Bonjour tout le monde !

Hu, je vous ai laissés sur un bien méchant suspense, hier... Allez, aujourd'hui, on s'inquiète à mort et on agit !

Bonne lecture ! :)

Chapitre 22 :

Depuis le mur du salon où elle était accrochée, la pendule à motifs de patous indiquait dix-sept heures quarante-cinq… Soit presque deux heures de retard sur l'horaire initialement prévue. Ce n'était pas normal, se dit Aziraphale. Habituellement, Crowley était ponctuel. Crowley était toujours le plus ponctuel des deux.

Le cheminement de pensée qu'emprunta l'ange à ce moment-là fut, comme d'habitude, extraordinairement rapide. Les anges étaient des créatures bien plus anciennes et bien plus sages que les hommes. Ils pensaient extrêmement vite, bien mieux, et pouvaient se concentrer sur plusieurs possibilités à la fois.
Aziraphale était un ange. Et un ange particulièrement intelligent. Aussi, afin de mieux clarifier l'action qui allait suivre, il allait être nécessaire de ralentir le débit de sa pensée tout en traduisant les différents langues, patois, dialectes, signaux, qu'il utilisait naturellement pour réfléchir au quotidien. Six-mille années passés sur Terre représentaient un très large panel d'idiomes très différents qu'il avait appris et – presque – jamais oublié, et tous ces verbiages se livraient à toute vitesse une bataille acharnée dans son esprit pour illustrer son très tortueux cheminement de pensées. Un être humain ne pouvait essayer de comprendre cette pensée qu'après avoir bu une certaine quantité d'un certain alcool aujourd'hui disparu, dont la prise régulière avait l'inconvénient de rendre aveugle et fou1.

Nerveusement, l'ange faisait les cent pas dans l'appartement. Ce n'était probablement pas important. Peut-être le démon était-il sur le chemin, après avoir écumé toutes les pistes les plus difficiles du massif montagneux. C'était probablement cela, se dit Aziraphale, les yeux dans le vague, en tordant nerveusement le torchon posé sur la table. Il le plia en carré. Crowley allait bientôt venir, comme il le faisait à chaque fois. Il avait dû tellement s'éloigner qu'il devait prendre beaucoup de temps pour revenir jusqu'à l'appartement. Ce sacré démon était parfois d'une telle étourderie… Aziraphale eut un sourire crispé. Il attrapa le torchon, le déplia et le déposa sur la table basse du coin salon. Mais peut-être que le même problème que la dernière fois était en train de se produire... Peut-être que Crowley n'avait pas eu le temps de rentrer avant la nuit tombée et peut-être qu'un courant d'air glacial l'avait fait se retransformer en serpent. Le torchon fut roulé en boule et abandonné sur le canapé. L'ange déplia et fit jouer ses doigts, le visage soudain torturé. Mais où pouvait-il être ? Qu'avait-il dit tout à l'heure ? Qu'il était du côté… d'Espiaube ? L'ange ramassa le couteau à pain et le serra entre ses doigts. Il se dirigea vers l'entrée de l'appartement où une carte ancienne représentait les différentes pistes de la station. Où donc était Espiaube ? Ah. Loin. Évidemment, très loin d'ici. C'était même l'une des plus éloignées… Pour retrouver le démon, il devrait prendre un téléphérique. Soudain encombré, il posa le couteau à pain sur la chaise de l'entrée, celle sur laquelle ils se déchaussaient, avant de repartir frénétiquement en direction de la cuisine.
Mais… rien n'indiquait que Crowley était resté sur Espiaube. La station comptait d'autres pistes de ski. Aziraphale se saisit d'un coussin et le tritura nerveusement entre ses doigts potelés. Deux choses l'une soit Crowley avait eu le temps de trouver un endroit chaud où l'attendre, soit il n'avait pas eu cette chance. Si Crowley avait pu trouver un endroit chaud, il suffirait à Aziraphale d'appeler – restait à trouver qui – et on lui signalerait qu'effectivement, un homme roux un peu hagard était bien présent dans leur établissement, merci de bien vouloir venir le récupérer. Mais si ce n'était pas le cas, Crowley devait être tout gelé quelque part. L'ange imagina un long serpent noir et rouge roulé en boule sous une congère et gémit de désespoir. Le coussin fut doucement jeté sur la table de la cuisine.

Il devait se dépêcher. A tout prix, ne pas perdre de temps et retrouver son pauvre petit reptile. Crowley avait dit ne pas risquer la décorporation en attrapant froid. Était-ce vrai ? Ou avait-il dit cela à Aziraphale pour le rassurer ? L'ange bondit dans le couloir, attrapa sur le cintre sa doudoune et sa tenue chaude. Il enfila après-skis, bonnet, moufles et écharpe – lui faisant repenser à tout le matériel tricoté pour le démon, bien inutile s'il s'était déjà transformé.

Prit d'une soudaine inspiration, il ferma les yeux, porta les doigts à ses tempes et se concentra. Rien. Évidemment, rien. Malheureusement, il déplorait ne pas avoir les capacités de pisteur de Crowley. En six-mille ans de rencontres, c'était quasi-exclusivement le démon qui amorçait les discussions. Crowley avait toujours su où trouver Aziraphale, jamais l'inverse. Et c'était normal, après-tout. Pour quelle obscure raison un ange aurait-il eu besoin de chercher son ennemi mortel ?

Il ne pourrait donc pas compter sur ses capacités éthéroccultes pour retrouver Crowley. Soit. Il devrait donc compter sur lui-même, comme bien souvent. Il retrouverait son démon. Il le retrouverait et lorsqu'il l'aurait retrouvé, il lui ferait passer l'envie de lui donner tant d'inquiétude. Il ignorait encore comment mais cette fois, c'était sûr, Aziraphale allait se mettre en colère. Ses sourcils se plièrent d'un air malheureux alors qu'il se relevait de la chaise, faisant tomber par terre le couteau à pain.

Crowley… Mon cher garçon… Je vous en supplie… Dites-moi qu'il est à l'abri quelque part, pria-t-il à qui voudrait bien l'entendre.

Il ouvrit la porte d'entrée d'un geste anormalement brutal et sortit dans le couloir.

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Depuis le coup d'œil à l'horloge murale qui avait déclenché son état d'affolement jusqu'au claquement de la porte, il s'était écoulé sept secondes.

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En bon anglais flegmatique qu'il était, Aziraphale détestait se donner en spectacle et encore plus de gêner autrui en se montrant bruyant ou désagréable. Pourtant, il descendit les marches avec une inélégance que traduisait un immense trouble, tandis que ses après-skis claquaient à chaque marche avec un bruit amorti. Il croisa un homme très âgé qu'il reconnut comme étant le propriétaire de l'appartement, mais passa si vite devant lui que ce dernier dut s'accrocher à la rambarde pour ne pas être soufflé par le passage d'une étrange tornade crème dont il ignora l'origine… Tout au plus reconnut-il un énorme pompon blanc sur le dessus…

Toutes les pensées de l'ange étaient tournées vers Crowley. Lorsqu'on manquait de tout perdre dans une cascade d'évènements qui vous laissaient totalement impuissant, et lorsque vous devenez persona non grata parmi votre hiérarchie et famille, il n'était pas difficile d'imaginer que vous souhaitiez prendre soin de la seule chose qui vous permettait de garder les pieds sur Terre. Littéralement.

Aziraphale dévalait les marches quatre à quatre en tentant de ne pas penser au démon tout gelé dans la neige. Une ébauche de plan se dessina dans sa tête ; il commencerait par aller voir le poste de secours de la station, afin de savoir si quelqu'un avait pu signaler son ami. Les humains avaient des moyens très perfectionnés pour retrouver leurs semblables, comme le disait toujours... Il se souvint notamment de pittoresques chiens des montagnes entraînés à retrouver des corps, qui portaient une gourde de liqueur dans leur collier. Mais ces animaux intelligents seraient-ils capables de détecter un démon ? Ou un serpent ?

Aziraphale s'apprêtait à descendre la dernière volée de marches lorsqu'il aperçut une silhouette en bas des escaliers.

Crowley.

Le visage livide, les cheveux aplatis, le manteau recouvert de neige fondue, le démon levait les jambes avec difficulté pour monter chaque marche. Le moindre mouvement lui tirait une grimace d'inconfort. Il tremblait.

Mais cela, l'ange ne le remarqua que bien plus tard. Pour l'heure, il était trop occupé à se précipiter vers lui. La silhouette épuisée sembla enfin remarquer une présence au-dessus de sa tête et faillit tomber en arrière lorsque les bras d'Aziraphale enserrèrent avec force son enveloppe corporelle.

- Ange…

La voix ne fut qu'un souffle gémi. Le démon paraissait à bout de forces, mais gardait les yeux écarquillés derrière ses lunettes.

- Ange… répéta-t-il dans un croassement.

Ses bras voulurent se lever pour, à leur tour, enserrer son compagnon mais trop tard, Aziraphale battait déjà en retraite. Il se sépara brutalement de Crowley et le tient à distance à bout de bras tandis qu'il l'observait sous tous les angles d'un air sévère.

- Tu sembles être gelé, mon pauvre garçon. Allons, viens. Allons te réchauffer.

Il descendit sur la même marche que Crowley et glissa un bras du démon en travers de ses épaules, pour l'aider à gravir les derniers étages. Il était temps qu'ils se retrouvent. Il semblait sur le point de s'écrouler à tout moment…

La porte se referma dans un claquement sec et Aziraphale guida Crowley dans le couloir, avant de l'asseoir sur la chaise de l'entrée. Il retira patiemment l'épais manteau trempé, le bonnet ainsi que l'écharpe et fit sécher le tout sur le radiateur. Il palpa le pull de laine qui, sans être mouillé, était humide. Avec un soupir, Aziraphale le lui retira également, laissant le démon dans un sous-pull à col roulé noir. Crowley se laissait faire mollement, les yeux à demi-clos et la tête baissée. Un regard aux lunettes qui avaient glissé du nez tordu apprit à l'ange que son état était tel qu'il ne parvenait plus à maintenir la forme habituelle de ses yeux. La silhouette ronde disparut quelques instants dans le salon et revint pour jeter en travers des épaules démoniaques la couverture en tartan. Il se pencha vers son ami celui-ci faisait tourner lentement entre ses doigts un couteau à pain. Prudemment, l'ange le lui retira doucement des mains et le posa sur le petit meuble des WC.

- Crowley, appela-t-il. Crowley, est-ce que tu m'entends ? (Il s'accroupit pour se mettre au même niveau que lui.) Je vais allumer le four pour te réchauffer. Est-ce que cinquante degrés pourraient convenir ? Comme la dernière fois ?

Le démon hocha mollement la tête et Aziraphale était peiné de le voir dans un tel état. Il s'apprêtait à demander à son ami de bien vouloir se changer en serpent afin de faciliter l'entrée dans l'appareil électrique mais se retint lorsqu'il comprit que Crowley avait pris les devants. L'ange regarda avec le maximum de pudeur possible la peau démoniaque se recouvrir d'écailles et le visage perdre ses formes et son cou pour se fondre dans une tête reptilienne. La poignée de secondes que durait le processus était un peu dérangeante à voir, mais Aziraphale n'en avait jamais été gêné. Très bientôt, un long ruban écailleux noir et rouge dégoulina hors de la chaise en sifflant de soulagement. Maintenir une apparence humaine demandait au démon beaucoup de concentration et si en temps normal, il le faisait sans même y penser, dans certains cas d'épuisement comme en ce moment, il se sentait soulagé de retrouver sa forme serpentine, moins coûteuse en énergie. Aziraphale tendit le bras, sans oser toucher l'animal. Ce dernier choisit pour lui et laissa son long corps écailleux effleurer la main chaude de l'ange. Tous les deux frissonnèrent – à leur manière.

Puis, le serpent et l'être surnaturel se dirigèrent vers la cuisine.

Après avoir refermé la porte du four, laissant un serpent roulé en boule – façon roulé à la cannelle – siffler de bien-être dans le plat en terre cuite, Aziraphale eut une idée. Il s'assura que son écailleux compagnon n'ait plus besoin de lui durant les dix prochaines minutes et entreprit de se diriger vers la salle de bain…


1 En plus de donner une très mauvaise haleine.