Hola~
La rédaction du chapitre 5 avance tellement bien que j'ai décidé de poster le chapitre 3 (énormes big up à Docteur Citrouille qui m'a dit ''aujourd'hui!'' quand je lui ai demandé quand publier le chapitre (désolée ma Citrouille, je t'ai demandé il y a trois jours et je publie seulement aujourd'hui, oops!) et à Sun Dae V pour leurs encouragements et leur enthousiasme!) un peu plus tôt que prévu, rien que pour vos beaux yeux héhé.
Dans ce chapitre, je passe au présent! J'espère que ça vous plaira. :)
Merci aux personnes qui ont follow cette histoire !
En vous souhaitant bonne lecture :).
Chapitre 3 — Des regards dans le silence
C'est une douce mélodie qui réveille les filles de première année de Serdaigle, le matin du 2 septembre. Le rêve d'Abigail, peuplé d'armures mouvantes, est lentement interrompu - elle bat des paupières avant d'ouvrir complètement les yeux. Quelques secondes lui sont nécessaires pour qu'elle se rappelle où elle se trouve. La nuance principalement bleutée de la pièce lui donne l'impression qu'elle est chez elle, à Stamford, mais la réalité la rattrape et lui serre le cœur.
Elle reste un instant allongée, fixe le plafond de son lit à baldaquins, ses pupilles cherchant avidement la moindre trace gelée sur le bois sombre du meuble - rien. Un soupir de soulagement gonfle sa poitrine, alors que la symphonie, dans le dortoir, réveille ses camarades. Doucement, elle écarte les baldaquins, curieuse de découvrir d'où provient la musique, et remarque les étoiles, au plafond, qui s'illuminent ou s'éteignent à chaque note, selon leur hauteur, leur intensité, selon la mollesse de leur volonté à réveiller les petites endormies. Le spectacle, suffisamment beau pour en devenir entêtant, lui fait bientôt tourner la tête. Clignant des paupières pour chasser l'étourdissement provoqué par la musique, elle remarque bientôt qu'Adélaïde, la tête passée entre ses lourds baldaquins, le regarde elle aussi avec des yeux autant cernés qu'émerveillés.
Alors que Pearl se lève la première, les yeux bouffis et les cheveux pour le moins ébouriffés, Abigail veut vérifier l'heure sur sa petite montre moldue. Elle farfouille dans son sac de voyage, posé contre sa table de chevet, mais se rend bien vite compte que son précieux accessoire s'est arrêté à l'heure exacte où elle a posé les pieds à Pré-au-Lard - Will l'avait pourtant prévenue que les objets moldus ne fonctionnaient pas à Poudlard. Un pincement au cœur, elle dépose la montre avec une délicatesse toute calculée dans sa table de chevet, sous son ourse en peluche. Laisser ainsi de côté le peu d'appartenance au monde moldu qui lui reste lui fait plus de mal que prévu, un mélange de culpabilité incertaine, de honte et de peur viscérale, qu'elle essaye d'étouffer tant bien que mal.
Elle est un instant tentée de se rendormir, angoissée à l'idée de se perdre dans le château et le monde magique qu'elle ne connait que par la théorie – ô combien vertigineuse – des livres, mais le vent soufflant anormalement fort contre les vitres, la mélodie incessante des étoiles et les mouvements désordonnés de ses camarades réveillées lui insufflent un courage – ou un besoin de s'extraire de cette sensation nauséeuse qui lui chatouille la gorge et fait danser les étoiles devant les yeux – qu'elle s'ignore posséder. Dans une lourde expiration, elle rassemble ses robes, son nécessaire de toilette et se lève.
Elle se doute bien, au vu de l'immensité du monde qu'elle n'a pour l'instant qu'effleuré du doigt, que découvrir le château ne sera pas de tout repos, mais à ce point épuisant, elle ne l'a pas prévu ; à la fin de la première semaine, elle a déjà, en plus d'un milliard de devoirs à rendre pour la semaine suivante, réussi à casser sa plume, à croiser Peeves le poltergeist dans les couloirs plus de fois qu'il ne faut pour ressentir un malaise proche de l'insécurité, à renverser son petit-déjeuner sur la pauvre Autumn pendant la distribution du courrier, à récolter dix points en métamorphose et, comme finalement les trois-quarts de la classe, voire de l'école, à obtenir le mépris le plus profond du professeur Rogue.
Ce n'était pas faute de faire tout son possible, évidemment, mais le regard de rapace du professeur avait aussitôt retiré sa confiance déjà maigre face à un chaudron rempli d'ingrédients à la limite de l'indécent. C'est en ajoutant les limaces à cornes décrépies qu'elle comprend l'aversion de Will pour le cours du professeur Rogue.
Le fait que le cours de potions soit placé en fin de semaine, après cinq jours à se souvenir de quel escalier ou couloir emprunter, quelle porte ne pas ouvrir sous peine de se retrouver dans une pièce aux relents de mort remplie de fantômes, quelle marche de quel escalier éviter au risque de voir son pied bloqué jusqu'à ce qu'une âme charitable passe son chemin et ne le libère, n'était pas sans desservir la fillette. C'était bien beau de connaître par cœur le nombre d'escaliers que comptait Poudlard, ou de pouvoir réciter un exposé complet sur ses quatre fondateurs, mais ça ne sauvait pas des aléas de la pratique – et ça, Abigail l'avait appris à bien de ses dépens. Le professeur McGonagall avait désamorcé une crise de panique quand une armure avait saisi la fillette dans ses bras jusqu'à l'étouffement alors qu'elle passait tranquillement dans le couloir de métamorphose, devant ses camarades affolées et impuissantes. Adélaïde et elle s'étaient fait poursuivre par un fantôme aux lunettes rondes particulièrement énervé depuis les toilettes des filles du deuxième étage. Pearl avait gagné un aller simple à l'infirmerie lorsqu'une bagarre avait éclaté entre des quatrième année et qu'un sortilège l'avait touchée. Une fille de Serpentard avait failli se faire étrangler par une gigantesque plante dans la serre de botanique, lors de leur premier cours, et Abigail savait qu'elle était loin d'avoir tout vu ou tout expérimenté. Son épuisement en fin de la première semaine est tel qu'il rend ses gestes maladroits, accentue les pincements douloureux au fond de sa poitrine et de ses doigts.
Mais dans ce chaos de nouveauté et de fatigue, brillent quelques lumières salvatrices, auxquelles elle se raccroche pour ne pas perdre pied, ni relâcher l'horrible pression qui s'exerce constamment au niveau de ses doigts.
La première, et pas des moindres, sa bouée qui la repêche dans cet océan d'angoisses et l'enveloppe de tous les souvenirs de son monde moldu, c'est Will. Le jeune garçon ne semble jamais très loin, toujours prêt à abandonner ses meilleurs copains quelques minutes pour venir poser sur les épaules de sa petite sœur la douce couverture de leur intimité, laissée dans un petit coin de leur maison à Stamford. Ils ne sont pourtant pas beaucoup parlé depuis le début des cours, à peine aperçus, mais dès que leurs regards peuvent se croiser, même de loin, il lui sourit, dans l'attente d'un signe le prévenant qu'elle a besoin de lui.
Son deuxième gilet de sauvetage est son père, qui leur envoie, à son frère et elle, une lettre pendant la semaine et que Will lui fait parvenir un midi. Son écriture maladroite rappelle à la fillette la douceur de leur vie à quatre à Stamford, sa simplicité comparé à celle, étourdissante de complexité tant physique que mentale, dans laquelle elle est catapultée. C'est en lisant les mots de son père qu'elle prend conscience qu'il lui manque terriblement.
Sa rencontre avec le professeur O'Cuinn, chargé de l'aider à comprendre et maîtriser sa magie, le premier mardi, la rassure - le bonhomme, malgré sa vétuste apparence, respire le savoir, l'intelligence et le respect. Il lui promet même de débuter la semaine suivante, et elle se raccroche à cette lueur d'espoir, trop faible peut-être pour la rassurer tout entière, mais suffisante pour apaiser la monstrueuse angoisse tapie au creux de son ventre – celle de l'abandon, par le corps enseignant, de l'aide qu'on lui avait promise.
Enfin, elle reste le plus clair de son temps libre en compagnie des filles de son dortoir - ou plutôt, les filles de son dortoir la suivent et se suivent mutuellement partout où elles se rendent, mangent, s'installent dans la salle commune. Les quatre filles avec qui elle a été répartie ont beau avoir toutes des personnalités presque opposées, elles passent un accord tacite et silencieux entre elles : il est hors de question d'en laisser une en travers du chemin. L'absence de solitude lui pèse parfois, mais le soutien des filles de Serdaigle est si pur, leur amitié si naturelle - elles se sont tellement vite habituées au mutisme de leur camarade qu'elles ne posent même pas de question quand le professeur O'Cuinn la retient après leur premier cours -, qu'Abigail n'ose rien dire et se surprend même à apprécier, par moments, la présence des autres fillettes.
Le samedi du premier week-end, c'est la pluie contre les carreaux de la tour qui interrompt son sommeil peuplé de chaudrons maléfiques. Elle s'étire, ramène les couvertures jusqu'à son menton, et se laisse bercer par le vent et la pluie. Cette fois-ci, elle ne cherche pas à lire l'heure sur sa montre moldue, au fond de sa table de chevet, mais, vu la couleur sale et encore sombre qui se faufile dans la pièce, il est tôt.
Abigail laisse ses doigts pâles et engourdis passer sur son visage, frotter ses yeux pour les débarrasser du sommeil encore accroché à ses paupières, et serre son ourse en peluche contre elle, en écoutant les gouttes d'eau s'écraser dans un rythme presque mélancolique sur les carreaux. Elle a toujours apprécié la chanson de la pluie, la complainte du vent dans les arbres – les "larmes du ciel" comme les appelle Katie. Un pincement l'élance dans sa poitrine en songeant à sa petite sœur.
Le temps s'égrène, dans le dortoir des première année. Aucun bruissement de draps, aucun grognement ensommeillé, les filles dorment à poing fermé. Impatiente et réveillée depuis déjà trop longtemps, Abigail ouvre ses baldaquins avec la ferme intention de se lever et de profiter d'un petit-déjeuner tout en solitude et en silence. Pourtant, elle tombe nez-à-nez avec Adélaïde, sur la pointe des pieds, qui se dirige vers la fenêtre. La fillette sursaute et tombe presque sur le lit de Mackenzie, mais se rattrape juste à temps. Une main sur le cœur, les joues rougies par la peur, Adélaïde fait la moue.
— Tu m'as fait peur, souffle-t-elle tout bas, un semblant de sourire sur les lèvres, s'accusant elle-même de sa propre frayeur.
— Désolée, murmure Abigail aussi doucement qu'elle. Je ne t'avais pas entendue.
Adélaïde secoue la tête lentement, et avise les chaussettes qu'enfile Abigail.
— Tu descends ?
— Oui.
— Je peux venir avec toi ?
— Ce n'est pas à moi de décider pour toi. Si tu veux, tu viens.
Un petit sourire penaud étire les lèvres d'Adélaïde, qui s'empresse de retourner vers son lit pour chercher ses robes et un pull.
Quelques minutes plus tard, elles quittent le dortoir, laissant Pearl, Autumn et Mackenzie dans leurs rêves. Accroché sur la porte, le petit mot laissé par Adélaïde pour prévenir leurs amies qu'elles étaient déjà parties manque de se décrocher.
Il est encore tôt, car elles ne croisent que des fantômes et quelques groupes d'élèves dans les couloirs endormis. Abigail trouve même agréable de progresser dans ce silence, pour une fois que les murs ne bourdonnent pas de conversations, et qu'elle ne met pas toute son énergie à éviter les sacs et les coudes meurtriers de ses aînés qui, la semaine de bonne heure, semblent incapables de faire attention à tout ce qui se situe sous leur acuité visuelle restreinte par le sommeil.
Les deux filles ne parlent pas pendant le trajet séparant la salle commune de la Grande Salle. L'une comme l'autre a réciproquement compris qu'elles n'ont rien à se dire, ou bien rien envie de se dire, mais que leur statut de nées-moldues les rapproche, tend son fil invisible entre elles, leur promet ce lien incassable des gens qui se reconnaissent dans une identité qui leur est propre et que peu de monde autour d'eux partage.
Adélaïde essaye tant bien que mal de lisser ses cheveux ondulés par l'humidité, en vain. Les deux filles s'installent à la table des Serdaigle, se servent copieusement. Elles restent muettes, respectueuses de l'ambiance feutrée de la Grande Salle. Adélaïde semble plongée dans ses pensées, le front presque froncé, mais Abigail n'ose pas la questionner sur ce qui la tracasse. Sa camarade n'est pas non plus du genre à s'épancher, et, au fond, elles n'ont pas besoin de se parler pour savoir que le monde moldu leur manque à toutes les deux.
C'est tout naturellement que les deux filles se dirigent vers la bibliothèque une fois le petit-déjeuner englouti. Elles s'y installent, vont chercher les ouvrages dont elles ont besoin pour terminer leurs devoirs. Une fois toute leur préparation terminée, Adélaïde se laisse tomber sur son siège et chuchote tristement :
— J'espère que nous utiliserons nos baguettes, la semaine prochaine. La théorie, c'est bien, hein, se rectifie-t-elle aussitôt, mais j'aimerais bien... voir de quoi je suis capable, tu vois ?
Elle rougit quand ses yeux rencontrent ceux d'Abigail, qui hoche lentement la tête. Elle aussi n'attend qu'une chose depuis son arrivée au château : vérifier que la magie qui coule dans ses veines jusque ses mains n'altère pas ses capacités avec une baguette. L'idée, peut-être saugrenue, lui est venue le matin de leur tout premier jour, et ne la quitte pas depuis. Elle ne peut songer à sa baguette qu'avec peur, une peur sourde, vibrante, celle qui gronde au fond de sa gorge, retentit dans chacun de ses membres, cette peur qu'elle essaye d'étouffer aussitôt qu'elle lui court le long de la colonne vertébrale, tant elle fait jubiler et grossir la panique qu'elle tient tapie dans son ventre. Elle en a même oublié la sensation quand elle a tenu sa baguette la première fois, au chemin de Traverse, ce sentiment d'immunité, ce sentiment d'appartenance. La semaine d'introduction et de théorie en tout genre avait tellement trainé en longueur que c'en avait été douloureusement pénible, et maintenant que l'échéance arrive, qu'elle va bientôt pouvoir prouver – se prouver, et c'est de loin le plus terrifiant – qu'elle en est capable, elle se sent tout sauf prête. Plutôt que de se concentrer sur de si funestes pensées, elle se penche sur son devoir.
Piégés par le mauvais temps, les élèves se rabattent sur, au choix, leur salle commune ou la bibliothèque. En ce début d'année encore studieux, les élèves prennent d'assaut la bibliothèque, désireux de garder leurs bonnes résolutions le plus longtemps possible. Will y fait même un tour mais, une fois qu'il a emprunté le livre qu'il cherche, repart aussi sec, avec toutefois un signe de la main et un sourire attendri vers sa sœur.
La matinée est déjà bien avancée quand Abigail termine enfin ses vingt centimètres de parchemin restants. Les mains et le dos raides, elle pose sa plume, s'étire discrètement et relève la tête pour son pauvre cou engourdi. Ses yeux rencontrent sans le vouloir le regard noisette d'Ivy Davies, une Poufsouffle au cou constamment enroulé dans de jolies écharpes colorées ; mais à la façon dont la fillette rougit et baisse aussitôt le nez, ce n'était pas le hasard qui avait amené ses prunelles à se poser sur son homologue Serdaigle – elle venait de se faire prendre la main dans le sac pendant une observation qu'elle avait certainement espérée discrète. Un vent de panique remonte la colonne vertébrale d'Abigail. Elle vérifie qu'aucun flocon ou qu'aucune engelure ne s'est échappé de ses mains. Rien sur ses parchemins, rien sur sa table, rien autour d'elle. Elle se mord l'intérieur des joues, se maudissant intérieurement : Ivy Davies ne l'observe pas, ou du moins pas consciemment.
Les mains douloureuses, Abigail se lève pour ranger ses manuels, passe devant la table où Davies et un autre Poufsouffle travaillent, crispée. Jamais, de sa vie, elle n'avait rangé un livre aussi peu naturellement qu'à cet instant. Un bruit de plume brisée à la table des deux Poufsouffle lui fait tourner machinalement la tête, et, inévitablement, le temps d'une seconde trop longue, leurs regards se croisent une nouvelle fois, avant qu'elles ne les détournent si vite qu'Abigail sent son cou craquer. Davies enfouit son nez dans son écharpe, pendant que son voisin de table râle tout bas en posant sa plume cassée.
Adélaïde et Abigail passent le reste de leur journée en compagnie d'Autumn, Pearl et Mackenzie, dans un coin de la salle commune, près des immenses fenêtres desquelles elles peuvent observer le parc. Pearl et Mackenzie réussissent à convaincre la timide Adélaïde de retirer ses chaussures pour se faire masser les pieds par la moquette. Autumn s'assoit près d'Abigail, dans l'espoir d'obtenir un peu de calme, comparé à la tornade que sont Pearl et Mackenzie réunies.
Abigail ne fait même plus semblant de lire l'épais ouvrage qu'elle a emprunté le matin-même à la bibliothèque et dans lequel elle espère trouver des informations – ou juste un petit indice caché entre les lignes – sur sa magie, recroquevillée sur le fauteuil bleu nuit parsemé d'étoiles – encore des étoiles. Ses yeux parcourent sans les voir les étendues d'herbe, d'arbres et de fleurs brouillées par le rideau de pluie que les nuages crachent sans discontinuité. Elle ne voit ni le bal des feuilles dans les immenses chênes, ni le frémissement des roseaux au bord du Lac Noir, pas plus qu'elle n'aperçoit les gradins malmenés par le vent du terrain de Quidditch. Son esprit trop occupé plonge aux sous-sols, dans le couloir de la cuisine où se trouve la salle commune des Poufsouffle, et, de ce fait, la petite sorcière aux cheveux blond cendré, au nez tacheté et aux écharpes colorées.
Le regard d'Ivy Davies lui trotte dans la tête, comme une chanson que l'on ne parvient pas à oublier. Elle n'a pas le temps de s'en trouver ridicule – ou du moins, elle a décidé qu'elle n'a pas le temps. Ce regard-là l'a frappée avec autant de force et d'incompréhension que le jour où Will lui avait malencontreusement envoyé un ballon de foot en pleine figure. Ce regard-là la fascine. Il la fascine sans qu'elle ne parvienne à s'expliquer pourquoi. Ou plutôt, si – car son regard lui rappelle quelque chose, un événement, une sensation. Il lui rappelle quelque chose, mais elle est incapable de se souvenir quoi. Plus elle réfléchit, plus les souvenirs se mélangent dans son esprit embrumé par les images emmêlées dans sa mémoire, et plus ce quelque chose lui échappe. Peut-être car ce regard lui rappelle leur arrivée à Poudlard, la peur, les odeurs, la lumière trop vive quand elles se sont rencontrées – ou plutôt vues – pour la première fois ?
C'est sur cette sensation qui lui pique la langue, aussi pénible et frustrant qu'un mot auquel elle n'a plus accès après des années d'utilisation et qu'elle sait pourtant tapi dans sa gorge, qu'elle se couche. Les filles de première année de Serdaigle la regardent se lever de son fauteuil, son livre à peine entamé dans ses bras, mollement posé contre son ventre, et, le regard voilé, le visage éperdument concentré par elles ne savent quoi, elle passe devant elles sans les voir, sans leur accorder un regard ou une parole. Sans s'en offusquer, les quatre filles veillent à ce qu'elle atteigne la porte du dortoir sans heurt, se demandant d'un regard ce qui trouble tant leur camarade.
Le week-end passe sans qu'elle ne croise Ivy Davies de nouveau, et Abigail, même si elle est incapable d'oublier la frustration de ne pouvoir comprendre pourquoi croiser le regard de la Poufsouffle la met dans un tel état, a d'autres choses à penser : la perspective d'utiliser sa baguette dans la semaine rend ses gestes tremblants, sa magie difficile à contenir, ou encore le professeur O'Cuinn qui vient la trouver au milieu du petit-déjeuner du lundi matin pour lui remettre un parchemin, et Will qui le suit de près avec une lettre de leur père.
Quand il leur adresse un de ces sourires éclatants dont lui seul a le secret – ce genre de sourire qui fait penser à n'importe lequel de ses interlocuteurs qu'il se sent à l'aise avec eux, ce qu'Abigail sait faux –, Pearl recrache son thé par le nez, et rougit davantage quand, l'expression terriblement désolée, il lui tend lui-même un mouchoir en papier pour qu'elle se mouche et s'essuie les joues.
— Tiens, marmotte-t-il à Abigail en lui tendant la lettre. J'ai commencé à répondre, tu peux ajouter quelque chose et me l'apporter quand tu veux. Je l'enverrai pour nous deux.
— Merci, Will.
Un sourire – ou plutôt une espèce de sourire que ses lèvres refusent de mener à terme tant la voix de sa sœur lui semble faible et fatiguée – pince ses lèvres, et bientôt, son regard se pose sur la lettre que lui a donnée le professeur O'Cuinn. Elle sait qu'il meurt d'envie de demander ce qu'elle contient, de venir aux nouvelles, mais un coup d'œil aux autres filles le persuade de se taire.
— Bon, alors je euh… vous laisse. A plus tard !
Une fois Will parti, Autumn tapota doucement le dos de Pearl, toujours rouge pivoine, et, un instant, Abigail croit que sa gêne sera suffisante pour que les filles oublient que leur professeur de Défense Contre les Forces du Mal lui a personnellement apporté une missive – c'est sans compter sur Mackenzie, qui se penche vers le parchemin, dans l'espoir qu'Abigail l'ouvre devant elle, mais, rapidement, d'un coup suffisamment sec pour que les arabesques glacés qui s'y accrochent ne soient pas visibles, Abigail range la missive dans son sac. Mackenzie rougit de sa curiosité, sans insister.
Dans l'esprit des élèves de première année – ainsi que, même s'ils ne l'avoueraient pas, dans l'esprit de beaucoup d'élèves de l'école tout entière –, terrorisante est le mot idéal pour décrire le professeur McGonagall. Aux yeux d'Abigail, la directrice des Gryffondor dégage un mélange d'autorité, de cynisme et de patience, qui ne la rend pas moins terrorisante que performante dans son travail de professeure de métamorphose. Au fond, Abigail ressent une admiration sans bornes pour la sorcière, sans se l'avouer encore tout à fait.
Le silence retentit, tonitruant, dans la salle de classe, alors que le professeure McGonagall ferme les portes derrière elle. Ses bottines claquant le sol menacent de briser les tympans de ses élèves, pas assez audacieux pour gronder du regard ses talons trop bruyants dans le calme pesant de la pièce. Elle leur jettent à tous un coup d'œil rapide, vérifiant qu'ils ont tous terminé leur travail et l'ont tous posé sur leur table. Satisfaite de voir qu'aucun d'entre eux n'a manqué à son devoir d'élève, elle s'autorise à relever un coin de sa bouche en même temps que son poignet - d'un coup de baguette, les parchemins s'élèvent et viennent se poser sur le bureau, en un parfait petit tas de feuilles.
— Avant de commencer, veuillez noter dans vos agendas qu'un cours de potions a été rajouté le lundi après-midi avant le cours de Botanique pour les Serdaigle, le mardi matin après les Sortilèges pour les Serpentard.
Elle ponctue sa phrase d'un regard strict envers ses petits élèves, qui, n'osant rien dire, fouillent leurs sacs à la recherche du carnet en cuir relié, distribué lors de leur premier jour. Abigail sort le sien, l'âme en peine, et entend Adélaïde pousser un soupir dramatique.
C'est tout naturellement qu'Adélaïde s'est installée à côté d'Abigail, ou l'inverse, elles ne savent pas bien. Quoi qu'il en soit, elles sont, sinon contentes, au moins satisfaites de se trouver l'une à côté de l'autre, car les deux filles savent, pour se l'être dit une fois sans détour, qu'elles redoutent la pratique.
Une fois les agendas en cuir noir tous rangés, le professeure McGonagall entreprend de faire apparaître devant chacun d'eux une allumette, pas plus longue qu'un pouce. Celle d'Abigail fait peine à voir ; le bois, abîmé, est inégal, à demi mangé. Elle déglutit, les poings serrés et douloureux sous la table. A ses côtés, Adélaïde observe la sienne, entre terreur et fascination. Des chuchotements percent enfin le silence de la classe.
— La tâche d'aujourd'hui est, je l'espère, simple, commence le professeure McGonagall, d'une voix tolérant l'échec, tant qu'il eût maintes fois été tenté. Vous débutez par un petit objet à métamorphoser. Il vous suffira de pointer votre baguette vers votre allumette, de la relever et de l'abaisser légèrement deux fois – elle joint le geste à la parole – en articulant « Ictus ». Je passerai dans les rangs pour vous aider. Des questions ? Alors je ne sais pas ce que vous attendez, conclut-elle dans un pincement de lèvres impatient.
Il y a un brève instant de silence, vent de panique dans la classe, durant lequel les élèves se regardent, indécis, attendent que le plus courageux se décide à faire le premier pas. C'est un garçon de Serdaigle aux cheveux blond vénitien qui se racle la gorge le premier, et rugit « Ictus ! », incitant ses camarades à tenter à leur tour.
L'air se fige autour des élèves, alors que chacun se range dans sa bulle et que le monde alentour disparait pour leur laisser toute la place nécessaire au lancement de leur premier sort. Une sorte d'intimité qu'ils se créent, parfois sans le vouloir, parfois volontairement, parfois brisant leur bulle de solitude pour vérifier les faits et gestes du voisin, parfois à deux doigts d'abandonner. La salle de classe devient le théâtre d'une assourdissante révélation, pour la plupart d'entre eux : leur premier sort, la première preuve qu'ils appartiennent vraiment au monde des sorciers, pas seulement au travers de la lettre qu'ils ont reçue au début de l'été ni à la maison qu'on leur a attribuée, mais la preuve tangible, immuable, qu'ils ont leur place dans le château.
Les premières exclamations de joie, de déception, de colère ou d'espoir éclatent dans la classe, tintent aux oreilles d'Abigail comme un vrombissement désagréable. Au fond, elle n'a plus envie d'essayer, et il lui parait d'un ridicule – voire d'une futilité – effarant de tenir au creux de sa main de céramique la baguette au manche gravé de feuilles de lierre.
En réalité, se rend-elle compte avec un pincement de lèvres mécontents, elle ne tient pas sa baguette au creux de sa main, mais la serre si fort de ses petits doigts qu'elle s'attend presque à apercevoir une flaque de flocons glisser sur le bois sombre.
Les exclamations dans la classe se changent en bourdonnements dans ses oreilles. Des bourdonnements sourds, qui trouvent écho au fond de sa poitrine, remontent comme des trainées de poudre dans sa gorge, lui bouchent les sinus et frappent contre ses tympans. Sa magie se met à cogner impatiemment, presque furieusement, contre ses côtes, à couler jusque ses mains, à se déverser dans ses veines, et, un instant, elle sent sa baguette s'accrocher à sa peau, couler sur et en elle. Le bois se love, se greffe contre son épiderme, et c'est à ce moment-là que la peur disparait, remplacée par l'euphorie de l'excitation. Sans trop s'en rendre compte, elle lève le poignet, l'abaisse, et sa voix lointaine récite mécaniquement la formule.
Les derniers sons s'échappent tout juste de ses lèvres qu'un engourdissement saisit son poignet, remonte jusqu'à ses doigts, et, l'espace d'un instant si court qu'elle croit presque l'avoir rêvé, l'extrémité de sa baguette s'illumine. L'allumette, devant elle, s'étire mollement, sa couleur se change en un argenté sale – l'aiguille brille bientôt devant elle. La surprise, ou l'incrédulité peut-être, lui fait presque lâcher sa baguette. Son cœur remonte jusqu'à sa gorge, gonfle de soulagement, l'étouffe à-demi. L'aiguille, bien que gelée, bien que trop tordue pour la satisfaire complètement, représente une si grande victoire qu'elle se sent plonger dans le vide, sa tête lui tourne si fort que quelques étoiles dansent devant ses iris. Les quelques défauts de son aiguille ne dérangent visiblement pas le professeur McGonagall, qui la récompense de dix points pour un résultat aussi rapide, et un sortilège presque parfaitement exécuté.
Pour la première fois depuis son arrivée dans le château, au milieu des cris et exclamations, malgré la présence indéniable de magie qui cogne avec force dans sa poitrine et ses mains désireuse de s'échapper, elle se sent légitime. Si elle n'avait pas eu soudainement si mal aux mains, peut-être aurait-elle ressenti de la joie, ou peut-être se serait-elle tournée vers Adélaïde pour s'enquérir de son état.
Mais, trop concentrée sur le déchirement qui lui écorche les doigts, elle ne remarque pas le regard envieux de sa voisine, ni ne ressent le lien qui les unit se fissurer légèrement, alors qu'elle tourne le dos à ses angoisses, et laisse sa camarade nager seule dedans, cette fois.
oOoOo
L'allègement que certains cœurs viennent d'expérimenter n'a de limite que la déception des autres. Les sourires des uns ne rayonnent que par l'ombre sur les visages des élèves malchanceux. Le professeur McGonagall conclut le cours en rassurant tous ceux et toutes celles qui n'ont pas réussi leur allumette en aiguille, arguant qu'il n'y a pas de soucis à se faire à ce stade de l'année.
— La métamorphose est l'art magique le plus compliqué, répète-t-elle pour la dixième fois, peut-être, depuis le début du cours.
Et, discrètement, elle tapote l'épaule d'Autumn qui, les larmes aux yeux, quitte la salle de classe la tête basse. Pearl passe une main à son bras pendant le trajet qui les mène péniblement aux cachots.
Le professeur Rogue leur offre son regard le plus méprisant quand les Serdaigle arrivent dans la salle de classe aussi mal éclairée qu'aérée. Les Poufsouffle, déjà installés, n'osent pas lever les yeux vers les nouveaux arrivants, de peur de se faire rabrouer par le professeur, et les Serdaigle, honteux d'arriver en retard, se gardent bien de les saluer.
Comme une habitude établie, Adélaïde s'assoit à côté d'Abigail, sur une paillasse au deuxième rang. Le silence, lourd de terreur, pèse dans la salle de classe, s'infiltre entre chaque table, rend le moindre bruit angoissant.
Le professeur Rogue, debout près d'un chaudron sali par le temps, les bras croisés et l'air pincé, attend que les élèves soient enfin prêts pour débuter son cours.
— Je ne ferai pas la bêtise de croire que vous avez retenu quoi que ce soit du précédent cours, ni que vous avez lu la préparation de la potion que je vous ai demandé de lire pour aujourd hui, marmonne-t-il en guise de bonjour.
Il leur adresse son plus beau sourire – une espèce de rictus tordu qui n'inspire rien sinon l'impression qu'il va leur infliger les pires traitements. Ses yeux de rapace parcourent la liste de classe et s'arrêtent soudainement. Il se met à parler de plantes aux noms improbables, s'arrête parfois au milieu d'une phrase pour interroger un élève au hasard dans sa liste de classe. Abigail et Adélaïde se lancent un coup d'œil paniqué, et, derrière elles, Pearl répond piteusement qu'elle n'a aucune idée de la réponse attendue par le professeur, lui valant un plissement de lèvres dépitées. Le professeur Rogue continue sur son impitoyable lancée – il parcourt la liste des yeux tout en les traitant de cornichons incapables, et s'arrête soudainement.
— Miss Davies, reprend-il dans une lenteur insoutenable, tout en posant la liste sur la table. Pouvez-vous nous rappeler quelle est la quatrième étape dans la préparation de la potion Wiggenweld et la couleur que doit prendre la potion ?
Peut-être est-ce la mention de ce nom, ou l'incongruité de la question, ou le silence encore plus tonitruant qu'il n'est pas coupé d'un « euh… je ne sais pas, professeur », cette fois – Abigail ne peut s'empêcher de plisser les yeux. Sa magie cogne brutalement contre sa poitrine lorsqu'un rictus à demi satisfait remonte le coin des lèvres de leur professeur.
— Miss Davies ? répète-t-il, avec une impatience si déplacée qu'Abigail serre les poings pour ne pas laisser le flux de magie s'échapper de ses doigts.
L'embarras est si palpable que certains élèves tournent lentement la tête et suivent le regard du professeur Rogue. Adélaïde se tord les mains. Certains commencent à trépigner, gênés par l'attente trop longue et l'horreur de la situation.
— Eh bien, Miss Davies, puisque vous êtes incapable de vous servir de votre langue pour répondre à une question basique, j'espère que l'échantillon que vous me rendrez à la fin du cours ne vous vaudra pas un travail supplémentaire, crache finalement Rogue, et le mépris suinte de sa bouche autant que de ses yeux.
Le soulagement palpable qui crève le malaise et rend aux élèves la capacité de respirer comme si rien ne venait de se passer enrage Abigail, et c'est avec honte et les mains lourdes et douloureuses qu'elle ouvre son livre, comme si de rien n'était, quand le professeur Rogue le leur demande – ou plutôt leur aboie dessus.
Les élèves commencent à se lever pour chercher les ingrédients nécessaires à la préparation de la potion. Dans le tumulte, Abigail tourne lentement la tête – celle d'Ivy est baissée vers sa table, ses cheveux lui tombent sur son visage en une protection trop précaire pour repousser les regards mauvais de Rogue ou les coups d'œil inquisiteurs des autres élèves. Elle remonte son foulard jusque sa bouche, et ses mains tremblantes le tripotent mécaniquement.
Son voisin lui tapote doucement l'épaule. Elle relève la tête et lui sourit, un sourire fatigué, si chagriné qu'il ne parvient pas à dissimuler sa détresse.
— Heureusement que j'ai précisé que l'implication était nécessaire.
Le reproche claque comme un fouet. Les cheveux d'Abigail se dressent sur sa nuque alors qu'elle sursaute pour se trouver nez-à-nez avec le professeur Rogue. Une douleur atroce à ses mains la fait grimacer.
— Cinq points seront retirés à Serdaigle.
Trop concentrée par ses mains si douloureuses qu'elle s'attend à une tempête de neige dans la salle de classe, Abigail ne s'indigne pas de son manque d'indignation. Adélaïde s'inquiète, n'ose pas demander si tout va bien, et continue sa potion, les larmes aux yeux par cette intervention soudaine. Deux minutes plus tard, le professeur Rogue demande d'une voix funeste à Autumn et son voisin de table de lui rendre, eux aussi, un échantillon de leur potion – et pour l'occasion, il retire encore cinq points à Serdaigle.
Le supplice se termine finalement quand, enfin, la cloche sonne. Tous se hâtent de rassembler leurs affaires et de quitter les lieux, exceptés les quelques élèves qui remettent leurs potions à leur professeur.
Abigail et Adélaïde s'enfuient sans demander leur reste. Le corps d'Abigail la fait souffrir, mais, malgré les beaux discours qu'elle se répète, elle ne souhaite pas se trahir devant les autres élèves. Son secret lui appartient, alors elle serre les dents et les poings, se mord les joues et ravale le cri de détresse qui lui écorche la gorge.
— Il me dégoûte ! gronde Pearl avec colère, d'une voix suffisamment basse pour ne pas se faire retirer des points au cas où ses propos seraient entendus par la mauvaise personne. C'est du sadisme pur !
— Tu as raison, pauvre Davies, murmure Adélaïde.
— Je crois que Pearl parlait de sa punition et des points qu'il a retirés à Abby, et pas de Davies, rectifie Mackenzie avec un sourire malicieux, en apercevant le regard que lance la fillette à leur timide camarade.
— Oh ! rougit Adélaïde. D'accord.
— Ne vous en faites pas pour Davies, elle a eu sa revanche.
Les filles se tournent vers Autumn. La fillette hausse les épaules, un sourire content sur les lèvres.
— J'ai donné ma potion juste après elle, et la sienne avait l'air tellement parfaite que Rogue l'a laissée partir sans rien dire. Alors que moi, je dois faire un travail supplémentaire.
— Alors pourquoi tu souris ?
— Parce que Davies a l'air d'être une chouette fille et je suis contente qu'elle lui ait rendu la monnaie de sa pièce.
Pour appuyer ses propos, peut-être, ou pour se justifier d'utiliser son prénom dans une conversation dont la principale intéressée ne fait pas partie, Autumn sourit davantage et lève les deux pouces en direction de la Poufsouffle, qui, en entendant son nom, a levé les yeux vers le petit groupe.
Et, lorsque leurs regards s'accrochent l'un dans l'autre, Abigail comprend. Ce regard, c'est celui d'une douleur enfouie dont on ne veut pas parler, mais qui peut décider de s'échapper à tout instant. Ce regard, c'est celui qu'elle essayer d'éviter à chaque fois qu'elle fait face à un miroir, c'est un regard qu'elles partagent, qu'elles ont conscience de partager, c'est une promesse silencieuse et pourtant assourdissante de se comprendre au moindre coup d'œil, et tant pis si les mots ne viennent pas.
Et ça tombe bien, car Abigail a toujours trouvé les mots pénibles, vides, faux. Leurs intentions sont ambiguës, ils disent souvent le contraire de ce qu'ils signifient réellement. Les yeux n'ont pas besoin de prendre tant de précautions. Ils vivent, ils disent sans mots, ils font ressentir.
Ivy Davies ne parle pas, mais ses yeux hurlent.
La déception qu'elle ressent quand, en cours de Sortilèges, Ivy Davies est choisie comme binôme pour Autumn la surprend. Bien sûr, elle la ravale aussitôt, ne souhaite pas que ses camarades s'en rendent compte, surtout pas Bony, l'ami Poufsouffle d'Ivy, que le professeur Flitwick choisit comme son binôme à elle.
— Je m'appelle Napoléon Bonaparte[1], se présente-t-il, un gentil sourire sur les lèvres. Mais appelle-moi Léon, ou Bony, s'il te plaît.
Ses pommettes rosissent pendant le long silence qu'Abigail préfère laisser planer entre eux plutôt que de répondre. Elle baisse les yeux vers sa main tendue, mais refuse de lui rendre son salut par autre chose qu'un hochement de tête discret et poli.
A la fin de la journée, elle est fatiguée. Fatiguée par toutes les émotions qu'elle a préféré enfouir plutôt que de perdre le contrôle de sa magie bourdonnante à ses oreilles. Fatiguée d'entendre Pearl et Mackenzie parler de ses prouesses lorsqu'elles évoquent les sortilèges loués par les professeurs qu'elle a lancés, et que les autres ont ratés.
Alors, en arrivant dans la Grande Salle pour avancer leurs devoirs avant le dîner, elle tourne la tête vers la table des Gryffondors, et s'excuse auprès de ses amies. Là-bas, elle a reconnu la masse de cheveux noirs et mal coiffés de Will.
Elle s'avance entre les bancs de bois, mue par le désir – sinon le besoin, même si elle ne pose pas ce mot-là sur la volonté de son corps à la porter jusqu'à lui – de lui parler de sa journée, de renouer avec Stamford, d'imbriquer, par le biais de son frère, leurs deux mondes. Will, les mains tachées d'encre, comme d'habitude, est très concentré sur un parchemin, mais, alors qu'elle s'avance sans autre bruit que le tissu de sa robe frottant l'air, il relève la tête vers elle, sans que ses amis ne le préviennent de sa présence. Abigail n'aime pas trop quand ils sont là, surtout Stephen, qui lui rappelle toujours ce désastreux jour où elle l'a à demi assommé dans Fleury & Bott.
Comme un rituel qu'ils se seraient créé sans se le dire, Will sourit, de son doux sourire qui demande si tout va bien, et elle hoche la tête, lentement, pour lui répondre que oui. Par chance, ce soir, la place aux côtés de Will est libre, si bien qu'Abigail s'y assoit, son sac serré contre elle, sur ses genoux. Elle espère prendre le moins de place possible, mais malgré sa discrétion, les regards se relèvent, le temps de prendre connaissance de la perturbatrice du calme, et se détournent bien vite, indifférents à l'identité de la nouvelle venue.
Will délaisse son travail, range son sac et, murmure à ses copains qu'il les reverra à la Grande Salle pour dîner, ce soir-là. Il se lève, son sac calé sur son épaule, invite sa petite sœur à le suivre pour ne déranger personne dans son travail. Ils quittent la Grande Salle comme Abigail y est entrée, sans bruit, avec une indifférence sourde aux élèves autour d'eux – excepté pour le groupe de filles de première année de Serdaigle qui travaille consciencieusement.
— Tout va bien, Abbynette ? demande doucement Will alors qu'ils déambulent dans les couloirs sans but réel.
Il sent qu'elle tique à ce surnom, exactement comme il l'a prévu. Il ricane gentiment, et sa sœur pince les lèvres dans une attitude trop sévère pour son âge et sa carrure.
— Ce surnom ridicule est réservé à la maison.
— Mince, ça veut dire que tu ne te sens pas chez toi, ici ?
Elle laisse planer le silence, le laisse résonner contre les pierres froides. D'aussi loin que Will peut se souvenir, elle a toujours fonctionné de cette manière. Le silence est sa marque de fabrique, son arme favorite, comme si, avant de répondre, il lui faut d'abord analyser, peser tous ses mots, être sûre du poids de sa réponse. Faire patienter son auditoire lui avait déjà valu et lui vaudra encore de nombreux regards gênés, de nombreuses discussions avortées avec des voisins, ou la famille. Will se demande souvent si elle n'a pas simplement besoin de temps pour comprendre les différents sens possibles d'une même phrase, les intonations, les sous-entendus. Peut-être qu'à cet instant-là, elle n'a tout simplement pas envie de répondre, comme le prouve son regard fuyant sur la fenêtre, ou ses doigts qui s'agrippent à la lanière de son sac.
— Je te taquinais, Abby. C'était dur pour moi aussi, tu sais. Stamford me manque encore souvent, mais on s'y fait. Je te le promets.
— Je te crois, chuchote-t-elle après un silence que Will n'osa pas briser.
— À part ça, Abby, est-ce que tout va bien ?
Ils savent l'un comme l'autre que ce 'tout' est trop vertigineux, rassemble trop de choses en si peu de lettres, pour qu'elle puisse y répondre. Le hochement de tête qu'elle lui offre comme réponse suffit largement pour le jeune garçon.
— J'ai lancé mon premier sort, aujourd'hui.
Sa voix plus basse qu'un murmure lui semble suffisamment explicite pour qu'il comprenne qu'elle lui offre là les secrets de son cœur les plus profonds sur un plateau. Pourtant, le regard qu'il lui lance est à demi étonné, à demi – et elle sent son cœur se tordre – moqueur. Elle lit dans ses iris bleus avant même que ses lèvres ne s'étirent dans un sourire attendri qu'il ne perçoit pas toute l'ampleur de ses quelques mots, qu'il ne mesure pas toute la force dans sa phrase, qu'il ne comprend pas qu'en prononçant cette simple phrase, elle perce ses angoisses et les laisse s'envoler. Il sourit doucement, et, presque penaud, il hoche la tête.
— Tu dis ça comme si tu étais étonnée, mais, Abby, qui en doutait ?
Elle ne répond pas, ne prend pas le temps de lui répondre qu'elle en doutait, et qu'elle en doutait pour les mêmes raisons que lui n'en doutait pas – son trop-plein de magie, qu'il devait voir comme un don du ciel, comme une aide précieuse dans le lancement des sortilèges. Ça n'a pas tellement d'importance. Elle lui a donné l'information importante, elle s'en satisfait. Il ne comprend pas, peut-être qu'il ne comprendrait jamais toute la fierté et le soulagement que ces quelques mots gravent dans le cœur de la fillette, mais au fond, ce n'est pas grave. Elle ne lui en veut pas.
— C'est comment, Serdaigle ?
La curiosité mal contenue dans la voix de son frère, dans son sourire en coin et ses yeux brillants achève d'effacer les hypothétiques traces de rancœur qui auraient pu se glisser dans la gorge de la fillette après la réaction navrante du jeune garçon.
— Étoilé, est le mot le plus adéquat qu'elle trouve à répondre.
Le rire de Will résonne contre la pierre froide.
Ils se remettent en route vers leurs salles communes. Will lui raconte son début d'année, les dernières frasques qu'il a faites avec Charlie, son désir brûlant et pourtant qu'il n'ose pas avouer à ses copains d'intégrer l'équipe de Quidditch de Gryffondor.
— Parce que tu comprends, si je leur en parle, ils me pousseront à passer les essais, si, si, je les connais. Mais je ne veux pas les passer car je ne les réussirai pas.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Mon niveau. Je ne m'entraine pas pendant les vacances. Charlie le fait, lui, ajoute-t-il très doucement, un sourire rêveur aux lèvres.
Le silence qu'Abigail laisse planer sur ces derniers mots le fait sourire davantage, et il hausse les épaules, les mains dans les poches. Peut-être comprend-il qu'elle accepte ses doutes sans insister comme il n'a pas accepté les siens, plus tôt, ou peut-être pense-t-il qu'elle n'a tout simplement rien à redire à cette assertion-là, comme une preuve qu'il a raison.
— Tu as demandé à Charlie s'il pouvait s'entrainer avec toi ? hasarde Abigail, en laissant son regard se faufiler sur le tableau d'une grande et belle sorcière dans les bras de laquelle une souris croque un fromage à pleines dents.
— Non, avoue Will après un temps de réflexion. Et je ne suis pas sûr de lui demander. Je verrai.
Abigail hoche lentement la tête. Le regard de Will s'allume d'un coup, et, en baissant la voix, il demande :
— Au fait, que te voulait le professeur O'Cuinn, ce matin ?
— Je ne sais pas, répond prudemment Abigail. J'avais oublié ça.
— Ouvre le message ! implore Will en trépignant d'impatience.
Seuls quelques mots sont griffonnés sur le parchemin, mais ils suffisent à illuminer le visage de Will et faire battre le cœur d'Abigail dans sa gorge :
Miss Swann,
Retrouvez-moi vendredi soir à 19h dans la salle de Défenses. Veillez à manger avant.
O'Cuinn.
— Tu m'en parleras ? demande avidement Will, les yeux brillants. Il faudra aussi en parler à papa, tu sais.
— Je sais.
oOo
Avant de dormir, Abigail décide de répondre à la lettre de leur père. Will a déjà utilisé une grande partie du parchemin, mais, en bon gentleman, il a laissé un peu de place, en bas à gauche, et a même délimité un carré relativement droit pour que l'écriture de sa petite sœur ne se confonde pas avec la sienne – une écriture tellement chaotique qu'elle ne peut de toute façon être confondue avec aucune autre, mais Will possédait un amour-propre et Abigail n'aurait jamais osé le blesser en lui faisant la remarque.
Elle se heurte à la page blanche, granuleuse, où les mots impatients attendent d'être posés. Elle ignore quoi dire, quoi écrire – elle a même déjà fait le deuil de lui raconter quelque chose –, pour lui faire mesurer toute l'intensité du vertige qui la prend quand elle se promène dans le château, quand elle angoisse à l'idée que son secret soit découvert, quand elle prend sa baguette pour lancer un sort.
Et puis, lentement, elle plonge sa plume dans l'encrier, et écrit seulement :
C'est nouveau, et grand.
Elle s'arrête, indécise. Mais au fond, elle sait que c'est suffisant. Son père en a vu d'autres, elle le sait, malgré ses silences sur sa vie passée qu'il ne leur a pas racontée car ils sont encore trop petits. Il comprendrait le vide qui s'ouvre aux pieds de sa fille quand elle se réveille, la difficulté à s'intégrer, l'épuisement constant, la montagne de choses à découvrir.
Les jours passent, se répètent, se ressemblent. À la différence que, maintenant, les regards que s'échangent Abigail et Ivy ne sont plus gênés. Ils ne se font plus à la dérobée. Ils se cherchent, apprécient de se trouver. Le sourire timide qu'Ivy lui lance au début se transforme petit à petit, atteint ses yeux, s'élargit un peu plus chaque jour.
Elle ne comprend pas bien comment, le vendredi soir, elle réussit à quitter le petit groupe des filles de Serdaigle aussi facilement qu'avec un misérable « le professeur O'Cuinn veut me voir ». Les filles n'insistent pas, ne posent même pas de questions – heureusement d'ailleurs, car Abigail a eu beau réfléchir toute la journée à une excuse plus élaborée, rien ne lui est venu d'autre que la vérité, aussi tronquée soit-elle.
Les joyeux bruits des verres, assiettes et autres couverts, des discussions et des rires fanent au fur et à mesure qu'elle s'avance – s'enfonce, même, a-t-elle l'impression – dans les couloirs, et disparaissent tout à fait quand elle s'aventure dans les escaliers.
La nuit est déjà tombée, et la lumière du château se tamise, comme un hommage silencieux de l'obscurité du dehors. Les torches s'allument sur son passage, s'éteignent à demi lorsqu'elle les dépasse, la plongent dans une espèce de paranoïa – elle sursaute plusieurs fois en croisant la malheureuse route de son ombre. Seuls ses pas et les battements précipités de son cœur résonnent, dérangent les tableaux. Peut-être n'est-ce qu'une impression, mais il semble à la fillette que leurs regards se tournent vers elle à son passage, la transpercent de leurs yeux curieux, chuchotent dans son dos. Alors, elle baisse la tête et accélère.
Le professeur O'Cuinn répond aussitôt lorsqu'elle frappe timidement à la porte. Elle pousse le battant, le cœur dans la gorge, les mains douloureuses. Sa magie claque ses côtes, crispe ses mains, mais elle tient bon, et étouffe la panique qui lui intime de prendre ses jambes à son cou et détaler dans la direction inverse.
Il lève la tête de la pile de parchemins qu'il étudie, s'enquiert inutilement de l'identité de la fillette, et se plonge à nouveau, presque aussitôt, dans son rangement, sans s'inquiéter de sa présence.
— Entrez, entrez, élude-t-il d'un geste impatient de la main. Je suis à vous dans une minute, asseyez-vous.
Abigail obéit. Elle choisit le premier banc qui se présente à elle, s'assoit sans bruit, de peur de déranger le bruissement des pages que tourne le professeur, et le claquement sourd quand il laisse brutalement tomber les ouvrages sur les piles qu'il trie. Sans crier gare, il attrape une des deux piles de livres, et monte vers son bureau, où il s'enferme un instant, laissant la fillette seule dans le silence.
La salle de classe l'intimide, l'a intimidée dès qu'elle y a posé un pied, quelques semaines plus tôt. Trop de créatures cauchemardesques empaillées y sont exposées, ses pierres sont gorgées d'une magie en laquelle elle n'a pas confiance. Elle attend, petite chose dans l'immensité de magie, que le professeur revienne. Ses yeux furètent partout, non par curiosité, mais plutôt par crainte que les créatures dont elle ne connait pas encore le nom s'animent et ne lui sautent dessus.
Le professeur O'Cuinn réapparait bientôt, et descend les escaliers quatre à quatre pour se poster devant son élève. Son regard grave s'adoucit et un sourire étire ses lèvres sous l'épaisse barbe qu'il veut faire paraître négligée. A demi assis sur une table, il frappe ses paumes l'une contre l'autre :
— Bien. Par où commencer, hum ? Avez-vous dîné ?
— Oui, professeur.
— Parfait. Vous ne devriez jamais avoir le ventre vide, Miss Swann, si vous pouvez l'éviter. En réalité, personne, moldu ou sorcier, ne devrait avoir le ventre vide. Ça empêche de réfléchir, et le cerveau a besoin de plus de carburant qu'on ne le croit. Mais pardonnez-moi, je divague déjà. J'imagine, Miss Swann, que vous débordez de questions, peut-être d'appréhensions ?
— Oui, approuve la fillette d'une voix très basse.
— Avant toute chose, Miss Swann, je tiens à vous prévenir que je regrette de ne pas être en mesure de vous répondre avec exactitude ou détails, non que je ne le souhaite pas, mais vous devez me croire quand je vous assure que je suis physiquement incapable de vous donner de telles réponses.
Il s'octroie une pause, laisse la fillette froncer lentement des sourcils, digérer l'information, et reprend :
— Je vous écoute.
Sa voix s'est faite basse, aussi basse que celle de la fillette, et très douce. Elle ose lever les yeux vers lui ; il n'a plus rien du vieux professeur toujours impeccable, au visage grave et brillant d'intelligence. Elle n'a jamais encore vu cette bienveillance sur ses traits, est presque étonnée de la douceur qui émane de lui.
— Pourquoi vous ?
Le sourire figé sur ses lèvres s'élargit doucement, mais ce qu'Abigail remarque, c'est l'éclair sombre d'une mélancolie sourde qui passe dans son regard.
— Voilà une question fort pertinente, Miss Swann. Pourquoi moi, et pas un autre ? Le professeur McGonagall a une connaissance technique de la magie plus stricte que la mienne, le professeur Flitwick manie toutes sortes de sortilèges avec une aisance que je ne possède pas, le professeur Binns une connaissance des arts magiques dépassant de loin mes compétences… Pourquoi moi, vous dites ? Eh bien, je ne prétends pas tout savoir de votre magie, ni d'avoir toutes les compétences requises pour vous aider à la contrôler, mais je possède quelques… rudiments en la matière, que les autres n'ont pas.
— Comment ?
Le professeur plisse les yeux, son demi-sourire toujours figé sur son visage partagé entre l'amusement et le chagrin : la petite fille qu'il a devant les yeux s'est penchée, pendue à ses mots. Dans ses yeux bleu tachetés de vert, le vieux sorcier aperçoit une curiosité immense, désespérée, un besoin de réponse presque viscéral, comme rarement il en a vu.
Dans le regard noisette du professeur, l'amusement a disparu. Abigail s'y accroche, perdue : pourquoi s'échine-t-il à sourire, alors que la seule lueur qu'elle perçoit dans ses iris est si triste ? Tout ce qu'elle croit comprendre des mots énoncés trop vite par le professeur se perd dans le tourbillon du chagrin au fond de ses yeux. Son cœur bat trop vite, l'étourdit. Et le professeur reste muet, pétrifié dans son sourire, dans ses mots que ses yeux font mentir.
— Vous n'avez pas la même magie que moi.
— En effet, approuve le professeur en hochant très lentement la tête.
— Vous ne l'avez pas connue dans les livres. Je n'ai rien trouvé dans les livres.
— Un brin présomptueux de votre part, mais exact. Et vous ne trouverez rien dans les livres, confirma doucement le professeur O'Cuinn. Votre magie n'y est pas répertoriée.
Cette fois, ses yeux s'illuminent. Un instant, Abigail ne comprend pas, scrute les iris. Le chagrin a laissé place à autre chose, à ce que la fillette analyse comme du défi. Et ce défi, elle a déjà accepté de le relever.
S'il ne peut pas lui donner les informations qu'elle veut, alors elle les devinera. Au fond d'elle, elle a déjà deviné, et son cœur chute dans ses chaussures.
— Vous avez connu quelqu'un avec la même magie.
Sa voix est misérable, basse et brisée. Quelques flocons s'échappent de ses doigts et s'étalent doucement sur le pupitre.
— Belle déduction, Miss Swann, je n'en attendais pas moins de vous ! Ne me demandez rien de plus, je ne pourrai pas vous répondre. Cela dit !
Il lève un index victorieux entre eux, et se redresse, incitant la fillette à en faire de même. Encore une fois, elle obéit, hésitante, le cœur au bord des lèvres.
— Vous avez d'autres questions, que je vous demanderai de garder pour une prochaine fois… Car j'en ai aussi pour vous, et il vous faudra répondre avec toute la franchise que vous possédez. Vous possédez votre magie depuis votre naissance. Depuis quand vous effraie-t-elle ?
Le silence, pesant. Le visage pâle d'Abigail prend un teint blafard, sous ses cheveux noirs. Le masque de froideur qu'il lui a toujours vu depuis son arrivée à Poudlard, fragilisé par leur échange, se fissure : elle grimace.
— Depuis que je peux m'en souvenir, avoue-t-elle.
Ses doigts se lient les uns aux autres, et son geste n'échappe pas au professeur - machinalement, elle passe une paume dans une autre, d'un même mouvement que si elle souhaitait retirer les flocons – pourtant inexistants – de sa peau.
— Quand se manifeste-t-elle ?
— Je pense que vous savez, chuchote la fillette, mal à l'aise.
— Oui, mais j'ai besoin de vous l'entendre dire.
Alors, elle cherche ses mots, ferme les yeux, recolle les moments où elle s'est sentie le plus vulnérable, essaye de leur donner du sens, de les classer les uns avec les autres, d'éliminer ceux, solitaires, qui n'ont aucun lien entre eux.
— Quand j'ai peur, murmure-t-elle douloureusement.
— Oui ? l'encourage doucement O'Cuinn.
Nouveau silence. Abigail ferme de nouveau les yeux, fouille ses souvenirs.
— Quand je suis en colère.
— Quand vous ressentez des émotions fortes, conclut calmement le professeur. Vous savez donc ce qu'il vous reste à faire, n'est-ce pas, Miss Swann ? Evitez tout ce qui vous contrarie, ou vous stimule trop !
Il frappe dans ses mains, un grand sourire sur les lèvres, et rit tranquillement. Il constate bien vite que la plaisanterie ne fait rire que lui, mais c'est sans se départir de son sourire qu'il s'appuie de nouveau contre une table.
— Je ne comprends pas, avoue Abigail dans un froncement de sourcils confus.
— Je plaisantais, Miss Swann, je plaisantais ! Cela dit, nous avons deux pistes à travailler. Vous n'êtes pas à l'aise avec votre magie, et elle se manifeste sans votre accord lors d'émotions trop fortes, énumère-t-il doucement en utilisant ses doigts. En vérité, elle se manifeste tout le temps, ai-je tort ? Ne la sentez-vous pas vibrer à travers vous ? Ne la sentez-vous bouillir en vous dès que vous vous apprêtez à lancer un sort ?
Ses épaules, tout comme son enthousiasme, s'affaissent tout d'un coup, lorsqu'il prend conscience de l'air abattu de sa petite élève.
— Voilà ce que je vous propose, Miss Swann, dit-il très doucement. Nous nous verrons deux fois par semaine, en soirée, ou dès que vous aurez un créneau de libre que vous souhaiterez occuper. Nous allons commencer tranquillement, d'accord ? Pour être à l'aise avec votre magie, il vous faut la comprendre et l'accepter, jusque-là, nous sommes d'accord ? Ce qui signifie qu'il va vous falloir prendre votre courage à deux mains et la confronter. La deuxième partie viendra naturellement. En attendant, allez vite vous coucher, et reposez-vous. Venez, je vous raccompagne.
Abigail se couche, plus perdue encore. Ses pensées sont si bruyantes, contre ses tympans, qu'elle ne remarque ni n'entend ses camarades de dortoir se regrouper sur le lit de Pearl et chuchoter, inquiètes de son état si froidement réservé et hagard quand elle passe devant elles sans les voir et s'enferme dans ses baldaquins.
oOo
— Comment avancent tes recherches ?
A peine a-t-il fermé la porte, sans s'inquiéter d'entrer dans le bureau sans y avoir été annoncé, que le professeur O'Cuinn fait les cent pas, les bras croisés, une main à son menton qu'il frotte dans une réflexion boudeuse. Albus Dumbledore lève des yeux amusés de son parchemin et avise le sorcier au front plissé.
— Bonsoir, Alistair, prend-il le temps de saluer le professeur, qui envoie balader sa politesse d'un geste agacé de la tête.
— Excuse-moi, Albus, mais je ne suis pas venu échanger des banalités, marmonne-t-il, et il se tourne vers le directeur pour s'approcher. Comment avancent tes recherches ? As-tu eu une réponse ?
— J'en déduis que ton entrevue avec Miss Swann n'a pas été aussi concluante que prévue, répond doucement Dumbledore.
Le calme avec lequel il pose sa plume irrite le professeur, et le fait sourire.
— Je pensais que nous aurions plus de temps avant que sa magie ne nous dépasse complètement.
— Et tu avais raison, le coupe O'Cuinn dans un soupir las. Albus, ce n'est pas pour sa magie que je suis inquiet, pas tout de suite, du moins. Ça n'a pas dû t'échapper, Albus, cette gamine est aussi froide et fermée qu'un tombeau, et je sais de quoi je parle.
Dumbledore hoche la tête, doucement.
— J'ai presque cru que nous pourrions nous en sortir seuls, tu sais Albus, vu l'indifférence que cette petite dégage. Mais ce soir, Albus, je t'assure que j'ai vu ce que cette gamine a vraiment dans le ventre, et je te demande de me croire quand je te dis que j'ai rarement vu un tel état de détresse. Cette enfant a besoin de réponses que nous ne pouvons pas lui apporter…
— Je partage ta frustration, Alistair.
— Je le sais. C'est pour ça qu'il faut absolument que nos recherches aboutissent. Je ne supporte pas de laisser un enfant aussi malheureux. Ne me regarde pas comme ça, Albus, je sais que toi non plus, je n'insinuais pas le contraire.
— Mes recherches avancent, mais je crains qu'elles n'aient pas encore tout à fait abouti.
Le professeur O'Cuinn soupire, hoche la tête.
— Je ferai de mon mieux en attendant.
— Je sais, Alistair, répond tranquillement Dumbledore, les yeux brillants. Je sais.
oOo
Évidemment, Will veut tout savoir de ce qui se trame entre Abigail et le professeur O'Cuinn, mais, entre leurs emplois du temps respectifs, leurs maisons différentes, ils ne se croisent pratiquement jamais, ne font que s'entrapercevoir. La fillette est de toute façon tellement fatiguée qu'elle ne parvient pas à rejoindre son frère après le dîner, et laisse les semaines s'écouler.
On lui répète qu'elle est douée. Pour elle, ce n'est qu'une espèce de fait auquel elle ne croit pas entièrement. Ce n'est qu'un fait établi par les professeurs quand ils la félicitent pour un sort réussi, ou par les regards des élèves, souvent impressionnés, parfois en colère, car, en réussissant aussi rapidement et aussi parfaitement, elle les renvoie à leurs propres échecs.
Parfois, elle veut répliquer qu'elle n'y peut rien, qu'elle n'a pas choisi d'être douée, qu'elle a l'impression de tricher – le professeur O'Cuinn a raison, elle sent sa magie s'animer dans sa poitrine dès qu'elle s'apprête à lancer un sort. Elle sent, elle sait qu'elle se fait aider, que sa réussite n'est possible que grâce à ce que Will se met à appeler ''son petit surplus de magie''.
Elle voudrait leur dire à tous, que ce n'est pas vrai, qu'elle n'est pas douée, que ce n'est pas elle, mais elle préfère se taire. Elle a eu le malheur de réfuter le compliment quand Adélaïde le lui a chuchoté, en métamorphose, et le sursaut brutal du garçon de Serdaigle devant elles, le regard méchant qu'il lui a lancé en lui crachant de ne pas faire semblant d'être humble l'a convaincue de ne rien dire. Elle préfère se taire, quitte à faire grossir le sentiment d'imposture qui a trouvé refuge dans son estomac, suffisamment près de l'endroit où est tapie l'angoisse pour que, parfois, ils se réveillent en même temps et s'attrapent la main.
Au moins peut-elle rassurer ses détracteurs – ou leur donner une raison supplémentaire de déverser leur haine envers elle –, elle est douée partout, sauf en potions et en vol. Et bien que ce constat crève ses quelques minces espoirs de se tromper sur le rôle de sa magie dans sa réussite, il est bien là, comme une touche d'amertume sur sa langue en entrant dans les cachots ou en foulant l'herbe de la cour du château.
Les filles de Serdaigle essayent bien de la rassurer, Adélaïde et Autumn l'encouragent à chaque essai raté, et, au fil du temps, Ivy Davies se rapproche, se poste à ses côtés, son regard brûlant de détermination l'encourage.
Abigail ne sait pas trop à quel moment elles deviennent amies. Peut-être au moment où elles commencent à s'installer côte à côte à la bibliothèque, ou alors quand Ivy lui fait passer son premier mot, écrit à la va-vite sur un papier. L'amitié lui a toujours paru trop compliqué, elle a toujours préféré se détacher de cette notion que, de toute façon, elle n'a jamais comprise. Mais ce soir-là, assise sur son lit, alors que ses jambes trop courtes pour atteindre le sol battent lentement l'air, elle relit les dizaines de parchemins sur lesquelles Ivy et elle ont échangé leurs premiers mots, et elle ne sait plus quoi penser. Au fond, elle avait peur de ce moment où les mots viendraient remplacer, saccager tout ce que leurs regards se disent sans bruit, mais elle se surprend à attendre chaque parchemin, chaque réponse avec impatience. Les mots d'Ivy n'ont pas trahi son regard.
[1] Vous le savez certainement, mais ce personnage adorable est la propriété de Docteur Citrouille ! Il apparait dans sa trilogie sur Polly McBee que je ne peux que vous conseiller si vous n'êtes pas encore allé(e)s la lire !
Je sais qu'il y a beaucoup de redite, mais merci encore pour le temps que vous prenez à lire. J'espère que le passage au présent vous a plu, n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé ! Pour ceux et celles qui avaient lu la première version, que pensez-vous de celle-ci ? Les différences ne sont pas trop perturbantes ? Je prends beaucoup moins mon temps dans cette version, tout va plus vite haha.
Encore une fois, merci.
Je vous dis à très bientôt pour le chapitre 4, j'espère vous y retrouver.
Prenez soin de vous.
Apple
