Bonne lecture ! :)
Chapitre 18 :
- Vois-tu, mon cher ami, le secret d'un aligot bien réussi….consiste… à bien laisser fondre le fromage…afin qu'il se mélange de manière parfaite et subtile….aux pommes de terre….
Tout en parlant, Aziraphale remuait délicatement le contenu jaunâtre d'une casserole à l'aide d'une cuillère en bois. Mains dans les poches, Crowley observait par-dessus l'épaule de l'ange. Encore du fromage. Toujours du fromage. Il désigna d'un mouvement de menton la purée filandreuse.
- Hum. Et on sait que c'est prêt à manger quand tu peux faire trois fois le tour de l'appartement sans rompre le fil, c'est ça ?
Aziraphale rit et leva bien haut la cuillère, dont l'amas élastique se détendit effectivement sans se briser.
- C'est l'idée, oui, répondit-il joyeusement. Une purée faite de pommes de terre et de fromage. Voilà un vrai plat d'hiver réconfortant. Nous allons nous régaler, mon ami !
- Pour être tout à fait honnête, ange, ce plat ne m'inspire pas du tout. Je crois qu'on atteint les limites de ma tolérance fromagère.
- Allons, mon très cher. Rappelle-toi les huîtres tu disais à l'époque « Hors de question pour moi d'avaler l'animal gluant et salé vivant dans un caillou » et après avoir goûté, tu as adoré.
- Mais là c'est du fromage. C'est lourd, le fromage. C'est gras. Là, ça sent le gras.
- Préjugés, mon cher. Préjugés. Et voilà pour te faire ton propre avis…
L'ange, tout sourire, plongea la cuillère dans la masse fromagère et en préleva une noisette qu'il isola du reste du plat en rompant les fils contre la paroi de la casserole. Il leva l'ustensile devant son nez et inspira avec délice. Puis, il souffla quelques instants dessus pour le refroidir avant de le tendre au démon.
Crowley regarda successivement son ami et la cuillère portée devant son visage. Ses joues rougirent.
- Allez mon cher, fais-toi ton propre avis, encouragea Aziraphale. Une petite cuillère pour goûter !
Le démon avala sa salive et plongea son regard jaune dans les yeux clairs de l'ange. Puis il ouvrit la bouche, laissant son ami glisser contre ses lèvres la cuillère fromagée. Crowley mastiqua. Mâchonna. Mâchouilla. La dernière fois qu'il avait mangé un aliment aussi étrange, c'était du caramel mou. Il n'aima pas vraiment cette impression de devoir mâcher indéfiniment une purée qui semblait avoir pour objectif de prendre un maximum de volume dans sa cavité buccale. Le goût, lui, était fidèle à l'odeur lourd, entêtant. Mais pas aussi désagréable que ce à quoi il aurait pu s'attendre. Il avala sa bouchée et osa relever les yeux vers Aziraphale ce dernier lui adressait un regard doux.
- Pas de bouchée recrachée, j'en conclue que nous pourrons espérer passer un repas proprement, constata l'ange en baissant la cuillère, soulagé. Alors ? Quel est ton verdict ?
- Ssssrrrfff…
- Plaît-il ? Oh, pardon Crowley, tu sais que j'ai toujours du mal à analyser la signification de tes marmonnements reptiliens…
- Cssss'pas dégueu…mais c'est pas non-plus le plat du siècle, quoi. A mon avis, ce doit être très écœurant.
Crowley, lui, saturait déjà.
- Et c'est la raison pour laquelle nous ne mangerons que l'équivalent de cette petite casserole. Ah ! Crowley ! Je suis ravi que tu n'aies pas détesté !
- Hum. Je sens mes artères se boucher, rien qu'avec cette cuillérée. Ce plat doit venir de mon côté, c'est pas possible autrement. Les humaines soucieuses de leur ligne veulent goûter un peu de cet aligot et ont à peine le temps de se rendre compte qu'il contient plus de fromage que de patates que déjà, bam !, la mixture se porte sur les hanches. Comment veux-tu poster des photos de toi sur les réseaux sociaux lorsque tu prends un postérieur gigantesque lors de ta semaine de vacances au ski, hein ?
L'ange sourit d'un air poli avant de plonger de nouveau la cuillère dans la casserole. La petite noisette de purée fromagée fut cette fois portée devant son propre visage. Comme depuis ces six-mille ans, le démon observa attentivement ce spectacle, dont il chérissait chacun des mouvements, rituels, de cette angélique chorégraphie. A chaque fois qu'Aziraphale s'adonnait à son plus grand pêché et se régalait d'un plat inventé par les Hommes, il commençait par humer délicatement la future tentation. Puis, une fois l'aliment mis en bouche, il se répandait en petits soupirs de pure extase, tout en mâchonnant. Ses sourcils élégants se pliaient délicieusement. Puis, après avoir mastiqué quelques instants – de pur plaisir, à n'en point douter, il fermait les yeux, rejetait légèrement sa tête en arrière et avalait sa bouchée. Aziraphale était un fin gourmet, depuis six mille ans. Témoin des premières expériences culinaires humaines, mécènes encouragent les petits cuisiniers pour faire d'eux de grands chefs à la réputation renommée – et méritée. Capable de traverser des centaines de kilomètres pour se délecter d'un seul plat.
Encore aujourd'hui, Crowley se demandait ce qui aurait pu se passer si lui-même avait été un meilleur démon. Puisqu'Aziraphale avait découvert les plaisirs de la table par lui-même, au gré de ses pérégrinations sur Terre, un meilleur Crowley – du gabarit d'Hastur ou de tous les arriérés qui peuplaient les couloirs sombres de l'En-Bas – aurait-il réussi à profiter de cette faiblesse pour nuire à l'ange ? L'être céleste aurait-il facilement baissé sa garde, comme il l'avait fait pour lui, lui offrant la possibilité de se régaler, par procuration, du spectacle d'un ange, cet ange, en plein péché ?
Cette question du « Et si… » revenait souvent dans la tête du Serpent depuis que tous les deux se connaissaient. Que se serait-il passé si les choses s'étaient déroulées différemment, sur le Mur du jardin d'Eden ? Si l'un comme l'autre avaient eu un comportement plus professionnel vis-à-vis de leur métier respectif ?
C'était toujours amusant de se poser ces questions. Et encore plus depuis qu'il pouvait les partager un peu plus librement avec l'ange en question – souvent durant une soirée bien arrosée. Mais pour rien au monde, Crowley ne voulait réécrire le passé. Ou du moins, cette partie-là du passé. Car après-tout, il n'aurait jamais eu la possibilité de profiter de ces moments, qu'il chérissait d'autant plus depuis qu'il avait failli tout perdre, à peine une poignée de mois plus tôt.
- Crowley ?
- Ngk !
L'interpellé releva vivement la tête Aziraphale avait rouvert les yeux et le dévisageait cette fois avec inquiétude.
- Que t'arrive-t-il, Crowley ? Tu sembles d'un coup si… pensif ? Est-ce mon aligot qui te ferait cet effet-là ?
- Pas du tout, ange. J'étais juste… en train de penser à des choses. Bref. Dis-moi plutôt comment tu as fait ce plat mutant ?
Le regard soupçonneux qu'Aziraphale lui renvoya ne dura pas longtemps. Son sourire revint bien vite, comme à chaque fois qu'il décrivait la recette d'un plat qu'il appréciait. Il commença à dresser la table tandis que le démon était chargé de remuer continuellement la casserole. Occasionnellement, de grosses bulles de fromage clapotaient à la surface de l'aligot bouillant. Tout en posant les couverts, Aziraphale lui expliqua avec une joie manifeste l'importance de bien sélectionner les ingrédients. L'aligot de ce soir avait été préparé avec le plus grand soin des pommes de terre locales et sans pesticide, ainsi que de la Tomme fraîche de Savoie, pour le goût, qu'il avait été chercher chez un petit fromager du village.
Pour accompagner leur repas, Crowley sélectionna dans sa cave – la chambre des enfants, servant aussi de lieu de stockage pour valises – une bouteille d'un petit vin rouge corse de 2003. La canicule de cette année-là avait donné à ce millésime un arôme tout particulier de noisette avec des notes de romarin. L'idéal selon lui pour se régaler avec un aligot.
Ils s'attablèrent bientôt et Aziraphale versa la purée dans deux assiettes. C'était une bonne soirée. Une soirée calme, cosy. Une de celles où l'on n'aspire qu'à passer un moment tranquille enroulé dans une couverture, à manger des biscuits de Noël tout en jouant aux cartes ou en discutant. Le tout en bonne compagnie, évidemment.
- Mon ange, commença Crowley. Est-ce que ça te dirait si ce soir…
Aziraphale terminait l'assiette du démon et releva la tête.
- Mon cher ? interrogea-t-il en levant un sourcil.
- Bah… Je me disais que peut-être…
L'ange se recala sur sa chaise et attendit patiemment.
- Est-ce que tu serais partant pour qu'on sorte, ce soir ?
- Oh ! Sortir… Dans quel sens, mon ami ? demanda-t-il avec surprise. Aller boire un verre dans un bar ? Prendre un petit dessert dans un restaurant ? Faire une petite promenade nocturne ? Ou alors… Fréquenter une boîte de danse et aller nous encanailler avec quelques jeunes ?
A ces mots, Aziraphale eut une expression de satisfaction évidente – celle qu'il arborait lorsqu'il employait ce qu'il pensait être une idée moderne1.
A cette phrase, Crowley baissa la tête et ricana dans ses bras croisés.
- Je pensais plutôt à aller faire une balade nocturne dans la neige ou un peu de luge, puisqu'on en a une que l'on n'a pas encore utilisée. Mais si tu préfères aller en boîte de nuit et aller danser avec les jeunes, tu peux aussi. Je t'y dépose avec la voiture et je reviens te chercher vers 21h30. 22 heures grand maximum, d'accord ?
Mais le visage de l'ange s'était éclairé dès la mention du mot « luge ».
- Oh ! Oui ! Quelle belle idée, mon cher Crowley ! Oui, je suis tout à fait d'accord ! Mais… Et toi, mon ami ? La nuit, il fait très froid, et tu n'auras cette fois pas les rayons du soleil pour te réchauffer.
- Il suffit de ne pas rester dehors toute la nuit. Pour deux heures maximum, ça devrait aller, ne t'en fais pas. Alors ? On y va ?
En un instant, la table fut débarrassée, la vaisselle lavée, essuyée et rangée, les lumières éteintes et la porte fermée. On ne faisait pas attendre la petite balade du soir…
1 Quelques semaines avant leur départ pour la France, Crowley avait expliqué à Aziraphale comment envoyer un courriel à partir de son ordinateur, lui permettant de communiquer avec un de ses collègues libraires qui le consultait pour l'expertise d'un ouvrage. L'ange en avait reparlé durant des jours avec ravissement, persuadé qu'il était d'avoir fricoté avec l'interdit et le danger.
