Bonjour tout le monde ! Comme vous avez pu le lire dans les chapitres précédents, nos deux amis se situent actuellement à l'étranger, en France. Les paroles échangées en français sont donc notées en italique.
Bonne lecture ! :D
Chapitre 7 :
Crowley releva la tête, laissant le très fin rayon de soleil tenter de réchauffer son visage. Sans succès, l'astre et sa lumière furent vite avalés par la couverture nuageuse. Il aurait été un peu prématuré de dire que le Serpent avait froid. Mais il avait été soulagé de s'inspirer des moufles en tartan que portait l'ange pour se miraculer une paire d'élégants gants noirs.
Ils avaient quitté le devant de la station de ski devenue bondée et bruyante. La trop grande densité humaine slalomant entre eux avait eu tendance à déranger Aziraphale, qui n'avait de cesse d'observer tout ce petit monde et de relever les bambins en pleurs et autres skieurs déséquilibrés. Totalement déconcentré par l'affluence de combinaisons colorées, Crowley avait proposé de s'éloigner un peu dans un endroit moins fréquenté. L'aire réservée aux débutants était vaste et la pente légère. Elle était idéale pour prendre confiance en soi et en ses skis, avant de s'élancer sur une vraie piste. On y voyait des gens de tous les âges et de tous les sexes, tituber, chuter, pleurnicher, râler ou au contraire glisser en riant. Ici, tout le monde était logé à la même enseigne et il n'était pas rare de voir ses propres progrès félicités par les vacanciers voisins.
Assister aux premières glisses de l'ange sur la poudreuse avait été quelque chose de mémorable, et Crowley se fit la promesse de ne jamais oublier l'expression concentrée de son ami, les joues rougies par le froid et l'effort, se relevant de ses chutes, encore et encore. Comme tous les débutants, Aziraphale avait passé une partie de la matinée à appréhender les techniques de base. Chausser ses skis et s'élancer en s'appuyant de l'aide des bâtons. Remonter les dénivelés en marchant sur le côté comme un crabe. Freiner en croisant les skis, mais pas trop pour ne pas tomber. Et en cas de chute, comment se relever tout seul sans se blesser. L'ange maîtrisait désormais toutes ces techniques séparément à un niveau satisfaisant – comprendre par là qu'il avait cessé de devenir dangereux pour lui-même et pour autrui – mais avait du mal à les appliquer sur le terrain, en condition réelle. Ils avaient passé toute la matinée à maîtriser ces bases et, alors que la station se vidait des vacanciers affamés, les deux amis étaient restés pour profiter de l'espace dégagé.
Un bruit mou que Crowley reconnaissait désormais attira son attention et il se retourna pour trouver Aziraphale, les quatre fers en l'air et skis entremêlés. Dans son esprit, la Principauté gardienne de la Poterne d'Orient qu'il avait connue voilà six mille ans se superposa une fois encore à la silhouette à terre, tandis qu'il glissait dans sa direction. Honnêtement, Crowley avait perdu le compte de ses chutes – cela avait cessé de l'amuser après douze. Autour d'eux, un groupe d'adolescents se mit à rire devant la position grotesque. Sans même y penser, le démon les envoya dans le décor, changeant les gloussements moqueurs en cris aigus et gelés.
Aziraphale se redressa en position assise alors que le démon se penchait au-dessus de lui. Le bonnet blanc lui avait glissé devant les yeux. Le regard azur qu'il trouva en-dessous était fuyant.
- Eh bien… Il semblerait qu'il faille ajouter une autre gamelle à mon compteur… constata l'ange avec lassitude.
- Celle-ci était de loin l'une de tes plus belles, si j'en crois tes jambes dressées.
- Vraiment ?
Il ôta son bonnet pour le secouer, révélant une chevelure décoiffée et un visage rougi par le froid. Crowley sentit ses propres joues se colorer devant l'apparence ébouriffée. Il toussota dans son poing pour reprendre contenance.
- Ouais. Tu m'as rappelé ces faons juste nés, qui tentent de se redresser sur leurs pattes, susurra Crowley avec un sourire.
L'ange prit un air courroucé – mais son regard était redevenu pétillant.
- Oh ! Fielleuse créature que tu es, répondit-il en s'époussetant sommairement. Aide-moi donc à me relever, odieux serpent.
Il força ses jambes et ses skis à adopter la position de rigueur – genoux pliés, skis légèrement inclinés en accent circonflexe. Puis il tendit la main à Crowley, tout sourire. Ce dernier soupira bruyamment, assura sa position et tira l'ange à lui. Aziraphale lui atterrit dans les bras en riant. Le démon lui avait pourtant appris à se relever sans aide. Mais lorsqu'Aziraphale tendait sa petite moufle avec une mimique quémandeuse, il trouvait toujours auprès de lui une aide solide.
- Tout va bien ? demanda Crowley après quelques instants. Tu veux qu'on arrête ?
- Non non, répondit doucement l'ange contre son épaule.
Il se sépara de son ami et le gratifia d'un sourire redevenu timide.
- Merci, souffla-t-il en baissant les yeux. J'aimerais réussir à glisser vingt mètres sans chuter avant la fin de la journée…
- Tout le monde commence comme ça, il ne faut pas t'inquiéter.
- Tout de même. C'est assez frustrant de chuter sans arrêt. En plus d'être froid, ajouta-t-il après un moment.
La Principauté s'élança de nouveau et glissa quelques mètres. Resté en arrière, Crowley sourit. L'ange s'appliquait à respecter tous les conseils qu'il lui avait inculqués. Comme à chaque fois qu'il entreprenait quelque chose, Aziraphale y mettait tout son cœur et tout son sérieux. Même s'il devait y passer la journée, il finirait par réussir à tenir debout sur ses skis et à glisser. Le démon avait hâte qu'il prenne un peu de niveau et qu'il le rejoigne. En attendant, il suffisait d'être patient. Et ça, Crowley savait bien faire.
Malheureusement pour la Principauté en formation, un jeune homme arrivé dans son angle mort la percuta de plein fouet, les faisant chuter tous les deux. Cette fois, l'ange ne se releva pas immédiatement, tandis que son ski gauche s'écrasait à quelques mètres.
- Aziraphale ! s'exclama Crowley en s'élançant à sa suite.
Celui qui avait renversé l'être dodu avait une trentaine d'années. Sa tête était coiffée d'un bonnet représentant la tête d'une licorne, dont la crinière arc-en-ciel jurait abominablement avec la couleur criarde de sa combinaison – violette à rayures jaunes. Le démon en skis dérapa avec élégance une fois arrivé devant eux pour voir l'inconnu se redresser, remonter ses lunettes de soleil et fusiller Aziraphale du regard.
- On n'a pas idée de skier aussi lentement, beugla-t-il en français. Vous ralentissez tout le monde !
- Aoutch… Ma tête… Cher monsieur… je veux dire, cher monsieur, il me semble qu'il serait préférable de ralentir dans une zone qui est réservée aux débutants comme moi…
- Eh, mec, la piste est à tout le monde, ok ? Je skie où je veux !
Crowley se posta derrière son ami et l'aida une fois de plus à se relever. Les lunettes du pauvre ange étaient tordues en travers de sa figure. La dernière phrase du gamin à bonnet-licorne le poussa à intervenir :
- Sauf qu'ici, il est bien précisé que c'est encore la zone réservée aux débutants, et donc qu'il faut skier prudemment. Si t'avais renversé un gamin, comment t'aurais réagi, hein ? Si t'es si fort pour skier, tu n'as qu'à aller plus loin, là où tu pourras blesser personne !
- Crowley, ne nous énervons pas, temporisa l'ange en anglais en levant devant lui ses petites moufles. Il y a eu plus de peur que de mal et comme tu l'as dit, je ne suis pas un enfant.
- Il n'empêche, mon ange, à foncer sans arrêt devant lui, il va vraiment finir par créer des problèmes.
- Quoi ? Qu'est-ce qu'y dit, le rouquin ?
Le démon fit un pas devant lui, s'approchant de l'humain excité en faisant la sourde oreille à l'appel de son ami.
- Tire-toi, gamin. Ssssi je vous revois, toi et ton bonnet ridicule, dans les parages, j'enfoncssserai ta planche de sssnowboard dans un endroit que toi et ton intégrité physique n'apprécsssieraient pas.
Le jeune skieur fronça les sourcils : ce grand type sec vêtu de noir avait lancé ces mots d'un ton presque badin. Son français était parfait, malgré quelques syllabes sifflantes. Habituellement, il aurait continué la joute verbale d'une voix plus forte, improvisant quelque chose de méchant envers cet étranger bizarre qui prenait la défense de cet anglais trop précieux. Mais il y avait autour de ce type en noir un quelque chose qui dissuada le jeune homme de riposter.
Peut-être était-ce cette posture qu'il adoptait, trop nonchalante pour être honnête, ou bien l'éclat rougeoyant qu'il était persuadé avoir vu briller derrière ses lunettes, ou encore, l'étrange frisson qui ne l'avait plus quitté dès que ce gars étrange s'était approché ?
Aussi, le plus jeune se contenta d'un dernier regard énervé envers le blondinet rond avant de s'éloigner d'un pas qu'il espérait le plus digne possible. La sensation malaisante s'estompa après cinq pas.
De nouveau seuls, le démon regarda Aziraphale ôter et secouer doucement son bonnet dans une expression qui semblait pensive.
- Eh, l'ange. Tu vas bien ?
- Mh ? Oh. Ne t'en fais pas. Il en faut plus pour m'égratigner le cuir, répondit-il avec un léger sourire.
- Ok. Mais ça ne répond pas à la question.
- Je n'ai pas été blessé, Crowley, ne t'en fais pas. Tout va bien.
- Mais ?
L'ange baissa les épaules, soudain abattu. Cette simple vision donna à Crowley l'envie de retrouver l'homme à la licorne et de mettre sa menace à exécution.
- Ce jeune homme…il m'a un peu démoralisé, pardon. Nous avons passé une grande partie de la journée à tenter de me faire tenir sur des skis, sans grand résultat pour le moment.
A petits pas chassés, le démon s'approcha de lui.
- Tu es plus combatif, d'habitude.
Aziraphale baissa la tête.
- Peut-être…me fais-je vieux ?
- Tu sais bien que c'est impossible, répondit Crowley avec un léger sourire. Par contre, peut-être qu'inconsciemment, tu as juste envie de faire une pause. Regarde ce que je te propose…
Il se positionna derrière son ami et le fit pivoter d'un quart sur la droite. Par-dessus son épaule, il pointa du doigt un petit chalet au sommet du coin de station réservé aux débutants.
- Tu vois la petite bosse au pied de la montagne ? Si tu arrives à atteindre le sommet avant… (Il consulta sa montre d'un geste vif.) seize heures, je t'emmène dans ce chalet, bien au chaud, et je te payerai une bonne crêpe.
- U… Une crêpe, dis-tu ?
- Et un bon vin chaud. Pour nous réchauffer. On fait comme ça ?
Aziraphale se retourna à demi et dévisagea le démon. Un sourire doux finit par fleurir sur ses lèvres.
- Oui. Faisons ainsi. Merci, Crowley, mon cher.
Un tel sourire donnait envie au Tentateur de soulever des montagnes, d'arrêter le temps ou de faire d'autres choses prétendument impossibles. C'était peut-être bien lui qui se faisait vieux, tiens… Autour d'eux, le soleil commençait déjà sa lente courbe descendante. Malgré l'heure précoce, il ne tarderait pas à être camouflé derrière le massif montagneux. Crowley tiqua à cette pensée. Il ne faudrait pas qu'il s'attarde dans le froid trop longtemps, surtout s'il ne pouvait plus compter sur la convection apportée par les rayons solaires. Tout cela ne dépendrait que de l'ange, songea-t-il, tandis qu'Aziraphale, toute motivation retrouvée, chaussait son ski manquant et repartait joyeusement en direction du chalet – et des salvatrices crêpes.
Hou, c'était vraiment un sale type, ce français, hein ? Un de ces bonshommes qui se croient tout permis, sous prétexte qu'ils travaillent toute l'année et qu'ils profitent de leurs seules vacances loin de leur triste quotidien. Vous savez quoi ? Après avoir été aussi désagréable envers Aziraphale, j'ai envie de penser qu'il a passé une très mauvaise fin de journée. Par exemple, qu'il a eu à un moment donné une très violente et irrépressible envie de se soulager la vessie et qu'il n'a pas pu l'assouvir parce qu'il n'a pas réussi à ouvrir la fermeture éclair de sa combinaison de ski. Qu'il se sera énervé violemment contre sa combinaison, en se tortillant dans tous les sens, au point de devoir tout déchirer dans l'urgence pour ne pas risquer de se souiller.
Et j'aime aussi à penser qu'une fois la vessie vidée, à travers ses lambeaux de combinaison et ses larmes de frustration, il aura fini par entendre un petit 'clic' tout discret : la fermeture éclair qui se sera diaboliquement décoincée.
