Chapitre 03
Mauvais rêve
Mercredi 4 Novembre 1986. 4h43
Rien à faire, les cauchemars de Chrissy ne l'avaient pas lâché. Elle se sentait sale et elle avait chaud. Elle ouvrit vivement les yeux, la chambre plongée dans le noir, une terreur planquée au fond de son corps. Elle avait peur.
'Oh non pas encore' voulu-t-elle dire, sans succès.
Elle connaissait cette sensation. Elle savait ce que son cerveau faisait à son corps.
Elle savait ce qui allait se passer. Elle avait l'habitude maintenant des paralysies du sommeil. Les terreurs nocturnes, toutes ces choses, elle les connaissait bien.
Ça lui arrivait tellement souvent…
Mais c'était toujours autant effrayant, parce que pour se sortir de là, ça demandait un effort mental incroyable, ça lui demandait une force prodigieuse.
Et elle était si épuisée.
Une ombre surgit soudain au pieds de son lit. Se détachant de l'obscurité. Un couteau dangereusement long au poing.
Connaissez-vous cette terreur lorsque vous voyez un inconnu dans votre chambre, armé d'un couteau ? Elle, elle le voyait quotidiennement, chaque soir depuis deux mois. Chrissy voulu crier sans y parvenir. Elle ne pouvait pas bouger, son corps le lui interdisait, comme s'il pesait une tonne. Sa poitrine clouée au lit l'étouffait. Elle se concentrait de toutes ses forces pour quitter son inconscience. L'ombre se rapprochait. Une main osseuse et grise sortie de cette cape brumeuse pour se poser juste à côté de son pieds droit. Elle sentie le poids de cette chose monstrueuse. La chose avançait vers elle. Des larmes perlèrent aux yeux et elle compta. 'Concentre-toi, ce n'est pas réel, concentre-toi'. La forme approchait toujours. 'CONCENTRE-TOI'. Elle ferma brusquement les yeux, se répétant comme si elle hurlait véritablement :
'Non', 'non, 'NON'.
« Non ! »
Elle sursauta dans son lit. Regardant avec une totale liberté de mouvement sa chambre et ses recoins légèrement illuminée par la rue et les lampadaires, ses yeux embués de larmes. Rien. Evidemment, rien. Mais victorieuse et ayant réussi à s'être sortie de son inconscience. Cette chose armée l'effrayait quotidiennement dans ses rêves. C'était une boucle qui ne s'arrêtait jamais. Toujours la même chose. Toujours les mêmes gestes. Toujours la même fatigue.
La planter dans son sommeil comme une truie.
En boucle.
Encore et encore.
Si elle ne réussissait pas à se réveiller, la chose continuait juste de la planter avec le couteau jusqu'au matin, où elle se réveillait finalement en pleurs, paniquée et épuisée.
Elle se redressa doucement et se prit le visage dans les mains. Des larmes d'harassement s'écrasant sur ses draps. Elle n'en pouvait plus. Elle était à bout. Les petits chiffres lumineux de son réveil mécanique affichaient environ 5h du matin, elle ne voyait pas bien dans l'obscurité. Mais en tout cas : il était trop tôt pour se réveiller.
Cependant trop effrayée pour se rendormir.
Elle se replaça dans ses draps et eut un énorme frisson. Pourtant elle était sous ses draps, et elle aurait dû avoir chaud. Mais ce n'était pas le cas : elle avait froid. Voulant se réchauffer avec sa propre chaleur, elle commença à se mettre en boule. La peur lui donnait froid. Elle aurait tout donné pour un peu de chaleur. Elle savait d'où venait ce froid : c'était sûrement dû à la fatigue et cette ombre menaçante. Son corps n'arrivait plus à réguler. D'ailleurs elle se demanda si le fait de manger très peu n'influençait pas ses chutes de tension… mais non. C'était impossible. Sa mère ne la mettrait pas en danger sciemment, pas vrai ? Aucun parent ne voudrait voir son enfant souffrir après tout.
Elle se recroquevilla. Elle aurait tout donné pour ne pas être seule dans son lit. Recevoir un peu d'amour et d'attention lui aurait fait le plus grand bien après une terreur pareille… Elle pensa alors tout naturellement à Jason.
Et bizarrement, très vite cette idée lui parut bête. Jason et elle n'avaient jamais dormi ensemble. Ils couchaient ensemble, oui. Pas souvent parce qu'il lui faisait mal et c'était… très moyen. Le fait est que, Jason ne regardait que son propre plaisir. Elle avait déjà parlé d'orgasme avec Britney. Elle était à peu près sûre de n'en avoir jamais eu.
Et Jason n'était pas méchant, mais peu attentif à elle. Elle n'avait même pas tenté de lui parler à ce propos, se contentant d'être polie et de sourire. Chrissy la gentille cheerleader qui tout à coup se plaint de son super copain apprécié de tous ?
Jamais.
Elle frissonna. Bon Dieu elle aurait tout donné pour un peu de chaleur… Elle avait si froid.
Grelottante sous ses draps, elle replia ses jambes contre elle dans une autre position. Elle n'arrivait pas à se détendre. Des souvenirs sombres lui arrivant par flashs devant ses yeux. Ou juste des moments gênants. Elle se souvint de la fois où elle était misérablement tombée devant Alison lors d'une répétition. Elle y avait vu un sourire méchant, mais n'avait pas relevé. Elle avait eu honte d'avoir raté un geste aussi simple et n'afficha rien. Ne rien laisser paraître.
Puis elle repensa à cette ombre… Grande, effrayante, la douleur, la peur…
Elle ne voulait plus y penser. Alors elle organisa mentalement sa journée pour se réconforter. De huit heures trente à dix heures elle aurait mathématiques. Elle confirma mentalement que son livre d'exercices soit bien rangé dans son sac, tous les exercices soigneusement finis et -obligatoirement- justes. Puis ensuite, une heure d'informatique et une heure de langue. A midi… Elle se souvint. Le fameux rendez-vous qu'ils s'étaient fixés hier avec Munson. Elle avait peur. Peur de lui, d'abord. Elle faisait confiance aux gens, enfin, la plupart… Mais lui était très différent… Puis de la drogue… Son ventre se serra. De la drogue…
Elle se rassura. Il la lui fallait. Elle était épuisée. Tous les copains de Jason lui avaient dit à quel point c'était bien pour t'aider à dormir. Elle n'avait jamais fait attention à tout ce qu'ils lui disaient en général, elle se contentait de sourire bêtement la plupart du temps. Et de servir de ''maman'' aux soirées chez Benny, à tenir les cheveux de Jason, qui buvait sans s'arrêter, pour qu'il puisse vomir. Elle fit une moue de dégoût, ne plus y penser… Elle se tourna dans l'autre sens. Comment Eddie pouvait y toucher si nonchalamment ? La drogue, c'était quand même quelque chose grave non ? Chrissy réfléchit. Plus grave que l'alcool vendu à des mineurs ? Elle souffla du nez. Les gens ne voyaient que ce qu'il les arrangeait. Puis repensa à Eddie assis sur les marches dans la cour, sortant une cigarette d'un paquet... On aurait dit que ce type n'avait jamais peur de rien…
Eddie.
C'est vrai. Lui il était si différent d'elle. Il n'avait peut-être jamais peur de rien finalement. Elle enviait cette liberté de mouvement et de parole qu'il avait. Lui il pourrait fracasser les codes sociaux d'un grand coup de pieds et personne ne lui dirait rien. Elle en était sûre. Et le pire c'est qu'il serait sûrement ravi de le faire. Avec son sourire sarcastique et ses grands yeux noirs.
Elle se le revoyait en train de faire ses pitreries, Jason soufflant par le nez agacé par ce 'taré'. Elle, non. Elle trouvait ça rafraîchissant. Drôle. Et en général, ce garçon faisait bien ce qu'il voulait : ça ne la concernait pas.
Tout ce qui l'inquiétait à présent c'était l'école de sport de Jason dans laquelle il voulait rentrer. Pour devenir un basketteur professionnel. Les entrées étaient très sélectives. La célèbre université de Springfield, au Massachusetts était l'école que Jason visait. Peu de chances qu'il y entre. Tout le monde savait qu'il s'agissait de la meilleure école de basket d'Amérique. Jason était quelqu'un ici. Mais que deviendrait-il là-bas ? Il ne s'était pas posé la question. A vrai dire, il ne s'en posait jamais sur rien. Tout lui paraissait si simple. Même s'il échouait, il reprendrait l'affaire de son père. Simple.
Et elle ? Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle allait faire à la fin de l'année, une fois tous les examens finis.
Le suivre ?
Ça semblait être une évidence pour tout le monde. Même elle, quelque part.
Ou peut-être que non ?
Elle s'imagina être comme Eddie, l'espace d'une seconde. Avoir sa façon de penser. Si elle avait été rebelle, quelqu'un de différent… Est-ce qu'elle aurait suivi Jason au fin fond du Massachusetts ?
Sûrement que non.
Son raisonnement était stupide : Eddie et elle, ils ne s'étaient jamais vraiment parlés. Elle ne lui avait adressé la parole qu'hier. Alors s'imaginer être dans sa peau… Pour avoir l'impression d'être libre quelque seconde et quitter ce rôle dans lequel on voulait qu'elle rentre ?
Elle n'y pouvait rien, ici tout l'étouffait. Eddie, lui, se fichait de tout.
Elle se souvint de la discussion qui avait suivie lorsqu'elle s'était accroupie près de lui et qu'elle avait demandé de la drogue. Il l'avait regardé avec de grands yeux ronds un peu blasé et sortit en rigolant « Ah mais ok, pas de problème. T'as pas besoin de causer comme si tu me demandais de cacher un corps » et il avait rigolé. Pas elle. Elle était juste stressée que quelqu'un les ai vu ensemble et était partie juste après qu'il lui ait donné des indications pour un rendez-vous en forêt. Maintenant, avec le recul, sa remarque la faisait rire. C'est vrai que d'un point de vue extérieur, elle avait dû être flippante sur le moment : débarquer comme ça de nulle part et demander de la drogue ? Elle ? Carrément flippante même. Elle rigola. Chrissy pensa amèrement que Jason, lui, ne la faisait pas rire. Il faisait beaucoup rire ses copains en se moquant d'autres personnes qu'ils n'aimaient pas. Surtout en faisant du mal et Chrissy n'aimait pas ça.
Tout le monde disait qu'Eddie était un 'taré'. Pourtant elle ne l'avait jamais vu faire du mal à quelqu'un, contrairement à Jason. Personne ne se plaignait de lui, sauf pour dire à quel point il était 'bizarre' et 'différent'. Eddie se contentait d'être seul ou avec ses copains dans son coin. A jouer à des… jeux ? Bon, d'accord. Elle ne le comprenait pas non plus. Mais est-ce que ça faisait d'eux de mauvaises personnes ? Bizarres oui. Et alors ? Ce n'était pas quelque chose de formidable d'être tous différents ? Les gens, elle le savait, avaient peur de la différence. Pas elle. Elle aimait bien le fait que des gens osent sortir de cette norme dans laquelle elle se noyait tous les jours un peu plus. Quelque part, elle aurait voulu savoir ce que ça faisait d'échanger de corps avec Eddie Munson et vivre une journée libre : manger ce qu'elle voulait, ne pas travailler si elle ne le pouvait pas, arrêter de suivre les cours de sports intensifs qu'elle s'imposait… Se reposer.
Et au final, c'était quoi sa vie à Eddie ? Que faisait-il de ses journées ? Est-ce que c'était si amusant que ça son Hellfire club ? Quelque part ce garçon fascinait tout le monde par sa différence. Quelque part, sans s'en rendre compte, c'était peut-être dû à de la jalousie.
Lui, agissait comme il le voulait. Si demain il mourait, sûrement qu'il ne regretterait rien.
