Bonne lecture ! :)

Chapitre 13 :

Dans un grincement croissant, la cabine qui descendait devant la foule ralentit puis s'arrêta tout à fait. Les portes s'ouvrirent, laissant sortir trois skieurs, avant que ne puisse entrer un petit groupe de vacanciers. Après fermeture des portes, la cabine reprit sa lente descente en rapetissant au fil de sa progression. La place libérée permit de fluidifier légèrement la foule restée sur le quai. Enfin, après cinq minutes d'attente à piétiner dans le froid, Crowley et Aziraphale pouvaient avancer de quelques mètres.

Si, lorsque l'ange avait émis le souhait de ne pas utiliser de miracle frivole durant leurs vacances, Crowley avait davantage fouillé dans sa mémoire, il se serait souvenu que les files d'attente des téléphériques étaient toujours particulièrement longues à cause de l'abondance de vacanciers en cette saison. La plupart d'entre eux utilisait les cabines pour monter au sommet de la station et étaient équipés de skis ou de planches de snowboard. Mais dans leur cas, tous les deux avaient décidé de passer la journée tout en bas, dans un petit village dont ils avaient été informés de l'existence par le biais d'un tableau d'affichage que l'ange avait scrupuleusement épluché au sortir de la galerie marchande. Et pour y accéder, ils avaient décidé de prendre le moyen de transport préféré des touristes. Le téléphérique avait constitué une avancée considérable pour relier le haut de la montagne au bas, facilitant transport de marchandises et flux migratoires. Désormais, avec l'apparition des routes à flanc de montagne, ces cabines pendues à des câbles métalliques n'étaient plus utilisées que pour les touristes.

Aux côtés du démon, la doudoune couleur crème se tortillait de joie. Un antique bouquin tenu par une moufle écossaise était pressé contre lui afin de ne pas risquer de cogner les personnes devant eux. De l'autre main, Aziraphale tenait une paire de jumelles avec laquelle il regardait à droite et à gauche avec ravissement. Il était vrai que ce jour-là, la montagne était absolument magnifique. Les nuages étaient absents et le soleil donnait aux lieux un cachet digne d'une carte postale. Leur environnement était absolument magnifique et dépaysant, sans commune mesure avec les buildings et la grisaille londonienne.

- Que c'est beau, soupira l'ange avec une émotion palpable. Regarde mon ami, ces pics rocheux enneigés. Certains sont partiellement dans l'ombre et d'autres nimbés de cette belle lumière. Et au milieu de toute cette beauté minérale, la nature a réussi à se frayer un chemin.

Crowley, amusé, se pencha vers son ami.

- Tu fais référence aux sapins, je suppose ? Il n'y a bien que cela, dans la région.

- Ceux-là sont des mélèzes, d'après mon guide, informa Aziraphale en reportant son attention sur l'ouvrage. Ce sont…des sapins, oui.

- Très bonne indication, mon ange. Merci. Je prends note. Ici, donc, « sapin » se dit « mélèze ».

- Crowley, ne te moque pas de moi, veux-tu ? Je regardais avec les jumelles pour voir si je pouvais avoir la chance d'observer d'autres espèces.

- Un renne du Père-Noël, peut-être ?

- Oh, ce serait amusant, mais il n'y a pas de renne dans les Pyrénées. Par contre, il y a des ours bruns ! Ils ont été réintroduits il y a quelques décennies et semblent se plaire à - retrouver leur territoire d'origine, au grand dam des éleveurs locaux.

- Boarff, ils ne risquent pas grand-chose. On dit que les ours mangent du miel et portent des pulls rouges, comme dans cette histoire que tu m'as lue l'autre jour.

Aziraphale darda sur le démon un regard d'amusement consterné.

- Il se pourrait bien que l'on trouve un chamois ou un bouquetin, continua-t-il. J'aimerais en voir.

Les lunettes de soleil observèrent quelques instants la montagne autour d'eux.

- Peut-être qu'ils hibernent ? suggéra-t-il.

- Oh. Les mammifères n'hibernent pas, Crowley.

- Ouais. Bien sûr. Dis ça aux ours.

- Pardon, tu as raison certains mammifères hibernent, comme les ours.

Devant eux, une petite famille entrait dans une cabine de téléphérique. La poussette avait du mal à passer. Sans même y penser, Aziraphale agita un doigt et les portes grinçantes s'entrouvrirent miraculeusement davantage, soulageant grandement les parents. Les parois se refermèrent et la boîte de verre et de métal descendit lentement. Encore au moins une vingtaine de minutes d'attente avant de pouvoir passer à leur tour, estima Crowley. Sauf si le petit groupe de gamins devant eux pouvait miraculeusement se désister. Et quand il y pensait…

Il afficha sur son visage un air avenant et cordial.

- Ange ? chantonna-t-il d'une voix douce.

Aziraphale, alerté par le ton, baissa ses jumelles et tourna une tête aux sourcils froncés en direction de son ami.

- Non, Crowley.

Le démon eut un rire.

- Tu ne sais même pas ce que je vais te dire et tu me rembarres direct ?

- Au contraire, mon cher garçon, je sais exactement ce que tu t'apprêtes à me demander. Nous allons attendre par la voie naturelle, comme les vrais humains que nous sommes, répondit-il avec sécheresse. Oh non, voilà que je me mets à parler comme Gabriel…

Le regard azur se perdit dans le vague, prisonnier de souvenirs pas forcément agréables de son ancien supérieur hiérarchique. Pour détourner son attention et lui éviter de se miner le moral, Crowley reprit :

- C'est que je commence à m'ennuyer un peu, moi…

- Veux-tu que je te lise un passage de mon livre ?

- …et quand je m'ennuie, j'ai la fâcheuse tendance à fomenter des bêtises, continua-t-il comme s'il n'avait pas été interrompu.

- Crowley, je te demande instamment de te tenir tranquille. Nous avons déjà fait la plus longue partie de l'attente. Nous serons très bientôt à bord de la cabine alors courage, mon ami !

Le démon voulut ajouter quelque chose mais se retint en voyant l'air d'Aziraphale. De pensif, son visage venait soudain de s'éclairer. D'un mouvement preste, il ôta la sangle de la paire de jumelles qu'il avait autour du cou l'enfila autour de celui de Crowley.

- Mon cher, laisse-moi te confier cette paire de jumelles, déclara-t-il avec solennité. Observe cette montagne magnifique avec toute ton attention et, s'il te plaît, aide-moi à accomplir cette mission… (Il reprit son livre et le feuilleta un moment.) Trouve-moi cet oiseau montagnard que l'on nomme tichodrome échelette. Il est gris, avec des ailes d'un beau rouge taché de noir. Regarde, tu as vu ? Il ressemble à s'y méprendre à un papillon et-…

Il s'interrompit : Crowley le dévisageait avec un petit sourire tendre.

- Je ne ferai pas ça, mon ange. Tu le sais.

- Eh bien observe la montagne mais je t'en prie, ne romps pas notre promesse !

Aziraphale maintint son regard un moment avant de soupirer et de baisser la tête. Il se mit à grattouiller doucement l'amas grisâtre de neige salie qui était à leurs pieds. Il manqua ainsi l'air triomphal du démon. Ce dernier approcha sa tête de celle de son ami jusqu'à ce que son nez effleure l'oreille céleste, avant de murmurer :

- Pourrais-tu me rappeler, cher petit ange, comment tu t'étais pris pour faire disparaître mes skis, le soir de ton sauvetage héroïque ?

L'interpellé tressaillit et se tourna vers le démon. Leurs visages étaient particulièrement proches alors qu'ils se dévisageaient.

- C… Crowley… Non, murmura Aziraphale. C'est entièrement différent…

- Tu as utilisé, de ton propre aveu, mon ange, un miracle, claironna l'entité occulte sur le même ton.

- Oui, il est vrai, mais je…-

- Frivole, ce miracle. Tu en conviendras. Ce n'était qu'une paire de skis, après-tout.

- Certes, mais c'était pour te sauver la vie plus vite, ce n'était pas de la frivolité…-

- Le résultat est là tu as toi-même rompu notre promesse. Donc, en toute logique et par souci d'équité, j'ai droit à un miracle.

Sourcils froncés, Aziraphale considéra le démon.

- Celui-ci serait assurément frivole.

- Certes. Mais moi j'ai le droit de tricher : je suis un démon.

Un nez crochu effleura doucement un nez retroussé.

- Ces jeunes adolescents vont donc malencontreusement égarer leur ticket de transport et seront forcés de nous céder la place…

Le nez retroussé se dégagea farouchement.

- Tu n'es qu'un vieux crotale, Crowley. Ces jeunes n'ont rien fait de mal hormis d'être placés juste devant nous dans la file.

- Honnêtement, je ne fais que rendre service à la communauté. Regarde la manière dont ils sont accoutrés. Ils vont se geler l'échine toute la journée, uniquement parce qu'ils ont honte de porter les grosses doudounes et les combinaisons épaisses achetées par leurs parents. N'est-ce pas un comportement ridicule et irresponsable ?

- Ne m'avais-tu pas dit que tu étais celui qui avait popularisé la mode de ces pantalons moulants aux motifs félins ?

- On appelle ça des « leggings », Aziraphale. Et oui, c'était moi.

- Eh bien c'est particulièrement inélégant, surtout porté par de si jeunes jambes.

Crowley eut un sourire méchamment fier. La prochaine cabine descendait lentement vers eux et ralentissait déjà.

- Merci, merci, public adoré, lança-t-il en saluant une foule invisible. Cette petite création vestimentaire aura permis de creuser davantage le fossé générationnel entre parents et enfants. Libération des mœurs chez les jeunes, affirmation de soi, etc. Les psychologues devraient me remercier.

Quelques instants s'écoulèrent avant que l'ange ne relance la discussion.

- Et quand je pense que tu as l'intention de leur rendre cette attente vaine et caduque, je me dis que tu es réellement un infâme démon. Ils vont certainement attraper froid, tout cela pour rien en plus.

- Dans ce cas, cela veut dire qu'ils auraient forcément pris froid à un moment donné, mon ange. Je n'y suis pas pour grand-chose. Au contraire, je leur offre la possibilité de rentrer plus rapidement se mettre au chaud chez eux.

Une épaule occulte bouscula délicatement la sienne.

- De toute façon, tu me dois mon petit miracle frivole alors laisse-moi rééquilibrer les choses en l'employant sur le champ.

Le bonnet blanc se tourna vers son homologue noir avant d'asséner gravement:

- Il n'empêche que je t'ai connu plus imaginatif dans tes fourberies démoniaques, mon cher ami. A croire que, toi aussi, tu vieillis.

- Que veux-tu ? Je suis un démon en vacances, c'est un peu la relâche. Et comme on dit, la fin justifie les moyens... Et toi, Aziraphale, je t'ai connu plus prompt à tenter de m'arrêter.

Une étrange bataille de regards s'engagea durant quelques instants...

...avant qu'un sourire malicieux ne fende le visage de l'ange, dont le halo lumineux s'accentua soudain.

- Et moi je te dis que tu vieillis, vieux serpent ! lança-t-il joyeusement.

Crowley sursauta et releva la tête : la cabine venait d'avaler le groupe de jeunes et reprenait sa lente descente. Le duo était désormais les prochains à pouvoir entrer dans une cabine de téléphérique.

- Tu m'as tenu occupé pour que j'oublie ma mission première…, réalisa-t-il, le regard incrédule fixé sur sa proie qui s'éloignait.

Un petit sourire tout fier illumina le visage d'Aziraphale. Les enfants étaient sauvés de l'influence démoniaque, sans même avoir à utiliser la moindre capacité surnaturelle pour y parvenir.

- Essspèce de bâtard… marmonna le Serpent d'un air boudeur, tandis que l'ange gloussait de bonheur et de satisfaction dans sa petite moufle.

Un bâtard, oui. Juste assez, du moins, pour être digne d'être connu.

- Tu sais quoi ? Je m'en fiche. Aziraphale, tu ne fais que reculer l'échéance j'ai tout de même droit à mon miracle !