité des couleurs. Dorénavant, il devait se concentrer sur son objectif et ne pas faillir. Maîtriser le sceau gardien et l'empêcher d'entrer directement en contact avec Iris, voilà sur quoi il veillerait, sous peine de tuer son amie. Sokyn absorbait l'énergie de la pierre, ce qui se rapportait à se nourrir de son essence vitale. C'était de sa faute sans l'androïde avait perdu du temps de vie bien trop rapidement. Cependant à présent, Thomas userait de cette capacité d'extraction d'essence pour s'en implanter à lui-même. Le sceau gardien n'en aurait rien. Après de longs instants d'attente, Iris perçut une sensation indéfinissable dans sa poitrine, comme si quelque chose drainait ses forces et entraînait des picotements désagréables. Sa tête se mit à tourner et sa vision se troubla quelques secondes. Son regard se reporta vers la pierre d'énergie que tenait Thomas et qui, en comparaison à la dernière fois où elle l'avait vue, avait perdu de son éclat pour devenir plus terne. Mais peu à peu, elle regagna sa couleur vert émeraude qui la caractérisait.
La magie de la pierre, au contact de la main gauche de l'archer, pénétra dans son corps et l'abreuva d'une vitalité nouvelle. Petit à petit, son visage perdit son teint pâle, ses lèvres redevinrent rosées et le sens du toucher se manifesta de nouveau. Face à sa camarade qui subissait ce qui lui arrivait, et qui peinait à le tenir encore dans ses bras, Thomas jugea qu'il lui avait pris suffisamment d'essence. Il se servirait de ce don inestimable pour se battre corps et âme, ainsi que pour apporter le succès à la mission du Héros. Le brun retira sa main droite de la poitrine d'Iris puis il chercha à accommoder sa vue de plus en plus nette. Ses yeux se plissèrent légèrement puis ils se posèrent sur le visage Iris, penchée sur lui et visiblement très soucieuse. La redécouvrir ainsi, perdue au sein de la nuit et éclairée par l'Alpha, lui retira un poids au plus profond de lui. Dans cet environnement atypique et unique, bouleversée par ce qu'elle venait de vivre, il la trouva sublime. Car cette beauté n'était pas de celles qui se voyaient. Elle se ressentait.
- Dis-moi que tu vas vivre... s'enquit-elle de lui dire sans le quitter du regard.
Les flux lumineux le visage de Thomas et sur ses mains attirèrent son attention ; ils ne partaient pas, ce qui amenait l'Hylienne à imaginer les pires possibilités quant à la réussite de l'échange.
- Grâce à toi, ajouta-t-il en ne pouvant réprimer un sourire.
Il avait l'impression qu'une part d'Iris vivait en lui et l'empêcherait de se sentir seul à l'avenir. Sa gratitude arracha un soupir de soulagement à la jeune fille qui leva les yeux vers le ciel étoilé. Cette fois-ci, ce furent des larmes de joie qui coulèrent sur son visage et glissèrent le long de son cou.
- Que les saintes déesses soient louées, les honora-t-elle de toute sa reconnaissance.
Elle rebaissa la tête vers lui et lui adressa un regard interrogateur, encore peu certaine que Thomas soit sauvé.
- Que symbolisent ces tatouages ? lui demanda-t-elle en observant les motifs qui ressemblaient à des tiges de plante grimpante. Ils sont plutôt similaires aux motifs lumineux de ta lance.
Soudainement peu à l'aise, le jeune homme détourna le regard et se concentra pour qu'ils disparaissent.
- C'est la première fois qu'un tel phénomène se manifeste sur ce corps. J'ai moi-même du mal à en comprendre l'origine... Il est possible que ce soit la fusion de mes dons avec le sceau gardien qui les ait créés.
Iris se contenta de cette réponse. Elle dut le lâcher lorsqu'il se redressa pour s'asseoir, signe qu'il regagnait ses forces. Elle le questionna aussi à propos de ses cheveux qui restaient blancs, ce à quoi Thomas lui répondit qu'ils reprendraient leur couleur d'origine sous peu. En vérité, ils resteraient ainsi car il ne fallait pas dépenser de la magie inutilement. La faim de Sokyn n'avait pas de limite, il continuerait à absorber l'énergie de la pierre alors il fallait la ménager au mieux, même pour des éléments aussi futiles que des cheveux.
- Quand tu as dit que tu n'avais jamais vu un regard aussi humain que le mien, tu le pensais vraiment ?
Thomas n'osa pas tourner la tête et se confronter à elle tant il était confus. La châtaine ne fut pas surprise par sa question, au contraire. Elle plia ses jambes pour s'asseoir en tailleur, les mains posées dans l'espace en leur centre, puis elle se pencha vers son camarade en souriant discrètement.
- Je le pensais sincèrement. Tu as des yeux magnifiques, le complimenta-t-elle tandis que son cœur s'emportait de nouveau.
Une sensation de chaleur apaisante se répandit dans la poitrine du jeune homme qui adopta un air impassible pour dissimuler ses émois.
- C'est bien l'une des seules choses qu'il reste de moi, lui avoua-t-il sur un ton maintenant plus assuré. Je suppose que ma voix devait être légèrement différente, même si Gut'rah a récupéré mon...
Le brun se rendit compte que ces révélations n'avaient rien d'agréables ou d'exaltantes. À quoi cela avancerait Iris de savoir qu'en plus de ses yeux, il possédait le même appareil respiratoire ? Après avoir pris son courage à deux mains, il regarda vers elle puis se crispa face à ses yeux qui retranscrivaient une émotion bien particulière. Thomas avait déjà vu ce regard de nombreuses fois par le passé, et il n'était associé à aucun souvenir joyeux. Un regard désireux qui éveilla aussitôt chez lui un état de panique. Un regard qui, contre la volonté de son amie, lui rappelait toutes ces femmes qui avaient abusé de lui. Lorsqu'Iris continua à se pencher vers lui, l'androïde se libéra de son emprise puis il se releva en évitant soigneusement, sans rien dire. Il n'avait aucune envie de l'embrasser, ses traumatismes ne feraient qu'engendrer du dégoût et de l'aversion envers la châtaine. Or, il ne souhaitait pas que cela arrive.
- Nous devrions rentrer. Le capitaine voudra sans doute me parler, dit-il en se dirigeant vers l'Alpha.
Déroutée, Iris ne comprit pas cet éloignement soudain et ce changement brutal de sujet. Le brun rappela sa lance à lui. Celle-ci se logea dans sa main droite, suivie d'un bruit métallique et étouffé. Thomas se positionna alors devant l'esprit puis il lui toucha affectueusement le haut du crâne.
- Il n'est encore l'heure pour moi de vous rejoindre, lui chuchota-t-il afin de ne pas être entendu par Iris.
Le brun frappa deux fois le sol avec la hampe de son arme.
- N'ayez crainte, je serai entre de bonnes mains.
Sa mission sur terre n'était pas terminée, contrairement à ce qu'il imaginait avant qu'Iris ne le sauve. Il se retourna vers elle, la dévisagea un instant puis lui tendit sa main libre. Tout d'abord, elle hésita à s'avancer à cause de la distance qu'il avait remis entre eux, puis elle franchit les quelques mètres qui les séparaient. À son niveau, Thomas la prit par les hanches puis la força à monter sur le dos de l'Alpha sans prendre la peine de la prévenir.
- Qu'est-ce que tu fais ? s'exclama-t-elle avec surprise.
- Je te l'ai dit, nous rentrons.
Il se hissa à son tour sur la créature, derrière son amie qui se figea en regardant le paysage obscurci devant elle. Elle vit deux bras apparaître sur les côtés avant d'entourer son abdomen, puis le front de Thomas vint se loger au creux de son cou. Pour la première fois de son existence, le sang d'Iris lui monta brusquement à la tête et lui donna quelques vertiges sur le moment.
- Tant que tu ne me désires pas, je ne chercherai pas à te fuir.
Cela expliquait son éloignement soudain, peu avant. À cet instant précis, Iris aurait voulu ne pas être ici et disparaître un certain temps. Elle éprouva une gêne respiratoire dès que son rythme cardiaque s'accrut.
- Non, je... je n'ai jamais eu ce genre de pensées envers toi... balbutia-t-elle pendant que ses muscles se tendaient. Tout à l'heure, j'allais t'embrasser sous l'effet de la joie et du soulagement ! Et puis tu n'as que seize ans...
Thomas releva la tête et posa, cette fois-ci, son menton sur son épaule.
- En théorie, j'en ai dix-sept puisque j'ai vécu parmi les vivants après ma mort. Mais si cela peut te rassurer, j'ai aussi plus de dix mille ans.
- Je vais plutôt garder à l'esprit que tu as mon âge...
Il esquissa enfin un sourire rassuré puis poussa une exclamation afin que l'Alpha se mette en route pour Panahpolis. Le grand sage ne montra aucune réticence, il s'exécuta et emprunta le chemin qui avait mené Iris jusqu'au sommet de la colline. Quant aux deux jeunes gens, aucun ne quitta sa position. Ils ne voulaient pas encore se séparer, ils profitaient encore un peu de ce temps passé ensemble et qu'ils ne connaîtraient plus d'ici peu.
- Iris, l'appela l'archer pendant qu'ils descendaient le long de la pente.
Prête à l'écouter, elle tourna la tête légèrement vers lui, une partie de son front reposa contre le sien.
- Merci...
Émue, Iris ne put rien lui répondre sur le moment. Elle se contenta de poser une main sur les siennes qui la tenaient. Elle n'eut aucune difficulté à comprendre qu'il la remerciait pour son don, mais aussi pour le partage de ses sentiments. Depuis quand en éprouvait-elle de semblables ? Tout comme ceux de Thomas, les siens s'étaient manifestés durant les deux mois passés sur le plateau du Prélude. Cette période de survie les avait indéniablement rapprochés. Dès ses premiers émois, Iris avait souhaité les garder pour elle à cause de l'attitude incessamment fermée de son compagnon. Elle s'était persuadée qu'ils ne seraient jamais réciproques, alors elle les avait cachés. Ce fut pourquoi apprendre les sentiments de son ami l'avait laissée sans voix et l'avait perturbée, au point de ne pas savoir comment réagir.
Toujours appuyé sur son épaule, Thomas perdit son sourire et reprit son air attristé que son amie ne pouvait voir. En vérité, il ne lui avait pas tout dit pour ne pas l'inquiéter. L'unique année qu'il lui avait volé... n'équivalait qu'à quelques semaines de vie en tant qu'androïde. Et cette durée de vie, cette magie qu'il avait gagnée, il l'userait pour l'ultime bataille. Il combattrait à pleine puissance. Car pour mener à bien son plan, il n'avait pas d'autres choix à présent.
