Chapitre 20

Emotions

Lundi 23 Novembre 1986. 12h05

Il pleuvait aujourd'hui. Chrissy n'avait donc pas eu d'autres choix que de se mettre en sécurité pour la pause de midi, loin des gradins et de la table de pique-nique. Elle n'avait pas faim de toute façon. Le fait étant que Jason passait sa journée à la toiser de loin. Il semblait distant et en colère.

Son comportement était illogique.

Ce week-end, il n'était évidemment pas venu la chercher pour l'habituel rendez-vous. Elle s'était donc entrainée dans sa chambre pour les prochains matchs et avait rattrapé deux-trois livres qu'elle n'avait pas eu le temps de lire. Elle prenait du temps pour elle. Sa mère, en revanche, en ne voyant pas Jason arriver, avait posé une myriade de questions à sa fille. Celle-ci avait réussi à éviter le sujet et s'était contenté de manger avant de faire du sport dans sa chambre. Elle n'avait aucune envie de satisfaire la curiosité de sa mère. Tout ça lui prenait trop d'énergie pour rien.

Elle était assise sous un préau, à regarder la pluie couler, assise là où elle avait parlé à Eddie la toute première fois. Peu de monde venait dans la cour intérieure, c'était laid et il faisait froid. Mais justement, elle voulait éviter les autres. Les gens commençaient à raconter des bobards et à parler d'elle. Elle détestait ça. Elle recroquevilla ses jambes contre elle.

Britney lui avait donné rendez-vous à la fin de la journée de cours. Elle l'avait appelé samedi soir chez elle, lui disant qu'elle avait quelque chose d'important à lui montrer. Chrissy n'avait aucune idée de ce que son amie avait de si crucial à lui faire voir, mais elle serait là.

Quant à Eddie, elle ne l'avait pas recroisé. Alors elle lui avait mis un mot dans son casier en lui disant de la rejoindre ce soir en salle d'étude après les cours, une fois qu'elle aurait fini de parler à Britney. Elle sourit.

Elle voulait aider Eddie, et pour ça, elle comptait bien devenir sa prof personnelle. Elle était bonne en sciences. Et elle savait qu'Eddie n'arrivait pas à suivre les cours d'O'Donnell, parce qu'il l'avait dit à voix haute dans la cafétéria un jour. Une petite moue joyeuse éclaira son visage. Elle voulait aider Eddie à s'en sortir. Elle voulait l'aider, même un peu. Certainement qu'il serait surpris, elle avait hâte de voir sa tête quand elle lui dirait qu'elle serait là pour lui. Réviser ensemble lui sembla incongru et évident à la fois. Elle ne saurait dire pourquoi.

Tout ce qu'elle savait, c'est que le fait de voir Eddie se soir la rendait heureuse.

Lundi 23 Novembre 1986. 17h05

Bordel de merde.

Elle marcha le long de la bibliothèque de long en large et en travers. Elle attendait avec terreur que son amie passe les portes.

Britney avait peur.

Son ventre s'était tordu dans tous les sens. Elle savait qu'elle tenait entre ses mains les futures raisons de tristesse de son amie. Et maintenant qu'elle avait les preuves, elle n'était pas sûre de vouloir affronter tout ça. Elle ne voulait pas faire du mal à Chrissy.

Britney avait peur.

Et pour le coup, ça n'arrivait pas souvent.

Elle ne savait pas ce qu'il allait se passer. Elle savait juste qu'elle devait le faire. Pour elle.

Mais elle ne savait pas comment faire.

Son mec lui avait conseillé de ne pas le faire. Que ça ne la concernait pas. Que ce n'était pas son job.

Sauf que Britney n'était pas d'accord. C'était le job des amis de se protéger les uns les autres. Britney avait peu d'amis. Mais le peu qu'elle avait, elle les chérissait. Elle était robuste, droite dans ses bottes. N'avait pas peur de dire ce qu'elle pensait au risque de perdre des gens. Elle s'en fichait. Mais elle adorait Chrissy. Elle, elle ne voulait pas la perdre.

Britney était différente d'elle. Si Chrissy un jour était témoin de son amoureux en train de la tromper avec une autre, elle l'aurait cru et aurait jeté son homme sans hésiter. Elle n'aimait pas perdre son temps. Mais pas Chrissy. Chrissy aurait prit le partit de Jason. Et Chrissy comptait trop pour la perdre : elle avait été sa première amie dans cette ville après son déménagement et sa venue en quatrième dans le collège d'Hawkins.

Britney avait envie de pleurer.

Elle vit les portes de la bibliothèque -qu'elle avait demandé à avoir pour elle seule ce soir- s'ouvrir. Et elle vit son amie, un joli sourire et ses cheveux rose-gold danser au ralenti. Dans des moments intenses de détresse on a souvent tendance à se raccrocher aux petits détails.

Chrissy semblait absolument ravie de la voir. Ses grands yeux bleus pétillaient. Elle lui fit un grand sourire et s'approcha d'elle rapidement, avec sa démarche toujours aussi discrète.

Britney avait mal au cœur. Littéralement. Trop tard pour reculer à présent. Ce qu'elle s'apprêtait à faire, elle ne se le pardonnerait difficilement. Chrissy ne lui reparlerait sûrement jamais après ça.

Chrissy faisait confiance aux gens. Et ce bâtard l'avait trompé. Elle méritait de savoir.

Mais bordel de dieu, pourquoi avait-il fallu que ce soit elle ?

Chrissy s'approcha d'elle et la prit par la nuque en l'enlaçant.

« Que ça fait du bien de te voir ! » ria-t-elle chaudement. « Tu m'avais manqué, je ne t'ai pas vu beaucoup la semaine dernière ! »

Britney lui rendit son câlin, fronçant les yeux de dépit. Mon dieu, faites qu'elle lui pardonne.

« Alors ? » Dit-elle joyeuse en remarquant qu'elles étaient seules dans la bibliothèque, « tu voulais me montrer quelque chose ? »

« … Oui. Mais avant tout, Chrissy… Je veux que tu saches que je t'aime et que j'ai fait ça pour toi. Même si c'est inapproprié. Même si tu me hais. Je veux que tu saches que je l'ai fait pour toi. »

La jeune femme blonde perdit son sourire et ses sourcils se froncèrent, interdite. Elle se mordit la lèvre inférieure, peu sûre de ce que son amie essayait de lui dire. Elle fit une tête interrogatrice, se demandant sûrement quel était le problème.

« …Britney ? Tu me fais peur… » lâcha finalement Chrissy en voyant le visage de son amie se renfermer. Elle lui prit le bras. « Tu sais que je ne te ferai jamais de mal, qu'est-ce qu'il t'arrive ? Qu'est ce que tu as fait pour moi ? » interrogea-t-elle doucement. « Il n'y a aucune chance pour que tu me fasses du mal tu sais… » sourit-elle timidement à son amie qui refusait à présent de la regarder dans les yeux.

Britney tourna sa tête et ferma fort les yeux avant de se retourner et de saisir le camescope qui était posé sur la table d'à côté. Chrissy était curieuse, qu'arrivait-il à son amie ? un camescope ?

« …Britney ? ... » elle pointa du doigt le caméscope « Pourquoi as-tu un camescope ? Tu commences vraiment à me faire peur… »

« Il vaut mieux que tu t'assoies. » répondit Britney.

Chrissy et elles s'assirent côte à côte et Britney tourna la chaise de façon à être près d'elle. Chrissy ne dit rien et la laissa faire. Britney s'était contentée d'ouvrir l'écran noir sans allumer l'appareil.

Elle voulait lui montrer une vidéo ?

« Est-ce…Est-ce que tu te souviens de cette journée quand nous étions sur le parking ? Après que tu aies dormit chez Eddie ? »

Chrissy eut peur et fit un geste de la main en regardant partout, pour être sûre que personne ne l'ait entendu. « Shhhhhhut ! » fit Chrissy, agitée, avant de reprendre en murmurant « ça ne va pas de le dire comme ça Britney, on pourrait t'entendre… »

Britney reprit avec un volume de voix normale : « Nous sommes seules ici Chris. Mais je peux aller fermer les portes si tu veux, c'est moi qui suis en charge de la bibliothèque et on m'a donné l'autorisation pour que je l'ai que pour moi. »

La jeune fille fut tout d'un coup rassurée et se redressa sur son siège et fit 'non' de la tête. Elle avait confiance en son amie. De toute façon, mise à part quelques clubs, il ne restait sûrement plus personne après la journée de cours.

Britney reprit dans un soupir. « Tu te souviens de ce qu'il s'est passé ce jour-là ? Ce jour là je voulais parler d'un …'truc cochon' que j'avais vu chez Benny. Est-ce que tu t'en souviens ? »

Chrissy fit 'oui' de la tête, attendant la suite, interrogative.

Britney était mal, ça se voyait. Son visage exprimait quelque chose de douloureux. Ses lèvres tombaient de désapprobation, ses doigts crispés sur le camescope.

« Chris. Je n'ai aucune idée de comment le formuler. Aucune idée de comment te l'annoncer… »

Chrissy fronça encore plus les sourcils, méfiante. Son cœur s'accélérait, elle sentait que quelque chose n'allait vraiment pas.

« Ce soir-là, j'étais chez mon mec, tu t'en souviens ? Je n'avais plus de clopes et il est allé m'en chercher. Pendant ce temps-là, moi j'attendais sur le côté de la route. Et j'ai vu quelque chose que je n'aurais pas dû voir. »

Elle alluma le camescope et prit la dernière vidéo enregistrée, un long soupir de douleur s'échappant lorsqu'elle lui donna le camescope.

« …J'y suis retournée avec du matériel pour avoir des preuves. Je ne voulais pas que tu croies que j'ai tout inventé. Je ne voulais pas que ça aille jusque-là. Je veux que tu saches, que les seules personnes en torts sont celles qui sont dans cette vidéo. Enfin j'ai aussi le tort d'avoir voulu le choper de cette façon, mais au moins… Au moins… »

Sa voix mourut dans sa gorge. Puis son regard plein de désespoir scrutant son visage.

L'instinct de Chrissy lui hurlait de ne pas enclencher cette vidéo. Sans se rendre compte, elle savait déjà ce qui allait se passer. Une larme silencieuse tomba alors qu'elle regardait Britney la bouche ouverte d'affliction, les lèvres tremblantes. Mécaniquement, avec des gestes très lents, elle appuya sur le bouton pour mettre la vidéo du début.

On y voyait en petit le restaurant de Benny. La caméra cachée derrière des arbres. Il avait beau faire nuit, la lumière blanche de la station d'essence venant de derrière le restaurant éclairait la route et une partie du bâtiment. Mais la caméra était dans l'ombre.

Chrissy sut de toute suite situer où était la caméra quand elle avait filmé ça. Et elle redoutait ce qu'elle allait voir.

Une silhouette rentra dans le champ de vision. L'image était petite. Mais elle le reconnut aussitôt.

Jason.

Elle hoqueta. Elle savait ce qu'il allait se passer. Mais la curiosité l'emporta. Elle voulait savoir. Puis la deuxième silhouette tant redoutée apparut. Elle regardait l'image minuscule du camescope comme si sa vie en dépendait.

Et elle aussi, elle la reconnut.

Et à son grand étonnement, il ne s'agissait pas d'Alison.

Mais d'April.

Cette fille en qui elle avait confiance et à qui elle avait raconté ses rêves et ses terreurs nocturnes en septembre. Cette fille avec qui elle avait fait des journées shoppings et des entrainements pendant des mois.

Et elle entendit tout. Elle entendit ce qu'April disait sur elle et ce qu'ils s'apprêtaient à faire. Elle n'en lâcha pas une miette.

Quand finalement la vidéo s'arrêta ses mains tombèrent lourdement sur ses cuisses. Elle ressentait une douleur immense, comme si on lui avait arraché le cœur, le ventre, ses muscles, tout. Ses larmes tombaient sans s'arrêter, elle ne savait pas quoi faire. Son cerveau ne fonctionnait plus. Son maquillage avait coulé.

Sa vie avait finalement explosé. Tout, tout était parti en fumée en quelques secondes.

Elle avait trop mal pour bouger. Elle sentait le poids du monde lui revenir sur la gueule en quelques secondes. Elle se sentait lourde, elle étouffait. Elle voulait marcher, hurler, se mettre dans un coin, cesser d'exister, pleurer, arracher son ventre et la douleur qui allait avec.

Mais de l'extérieur, tout ce que voyait Britney c'était un regard vide et des larmes en continues. Elle voulu la prendre dans ses bras, mais Chrissy l'en empêcha. Elle mit une main devant elle, les yeux inondés d'eau et se leva péniblement, laissant le camescope sur la table. Puis elle partit sans un mot, laissant Britney, et ses larmes silencieuses, seule dans cette bibliothèque à présent si vide.

Chrissy marcha au hasard. Puis s'écroula dans un coin de couloir, pleurant à chaudes larmes. Elle aurait voulu hurler, se débattre… mais elle ne le pouvait pas.

Être discrète.

Qu'allait-elle faire maintenant ? Comment faire ? Elle pleura sans s'arrêter. Des flots continus sortirent de ses yeux, elle voulait disparaitre.

Ce chien. Ce chien, comment avait-il put ?

Elle comprenait mieux son attitude effroyable avec elle. Il la trompait avec une autre. Tout s'assemblait dans son esprit. Tout devenait logique.

Et si ce qu'elle avait entendu était vrai, ça faisait quelque semaine déjà qu'ils s'envoyaient en l'air. Elle retint de justesse un sanglot qu'elle noya. Personne ne devait l'entendre. Elle avait si mal. Elle qui avait tout fait pour que ça fonctionne, elle qui avait tant sacrifié… Son temps, son énergie, son corps, son mental ? Tout ça pour… ça ?

Elle qui était si heureuse de voir Britney et Eddie aujourd'hui…

Eddie.

Oh non.

Elle ne savait pas quelle heure il était, mais elle espérait qu'il soit encore dans la salle d'études. Elle se releva sentant ses forces revenir et couru jusqu'à la salle où ils avaient rendez-vous.

'S'il te plait Eddie. Sois là, s'il te plait.'

Quand enfin elle atteignit la salle, elle rentra en trombe et elle vit qu'il était seul. Elle n'avait même pas réfléchi s'il y avait d'autres personnes ou non quand elle avait couru pour le voir, rentrant comme une folle dans la pièce. Elle était désespérée, si seule, envahi par la rage, les remords, la tristesse.

Eddie releva la tête, confus. Il était assis sur une chaise de cours, les jambes allongées sur la table en train de lire un livre sur Donjons & Dragons. La soudaine apparition de la jeune fille l'avait fait sursauter. Puis il vit son visage et se leva précipitamment pour aller la prendre dans ses bras, en lui demandant ce qu'il se passait, pendant qu'elle murmurait son prénom. Elle se contentait de pleurer comme une enfant en murmurant son nom, debout, devant la porte.

Eddie ne comprenait pas d'où venait la souffrance de son amie, mais ne dit rien. Il la laisserait être dans ses bras aussi longtemps qu'il le fallait. La blessure de la petite cheerleader était vivace, elle tenait à peine sur ses jambes, il le sentait. Alors il la serra plus fort et la colla encore plus près de lui. Il ne la lâcherait pas.

« Je suis là Princesse. Je suis là. »