Chapitre 06

Trauma

Jeudi 5 Novembre 1986. 8h45

« Saloperie de cauchemars de merde. » Siffla Chrissy entre ses dents. Se surprenant elle-même de sa propre colère et vulgarité. Elle était à bout, si bien qu'elle avait même du mal à garder son calme à présent. Elle ne pourrait décidément plus attendre. Cette saloperie d'ombre la poursuivait partout. Elle était encore là cette nuit, couteau à la main. A la poignarder. Elle n'avait pas réussi à se réveiller de suite cette fois. Un cauchemar en boucle, un enfer. Comment faire partir le monstre ? La drogue allait-elle aider ? Pourquoi elle devait subir ça d'abord ?

Oui pourquoi ? Depuis quand ?

Chrissy ralentit le rythme de sa marche forcée et réfléchit. Oui d'ailleurs, depuis quand était-elle là cette ombre ? Elle ne se souvenait pas y avoir eu affaire l'an passé. Elle plongea dans ses souvenirs.

Elle se souvenait forcément de la toute première fois qu'elle avait fait ce rêve, persuadée à ce moment-là que c'était un vrai fantôme. Elle en avait parlé à la psychologue du lycée qui lui avait conseillé plusieurs livres … Et elle en avait lu des tonnes sur le sujet d'ailleurs depuis… 'Réfléchis'.

Elle se souvenait avoir lu que ces rêves pouvaient être le fruit de choses traumatiques que le cerveau n'arrivait pas à digérer autrement. Elle se souvenait en avoir vaguement parlé à Jason et April, une amie du groupe des cheerleaders de qui elle se sentait très proche. Mais quand est-ce que c'était ? Quand en avait-elle parlé ? Après l'anniversaire de Laurie Petterson au mois de septembre. Elle continua de marcher, ses pas la conduisant automatiquement vers l'école. Elle était en retard à présent, mais elle pensait à l'évènement perturbateur.

Chrissy se stoppa, rassemblant ses souvenirs, regardant fixement le sol triturant son pull dans ses mains.

Sa mère l'avait attendue éveillée, après la fête que Jason la dépose, il était trois heures du matin. A la base c'était pour la réprimander sur le couvre-feu qu'elle n'avait pas suivi... Et elle avait vu les miettes du gâteau sur son tee-shirt. Elle avait pété un câble. Une dispute avait éclaté. Chrissy avait eu peur. Elle s'était réfugiée à l'étage et avait réussi au dernier moment à s'enfermer dans sa chambre. Sa mère avait voulu forcer la porte, elle se souvient de voir le bois se déformer presque sous la violence des coups.

'Chrissy est-ce que tu m'entends ?! Ouvre la porte ! Ouvre cette saloperie de porte Chrissy ! Ouvre cette porte où je vais te saigner comme la GROSSE TRUIE que tu es !'

« Oh mon dieu… » murmura-t-elle suffocante.

Elle avait envie de vomir. Cette soirée avait été un désastre…

Elle se souvenait que les crises avaient commencé juste après ça.

Pas d'erreur possible.

Tout était lié, elle en était sûre.

Il lui fallait cette drogue.

Sans s'en rendre compte, Chrissy s'était mise sur le côté de la route goudronnée, pleurant sans retenue, dissociant des évènements traumatiques qu'elle avait subi. Le lendemain matin après la dispute, tout le monde avait fait comme si rien ne s'était passé. Son père ne l'avait même pas regardée. Elle s'accroupit, une main sur le ventre.

Elle n'allait pas bien du tout.

« Mademoiselle Chrissy Cunningham ? »

Chrissy leva la tête vers la voix qui venait de l'appeler.

Il s'agissait d'un professeur du lycée, Mr. Williams. Il avait une réputation d'un ''vieux daron un peu strict'', mais pas méchant. La vue trouble de Chrissy l'empêcha de se remettre debout tout de suite.

« Houlà doucement jeune fille » accouru Mr. Williams auprès d'elle. « Je vous emmène à l'infirmerie de l'école où voulez-vous qu'on appelle les pompiers ? »

« …Non, non s'il vous plait… Tout va bien. Je vais bien… » Tenta de repousser Chrissy. Mais James Williams était un gros bonhomme de cent kilos avec dix ans de boxe au compteur. Peu de chance que Chrissy fasse quelque chose contre lui. Tout ce qu'elle réussit à faire, c'était perdre l'équilibre et se faire rattraper par James.

« Mais oui bien sûr. Montez jeune fille, je vous épargne peut-être l'hôpital, mais vous n'échapperez pas à l'infirmerie. Et encore, ça dépendra ce qu'en dit Mlle. Jones. » Et joignant les actes à la parole, il la mit sur le siège passager et démarra le plus délicatement possible jusqu'au parking des professeurs.


« Monsieur Jason Carver ? »

Jason leva la tête de sa copie pour voir son professeur d'économie Mr. Williams. ''Le daron'', qu'ils l'appelaient. Il s'inquiéta : il n'y avait aucune raison pour que ce prof l'appelle, et certainement pas vers 9h30. Il était à peu près sûr de n'avoir rien à se reprocher.

« Qui a-t-il James ? » demanda la professeure du cours d'Histoire.

« Bonjour Fiona » répondu James, « Désolé d'interrompre le contrôle mais je voulais prévenir monsieur Carver que sa petite amie était actuellement à l'infirmerie, elle lui a demandé d'être présent, je te le rends juste après ».

« Oh bien sûr. Pas longtemps alors. » Puis elle s'adressa à Jason : « Ne vous inquiétez pas Mr. Carver, je vous laisserai le temps de finir le contrôle lorsque mon collègue vous ramènera ici tout à l'heure. »

Jason la remercia et suivit le professeur jusqu'à l'infirmerie.

« Merci Monsieur, est-ce qu'elle va bien ? »

« He bien, je dirai qu'elle va mieux déjà. L'infirmière lui a donné de l'eau et…euh… un truc. Elle la laisse se reposer pour la matinée. Il faudra que vous preniez des notes pour elle. Je n'en sais pas plus, il faudra demander à l'infirmière je le crains. »

Jason acquiesça puis entra dans l'infirmerie.

« Bonjour, je viens voir ma copine…Mlle. Cunningham. » salua Jason « Est-ce qu'elle va bien ? Qu'est-ce qu'il se passe ? » Mme. Jones lui fit signe de parler plus doucement et chuchota :

« Bonjour. Venez, elle est juste là. Elle s'est endormie. »

L'infirmière ouvrit un rideau et laissa apparaitre le visage blanc de Chrissy, avant de le refermer.

« Je vais vous résumer : Mr Williams a trouvé Chrissy accroupi sur le bord de la route et elle a fait un malaise. J'ai donc vérifié que tout aille bien mais elle a une tension assez basse. Mais pas d'autres problème. Hum… Savez-vous si elle se nourrit convenablement ? Elle est en dessous de la moyenne poids. Aussi, elle est très fatiguée, savez-vous quelque chose à ce sujet ? Elle est tombée dans les pommes dans le parking, heureusement Mr. Williams l'a porté jusqu'ici. Elle a eu à peine le temps de se réveiller et de prononcer votre nom. » Dit l'infirmière d'une traite, lisant ses notes manuscrites.

Jason se sentit attaqué, en réalité il n'avait pas tellement fait attention à elle ses derniers temps. Il regarda l'infirmière, il ne la connaissait pas. Une femme dans la trentaine, une peau mate et des yeux marrons sûrs d'eux, très vifs. Elle attendait un carnet dans les mains que Jason lui dise ce qu'il savait. Mais celui-ci décida qu'il n'aimait pas son attitude.

« Oh vous savez... Non, vous n'avez pas à vous en faire. Vous ne le savez peut-être pas mais Chrissy est la cheerleader en cheffe. » Enorgueilli du succès de sa copine, il continua. « Ça vient peut-être de ça, la fatigue. Elle s'entraine presque tous les jours pour le match qui arrive. Elle a juste fait une baisse de tension, ça arrive. Puis je vous arrête de suite : elle mange tous les midis avec nous, aucun problème là-dessus. » Il regarda l'infirmière de haut en bas qui était beaucoup plus en chair et lui fit une moue « Ce n'est pas sa faute si elle a une morphologie comme celle-ci n'est-ce pas ? Elle est naturellement fine. » Répond-il sarcastiquement à l'infirmière. Il détestait qu'on dise quoique ce soit sur sa meuf. Ça impliquait qu'il n'était pas de taille. Et il détestait être rabaissé.

L'infirmière releva un sourcil. Elle ne comprit pas le pourquoi de son sous-entendu, peu sûre de pourquoi ce jeune homme réagissait de cette façon. Elle prit quand même des notes, pas impressionnée pour un sou.

« Hum, hum. » fit-elle en bougea la tête, pas du tout convaincue. « Dans tous les cas, elle reste avec moi jusqu'à midi où je l'aiderais à manger. Vous pouvez retourner en classe. L'hôpital ne sera pas nécessaire. Par contre, il serait bien que quelqu'un l'emmène le matin au lieu qu'elle vienne à pied, au moins pour les prochains jours. »

« Elle venait à pied ? » lâcha bêtement Jason.

L'infirmière releva les yeux de ses notes, les sourcils relevés.

« Comment ça ? Vous ne saviez pas ? …Je vous ai dit que le professeur l'avait trouvé accroupi au bord de la route… »

Jason détestait être pris pour un con.

« Non. » Répondit-il froidement.


Jeudi 5 Novembre 1986. 12h45

Jason vu Chrissy le rejoindre en traversant la cantine. Elle avait l'air un peu perdue, mais au moins elle avait retrouvé des couleurs.

Lui était furieux. Il n'avait pas digéré la façon dont l'infirmière semblait l'avoir nargué.

« Bonjour Jason… Coucou tout le monde… » fit la jeune fille timidement à son groupe d'amis.

« Bah alors », la taquina Andy, un membre de l'équipe de basket, « Comment va notre Belle au bois dormant ? Pas trop dur le réveil ? »

Chrissy afficha un sourire un peu faiblard et hocha la tête. « Si un peu, elle m'a demandé de manger tout un tas de trucs, et je me suis enfuie en douce après ça. »

Ça fit rire en douce les cheerleaders de la table. Toutes savaient à quel point leur capitaine était sélective avec la nourriture et qu'elle n'aimait pas le sucre. Elle faisait attention à sa ligne, comme elles toutes.

« Hey babe, tu veux bien venir avec moi s'teuplait ? J'aimerais te parler en privée. » lâcha Jason d'un ton qui étonna Chrissy.

Celle-ci le regarda, confuse.

« Euh...Oui bien-sûr. »

Et ils partirent tous les deux, sous les sifflements de la tablée.


Ils étaient seuls tous les deux, assis sur les marches en béton de la cour intérieure. Jason avait chassé deux gamines de première année pour être éloignés de tout le monde.

Chrissy commençait à stresser, elle aimait pas du tout ce qu'il se passait. Elle sentait que quelque chose n'allait pas.

« Bon, je peux savoir ce qu'il s'est passé ce matin ? » Trancha la voix de Jason.

Chrissy eut peur de lui, qu'est-ce qu'il lui prenait d'un seul coup ?

« Ce…Ce n'est rien, j'ai juste fait une chute de tension. Ça arrive quand on se surmenage apparemment. »

« Pourquoi tu m'as pas dit que tu venais à pieds à l'école ? Tu marches trente à quarante minutes chaque matin ? »

« Euh…Oui. Ça m'entraine pour rester en forme… »

« Ah ouais ? » Se mit-il menaçant au-dessus d'elle « Et je peux savoir pour quelles raisons je savais pas que tu étais fatiguée au point de tomber dans les pommes dans les bras d'un autre ? » dit-il sarcastique.

« …Pardon ? » s'étrangla Chrissy. « Mais…Mais tu savais. Je te l'avais dit. En septembre même… »

« Qu'est- ce que tu racontes Chrissy ? De quoi tu parles ? » Se releva-t-il, déboussolé.

Elle commença à trembler des mains. « En septembre, je t'avais parlé de mon cauchemar… »

« Attends, stop Chrissy. » rit légèrement Jason. « Tu es fatiguée parce que tu cauchemardes ? C'est une blague j'espère. »

Chrissy fut sans voix.

« Non…Je… Mais tu sais c'est le même rêve ! En boucle ! »

Jason ne réagit pas.

« Je t'en avais parlé… Tu sais l'ombre… » lança-t-elle confiante à voix basse. « Tu t'en souviens ? Je t'en ai parlé au self, il y a deux mois… »

« Babe. C'était il y a deux mois. Comment veux-tu que je m'en souvienne ? Je me souviens même pas de l'anniversaire de ma mère. Alors le rêve que t'as fait en septembre. » se moqua-t-il en croisant les bras.

Chrissy était bouche bée. Elle ne savait pas quoi répondre. Une colère sourde envahit soudain son ventre.

« Jason. Je t'ai parlé d'une ombre noire qui était dans ma chambre, avec un couteau. De la paralysie du sommeil et même des conséquences que ça a sur mon corps... Ne me dis pas que tu as oublié… » Répondit-elle alarmée, les yeux embués.

Jason ne sut quoi répondre devant le corps tremblant de cette meuf. Si, évidemment qu'il avait complètement oublié. Et Dieu, que Jason détestait être pris pour un con.

« Des conneries » susurra-t-il. « Tu crois vraiment ces conneries métaphysique Chrissy ? Tu veux que je te dise ? Je pense que t'es folle et que tu dis n'importe quoi. C'est dans ta tête. Si t'as un souci, tu vas en hôpital psy' et ils seront ravis de t'aider, mais avec moi t'es gentille, tu oublies ces bêtises. On est dans la vraie vie, pas dans un film avec des fantômes. »

Elle baissa la voix, de peur qu'on l'entende « Jason, je ne te parle pas de fantômes, je te parle de mon cerveau qui est … traumatisé… Je… »

« Houlà, traumatisé, carrément ? » se moqua-t-il acerbe. « Bientôt tu vas me dire que tu sors de l'armée où de la guerre du Vietnam ahah. »

Chrissy pleurait maintenant devant la méchanceté de son petit ami. Elle décida de se lever.

« Ça suffit. » Les larmes perlant sur ses joues. « Tu as le toupet de me demander pourquoi je ne te parle pas après ça ? Vraiment ? » Fit-elle tremblante.

Jason la regarda, blasé. « C'est pas ma faute si tu es émotive comme ça. La prochaine fois tu auras la décence de m'appeler pour que je vienne te chercher au lieu de faire n'importe quoi. Si t'es fatiguée, soi-disant, t'es pas censée faire autant de sport. »

Chrissy nota qu'il n'avait pas tort. Elle n'était pas censée faire autant de sport et en demander autant à son corps alors qu'elle était épuisée.

« Tu…Tu as raison. J'aurai dû t'appeler. Mais tu habites loin, je ne voulais pas te déranger. Puis la marche me fait du bien… »

« On est en novembre. Je viendrai te chercher à partir de maintenant, jusqu'à ce que tu ailles mieux. Tu as appelé tes parents pour les prévenir ? »

« Oui. » Mentit-elle. Hors de question que sa mère n'apprenne ce qui lui était arrivé.

« Bon. Je m'inquiète pour toi babe. Me fais plus ce coup-là. » Et il se pencha pour l'embrasser. « Ça te dit un date samedi soir ? Pour se remettre d'aplomb. »

« Avec plaisir. » Répondit Chrissy, un sourire faux accroché à ses lèvres.