Chapitre 6 :
Crowley posa le pied à la surface de la couche neigeuse et l'enfonça d'un coup avec un plaisir mitigé. L'une des grandes joies de l'hiver était d'être le premier à jouir du privilège de laisser ses empreintes de pas dans la poudreuse. Malheureusement, à cet endroit et à cette heure-ci, le clinquant démon était très loin d'être le premier à marcher. La station de ski était déjà remplie de gens de tous les horizons. C'était un véritable camaïeu de couleurs de blousons et de combinaisons rivalisant de laideur.
Mais aussi un immense plaisir pour un être de pur charisme diabolique soucieux de réaliser quelques devoirs de vacances. Ses doigts le démangeaient. D'un mouvement de l'index, il déverrouilla le ski d'une jeune femme qui gloussait fort dans son groupe de copines, la faisant tomber. D'un frémissement de narine, il invita le ski fautif à continuer sa descente, prenant de la vitesse et conduisant les autres usagers à s'écarter précipitamment. Un immense bonheur l'envahit lorsqu'il vit deux personnes chuter comme des quilles en essayant de l'éviter et se rengorgea de la vision de leurs jambes en l'air, skis entremêlés.
Crowley prit une profonde inspiration1.
Une station de ski. Voilà des années qu'il n'y avait pas mis les pieds. C'était un vrai para-…. Une vraie régalade. Un vrai vivier à tentations pour bourgeois fortunés. Tant de monde qui se bousculait ! Tant d'injustice sociale. Tant de possibilités ! Il sentait son âme d'artiste frissonner sous l'afflux de créativité. Ces vacances, songeait-il, seraient salutaires et nécessaires, pour l'ange comme pour lui. Et cela valait bien de se geler le dos une bonne partie de la journée. Il leva les yeux vers les hauteurs des montagnes, là où disparaissait le téléphérique. Il avait une grande hâte qu'Aziraphale prenne de l'expérience dans la glisse en ski, pour pouvoir l'emmener avec lui là-haut. Par temps clair, la vue y était remarquable et il savait que cela lui plairait. D'autant plus qu'à cette altitude, les touristes étaient rares, et garantis sans enfant turbulent.
Mais pour l'heure, il fallait que l'ange parvienne à chausser ses skis.
Ou même, plus simplement, à faire acte de présence…
Crowley soupira.
Il se trouvait actuellement juste devant leur immeuble, au pied des pistes. Au milieu de plein de novices babillards qui tentaient, tant bien que mal, d'enfiler leurs skis. Et l'ange n'était pas encore là. Alors Crowley l'attendait.
Le souci avec un Crowley un peu frustré qui s'ennuyait dans une station de ski, c'est qu'il avait un peu de mal à savoir quand s'arrêter.
Sans y penser, il changea la trajectoire d'un petit garçon et l'envoya percuter son père. Ce dernier hurla contre son fils, provoquant le courroux de la mère, qui monta au créneau défendre sa progéniture. Le démon observa avec attention la dispute naissante entre les deux parents, qui commençaient à devenir réellement bruyants. L'enfant pleurnichard, devant leurs cris, eut soudain l'excellente idée de serrer les jambes de ses parents contre ses petits bras potelés avec un immense sourire, ce qui eut pour effet de les calmer. Attendri, le père souleva le petit tandis que sa mère l'embrassait.
Crowley sourit en voyant le bambin glousser, tout heureux de son petit effet. Sacré petit filou, songea-t-il alors que la famille repartait plus loin, de nouveau soudée. Il était tellement fier des enfants humains. Ils étaient de vraies petites réussites dans sa longue vie de démon tentateur ; un incroyable et improbable condensé d'innocence aux joues rondes et de roublardise pleine de mucus. Probablement ses plus belles créations, estimait-il souvent.
- Me voilà, Crowley ! s'écria une joyeuse voix essoufflée derrière lui.
Équipé de ses chaussures de ski, Aziraphale avançait dans sa direction en marchant le plus vite possible – il avait apparemment compris qu'il était impossible de courir dans des chaussures qui empêchaient la bonne pliure des orteils. Tout engoncé dans une énorme doudoune de couleur crème garnie de plumes, l'ange avait enroulé autour de son cou une épaisse écharpe blanche mouchetée de bleu. Sa tête était ornée d'un bonnet réalisé dans cette même laine – du fait maison, c'était bien le genre de l'individu – et si Crowley nota en un coup d'œil satisfait l'absence de tartan dans sa tenue, il remarqua aussi l'abominable énorme pompon sur le dessus du bonnet.
L'ange s'arrêta devant lui, sa joie et son excitation si immenses qu'il en scintillait, bordel !
- S'il te plaît, mon ami, pardonne-moi de t'avoir fait attendre, j'avais oublié une chose très importante dans notre appartement.
- C'pas grave. Par contre, calme-toi tout de suite avec la sainte lumière, ou tu vas finir par aveugler quelqu'un.
En fait, le quelqu'un en question, c'était lui. Les humains ne voyaient jamais un halo angélique – hormis lorsque l'ange en question le voulait, ce qui n'était pas le cas ici.
- Oh ! Pardon, mon cher, je crois bien m'être un peu emporté. (Le halo décrut mais ne put disparaître tout à fait.) Je suis absolument ravi que la couche de neige soit assez épaisse pour nous permettre cette toute première leçon !
- On va la commencer d'un instant à l'autre…
Comme un gradé vérifiant l'état de ses troupes, Crowley se mit à tourner attentivement autour de la joyeuse doudoune crème et s'arrêta.
- Tu as des lunettes de soleil ?
- Oh ! Non. Je n'ai jamais ressenti le… heu… besoin… d'en porter.
Le démon voyait ce qui gênait son ami. Ses doux yeux bleus à lui n'avaient jamais dérangé ni effrayé le moindre être humain.
- A la base, c'est ce qu'ils utilisent pour protéger leurs yeux du soleil et de la blancheur de la neige, expliqua Crowley. Si tu veux vraiment faire comme eux, il va falloir t'y plier.
Il fourragea un moment dans sa propre poche de veste et en ressortit une paire toute simple2, qu'il tendit à l'ange. Celui-ci fronça immédiatement les sourcils, un air déçu peint sur le visage.
- Crowley… Nous ne sommes pas arrivés depuis une journée révolue que tu romps déjà notre unique promesse…
- Tu sais bien que toi et moi n'obtenons pas nos vêtements par le même procédé, mon ange, répondit-il en souriant. Il se trouve que j'ai généré pour moi-même cette paire de lunettes et que je te l'ai ensuite donnée. Ce n'est pas rompre notre promesse. C'est juste l'utilisation d'une capacité à laquelle je n'ai jamais renoncé.
L'ange secoua la tête d'un air consterné, tentant de dissimuler son amusement. Crowley avait vraiment le chic pour trouver LA faille dans les règles d'un jeu et l'exploiter au maximum. La paire de lunettes – qui se demandait bien comment elle était arrivée là – changea de main et atterrit dans la poche de doudoune.
- Vas-tu enfin me dire ce qui t'a valu ce retour inopiné dans l'appartement ? demanda le démon d'une voix théâtrale.
Aziraphale sortit de son autre poche un paquet mou enveloppé dans un joli tissu grenat, qu'il tendit au roux. Ses joues se teintèrent légèrement alors qu'il annonçait :
- Il s'agit d'un de tes cadeaux de Noël, mon cher, avec un peu d'avance. Quand je te vois, comme ça, si peu couvert, je me dis que ce n'est pas sérieux. Tu vas avoir des problèmes, avec toute cette neige, surtout après notre petite conservation de ce matin.
Crowley fronça les sourcils, franchement mal à l'aise. Il n'osait pas vraiment attraper le paquet tendu. Est-ce que c'était vraiment un cadeau ? Un cadeau de l'ange ? Pour lui ? Un de ses cadeaux de Noël ? Cela voudrait dire qu'il y en aurait d'autres ? L'ange lui avait préparé des cadeaux ? Comme faisaient les humains ? Pour lui ?
- Écoute… C'est sympa, hein… Mais… Je suis un démon. Les cadeaux, c'est pas trop mon truc, tu vois…
Lui-même ne fut pas convaincu du ton de sa propre voix. C'était certainement toute cette neige et cette humidité dans l'air, qui avaient rendu sa voix si différente. Ouais. L'ange lui sourit gentiment et soupesa le paquet devant ses yeux, l'invitant à le saisir.
- Crowley, mon très cher. Ce n'est pas grand-chose, tu verras. Mais c'est fait main et je pense que ça t'aiderait à ne pas trop souffrir du froid.
Alors, devant tous les humains qui passaient devant eux sans les voir, le démon s'empara du paquet. L'emballage en tissu avait été réalisé avec goût et beaucoup de soin. Sa couleur, d'ailleurs, lui était étrangement familière.
- C'est l'un des torchons de ton arrière-boutique, nota-t-il avec amusement. Tu t'en sers pour essuyer nos tasses.
- Oh ! Bien deviné, mon fin limier ! Celui-ci est propre, ne t'en fais pas. Je m'intéresse actuellement à la technique japonaise du furoshiki pour des emballages réutilisables et écologiques.
Tout heureux, Aziraphale récupéra le tissu en coton et le replia soigneusement alors que Crowley découvrait son cadeau : une écharpe en laine et son bonnet assorti.
Il n'avait pas, à proprement parler, un cœur, mais quelque chose en lui loupa un battement alors qu'une ampoule d'appréhension s'allumait dans son esprit. L'ange et lui n'avaient pas exactement les mêmes goûts en matière de mode. Malgré tout, il se pencha et observa plus en détail les cadeaux. La laine utilisée était épaisse, très douce et moelleuse. L'ensemble était d'une profonde couleur noire mouchetée de rouge. Un peu les mêmes mouchetures que sur celle de….
Le démon leva la tête vers son ami. C'était ça : hormis la teinte qui différait, Aziraphale avait utilisé la même laine que pour sa propre écharpe. Le libraire avait également changé le point utilisé : l'écharpe d'Aziraphale était tricotée de manière classique et régulière tandis que ceux de Crowley étaient ornés de torsades compliquées.
Ces torsades représentaient des serpents.
L'ange quêtait sa réaction, une expression inquiète sur le visage.
- Crowley ? Heu… Est-ce que ça te plait ? Je… Je sais que tu n'es pas du genre à porter spontanément ce genre de choses, mais… Pourrais-tu me dire sincèrement ce que tu en penses, s'il te plait ?
L'ange lui avait offert un cadeau parmi d'autres futurs cadeaux. L'ange avait pris de son temps pour tricoter de ses propres mains ces choses. Et depuis le temps, il connaissait bien le bougre. Il savait que, comme tout ce que l'ange réalisait, cet ouvrage moelleux ne contenait pas la moindre trace d'aide miraculeuse, mais était le fruit d'un travail appliqué et délicat. Aziraphale avait choisi une laine dans ses couleurs et l'avait bâtie pour lui donner le motif de serpents. Et – comble du bonheur – le pompon du bonnet sombre était nettement plus petit que l'abomination crème qui ornait le sommet du crâne de son ami.
L'ange – son ange – avait fait ça. Pour lui.
Prenant son absence de réaction comme un mauvais signe, Aziraphale se tortilla, mal à l'aise à son tour, et bredouilla :
- Je me doute que tu ne dois pas apprécier la laine, qui est épaisse… C'est un mélange de mouton mérinos et d'alpaga, c'est extrêmement chaud et moelleux, je me suis dit que ça te protègerait bien…. La vendeuse me l'a confirmé… B-Bien sûr, si tu n'aimes pas la forme, j'ai de quoi la modifier. Je… peux même tout recommencer, si tu v-…
- Nan, nan. C'est bon. Je garde. Je… garde.
Aziraphale lui offrit un de ses sourires lumineux dont il avait le secret. Les moufles en tartan – Ngk ! – invitèrent le démon à baisser la tête, afin de pouvoir la revêtir de ses nouvelles acquisitions. Crowley ressentait la même émotion absolument absurde que le jour où il avait été adoubé chevalier.
Il devait certainement être ridicule. Probablement aussi ridicule que les humains qu'il rencontrait, ceux qui exhibaient volontairement des pulls moches de Noël. Peut-être la magie de Noël opérait-elle aussi dans son cœur de démon, l'adoucissant irrémédiablement comme un faible ruissellement d'eau finissait par creuser d'immenses et d'immuables roches.
Et cela n'avait rien à voir non plus avec la fierté réjouie qui émanait – suintait ? – de l'ange après que Crowley se soit redressé dans une tenue assortie à la sienne. Ni même à cette abominable moufle glissée dans sa main froide, tentant de la réchauffer. Non.
Absolument pas.
- Qu'est-ce qu'on a dit, au sujet du halo ?...
1 Semblable à celle que prend le campagnard retournant dans ses champs après un séjour à la grande ville ou de l'esclave affranchi posant un pied dans le monde libre. Une inspiration d'espoir, aux infinies possibilités.
2 Simple dans son apparence uniquement. Parce que Crowley ne voulait que le meilleur, la paire qu'il tendit à Aziraphale filtrait en réalité les UV-A, les UV-B, les UV-C et même les très dangereux UV-Ω, qui ne seraient découverts par les scientifiques qu'en l'an 2034.
Si, en marchant dans la rue, il vous est déjà arrivé de trébucher sur quelque chose dont vous cherchez aujourd'hui encore l'origine,
Si, en vous stationnant sur une place de parking, votre voiture frotte contre la barrière métallique ou percute le muret en ciment abritant un arbre municipal alors que vous avez fait très attention à laisser assez d'espace,
Si, à la patinoire, vos jambes s'écartent toutes seules et vous font vous éclater sur la glace,
Si, juste après avoir quitté la file du marchand de glaces/gaufres/marrons chauds, vous éternuez et faites tomber par terre votre gourmandise culinaire,
Si, au bord de la mer, un goéland vient se servir dans votre cornet de frites,
Si, à la boulangerie, vous faites tomber votre dernière pièce qui roule sous le comptoir,
Regardez autour de vous avec attention et cherchez des lunettes de soleil sur un visage ricanant. On ne sait jamais.
