Ok. Bon, l'écriture et le partage de ce chapitre-là me conduira certainement un jour en Enfer.

D'ici-là, je vous souhaite une bonne lecture ! :)

Chapitre 15 :

En soi, ce petit village du bas de la montagne ne comptait pas grand-chose d'intéressant à faire. Il y avait bien ces quelques boutiques de souvenirs, toutes communes aux lieux fréquentés par les touristes. Bien trop nombreuses au goût des deux amis. Après avoir savamment esquivé la galerie d'art contemporain, ils étaient par hasard tombés sur une exposition de bijoux réalisés en verre de Murano, qu'ils visitèrent avec admiration. Les pendentifs et boucles d'oreilles de toutes les couleurs exposés dans leur écrin de satin leur rappelèrent beaucoup de souvenirs, datant de l'époque où tous les deux avaient fréquenté l'Italie dans le cadre de leurs missions. Notamment cette fois où ils s'étaient retrouvés lors d'un carnaval à Venise, alors qu'ils tentaient d'influencer, sans le savoir, le même riche et oisif seigneur. Ils se remémorèrent la danse à laquelle ils avaient participé ce soir-là, et à la stupeur qu'ils avaient ressentie lors de leur rencontre impromptue au détour d'une table remplie de victuailles et de boissons. Ils s'étaient immédiatement reconnus. En dépit du masque. En dépit des costumes.

Finalement, ce soir-là, alors que le seigneur qu'ils avaient pour cible s'écroulait ivre mort sous une table – et les jupons d'une danseuse, ange et démon avaient jeté l'éponge et étaient partis faire quelques pas dans Venise, pour parler affaire, bien entendu.

Tout en se remémorant les détails de la soirée (« Mais si, mon ami, souviens-toi, toi-même tu avais apprécié ces crevettes marinées dans cette sauce pimentée… »), ils quittèrent l'exposition et participèrent à une visite guidée du village, qui trainait déjà à sa suite un petit groupe de touristes âgés. Mais ils la quittèrent rapidement au moment où Aziraphale tomba sur une église. Petit, massif, en grosses pierres et au portail en bois rustique, le bâtiment religieux semblait avoir traversé les âges et le temps. Même Crowley ne put s'empêcher d'admirer, malgré lui, le caractère apporté par cet aspect granitique. Cette église, située au centre du village, semblait protéger et veiller sur ses habitants, telle une aïeule bienveillante. Plus personne ne faisait attention à elle. Les enfants jouaient devant sans trop s'en approcher. Les adultes l'ignoraient. Seuls quelques anciens refaisaient le monde, assis juste devant elle sur d'anciens piliers transformés en bancs. Le démon cligna des yeux lorsque le halo entourant Aziraphale se mit à scintiller plus fort qu'à l'accoutumée.

Évidemment. C'était forcément un décor qui plaisait à un ange qui collectionnait les vestiges du passé. Crowley prit le temps de regarder autour d'eux et glissa à l'oreille du libraire potelé :

- Envie d'y faire un petit tour, l'ange ?

Aziraphale sursauta avant de rougir.

- Oh… Non, mon ami. Ce n'est pas la peine. Nous devrions y aller…

Les sourcils roux se levèrent avant qu'une grimace serpentine n'étire son visage.

- Han, allez… Tu crèves d'envie d'aller voir à l'intérieur, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Profites-en !

- Crowley, je ne peux pas te laisser dans le froid.

- Arrête, je suis pas en sucre. En plus, ici, il fait nettement moins froid qu'en haut. Allez, je t'attends.

- Tu… Tu ne veux pas venir avec moi ?

- Hum, naaan. Ce jour-là, c'était une exception.

- Oui. Bien sûr… Mais tu vas…

- Rester tout seul ? Aucun problème. Tiens, regarde, je vois qu'ils ont installé une petite crèche devant, je vais aller voir quelle tronche ils ont faite à Jésus et s'ils ont mis une boîte de cirage au lieu de la myrrhe, comme dans la devanture du O'Brien Shoes à Londres.

L'ange gloussa à ce détail qui les avait tant amusés quelques années plus tôt et prit congé de son ami, promettant de revenir le plus tôt possible. Il s'éloigna, le nez en l'air, admirant déjà les moulures sur les parois du bâtiment sain. Crowley ne put résister :

- Eh ! L'ange !

Aziraphale se retourna, surpris.

- Tant que tu y es, ramène-moi de l'eau bénite !

Le libraire fronça les sourcils et tourna les talons dans un « Oh ! » indigné. Crowley ricana tandis qu'il s'approchait de l'autel miniature.


Lorsqu'Aziraphale sortit de l'église, un immense sourire aux lèvres – et délesté comme à son habitude de quelques pièces, il trouva le démon en pleine contemplation de cette fameuse petite crèche. Difficile de ne pas voir son ami. Profitant des derniers rayons, il s'était placé en plein soleil. La lumière pourtant déclinante était malgré tout suffisante pour sembler enflammer sa chevelure. Le libraire s'approcha et se plaça à ses côtés.

- Tu sembles bien studieux, mon cher ami. Qu'a donc cette petite crèche pour ainsi requérir toute ton attention ?

La miniature était toute simple. On y voyait quelques rochers en polystyrène peint, de la mousse d'arbre pour symboliser l'herbe. La mangeoire dans laquelle se trouverait bientôt Jésus avait dû, là encore, être une bourriche d'huître dans une vie antérieure. Hautes d'une trentaine de centimètres, les figures du mouton et du bœuf avaient déjà été placées, ainsi que celles de Marie, Joseph, quelques animaux, ainsi que deux bergers et leurs trois moutons. Richement vêtus, deux Rois Mages attendaient non loin de la crèche. Chaque jour, les religieuses ajoutaient un nouveau personnage, avant de finir par le Christ le soir de Noël.

Aziraphale se redressa de sa contemplation en souriant. Il trouvait toujours amusant, bien qu'un peu triste, de voir la rigueur que mettaient les humains d'aujourd'hui à respecter la crèche de Noël, bien que la majorité des éléments traditionnels fussent erronés. A quel moment les astrologues venus rendre compte de la naissance du Christ étaient-ils devenus des mages au titre royal ? Et pourquoi étaient-ils placés à l'intérieur de l'étable, alors qu'ils n'avaient en réalité rencontré l'Enfant que bien plus tard, lorsqu'il était âgé de quelques mois et que sa famille était installée dans une maison ?

Aujourd'hui, plus personne ne faisait attention à ce genre de détails. La crèche de Noël, pour être reconnue comme étant « valable » devait absolument contenir trois Rois Mages, un bœuf et un mouton. Après-tout, de nos jours, plus grand monde ne pouvait témoigner du contraire. Qui pouvait attester avec certitude que les choses s'étaient bien déroulées ainsi ?

Qui d'autre hormis eux deux, bien sûr ?

- T'as vu, tous les personnages sont blancs de peau, nota doucement Crowley, comme à chaque fois qu'il tombait sur une représentation occidentale de cette illustre scène. Et Marie ne ressemblait pas à ça. C'était une jeunette, même pas totalement adulte.

L'ange hocha la tête. Tout cela, tous ces détails, toute cette approximation historique, contribuait à diminuer l'intérêt qu'il pouvait avoir pour les aspects récents des fêtes de Noël. Bien sûr, l'ange protecteur en lui se réjouissait de voir le bonheur sur le visage des Hommes. Mais l'être surnaturel présent sur Terre depuis ses premiers jours se sentait parfois... dépassé.

- Tu y étais ? demanda Crowley en désignant la scène partiellement constituée qu'ils continuaient d'observer.

- Ce jour-là ? Non, nous nous serions croisés. J'étais en mission. J'avais pour ordre de veiller à ce qu'aucun soldat ne vienne déranger la naissance de l'Enfant.

Comme toujours lorsque l'ange évoquait cette époque, sa voix devenait lasse. Crowley pouvait comprendre. Ils n'en avaient encore jamais parlé ouvertement mais, à demi-mot, le démon avait compris que son angélique ennemi avait été totalement écarté par l'En-Haut, durant la vie de Jésus, Dieu ayant préféré intervenir par Lui-même à chaque fois que cela concernait Son fils. Et la seule fois où Aziraphale aurait pu avoir un petit rôle, pour apparaître devant Marie et lui révéler le destin que le Tout-Puissant lui réservait, il avait été supplanté par Gabriel.

Crowley le savait ; ce remplacement avait longtemps été source de tristesse pour l'ange. Pour quelle raison avait-on jugé que lui, l'agent de terrain, ne serait pas digne d'une tâche aussi prestigieuse, il n'avait jamais réussi à le savoir. Aziraphale était un ange. Le plus doux, attentionné, et foncièrement bon du Paradis – et aussi un sacré bâtard lorsqu'il le voulait bien. Le démon savait qu'il n'avait gardé aucune rancœur envers Gabriel qui l'avait évincé, ni aucune sorte de jalousie. Il savait également que l'ange avait mis de côté ses incompréhensions pour travailler dur et aider Gabriel à s'humaniser pour ne pas effrayer Marie. Cet abruti d'Archange n'avait aucune pédagogie, aucune espèce de délicatesse et n'était, à l'époque, pas foutu de comprendre qu'il fallait au moins se miraculer une toge pour ne pas terroriser une jeune femme dont l'aptitude principale résidait justement dans le fait de n'avoir jamais aperçu le moindre sexe masculin.

Crowley tourna la tête vers l'ange à l'air triste – lorsque le libraire avait cette tête, son ami se devait de nier en bloc l'idée qu'il était prêt à faire les plus humiliantes pitreries du monde pour le voir esquisser de nouveau un petit sourire.

Oui… Aziraphale avait travaillé très dur pour préparer la venue au monde du Christ et pour protéger sa famille humaine. Il était même allé jusqu'à se faufiler à l'intérieur de camps romains pour donner de fausses informations sur la position de l'Enfant divin, lui permettant ainsi une croissance saine et prospère, loin de lui. Mais malgré toute la réussite de cette partie de la mission, il se sentait terriblement responsable. Après-tout, si les choses avaient été différentes et que le représentant céleste n'avait pas été écarté dès le début, peut-être aurait-il pu changer le cours de l'Histoire ? Parlementer avec le roi Hérode et l'empêcher de faire tuer tous les bébés correspondant à l'âge du Fils de Dieu ? Peut-être aurait-il pu empêcher ce génocide ?

Un léger soupir tira le démon de ses pensées ; Aziraphale avait baissé la tête et pliait sa lèvre en une petite moue dépitée. Inutile de se demander à quoi pensait l'ange à cet instant. Son ami fit un pas sur le côté et le poussa tout doucement du bout de l'épaule.

- Moi, j'étais présent, ce soir-là, déclara-t-il à mi-voix en fixant la scène.

- Vraiment ? Non, tu me fais marcher.

- Hum. J'étais là, Aziraphale.

Disant cela, Crowley pointa le doigt sur une des statues qui était proche de deux moutons. Elle portait une toge ainsi qu'une veste en laine blanche.

- Un…berger ?

- C'est ça.

Cette fois, Aziraphale tourna franchement la tête vers son ami.

- Non. Impossible… Dans quel but avais-tu été envoyé en Galilée ?

- Surveiller Jésus. Voir à quoi ressemblait le Fils de Dieu pour, tu sais, rendre des comptes à la hiérarchie... Je ne devais rien faire d'autre.

- Tu… Tu n'as pas cherché à en profiter ? Pour, eh bien… aider ton camp…

- Nan.

Quelques instants s'écoulèrent, avant que le démon ne continue, lassé :

- Tu sais, elle avait déjà passé une journée horrible, transbahutée sur un âne d'auberge en auberge avec un ventre énorme. Elle venait de pondre son gamin dans la paille alors qu'elle n'avait aucune expérience, toute seule, sans aide extérieure et avec un Joseph dépassé et franchement inutile. Je n'allais pas en plus provoquer un accident. Pas les accouchées. Jamais les accouchées. Les pauvres.

- Elle n'était pas toute seule, Crowley, tenta de rassurer Aziraphale. Elle avait pour elle la protection du Tout-Puissant.

- Haha. Si tu avais entendu ses hurlements de douleur ce soir-là, tu aurais compris qu'elle n'était pas une exception. Les femmes accouchent toutes dans la douleur, même quand on met au monde le fils de Dieu.

Les dents grinçantes, le démon attendit qu'Aziraphale lui fasse la réflexion habituelle du « Laisse-moi te rappeler, mon cher garçon, à cause de qui les humaines ont-elles été punies à accoucher dans la douleur ? » mais il n'en fut rien et il lui en fut reconnaissant. A la place, le libraire le dévisageait avec un air pensif.

- Tu étais donc présent…en tant que simple spectateur ?

- Ouais. Enfin… Si. Une fois qu'elle avait terminé, je lui ai tendu une tasse de lait de chèvre pour la requinquer.

- Oh. Et… Elle l'avait accepté ?

- Pas de suite. C'est Joseph, tu sais... Rapport à mes yeux, tout ça. Il disait que j'étais un envoyé du Mal et qu'il ne voulait pas de moi dans la crèche. Mais elle, elle l'a voulu, le lait de chèvre. Parce qu'en plus, elle n'avait rien avalé de la journée… Alors elle a pris la tasse, m'a regardé dans les yeux et m'a remercié. Avec une voix toute faible. C'était une gamine, bordel. Juste une gamine épuisée.

Crowley surprit sur lui le regard abominablement tendre de l'ange. Il toussota dans son poing et ajouta :

- Qu'on se le dise : j'ai fait ça par pitié, hein. C'était une gamine pâlichonne, affamée, épuisée et moi, par pitié, je lui ai filé un truc pour qu'elle reprenne un peu des couleurs parce qu'elle avait perdu beaucoup de sang, et c'est pas son charpentier de fiancé qui allait bouger le petit doigt…

- Bien entendu, mon cher. Bien entendu.

- …nan parce que pour fixer des poutres, il était fort, le Joseph. Mais pour s'occuper de sa femme, hein, il n'y avait plus personne.

- Évidemment, mon cher. Évidemment.

Ils observèrent la crèche encore quelques instants. Deux mains se cherchèrent avant de se lier, moufle contre gant. En six mille ans, ils avaient vécu des évènements terribles. Bien des évolutions. Bien des progrès, et aussi de grands malheurs. Mais aujourd'hui, ils n'étaient plus isolés. Aujourd'hui, ils étaient ensemble. Deux témoins surnaturels de ce qu'avait été et devenait la Terre.

Ses plus vieux spectateurs.

Son ultime mémoire.