-IV-
La vie est un long fleuve tranquille... pour ceux qui savent nager.
Après ces aventures et fortes désillusions au pays des lycans, je suis revenu dans ma verte et luxuriante campagne anglaise. J'étais alors encore un adolescent, et j'ai réussi à trouver mon compte en faisant la plonge dans les bas-fonds d'un restaurant - ou du moins qui se faisait appeler comme tel. Je ne peux pas dire que je me faisais beaucoup d'argent ; ce serait parfaitement faux. Mais au moins, j'avais un toit, un lit, et une bonne soupe chaude qui m'attendait à tous les repas. La tenancière n'était pas une thénardière, loin de là. Son fils mort lors de son service militaire, dans un conflit de l'autre côté du Globe dont tout le monde se fichait, elle m'avait pris sous son aile. Elle me prenait pour son fils.
Je ne le lui ai jamais reproché. Depuis la mort de mes parents, jamais personne ne m'avait porté autant d'intérêt. Elle s'occupait de moi, elle me nourrissait, elle me choyait. J'en étais heureux. Enfin, depuis plus de sept ans, j'avais enfin quelqu'un qui m'aimait. C'est une pensée plus que réconfortante que de savoir que vous avez une place dans le coeur d'une personne qui n'est ni vos parents, ni votre banquier, ni le professeur d'école...
C'est alors que j'ai vraiment profité de la vie. Carpe Diem. Enfin. Je me suis éclaté, au sens littéral du terme. J'ai du connaître tous les amusements possibles et imaginables durant cette douce et magique période. Une moldue s'occupant d'un piètre sorcier, loup-garou de condition qui plus est. Mrs "Jones" comme je l'appelais, c'est son vrai nom que je vous donne. Elle fait partie des rares personnes dont j'ai le devoir de me souvenir du nom. Elle était magnifique, pleinement dans la fleur de l'âge.
Je me souvenais de ma mère dans une sorte de brume ; je n'en ai plus de souvenirs très clairs. Je crois que dans mes moments de détresse, je l'ai trop idéalisée. Alors je n'ai pas connu la même erreur avec Mrs Jones.
Mrs Jones n'était pas exclue de défauts, loin de là. La mort de son fils l'avait poussée vers des paradis artificiels, avec l'alcool et quelques substances plutôt illicites. Je ne lui jetterai pas la pierre : j'en ai aussi profité. Mais c'était sans tomber dans l'hédonisme le plus total. Nous savions où étaient nos limites à ne pas franchir. ( nous avons peut-être seulement marché dessus quelques fois ). Que c'était bon d'avoir enfin quelqu'un à qui ouvrir son coeur sans être jugé. Nous avions tous deux des malheurs inconsolables, ce qui nous rapprochait. Sa campagne anglaise, près de Bournemouth dans le Dorset.
Ainsi, depuis la période absoute paradisiaque avec mes parents, j'ai appris ce qu'était l'échec. Mais j'ai aussi découvert le succès. L'adoration. Le fantasme.
Et les filles aussi…
Je n'ai pas été en reste.
Si, à mon âge, je reste encore un homme fort attirant, dans la fleur de l'âge, mes années « jeunesses » vous auraient montré un vrai tombeur de première, qui savait y faire avec les femmes, tout en les respectant. Pour une fois, j'étais content de ma réputation. Jeune homme sérieux. Tout à fait charmant. De bonnes manières. Un vrai gentleman en fait. Et le comble… j'étais célibataire, j'avais un emploi. Mais je vivais « chez ma mère ».
Ne vous inquiétez pas, bons nombres de jeunes filles m'ont proposé de me laisser une petite partie de leur matelas, voire même de partager leur couverture.
« Il fait si froid et si humide ici. En se serrant un peu, on pourrait se faire un peu de chaleur… »
Vous dire que je n'en ai jamais profité serait un pur mensonge. Jusqu'à preuve du contraire, je suis un homme ayant ses faiblesses, et la vue d'une jolie fille me proposant pour strictement rien de passer une bonne nuit avec elle ne me déplaisait pas en ces moments-là. J'avais bien mon idée de LA fille, mais je ne croyais pas pouvoir la trouver si rapidement.
Et puis je me suis fait des amis. Mâles et femelles. Pour une fois j'étais fière de faire partie d'un groupe : Percyval, Wulfric, William, Pernelle, Gaerielle, Mrs Jones et moi. Celle que je considérais comme ma mère d'adoption se fichait éperdument de l'écart d'âge entre mes amis et elle. Elle venait à chacune de nos soirées. Et franchement, nous n'avons jamais regretté de l'avoir invitée. Elle s'amusait comme une folle, et nous aussi. Cherchait-elle un possible réconfort auprès d'un homme de son âge ? Je crois qu'elle avait fait une grande croix sur les hommes en général (sur les hommes) depuis bien longtemps. Mais elle adorait jouer à la grande sœur, ou à la tante bienveillante avec nous. Ses histoires sur les filles faciles et comment elles finissaient, nous les connaissions par cœur, et elle était sûre de ne jamais nous voir nous maquer avec ce genre-là.
Nous lui en avions fait la promesse. Et nous l'avons tous tenue.
Quant aux filles, Pernelle et Gaerielle, elles étaient prévenues face aux garçons de notre genre, cherchant – si vous me passez l'expression – juste à tirer à coup pour la nuit. Ha ! Notre mère à tous nous avait prévenu sur tous les dangers que des jeunes de notre âge pouvaient rencontrer. Et accessoirement aussi comment remplir ses obligations – la jeune fille enceinte que vous laissez tomber, nous n'aurions jamais pu le faire, même si nous en avions eu envie, nous serions morts bien avant.
Vous avez sûrement remarqué que je n'ai pas encore évoqué mon « petit problème de fourrure » (expression que tous les loups-garous utilisent pour désigner leur état de lycanthrope). Il se trouve qu'il arrive un moment, où il faut assumer pleinement ce que l'on est. Mes amis ont été mis très vite au courant de mes petites virées nocturnes obligatoires les nuits de Pleine Lune, une fois assuré qu'ils n'allaient pas le crier sur les toits du mégastore de la ville. Car je n'étais pas le seul à avoir mes petits secrets.
Percyval, lui, avait un passé, une ardoise déjà bien remplie, même pour son jeune âge. Il avait du sang sur les mains, mais putain ! Qu'est-ce qu'il pouvait se le reprocher ! Mais il savait que s'apitoyer sur son sort pas enviable, ce n'était pas la solution. En sortant de sa maison de correction – il n'avait que 11 ans quand il y est entré – il a décidé de se tenir à carreaux, de ne plus commettre les mêmes erreurs. Il était programmé pour aller direct en enfer. Maintenant, il visait le purgatoire.
Je doute que quiconque de notre groupe puisse prétendre au repos bienveillant. Nous sommes tous les sept pécheurs devant l'Eternel.
Wulfric, pour sa part, s'était grillé tout seul, comme un grand. Alors que Mrs Jones s'en tenait aux drogues dites « douces » (bien que pour moi il n'y ai pas grande différence, à terme on n'a plus de cerveau) type hasch ou alcool, Wulf' s'était adonné aux plaisirs mille fois plus intenses de l'héroine, de la cocaine, du LSD, etc. Je ne vous citerai pas tout ce qu'il a consommé. Mais il s'est tellement injecté de conneries dans les veines qu'à 20 ans, après une troisième overdose, il a ouvert les yeux, s'est tranché les veines, a été sauvé in extremis une fois de plus, et a finalement atterri dans la station balnéaire de Bournemouth pour sa convalescence.
Il n'a plus jamais touché à la moindre drogue de sa vie – excepté un verre de Guinness de temps à autre pour fêter une véritable occasion.
William était sûrement le garçon le plus sage de nous. Sa seule grande bévue avait juste été de surprendre sa mère dans le lit conjugal avec son amant. Loin de s'épouvanter, il a décroché du mur la pétoire de son grand-père – restée toujours chargée – et de l'avoir pointé sur eux, légèrement déboussolés par l'entrée surprise de Bill. Au final, il ne voulait que leur faire peur, leur donner une bonne leçon, et partir à tout jamais de ce foyer – qui n'en avait jamais été un. Le coup partit tout seul, sans que Will l'ait voulu. Les deux adultes furent touchés – légèrement. La suite de l'affaire, William n'en sait rien. Il a pris ses jambes à son coup, sans argent, il partit là où ses pieds voulaient bien le mener. Il est arrivé à Bournemouth par hasard. Autour d'un demi de Guinness, on s'est rencontré et il m'a raconté sa vie.
Ses parents ont divorcé. A la sortie du jugement, sa mère est montée avec son amant – désormais sorti du placard – dans un taxi, qui se fit percuté par un camion américain dont les freins avaient lâchés. Les deux sont morts dans d'atroces souffrances, après une longue agonie. Son père s'est mis à la retraite et s'occupe désormais de ses rosiers.
Pernelle, elle, était voleuse professionnelle. Mais pas pour n'importe quelles raisons. Elle ne dépouillait que les riches héritiers pervers. Après avoir amassé en moins de deux ans une petite fortune conséquente, elle s'est décidée à se retirer de la profession. Elle a choisi Bournemouth car c'était une petite ville bien agréable, sans trop de raffut. Assez pépère en somme.
Accessoirement, c'est grâce à sa fortune, gagnée pas forcément de la meilleure manière qui puisse exister, que nous avons pu vivre une telle jeunesse, perdue dans les limbes de l'insouciance financière.
Mais la palme devrait revenir à Gaerielle. Elle était la reine de la débrouille – alors que j'en étais le roi. Nous formions la paire infernale. Trouver une chambre peu chère et très confortable ? No problem ! Il suffisait juste d'entrer dans une maison dont les locataires étaient, comme nous partis en vacances. De nouvelles chaussures ? Rien de plus facile quand nous passions près de certains lieux de cultes. Ou bien il y avait aussi la solution « cours vite ». Nous entrions dans un magasin, on nous passait aux pieds les chaussures tant désirées. Nous faisions quelques pas dans le magasin, puis les réglions parfaitement. La vendeuse – toujours en talons aiguilles – nous demandait si nous les prenions. Et nous, près de la sortie, nous nous mettions à courir comme des demeurés.
Les enfants, ce ne sont pas des choses à faire…( dans la ville où vous habitez, on pourrait vous reconnaître ).
Mais trêve de plaisanterie. La vie était belle. Je ne me suis jamais senti aussi bien. J'avais un toit, des amis, une famille. Que me manquait-il ? Un sang où la maladie aurait arrêté de couler dans mes veines. Mais je ne crois plus à Saint Nicolas et consort depuis fort longtemps. Alors je me contente de ce que j'ai.
J'ai de la chance. Vraiment. A cette époque, la potion « tue-loup » a finalement été terminée. Même avec mes piètres talents de confectionneur de potions, je suis arrivé à la faire chaque mois. Plus de gueule de bois qui durait une semaine. Plus de marque. Plus de coupure, de griffure, de morsure. Plus de peur d'égorger un innocent.
Le Paradis n'existe pas sur Terre. Mais j'en ai trouvé un excellent ersatz.
Finalement, la vie est classe. Elle est comme un long fleuve tranquille. Or, Gaerielle, Wulfric, William, Percyval Pernelle et moi savions parfaitement nager. Au passage, on a même sauvé de la noyade Mrs Jones, qui s'est révélé être une excellente navigatrice sur le fleuve de la vie.
Un petit commentaire de votre part serait le plus grand cadeau de Noël que vous puissiez faire à votre lycanthrope préféré...
