Chapitre 02

Corps meurtri

Mardi 3 Novembre 1986. 19h38

Chrissy rentra chez elle lessivée. Elles s'étaient entrainées comme des folles pour le match de basket qui venait et surtout, surtout… Elle était soulagée.

Elle avait parlé à Eddie, et Eddie avait accepté de venir demain avec de la drogue. Enfin.

Enfin.

Enfin elle allait pouvoir dormir.

Elle s'approcha de son pas si discret vers la porte de sa maison blanche, si luxueuse, si jolie. Cette maison qui n'était pour elle qu'une jolie entrée vers l'enfer. Elle habitait dans les beaux quartiers d'Hawkins, oui. Mais elle aurait tout fait pour échanger cette grande maison contre un peu d'amour et de considération. La simple vue de la porte et de la lumière qui sortait des fenêtres la faisait angoisser. Elle ne voulait pas rentrer chez elle. Elle voulait partir d'ici, loin. Si loin… Elle aurait voulu rentrer plus tôt pour ne pas avoir à croiser sa mère. Elle ne voulait pas lui parler. Elle ne voulait pas rentrer dans cette maison.

Malheureusement, comme il était tard, elle ne pourrait pas l'éviter cette fois-ci.

Elle fit pivoter la lourde porte de bois sculptée qui donnait sur le salon, quand une voix s'éleva.

« Chrissy ? Tu as vu l'heure ?! » tonna une voix forte et aigüe.

La jeune fille sentit une boule se former dans son ventre et se crispa. Elle enleva ses chaussures précipitamment, restant dans l'entrée.

« Bonsoir maman… Oui désolée, on a travaillé avec les filles pour le match qui va bientôt avoir lieu…Désolée, on était très occupées... » s'excusa-t-elle rapidement, répétant son excuse qu'elle avait déjà préparée en tête, pour éviter de bafouiller. Sa mère détestait quand elle commençait à bafouiller. Puis la petite blonde se posa dans l'encadrement de la porte de la cuisine où ils se trouvaient tous attablés. L'odeur de poulet rôti fit rugir le ventre si vide de Chrissy, lui faisant extrêmement mal au passage.

Sa mère se leva de table pour la toiser de haut en bas. Puis lâcha avec un petit sourire :

« Je suppose que je ne te sers pas le dîner alors ? Ça serait dommage de ruiner tous ces efforts » fit-elle avec une moue désolée. Puis elle reprit en regardant les jambes de sa fille « Il faut que tu fasses attention. Si tu prends du poids, tu ne seras plus la cheffe des pom-pom girl de ton lycée. » fit-elle d'une voix qui se voulait faussement navrée. Elle lui tourna finalement le dos, sa voix baissant d'une octave d'un seul coup très sérieuse, fixant le cadet. « Bon, va te doucher Chrissy, ton père et moi discutons au sujet de ton frère, ça ne te concerne pas. »

Chrissy ne dit pas un mot et monta s'enfermer dans la salle de bain. Son ventre lui faisait mal. Sa mère la terrorisait. Elle avait si mal.

Si mal.

Elle ferma précipitamment la porte à double tours et dans un mouvement de panique, elle se dévêtit entièrement. Dénudée elle se posta devant le grand miroir mural. Sa mère avait insinué qu'elle avait encore grossi. Elle, elle ne voyait aucune différence. Elle voyait juste son petit corps menu svelte et musclé, et ses stupides hanches qui ne cessaient de gonfler. Elle avait grossi, c'était sûr. Elle se prit la peau du ventre et vit horrifiée son corps se disproportionner dans le miroir. Elle se regarda impuissante emprisonnée dans ce corps et pleura. Si au moins elle était née garçon, elle n'aurait même pas besoin de se poser ces questions, son frère n'avait jamais eu une seule remarque sur son physique, lui. Comme elle l'enviait. Elle se sentait enfermée de force dans quelque chose qu'elle n'arrivait pas à changer, même aux prix de tous ses efforts. Elle aurait voulu éclater en sanglots, mais sa voix se bloqua. Elle hoquetait, regardant son corps qu'elle voyait plus épais qu'il ne l'était vraiment. Ne comprenant pas comment ses cuisses pouvaient grossir alors qu'elle s'épuisait quotidiennement à faire du sport et à ne pas manger. Si tout ça n'était pas suffisant, que devait-elle faire ? Elle avait envie de prendre un ciseau et de couper le gras directement à même la peau.

Désespérée elle fourra ses doigts au fond de sa gorge et se précipita sur la cuvette des toilettes. Elle se mit brusquement à genoux sentant l'acide de son ventre remonter, la main fermement agrippée au rebord des toilettes. Des bribes de souvenirs lui tailladant le crâne, se les remémorant tous un à un : 'fais attention tu veux finir comme Britney ?!', 'tu es folle', 'grosse vache', 'Une fille ça ne doit pas être grosse', 'tu devrais être bien contente d'avoir réussis à attirer Jason, un si beau garçon', 'tu ne fais aucun effort, regarde-toi !', 'il faut souffrir pour être belle', et cette dernière scène quand elle avait eu si peur de sa mère et qu'elle s'était réfugiée dans sa chambre

'Chrissy ouvre la porte ! Est-ce que tu m'entends ?! sale truie si tu n'ouvres pas cette porte, je vais te vider comme la TRUIE QUE TU ES'.

SALE TRUIE

Elle vomit. Encore et encore le peu qu'elle avait dans le ventre.

Le temps devint tout à coup soluble au-dessus de ces WC et cette salle de bain close. Elle ne sut pas combien de temps passa. Elle était à présent nue, épuisée, le visage mouillé de ses larmes, allongée de tout son long sur le carrelage froid de la salle de bain. Salle de bain qu'elle partageait avec son petit frère, qui, heureusement, ne semblait pas encore être remonté. Il devait se prendre un sacré savon…

Elle se redressa misérablement. Ses cheveux rose gold bouclés et habituellement attaché en une queue de cheval tombaient mollement sur son visage fatigué et trempé. Elle puait. Elle tremblait. Elle se sentait lamentable. Si malheureuse.

Chrissy issa son corps nu et douloureux dans la baignoire et fit couler l'eau chaude sur ses muscles endoloris. Un soupir s'échappa de ses lèvres.

Si misérable.

Si misérable et douloureux.

Elle s'en voulait tellement d'être ce qu'elle était. Elle n'arrivait pas à mieux faire. Comment s'en sortir ? Comment devait-elle ''mieux faire'' ?

Elle avait songé à se faire du mal. Enlever un peu de cette douleur en se tailladant. Faire partir cette douleur de n'importe quelle façon.

Mais si elle faisait ça et que ça laissait des cicatrices, que dirait les autres ?

Elle plongea son visage si doux sous l'eau pour cacher son désarroi et ses larmes, étouffant le bruit de ses sanglots. Un gémissement sorti de sa bouche, faisant remonter quelques bulles d'airs.

Elle se détestait.

Et une énième pensée traversa son esprit quand elle pensa à la nuit qui arrivait et à l'heure de se coucher.

Elle espérait de tout son cœur, que cette fois-ci, sa tête, ses souvenirs et ses cauchemars la laisseraient dormir. Elle n'en pouvait plus.