Chapitre 0 : Prologue

Les longs doigts fins tapotaient sur le volant cerclé de cuir en un rythme rapide depuis quelques minutes déjà. L'homme avait beau être patient, il n'y avait pas grand-chose à regarder autour de lui pour passer le temps. Hormis peut-être cette petite fille debout devant la voiture, qui jouait avec sa poupée. A l'intérieur de l'habitacle, la radio avait joué la moitié de la très classique sonate de Beethoven : Keep Yourself Alive. A la gauche du conducteur, une silhouette ronde et silencieuse était plongée dans son livre. Le seul bruit qu'elle émettait par intermittence était le frottement feutré des pages qu'elle tournait. La silhouette redressa soudain la tête de son ouvrage et lança en le regardant :

- D'après mon guide, l'un des premiers passagers ayant effectué la traversée a été la Reine Elisabeth II, qui venait rencontrer le Président français, François Mitterand.

- Elle était passagère du tunnel ? Ou du train ?

- Oh… De l'Eurostar. C'était… en 1994.

- Hum hum… Eh. Tu crois qu'elle avait emmené ses corgis durant le voyage ?

- Ah. Le livre ne le dit pas.

L'érudit passager retourna à sa lecture, laissant s'installer un silence confortable. De nouveau seul, le conducteur pencha la tête et fit craquer son cou. La sensation lui tira un léger soupir de bien-être. Il consulta sa montre. Presque vingt heures. Bien. C'était bien. Il passa une main par la fenêtre du véhicule à l'arrêt. Le fond de l'air était frais, mais il n'y avait aucun vent. Ce qui était normal, nota-t-il, puisqu'ils étaient dans un train. Devant lui, la petite fille galopa entre les véhicules environnants, sans écouter les rappels de sa maman. Il se retint de la faire trébucher sur ses lacets défaits. Mais refréna son envie. Nan. Pas les enfants. Alors ses doigts se remirent à tapoter le volant au rythme de la musique. Soudain, un claquement sec le tira de sa rêverie et il tourna la tête. Son silencieux passager venait d'ouvrir le rabat d'une boîte à goûter à motif tartan avec un air réjoui. Le conducteur du véhicule leva un sourcil suggestif et se racla la gorge.

- On vient à peine de quitter Londres que déjà, tu entames les hostilités ?

L'autre sursauta et prit un petit air gêné. Il tenta, avec un sourire timide :

- Heu… Veux-tu que je te donne une petite tranche de cake ? Il a des fruits confits et des raisins secs tout moelleux à l'intérieur.

- Le conducteur eut un sourire en coin.

- Nan. J'ai pas très faim. Par contre, tu pourrais me passer le thermos ? Leur air conditionné m'assèche la gorge…

- Un froufroutement de sac plus tard et une bouteille au délicieux motif écossais fut exhibée. L'homme rond dévissa le bouchon en un grincement métallique et renversa le liquide fumant dans deux tasses, dont il lui en confia une avec précaution.

- C'est pas de l'eau bénite, au moins ?

La bouteille avait beau être différente, et la confiance qu'ils avaient entre eux excluait le moindre doute, l'anecdote commune qu'ils partageaient par le biais de cette question leur tira un petit rire crispé.

- Infusion poire-tilleul, mon très cher. Je m'en voudrais d'annihiler mon unique conducteur pour cette traversée.

Ils échangèrent un long regard, rompu uniquement lorsqu'ils entendirent la fillette tomber par terre et pleurer bruyamment. Tous les deux retournèrent à leur dégustation, spectateurs du ramassage de la gamine et de sa poupée par une maman excédée. Le passager émit un doux soupir de plaisir en avalant sa gorgée, avant de demander, les sourcils froncés :

- Pourrais-tu me rappeler, très cher, pour quelle raison tu as tenu à nous faire voyager en voiture plutôt qu'en train ou en avion ?

- Parce que ton appareil à raclette aurait tenu difficilement dans une soute à bagages, mon ange. Et que tu ne voulais pas qu'on en miracule un une fois arrivés.

- Oh… Peut-être ai-je fait erreur en insistant pour choisir ce plat… Ou alors, peut-être aurions-nous pu en louer un une fois arrivés à notre destination ?

- Hum… Un peu tard pour le regretter, j'en ai peur.

- Il est vrai. Je commence à me dire que ces onze heures de voyage pour rallier notre destination risquent d'être particulièrement longues.

- Longues, mais confortables. Tu te souviens que, dans le temps, c'étaient des semaines entières pour rallier les villes à cheval ? Je préfère notre voiture.

- Tu as raison. La voiture est plus confortable…

- … plus spacieuse…

- …ne s'arrête pas pour brouter à tout bout de champ…

- …ne cabre pas lorsqu'elle voit un caillou d'une couleur étrange…

- …et permet de consommer une délicieuse petite collation sans danger.

Alors qu'une moelleuse tranche de cake était piochée dans la boîte et partiellement dégustée par son propriétaire, la voiture émit un brusque soubresaut. Il poussa un glapissement peu viril et renversa la boîte à collation sur le tapis.

- Eh, l'ange, tu salis pas ma Bentley, j'espère.

- Oh, oui, pardon, toutes mes excuses… Qu… Qu'est-ce que c'était ? Tout de même pas un problème technique ?

- Nan, te connaissant, ça n'arrivera pas. Je pense plutôt que nous venons d'arriver.

Alors que la silhouette potelée se penchait en avant pour ramasser la boîte et son contenu éparpillé, un autre tremblement conduisit à l'ouverture du wagon dans lequel se trouvait la file de voitures. L'éclairage artificiel augmenta d'un coup. Tous les véhicules du wagon redémarrèrent dans un bruit de moteur de plus en plus amplifié. Pour éviter l'entrée des gaz d'échappement dans l'habitacle, le conducteur, sourcils froncés, remonta toutes les vitres. Devant eux, les voitures de devant commençaient à avancer à pas d'homme. Un sourire carnassier assombrit son visage, tandis que ses mains se saisissaient du volant. A ses côtés, l'autre individu termina rapidement sa gorgée avant de reboucher précautionneusement la bouteille, évitant tout drame.

- Mon ange, nous venons de traverser la Manche !

La première vitesse fut rapidement enclenchée, mettant en branle le long véhicule de couleur sombre. Deux mains se serrèrent autour de la boîte à goûter.

- Déjà ? Mais cela ne fait qu'une demi-heure à peine que nous avons pris le Shuttle…

- C'est fini, le temps des chevaux. Le train, c'est beaucoup plus rapide.

La voiture fut conduite jusqu'au bout du wagon très lentement, imitant les autres véhicules situés devant. Sitôt les lourdes portes dépassées, le conducteur appuya sur la pédale, accélérant l'allure en un terrible crissement de pneus. Son voisin fut plaqué contre le siège passager. Il avait anticipé en s'accrochant à la poignée située sur le dessus de la porte de la voiture, mais ne put retenir une exclamation étouffée.

- T… Très… Très cher ?

- Ouaip ?

- Nous avons traversé la Manche ?

- C'est ce que je viens de dire, ouais. On est sur la route, ça y est.

- Nous sommes donc en France ? En Europe ?

- Bien vu.

- Alors, pour l'amour de Dieu, pourrais-tu me dire pour quelle obscure raison, tu continues à rouler à gauche ?