Chapitre 01

Une demande singulière

Mardi 3 novembre 1986. 10h45

S'il y avait bien une chose en ce monde qu'Eddie Munson n'aurait jamais pensé, c'était de recevoir un mot de la part de la reine du lycée d'Hawkins dans son casier.

Alors ça, non. Vraiment pas.

Eddie pouvait être très inventif. Il pouvait même croire aux extraterrestres si on lui disait qu'ils existaient. Il pouvait se figurer plein de choses.

Mais pas que Chrissy Cunningham lui laisse un mot dans son casier. Non.

La raison était simple : elle n'avait aucune raison de venir lui parler. En aucune façon, de rien. Aux dernières nouvelles cette fille était toujours la petite princesse et le petit prodige de l'école, aucune drogue à son actif. Rien. De ce qu'il en savait, elle ne buvait même pas d'alcool.

Eddie s'adossa au meuble dans un bruit de métal sourd, réfléchissant. Ses sourcils se fronçant au fur et à mesure qu'il relisait le mot. Ses rides frontales se relevant au rythme de la lecture, un peu étonné de ce qu'il lisait. Il ne connaissait pas l'écriture de la petite princesse, pour ce qu'il en savait, ça pouvait être tout autant une blague de cet abruti de Jason.

Il fit la moue, retourna le papier dans tous les sens.

Le papier disait juste 'rejoins moi en salle de science A3 à 17h15' signé 'Chrissy Cunningham' d'une jolie écriture manuscrite ronde.

Eddie relu le papier encore et encore.

Il n'avait aucune idée de si ce papier était vrai ou non. Eddie n'était pas un gentil pigeon, le harcèlement, c'est bon, il avait donné. Il releva les yeux vers les couloirs de son pitoyable lycée laissant ses yeux noirs se fixer sur un point dans le vide avant de faire une moue et de relever la tête.

Eddy décida que ce n'en valait pas le coup.

Si la petite princesse voulait avoir affaire à lui, il suffisait qu'elle vienne lui parler. Il n'avait aucune envie de se retrouver pris au piège dans un recoin sombre entre le basketteur et tous ces chiens-chiens qui le suivaient partout. Et si c'était un qui voulait de la drogue, il suffisait qu'ils fassent comme d'habitude. Bref, Eddie se méfiait. Surtout que, ça serait pas déconnant de faire écrire un papier à cette meuf sans qu'elle sache à quoi ça servirait après. Cet imbécile de Jason en serait bien capable.

Ou alors, le papier avait atterri dans le mauvais casier, tout simplement.

Mais comme Eddie n'avait plus envie d'y réfléchir, il froissa le papier et le garda au poing, attendant une poubelle.

Il n'y avait plus grand monde dans les couloirs, vu que la cloche avait déjà sonné. Il jeta le mot de loin dans la première poubelle qui croisa, et fit rentrer la boule de papier du premier coup. Ça le fit rigoler sarcastiquement et cracha pour lui-même que « c'tait pas compliqué de mettre une saloperie de point dans un panier rond finalement » en se moquant de ces stupides basketteurs. Il marcha d'un pas décidé vers la cour. Il avait quelques minutes de pause, il comptait bien en profiter pour s'en rouler une.

Ce que ne savait pas Eddie Munson par contre, c'était qu'une jolie paire de yeux clairs avait suivi son manège et que cette jolie paire semblait d'un seul coup désespérée de voir le métalleux partir en ayant jeté son mot.


Mardi 3 Novembre 1986. 10h47

Chrissy regardait Eddie partir, cachée derrière les casiers. Elle avait peur de lui. Tout le monde le prenait pour un taré, lui et son groupe d'amis. Leur style était différent, leur centre d'intérêt était différent, leur façon de penser… Elle n'était même pas sûre qu'ils grandissaient sur la même planète. Bref, rien ne reliait Eddie et Chrissy dans aucun monde d'aucune façon possible. Elle, la belle cheerleader, sage comme une image, souriante, toujours gentille et adorable, mince, sportive, première de la classe, être vue en compagnie, -même pendant une fraction de seconde- avec Edward Munson ? Le nerd bizarre aux cheveux longs réputé 'bad boy' du lycée, redoublant sa terminale deux fois de suite et dealer de drogue ? Jamais. Si quelqu'un les voyait ensemble ça serait du suicide social. Que faisait Chrissy avec Eddie dans le couloir ? Parler de cours ? Personne n'y croirait. Certainement pas Jason. Ces derniers temps il était de plus en plus possessif. Ça l'agaçait… Enfin, non, ça ne l'agaçait pas tout à fait, ça prouvait qu'il tenait à elle. Mais ces derniers temps, il s'était mis à être très collant, très bizarre, là où avant il ne la voyait qu'en coups de vent entre les cours et quelques soirs. C'était étrange mais elle passait au-dessus. Pour l'heure, il ne fallait surtout pas qu'on le voit avec elle.

Elle secoua sa tête faisant voleter sa frange. Deux mèches de ses cheveux rose gold encadraient son petit visage. Elle avait la mine fade, les traits tirés, les yeux éteint et des cernes marquées.

En bref, elle était très fatiguée. Et malheureusement Il lui fallait l'aide d'Eddie Munson.

Mais Eddie n'avait pas l'air d'avoir pris son mot au sérieux. Elle l'avait vu hésiter longtemps puis marcher pour finalement le jeter. Et quelque chose lui disait que ce n'était pas dans l'optique de venir la voir à l'horaire indiquée du lieu de rendez-vous en protégeant sa trace. Chrissy se sentait tout d'un coup désemparée. Elle savait quelque part que seul Eddie pourrait l'aider… Il avait de quoi l'aider. C'était sûr…

Il le fallait.

Soit. Si un mot n'avait pas suffi, alors il lui faudrait se rendre auprès de lui elle-même.

Elle se mordit la lèvre du bas, réfléchissant à une tactique. Elle aurait dû déjà être en cours. Ses grands yeux bleus bébé cherchant une solution. Chrissy avait beau être d'un naturel doux, il lui arrivait de savoir se battre quand la situation le demandait.

Et la situation le demandait. Elle se redressa un peu et fit bien attention à ce que personne ne la remarque. Elle prit finalement son courage à deux mains et le suivit en hâte dès qu'il passa les portes battantes. Elle poussa les lourds battants et se retrouva dans la cour. Le vent s'engouffra et fit un peu lever ses cheveux et sa jupe lorsqu'elle sortit. Eddie s'était assis sur les marches plus loin, de dos, fouillant dans la poche droite de son espèce de blouson en jean. Elle n'était pas loin de lui et voyait ses longs cheveux bruns hirsutes de là où elle était.

Chrissy inspira un bon coup et s'avança silencieusement vers lui. Toujours discrète. Cette discrétion n'était même pas réfléchie : la jeune fille avait surtout l'habitude de marcher silencieusement. Une pratique qu'elle avait hérité de ses cours intensifs de ballets et d'années de pom-pom girl. Et surtout : un résultat de l'entrainement qu'elle faisait quotidiennement pour éviter de croiser sa mère quand elle rentrait chez elle… Il fallait qu'elle soit discrète. Ne pas être entendue. Si elle avait le malheur de faire du bruit en marchant…

Être la plus discrète possible, faire le moins de bruit possible. Prendre le moins de place possible.

Prendre le moins de place possible.

Si tu fais du bruit, c'est que tu es grosse.

Faire attention quand tu marches.

Être minuscule, il fallait…

« Euh…Salut ? »

Elle sursauta. Sortant brusquement de ses pensées. Elle n'avait pas fait attention, mais elle s'était plantée juste derrière Eddie.

Elle rigola, gênée et lui répondit hésitante de sa petite voix fluette :

« Oh…Euh…Salut… »

Un lourd malaise étrange s'abattu, où elle ne savait pas où se mettre. Lui, la regardait comme si elle était une sorte d'animal étrange sortit des bois.

« Ouais ? ... ? » questionna-t-il inquiet et apparemment sur ses gardes. Eddie était toujours assis, et sembla commencer à chercher du regard quelque chose et tourna brusquement la tête avant de reposer ses yeux foncés sur elle.

« … C'est une blague de Jason ? »

Chrissy ne comprit pas pourquoi Eddie parla tout d'un coup de son petit ami. Puis elle se rappela brutalement que Jason et lui se détestaient. Sûrement à raison vu les opposés qu'ils étaient.

« Oh non, non pas du tout ! » corrigea-t-elle de sa petite voix gracile en agitant ses fines mains blanches dans la hâte. « Pas du tout… Je suis seule…Je… »

Elle baissa le menton dans son pull. Et réfléchit. Mettant un léger blanc. Ses ridules et autres mimiques faciales montrant à Eddie qu'elle réfléchissait à ce qu'elle allait dire. Eddie se douta donc que le mot de tout à l'heure venait bien d'elle. Il fut tout à coup curieux et attendit patiemment la suite des évènements en scrutant la petite fierté du lycée. La jeune fille se dandinait sur place, apparemment aussi mal à l'aise que lui. Elle était très expressive au niveau du visage et ses deux grands yeux de bébé s'étaient fixés sur ses petites baskets blanches. Puis elle redressa la tête en regardant de partout, s'assurant que personne ne les voyait. C'était étonnant que quelqu'un avec une démarche aussi silencieuse soit aussi peu discrète dans son attitude. Finalement elle le regarda avec ses grands yeux bleus et se pinça la lèvre inférieure.

« J'aurai… besoin de quelque chose. Je sais que tu peux m'aider… » murmura -t-elle gênée, en se baissant à sa hauteur. Le brun ne la quittant toujours pas des yeux.

« A moi ? » Dit-t-il peu sûr d'avoir bien entendu, mimant un grand mouvement théâtral de la main en se pointant le visage. « Et que voudrais la princesse du gueux que je suis ? » rigola-t-il sarcastique.

Chrissy ne savait pas comment réagir face au surnom qu'Eddie lui donna… Elle s'immobilisa prise de court par sa remarque et son ton de voix. Elle était effrayée et facilement impressionnable. Mais surtout, elle ne voyait pas comment lui expliquer. Est-ce qu'elle avait envie de lui expliquer ?

Comment on demandait quelque chose pareil ? A un étranger ?

« Eddie je… dit-elle en murmura, j'aurai besoin…. De drogue ».