Hello ~
J'espère sincèrement que vous allez bien (ou du moins pas trop mal) en ces périodes troublées et pour ainsi dire pas très agréables.
Je vous envoie des hugs si vous les acceptez.
Juste avant de vous laisser à la lecture, je tiens à remercier les lecteurices qui ont laissé des reviews, ou qui ont follow et fav l'histoire. Merci à la géniale Docteur Citrouille et à non moins super Sun Dae V, pour leurs encouragements, leurs petits mots quotidiens, leur présence !
Chapitre 4 — La peau froide
On la remarque, comme on l'a toujours remarquée : pour les mauvaises raisons.
Ses éternelles écharpes, au milieu de l'été, son mutisme appliqué, son sourire trop timide, son incapacité à trouver sa place. Poudlard ne fait pas exception, Poudlard ne fait pas changer les regards. Il les rend plus insistants, plus cruels. Car c'est vrai, après tout, que fait une pauvre gamine muette, de surcroît incapable de lancer un sort, dans une école de sorcellerie ? Elle aime parfois croire que ces regards ne l'atteignent pas, ne percent ni sa carapace trop fine pour se faire qualifier de telle, ni sa confiance en elle. Elle aime parfois croire que la présence de Bony à ses côtés la protège de l'impitoyable solitude dans laquelle l'enferment les coups d'œil trop longs, trop suspicieux, trop gênés.
C'est par nécessité, plus que par envie ou plaisir, qu'Ivy se lève le matin, descend à la Grande Salle, et que les jours se succèdent, souvent de la même façon. Au fil des jours qui passent, le mélange d'anxiété et de joie qui l'accompagne au moment de se lever n'a plus qu'une saveur morose d'attente, mais de quoi, elle ne sait même plus. Au moins le retour de l'automne et le début des saisons froides lui donnent une bonne raison de porter ses écharpes et foulards jours comme nuits, pense-t-elle, une pointe d'amertume sur la langue, alors qu'elle réajuste l'écharpe aux couleurs des Poufsouffle devant son miroir.
Ce matin-là de mi-octobre, elle sait ce qu'elle attend : Bony lui a donné rendez-vous dans la salle commune à neuf heures fracassantes, pour le petit-déjeuner, puis pour se mettre en route pour le terrain de Quidditch, essayer de chiper les meilleures places pour le match – le premier de la saison – qui se déroulera plus tard dans la matinée. Elle l'a tellement attendu que la culpabilité de se sentir si malheureuse ce matin-là grignote son cœur gonflé.
Elle abandonne l'écharpe des Poufsouffle, enfile et réajuste un autre foulard, écarlate et brodé d'étoiles dorées, cadeau de sa grand-mère qu'elle chérit comme la prunelle de ses yeux, et tente, tant bien que mal, de se coiffer : ses cheveux blond sombre tombent lamentablement sur ses épaules, en boucles trop lourdes pour se dessiner convenablement – ou du moins, comme elle le voudrait. Un soupir silencieux soulève sa petite poitrine, elle laisse ses mains tomber des deux côtés du lavabo. En sortant de la salle de bains, le visage misérable, elle se demande pourquoi elle essaye encore.
— Bon match, Ivy, marmonne une voix encore plein de sommeil derrière ses baldaquins jaunes encore fermés.
Ivy s'arrête dans son élan, veut lui répondre d'un sincère merci, mais les sons s'étouffent douloureusement dans sa gorge. Alors elle se contente du silence, de cet affreux silence, puis du claquement de la porte derrière elle.
Violet et Clara, ses deux camarades de dortoir, sont loin d'être méchantes, au contraire, mais les trois filles ne parviennent pas à passer outre leur communication précaire, ou plutôt leur manque de communication, qui dérive, inévitablement, en l'isolement de la petite Ivy.
Le silence, même s'il ne lui plait pas, lui est habituel. A force, elle a même réussi à lui faire des pieds-de-nez et à trouver des alternatives - mais c'est aussi là que s'engouffre l'isolement, par les trous parfois béants que ses solutions laissent ouverts, en attente d'être maîtrisées, ou tout simplement acceptées et assumées par la petite sorcière. Elle se moque bien de communiquer avec ses mains ou sa plume plutôt qu'avec sa voix, mais les regards, toujours ces mêmes regards, la pétrifient, la rendent aussi fragile que le verre, et, à force des années, elle a appris à préférer le silence plutôt que de se sentir se briser au moindre regard de travers.
Bony est déjà prêt. Il attend patiemment, assis sur un fauteuil vide à cette heure-ci, et tourne la tête quand il l'entend arriver. Son sourire sincère réchauffe un peu le cœur de la fillette. Elle lui répond avec autant de sincérité que possible : au fond, elle est vraiment heureuse de passer la journée en sa compagnie. Et dans sa poitrine, la culpabilité grossit, en mordant plus ardemment son cœur.
Quand ils arrivent près du terrain, Ivy tripote du bout des doigts son foulard rouge et or – elle commence à regretter son choix de couleur, car c'est sa maison qui bataille contre les lions, ce matin-là. Doucement, elle tapote l'épaule de Bony, lui montre avec une grimace l'objet de son tourment, mais il se contente de hausser les épaules, un sourire aux lèvres.
— Il est parfait, et il te va très bien. On n'aura qu'à se mettre près des Gryffondor, si ça te rassure. Ça laissera planer le doute sur notre équipe.
Ivy hoche la tête, amusée de la réponse – leurs capes au blason jaune et noir lui semblent largement suffisants pour en tirer des conclusions.
En vérité, ce n'est ni depuis les gradins de Gryffondor, ni ceux des Poufsouffle que la petite Ivy veut suivre le match : ses yeux furètent sans cesse vers les gradins des Serdaigle, mais elle est trop loin pour distinguer les visages. De toute façon, pense-t-elle tristement, elle sait déjà que celui qu'elle cherche ne s'y trouve pas.
Elle veut s'asseoir, mais les places sont chères. Les élèves se lèvent, piétinent, ne laissent pas le loisir ou le confort de choisir une place. De toute façon, les joueurs s'avancent sur le terrain. Ivy retient son souffle. Ses yeux pétillent, ses lèvres s'étirent dans son foulard, et se mains se rejoignent dans un mouvement guidé par une joie timide vers son cœur. Son cœur qui remonte dans sa gorge, qui y cogne, la malmène tant il bat fort. A côté d'elle, Bony applaudit, lui aussi très ému. Ils se regardent, se sourient, et rient de cette béatitude que leurs visages affichent, de cette joie insouciante qu'ils ne se sont jamais vue. Les premiers cris résonnent autour d'eux. Dans un accès de désespoir auquel elle ne donne pas encore de nom, Ivy s'accroche à ce bonheur, qu'elle sent marteler au fond de son ventre, le tire de toutes ses forces pour qu'il remplace le chagrin installé trop profondément dans sa gorge pour en être complètement délogé.
Bien sûr, l'un comme l'autre a déjà assisté à un match, mais regarder les capitaines se serrer la main, observer les joueurs si jeunes et déjà si déterminés, faire partie des supporters sans faire tomber la moyenne d'âge de trente ans… C'est la première fois qu'Ivy se sent si impliquée. Qu'elle se sent si proche des joueurs, qu'elle s'y identifie. Ce qui lui semblait un rêve si lointain et inaccessible lui paraît maintenant si proche, qu'elle sent presque le vent dans ses cheveux, sa main tendue vers le Vif D'Or…
Ce qu'elle avait passablement oublié, c'est l'ambiance chaotique qui transforme les supporters en marée déchaînée lorsque leur impatience commence à les grignoter. On crie, on hurle, on gesticule. Les mouvements ne s'arrêtent jamais dans les gradins : ils serpentent, grossissent, écrasent les élèves. Ivy se retrouve ballottée dans tous les sens, frappe sans le vouloir Bony, et un garçon de Gryffondor qui s'excuse à sa place. C'est au moment où le coude de sa voisine du devant s'écrase dans ses côtes que l'air se bloque dans sa gorge, et le bonheur s'efface à l'arrivée de la panique, brutale, qui lui broie la trachée.
C'est par réflexe que ses mains agrippent son cou, dans un geste désespéré de relâcher la tension de sa gorge, d'en libérer l'air coincé. Là, au milieu des vagues d'élèves, elle se sent soudainement affreusement seule. Là, au milieu des vagues d'élèves déchaînés, elle panique au constat simple et glaçant qu'elle étouffe.
Les visages autour d'elle deviennent flous, les bruits se voilent. Elle essaye de retrouver Bony dans le tumulte, mais sa vision se coupe de points noirs. De toute façon, le jeune garçon a été emporté plus loin par le tumulte.
Alors qu'elle se sent sombrer, une poigne se referme brutalement sur son bras, et elle se sent aspirée en arrière. Les élèves s'écartent sur son chemin, et bientôt, autour d'elle, il n'y a plus personne.
— Je vais chercher Pomfresh, restez avec elle, crie une voix qu'elle ne reconnaît pas.
Les points noirs dansent devant ses prunelles, alors qu'elle papillonne des paupières. Elle n'aperçoit pas le garçon partir, seulement une masse noire ébouriffée sur un visage pâli par la peur qu'elle ne distingue que très mal.
Et, par elle ne sait quel miracle, dans une tentative d'avaler une bouffée d'air, elle sent sa gorge la brûler. Elle entend à peine le râle qui s'échappe de ses lèvres, et peu lui importe – l'air se fraye un chemin dans sa gorge obstruée, trop faible encore pour lui permettre de respirer convenablement.
C'est à cet instant qu'elle se rend compte que son corps ne répond plus, que ses jambes ne la portent plus, et que sa tête est mollement posée sur une épaule.
— Dépêche-toi ! crie le garçon aux cheveux noirs qui la tient tout contre lui. Charlie, aide-moi, il faut l'asseoir.
Un garçon au visage tout aussi pâle et aux cheveux roux flamboyants l'assoit plus confortablement, mais elle ne tient que grâce aux bras du garçon aux cheveux noirs qui la serrent contre lui.
Une nouvelle bouffée d'air froid lui brûle la gorge et les poumons. Cette fois, Ivy entend son râle et la toux qui s'ensuit. Elle se hait de laisser ces bruits affreux s'échapper de sa gorge, autant qu'elle ressent une culpabilité tout aussi affreuse de se sentir soulagée de respirer enfin.
Le garçon – de Gryffondor, comme le laissent supposer les couleurs sur sa robe – baisse des yeux angoissés vers elle, des yeux clairs, bleu océan, ponctués de taches vertes. Des yeux si familiers sur un visage inconnu que la surprise laisse Ivy bouche bée. Son cœur bat si vite qu'elle se met à hoqueter, puis, alors que le garçon lui caresse doucement les cheveux, et que le dénommé Charlie aux cheveux roux lui prend gentiment les mains, elle se met à pleurer, laisse la panique s'évaporer au profit du soulagement d'avoir été secourue par ces bras-là, de la sensation qu'elle n'aura plus jamais rien à craindre.
Sa respiration se bloque de nouveau, et, en quelques secondes, elle sombre dans l'inconscience.
Pour l'avoir déjà expérimentée à maintes reprises, Ivy connait la sensation de la caresse glaciale d'un vent d'hiver. Elle connait les tremblements qui en découlent, l'engourdissement, la tension de chaque muscle dans l'espoir de se réchauffer.
C'est une sensation de froid qui la réveille. Un froid mordant, presque brûlant, un long frisson le long de sa colonne vertébrale jusqu'à ses pieds. Un froid brut, qui s'accroche à sa peau et se love dans tous ses pores. D'un geste encore maladroit de sommeil, elle cherche les draps, sans les trouver, et pour cause, Madame Pomfresh n'ayant pas jugé utile de la couvrir n'en avait pas même pas doté son lit.
C'est une petite silhouette noire et blanche au pied de son lit de convalescente qui la propulse tout à fait hors de l'inconscience et lui fait momentanément oublier qu'elle a froid : une petite silhouette noire et bleue, plus exactement. Abigail est assise sur une des chaises miteuses dont est dotée l'infirmerie, trop droite, figée dans une attente patiente, les mains croisées sur ses genoux.
Ivy a froid, mais la présence de la fillette la fait sourire. Se redresser lui rappelle l'engourdissement de ses muscles, mais ce n'est qu'un détail, comparé à la joie de voir son amie à son chevet.
Au fond, elle ne sait pas si Abigail est son amie, ou du moins, si la Serdaigle la considère comme son amie. C'est pourtant une chose qu'Ivy souhaite de tout son cœur. La froideur et l'indifférence d'Abigail ne la rebutent pas : la froide quiétude qui émane d'elle et le calme assuré qu'elle fixe sur son visage l'impressionnent, jusqu'à la fasciner, parfois. Son regard n'a jamais ressemblé à celui des autres, celui qu'elle reçoit toujours. Au contraire, il dissimule – mal, selon les jours – quelque chose de plus profond, qu'elles partagent sans encore oser se l'avouer de vive voix.
Ce jour-là, dans la caresse glaciale de l'infirmerie, son regard bleu-vert est hésitant, dénote au-dessus de ses joues grignotées de cernes gris sale sur sa peau de porcelaine.
— Will m'a prévenue que tu étais ici, dit-elle finalement, à voix basse pour ne pas troubler le silence de la pièce.
Malgré la morsure du froid, Ivy sent ses joues chauffer : le souvenir des yeux clairs du garçon, de sa ressemblance si frappante avec sa sœur, de la douceur de sa voix et de la gentillesse de ses mots, fait battre son cœur tout autant que la honte d'avoir pleuré sans retenue sur son épaule encore inconnue. Un instant, elle se concentre pour essayer de se rappeler les événements, en vain. Seuls les yeux bleu clair tachetés de vert lui reviennent clairement en mémoire. Même les mots que ses sauveurs ont prononcés sont incertains : Ivy se souvient seulement de l'apaisement qu'ils lui ont procuré.
Entre elles, le silence est retombé, comme si, en ces quelques mots, Abigail avait tout dit, ou du moins, tout ce qui était important de dire. Son regard ne quitte pas la petite Ivy, son regard qui en dit bien plus que tous les mots que la petite Poufsouffle a pu entendre de sa bouche.
Elle veut lui parler, même avec les mains, mais ne peut s'y résoudre. Alors elle sourit, timidement d'abord, puis sincèrement, quand les prunelles claires de son interlocutrice s'illuminent et que le voile de chagrin se dissipe. Abigail ne répond pas à son sourire, mais même si son visage affiche la même austérité que la température et la sévérité des pierres, Ivy lit dans ses yeux tout ce qu'elle-même est incapable de dire.
Et elles restent là, à s'observer, prostrées dans leur bulle froide et immobile. C'est peut-être là, dans un silence qu'elles ont toutes les deux adopté sans pleinement le vouloir, dans un silence dans lequel elles seules peuvent se comprendre, qu'elles deviennent amies.
Et les jours reprennent leur course insatiable, sans l'attendre dans son avancée hésitante. Ils se moquent bien de la voir trébucher là où les autres avancent, progressent toujours plus vite. Les regards changent, s'accentuent, lui brûlent le dos quand elle sort des salles de classe. Elle en vient à détester les encouragements de Bony ou d'Autumn, pourtant sincères, mais elle n'y croit pas, elle n'y croit plus. C'est en abandonnant un entraînement solitaire en Sortilèges, à l'abri dans ses baldaquins jaunes, qu'elle se trouve stupide de s'être accrochée aux futiles espoirs qu'ils ont glissés dans sa tête et son cœur.
De temps à autre, la colère qu'elle essaye d'étouffer dans son ventre se transforme en ressentiment envers le corps professoral, dont le silence coupable lui est insoutenable. Pire encore sont les sourires d'encouragement que peuvent lui adresser certains professeurs. Ceux-là lui restent en travers de la gorge, car ces sourires-là sont accompagnés de regards de vague pitié que lui réservent les adultes, eux qui clament comprendre, ressentir si bien ce qu'elle vit, eux qui refusent les méchancetés et moqueries lancées par les autres élèves, alors qu'eux-mêmes assistent à son naufrage et se taisent.
Ce silence-là est évitable, mais devient, dans le reflet des prunelles des adultes, inéluctable, d'une fatalité déplacée et malsaine. Ce silence-là lui laisse une amertume sur le bout de la langue, urge son besoin de fuite.
C'est par hasard qu'elle trouve un refuse où s'éloigner de toute cette hypocrisie, le temps d'un déjeuner ou d'une soirée. Décidée à écrire une lettre à ses parents, elle erre dans la bibliothèque, préférant son ventre vide aux discussions vaines de la Grande Salle, quand la sensation de morsure glaciale, la même qui l'avait réveillée à l'infirmerie quelques semaines plus tôt, remonte dans son dos. La curiosité l'emporte – là, dans un coin sombre et oublié de la bibliothèque, se trouve une table, laissée pour compte. Une table à l'abri des regards, que la lumière naturelle n'atteint même pas, dérangée dans sa course par les immenses étagères remplies à craquer de livres. Une table qu'elle n'aurait même pas remarquée si l'aura si particulièrement froide n'avait pas attiré son attention.
Ce qui l'étonne et ravit en même temps son petit cœur, c'est de constater que la table n'est pas vide – des livres y sont entreposés maladroitement, une petite silhouette noire et bleue lit tranquillement, sans se soucier du passage dans la bibliothèque, perdue dans l'obscurité.
Ivy n'hésite pas, et Abigail, si elle pose sur elle un regard aussi étonné que méfiant sur son installation, n'objecte pas. Elle se contente de pousser les livres pour lui laisser de la place.
C'est ici, dans un coin sombre de la bibliothèque, qu'elles se retrouvent – aux yeux de tous, dans leur abri de fortune que pourtant, personne n'envie, et que personne n'empiète.
Sans se concerter, elles s'y retrouvent avant ou après dîner, en semaine ou le week-end. Parfois, Autumn, Adélaïde ou Bony les y accompagnent, ne restent jamais bien longtemps. Parfois, Abigail ne s'y trouve pas, ou au contraire, y reste longtemps après le départ d'Ivy. Et plus les jours passent, plus Ivy la trouve fatiguée, les joues creusées de cernes gris sale. Son regard, souvent, trop souvent, se voile de découragement.
Ivy se demande souvent ce qu'Abigail fuit, pour se retrouver ici, seule et dans le noir. Longtemps, elle n'ose pas demander si elle s'échappe de la compagnie de ses amies de Serdaigle, de peur de se montrer vexante, jusqu'au jour où, alors qu'Abigail l'observe s'installer sans un mot, elle se heurte à son regard, son regard qui lui retourne sa question, sans jugement ni méchanceté :
Et toi, qu'est-ce que tu fuis ?
Ce qu'elle fuit, Ivy ne le sait pas, du moins pas précisément, mais elle sait ce qu'elle vient chercher dans ce petit coin tranquille de la bibliothèque : l'assurance de laisser le poids qui lui pèse, sur le cœur et les épaules, en dehors de ce cocon sombre. Ses peurs n'existent plus, laissées sur le pas de la bibliothèque, rangées derrière les rayons qui entourent leur table. Le silence d'Abigail la rassure, son regard ne l'effraie pas.
C'est peut-être ça qu'elle fuit : la fatigue, celle que fait naître la peur, celle d'être découverte, celle de faire semblant.
Ton frère est venu me voir.
La réponse, succincte, qu'Abigail octroie à ce court message sur un demi-parchemin (« Encore ? ») fait rougir Ivy. La fillette baisse la tête, les lèvres déformées en un sourire devenu grimace. Sa rencontre avec Will – elle ne fait pas allusion aux deux autres garçons de Gryffondor qui l'accompagnaient –, plus tôt dans la matinée, le sourire du jeune garçon, son inquiétude sincère sur sa santé, emballent son cœur – plus que de raison, peut-être.
Il voulait savoir si j'allais bien.
Abigail inspecte la réponse avant de répondre, elle aussi par écrit, pour ne pas déranger le silence de la bibliothèque :
Ce n'est pas la troisième fois cette semaine ?
Si, mais ça ne m'a pas dérangée. Je le trouve vraiment gentil.
Will est parfois un peu lourd, mais il n'est pas méchant. C'est vrai.
Tu es sûre que tout va bien ? Tu as l'air vraiment fatiguée…
Je le suis.
Ce jour-là est froid et lugubre. Les nuages sont bas, noirs, chargés d'eau et de vent. La nuit tombe dès le début de l'après-midi, et la torpeur de novembre frappe le château sans douceur. Les soupirs résonnent contre les pierres, les visages se ferment, la fatigue ralentit le temps.
Abigail ne s'est pas rendue à la bibliothèque, ce midi-là, et Ivy a la mauvaise surprise de trouver la table vide même après son dîner. Penaude, la petite Poufsouffle fait demi-tour pour se rendre à son dortoir, le cœur lourd. Peut-être qu'Abigail s'est tout simplement rendue à sa salle commune dès la fin de son repas, au vu des cernes qui mangeaient son visage ces derniers jours. Pourtant, sans savoir réellement pourquoi, Ivy s'inquiète.
Poudlard lui fait penser à une ruche qui ne s'arrête qu'une fois la nuit tombée – le bruit de ses pas s'étouffe dans les discussions des tableaux autour d'elle, alors qu'ils la mènent au premier étage, vers l'infirmerie, où elle a l'impression de quémander une potion pour lutter contre les douleurs qui l'assaillent depuis quelques jours. Mme Pomfresh lui lance ce regard qu'elle déteste, mais elle accepte la potion sans un mot et c'est d'un simple signe de tête que la petite Ivy quitte les lieux, s'apprêtant à remplacer le pesant silence de l'infirmière par le fourmillement des couloirs.
C'est un frisson qui l'arrête sur sa route, quelques mètres seulement après avoir quitté l'infirmerie. Un frisson qu'elle connaît, qu'elle commence à trop bien reconnaître. Cette sensation de vent glacial sur ses joues, de morsure dans sa peau.
Derrière elle, une porte s'ouvre. Par réflexe autant que par curiosité, elle se retourne. D'abord, la voix du professeur O'Cuinn s'élève depuis la porte entrouverte :
— Ne désespérez pas, et reposez-vous.
Puis, dans un claquement, le retour du silence.
Et, dans un mélange d'incompréhension, Abigail et Ivy se font face, séparées de quelques mètres. Ivy sent bien que l'incongruité de la scène aurait pu – et dû – la faire rire, elle, pétrifiée au milieu du couloir, sa potion encore dans la main, et Abigail, mortifiée, les doigts toujours crispés à la poignée de la porte. Mais, très vite, le semblant de sourire qui étire le coin de ses lèvres retombe : au-delà de l'horreur qui brille dans les yeux d'Abigail, elle remarque les sillons que des larmes ont creusés sur ses joues.
La sensation de vide glacé redouble dans ses entrailles, mais à ce moment-là, Ivy ne pense à rien d'autre qu'à faire un pas vers son amie pour la consoler, lui retirer la lueur affolée dans ses iris.
— Non, n'approche pas.
La supplication d'Abigail, teintée de détresse, l'arrête aussitôt dans son élan. Elle regarde, impuissante, son amie porter une main à la poitrine, la respiration douloureuse, et, mue de panique, elle se rue vers l'infirmerie aussi vite que ses petites jambes le lui permettent – pour l'avoir expérimenté de trop nombreuses fois, elle sait reconnaître l'étouffement dont est victime la petite Serdaigle.
Madame Pomfresh avise ses cheveux blonds désordonnés par sa course et ses joues rouges avec un étonnement qu'elle ne cherche même pas à dissimuler. L'inquiétude remplace bien vite la surprise, si vite qu'Ivy n'a pas le temps de lui expliquer le problème qu'elle se dirige déjà vers sa réserve de potions et en sort une :
— Allons Miss Davies, vous venez tout juste de m'en demander une que déjà, vous en avez besoin d'une autre ?
Les mouvements frénétiques de tête de la fillette n'apportent que la confusion dans les yeux de l'infirmière. Perdue, elle fronce les sourcils et repose sa potion, les lèvres pincées. Ivy ne prend pas le temps de réfléchir - là-bas, elle aperçoit une plume et un parchemin, abandonnés sur le bureau. La plume crisse sous l'urgence de ses gestes, alors que Madame Pomfresh s'approche pour lire par-dessus son épaule. A peine a-t-elle terminé que l'infirmière jure entre ses dents serrées :
— Oh, par Morgane et Merlin réunis. Restez ici Miss Davies, je reviens.
Et elle s'empresse de quitter la pièce.
Ses bottines résonnent longuement dans les tympans de la fillette. Elle prend place sur une chaise, près d'un lit, et attend, ses petites mains liées par l'inquiétude.
Abigail a le regard hagard, quand elle entre dans l'infirmerie, accompagnée de Madame Pomfresh. Elle ne résiste pas quand on lui demande de s'allonger sur un lit, et s'y écrase sans même apercevoir Ivy, un peu plus loin. L'infirmière lui fait boire une potion qu'elle avale sans rechigner, et, l'instant suivant, sa tête heurte lourdement l'oreiller.
D'abord, Ivy n'ose pas s'approcher. Elle observe de loin le visage détendu par le sommeil. L'émotion l'étreint soudainement, lui serre le cœur et fait monter les larmes à ses yeux. Dans le silence et le calme des pierres froides, l'adrénaline chute brutalement, elle réalise toute la violence de la crise et la tension dans ses épaules.
Madame Pomfresh, occupée à border Abigail, lève la tête au son d'un reniflement pourtant discret, et sourit doucement.
— Ne vous inquiétez pas, Miss Davies. Elle ira bien.
Ivy hoche lentement la tête, les yeux rivés sur le visage paisible de son amie, s'approche lentement. Les questions se bousculent dans sa tête, sans qu'elle puisse trouver un semblant de réponses. Impuissante, elle s'éclipse pour mieux revenir le lendemain, comme lui a conseillé l'infirmière, et s'installe près du lit, gênée de briser le silence des pierres de l'infirmerie.
Leurs rôles s'étaient subitement inversés – non pas qu'Ivy appréciait se retrouver assise sur une chaise des moins confortable, à attendre le réveil de son amie avec une inquiétude pesante, mais la situation avait un air de déjà-vu d'un comique trop cynique. Au fond, Ivy sentait qu'elle se répèterait, sans savoir à quel point elle avait raison.
Le visage d'Abigail est paisible, ainsi plongé dans le pays des songes, paisible, mais plus blanc qu'elle ne l'a jamais vu - elle ressemble presque à une poupée de porcelaine, avec ses grands cils noirs, ses lèvres d'un rose trop pâle. Ivy la fixe, a l'impression de la redécouvrir sous un autre jour, où elle n'est que l'enfant pleine d'innocence qu'elle devrait être et pas ce masque d'indifférence et de froideur qu'elle porte habituellement.
Abigail bouge subitement dans son sommeil. Le cœur d'Ivy fait un bond dans sa poitrine, et elle se surprend à rougir en espérant que sa camarade avait ressenti la même excitation quand elle-même s'était réveillée après le match de Quidditch.
Les grands yeux bleus de la fillette papillonnent, de confusion d'abord, puis de lassitude, alors qu'elle pose ses iris autour d'elle, et enfin de surprise, quand son regard se pose sur Ivy et son sourire scintillant dans l'atmosphère lugubre de l'infirmerie.
Elles s'observent un instant, sans échanger un mot, puis Ivy lève une main dans un salut maladroit. Ses yeux noisette, ses taches brunes sur son nez et ses joues roses, son sourire rayonnant lui confèrent une aura tellement lumineuse qu'Abigail sent, au fond de sa poitrine, une petite bulle se former et grossir, chasser la panique au fond de sa grotte. Une petite bulle qu'elle ne ressent d'habitude qu'en compagnie de son frère, ou de son père. Une petite bulle qu'elle accueille avec surprise et plaisir. Une petite bulle qui fait du bien.
Ivy observe Abigail se redresser péniblement sur son lit, s'empresse de l'aider à tapoter son oreiller pour plus de confort. Elle sent la petite Serdaigle se crisper à son approche, se hâte de reprendre sa place, et leur jeu de regard reprend, faute de paroles. Fidèle à son habitude, Abigail ne sourit pas, mais son regard est doux, doux comme du coton, il glisse sur le visage d'Ivy comme un sourire, avec une gratitude qu'elle accueille en étirant davantage les lèvres. Elle voudrait arrêter de sourire aussi bêtement, mais en vérité, elle n'y parvient pas. Elle partage la petite bulle au fond de sa poitrine, une petite bulle de bonheur.
Abigail se doute bien que ses absences sont remarquées par ses camarades de Serdaigle, au point de commencer à éveiller leur curiosité, et peut-être un brin de rancœur de se voir ainsi laissées de côté. Elle surprend des regards de biais, des silences ou des messes basses. C'est désormais à elle de rejoindre les autres, au risque de ne pas être attendue en fin de cours. Autumn a cessé de travailler à la table sombre de la bibliothèque, et seule Adélaïde semble regretter le froid qu'Abigail a involontairement jeté entre elles, lui lance des regards incertains par-dessus son épaule lorsqu'elle part devant avec les autres, un sourire timide avant de fermer ses baldaquins, une parole pour s'enquérir de son état.
— Tu viens te coucher, Abby ?
La petite voix d'Adélaïde est encore plus basse que d'habitude, comme de peur de réveiller les étoiles au plafond, et de déranger les quelques élèves plus âgés encore présents dans la salle commune. Ce soir-là, les filles de première année se sont couchées tôt, laissant Adélaïde travailler un peu plus tard. Après avoir rassemblé tout son courage, la fillette s'est postée devant le fauteuil où Abigail est installée. Sa posture crie toute son incertitude, de ses bras ballants à ses pieds dansants, mais ses yeux brûlent de questions, ces questions qu'Abigail préférait ignorer et auxquelles elle ne pouvait pas encore se résoudre à répondre.
— Je vais rester encore un peu, chuchote-t-elle en désignant le livre d'astronomie qu'elle consulte, faute de pouvoir regarder les étoiles dans le ciel couvert de nuages. Mais vas-y, si tu es fatiguée.
— On a fait quelque chose de mal ? Dis-moi, Abby, on a fait quelque chose de mal ?
Abigail se crispe, peut-être autant que son interlocutrice, figée devant elle, une grimace sur son visage pâli par l'embarras.
— Je peux tout entendre, tu sais, continue Adélaïde, et l'émotion fait trembler sa voix à ces mots. Tu t'es éloignée, ces dernières semaines. Tu ne nous parlais déjà pas beaucoup, mais c'est encore pire maintenant. On a fait quelque chose de mal ? J'ai fait quelque chose de mal ?
— Non, murmure Abigail après un temps de réflexion coupé par la respiration profonde d'Adélaïde. Tu n'as rien fait de mal. Vous n'avez rien fait de mal.
— Alors… Alors que se passe-t-il ?
En croisant de nouveau les yeux bleus de la petite fille, Abigail sent son ventre se serrer. Son silence, dans lequel d'ordinaire elle se complait tant, sa bulle protectrice, lui semble à cet instant peser bien lourd sur ses épaules. Dans sa poitrine, sa magie râle, lui coupe le souffle. Et son mutisme, l'indifférence que son visage affiche menacent de briser les derniers liens qui la rattachent avec Adélaïde, dont les yeux sont baissés vers le livre d'astronomie entre ses mains pétrifiées.
— Je crois que je comprends, mais je ne suis pas sûre, chuchote Adélaïde d'une voix minuscule. Je sais que tu as Ivy avec toi, et ton frère. Je crois que c'est important de ne pas être seul. Je- on te laissera tranquille, dans ce cas.
Et c'est mortifiée qu'Abigail la regarde s'éloigner.
oOo
Allongée dans son lit, dans l'obscurité toute relative qu'offre le dortoir, avec ses étoiles scintillantes et les braises dans la cheminée de fortune, Abigail réfléchit, incapable de trouver le sommeil. Le nez de son ourse en peluche lui chatouille la joue, la pluie et le vent hurlent dans ses oreilles. Le lendemain ne lui fait pas peur : elle sait que les regards des filles de Serdaigle vont changer, et au fond, elle s'en moque. Elle avait pensé, naïvement, avec une espèce de crainte, que lorsque viendrait le temps pour ses camarades de dortoir de lui poser les questions concernant ses disparitions et son éloignement, elle aurait ressenti ce même sentiment que lorsqu'Ivy la questionnait de son regard noisette : le besoin, viscéral, de se confier, mais ne pas parvenir à mettre des mots sur ses tourments. Pourtant, c'est tout l'inverse qui vient de se produire. Sa magie, ses cours avec le professeur O'Cuinn, les désillusions et le découragement, les douleurs qui surviennent parfois suite à ses essais de contrôler la tempête au fond de sa poitrine : elle ne souhaite pas les mettre au courant. Elle ne souhaite pas leur raconter les monticules de neige qu'elle retrouve de plus en plus souvent sur ses draps, ses parchemins parfois recouverts de minuscules arabesques gelées, ses plumes cassées par la morsure du froid, tout comme elle ne souhaite pas leur avouer qu'elle se sent sombrer dans les incompréhensions, la peur et le sentiment qu'elle ne remontera jamais à la surface.
Ce n'est pas la peur qui la tient éveillée, c'est la culpabilité. La culpabilité de ne ressentir finalement qu'une profonde indifférence, et même peut-être un peu de soulagement à la pensée que, le lendemain, après seulement deux mois et quelques semaines, le petit groupe soudé des filles de Serdaigle se scindera en deux, et que leurs liens, déjà si faibles, ne seraient qu'un souvenir.
Les messes basses, les regards, les rumeurs qui pourront circuler sur elle, elle s'en moque, conclut-elle en écrasant ses paupières, dans l'espoir de s'endormir.
Mais le souvenir du regard d'Adélaïde lui fait brutalement ouvrir les yeux, et dans un soupir si lourd qu'il laisse échapper une fumée blanche de ses lèvres, elle se tourne, son ourse serrée contre elle, et se recroqueville dans ses draps brodés d'étoiles de bronze.
Évidemment, si Abigail ne s'inquiète pas de la distance que prennent aussitôt les quatre filles de Serdaigle, Ivy et Will s'en chargent à sa place, chacun à leur façon. Will abandonne ses copains le temps de quelques repas pour venir lui tenir compagnie, les jours où elle ne s'installe pas à la table des Poufsouffle avec Ivy et Bony. Mais même dans l'immensité de la Grande Salle, où les discussions se perdent aussitôt qu'elles ont lieu, ils n'osent pas discuter librement de la progression d'Abigail avec leur professeur de Défenses, s'en chargent à demi-mots :
— Et alors euh, ça avance ?
— Toujours pareil.
— Mais tu vas voir Madame Pomfresh, quand c'est trop douloureux ?
— Oui.
Parfois, Will prend le temps de se promener avec Abigail, au milieu des tableaux, dans le parc de plus en plus austère avec l'installation de novembre. Ils parlent de tout et de rien, de leur père et leur petite sœur, leur vie moldue beaucoup plus aisée et paisible que celle qu'ils vivent dans le château, de l'actualité, via la Gazette que reçoit Charlie le matin – mais seulement les grands titres à sensation, comme le cambriolage dans une bijouterie sorcière sur le Chemin de Traverse français, ou encore la découverte d'un scone ensorcelé, laissé si longtemps dans un coin d'une cuisine qu'il en était devenu agressif. En général, Will prend un air compliqué, comme un adulte trop vite grandi.
— Tu sais, ce n'est pas la première fois que ce genre de chose arrive.
— Ah ? Tu veux dire que ça arrive souvent de retrouver des pâtisseries devenues méchantes avec le temps ? Une chance que papa soit moldu.
— Mais non, proteste Will en éclatant de rire, et l'ombre sérieuse de son visage disparait aussitôt. Je parlais du cambriolage, pas du vilain scone. Tu te rappelles, cet été, quand le papa de Charlie était en retard au Chemin de Traverse ? Paf. Encore une histoire de bijoux ensorcelés volés. Mais sais-tu que, par rapport aux moldus, les bijoux sorciers peuvent être dangereux ? Stephen m'a parlé d'un bracelet qui rendait fou tous ceux qui l'ont porté. Les gens arrêtaient de manger car ils étaient trop occupés à les nettoyer ou les regarder.
— Hum. Du coup, tu crois que Tolkien était un sorcier et qu'il s'en est inspiré ?
— C'est qui celui-là déjà ? grimace Will, ennuyé.
— L'auteur du Seigneur des Anneaux.
— Ah ! Oui, peut-être. Il m'a aussi parlé d'un collier tristement célèbre qui aurait tué tous ceux qui l'ont porté.
— 'Tristement célèbre', répète seulement Abigail d'une voix à demi moqueuse.
— Ses mots, pas les miens, se justifie Will en riant doucement.
— Je m'en suis doutée.
— C'est quand même injuste que dans toutes ces histoires, tu ne retiennes que ça.
Petit à petit, au fur et à mesure, leurs pas les mènent dans des couloirs insoupçonnés de Poudlard : des couloirs délaissés par les élèves, trop froids, trop vides ou au contraire trop désordonnés et remplis de meubles à demi brisés, mangés par l'humidité. A force de se perdre et d'explorer les couloirs vides, ils trouvent en un couloir du sixième étage constamment désert, par son impasse et l'inutilité des élèves de s'y promener, un endroit parfait pour profiter du silence, ou discuter sans craindre les oreilles indiscrètes. Un petit banc de marbre blanc installé près d'une colonne – dont ils soupçonnent vite la futilité par l'incongruité de son emplacement –, devant une grande fenêtre, devient rapidement leur endroit favori pour papoter.
Très vite, Abigail s'y rend même seule. Ces derniers temps, les douleurs qui fourmillent dans sa poitrine s'élargissent à son ventre, engourdissent parfois ses bras. Dans ces moments-là, elle n'a qu'une envie : se retrouver seule, dans le noir silence du couloir, là où les débordements de sa magie sont invisibles aux yeux des autres, et, par extension, inoffensifs. Parfois, elle souhaiterait amener Ivy dans ce couloir, lui montrer cet havre de paix dans la ruche qu'est Poudlard, et puis, à chaque fois, elle abandonne cette idée.
Elle n'a, de toute manière, pas le temps de trop y penser. Entre l'anniversaire de Will qui arrive à grands pas – elle a d'ailleurs abandonné l'idée de lui trouver un cadeau –, son apprentissage de la langue des signes grâce à Ivy, toujours patiente et enjouée, les soirées dans la salle de Défenses et les devoirs à rendre, elle ne sait plus où donner de la tête. Les jours avancent, se ressemblent, et sa morosité s'accentue au même titre que les nuages se forment dans le ciel et crachent la pluie ininterrompue depuis début novembre.
— Eh bien, Miss Swann, nous avançons.
Le sourire satisfait du professeur O'Cuinn s'élargit lorsque, à ces mots, Abigail le toise en haussant un sourcil aussi insolent qu'involontaire. Le vieux sorcier passe une main dans sa barbe, l'autre poing sur sa hanche, et embrasse du regard sa salle de classe saccagée : la plupart de ses murs sont recouverts d'une couche de gel si épaisse que les meubles semblent prisonniers d'un hiver éternel, et le sol est si glissant qu'il n'ose pas bouger de la place qu'il occupe. Autour d'eux, les flocons volent à leur guise, mais le froid ne parvient pas à attaquer la bonne humeur du professeur.
— Vous n'avez pas l'air satisfaite.
— J'ai du mal à comprendre en quoi nous avançons, avoue la fillette en écartant d'un geste de la main une boule éthérée venue voleter trop près de son visage.
Le soupir que le professeur essaye de lui cacher l'agace, mais il n'a pas l'air de s'en inquiéter, ou de même s'en apercevoir.
— Je vous le répète et vous le répèterai autant de fois qu'il le faudra pour vous en convaincre, Miss Swann, mais nous avançons. Vous avancez.
Le ton avec lequel il prononce ces mots ne fait qu'accroître la boule amère dans la gorge de la fillette. Depuis le temps qu'ils se voient, elle a compris que ses jolies phrases ne sont qu'un bel enrobage pour éviter de la décourager. Ce qu'elle croit, ce sont ses yeux, car ses yeux ne savent mentir, contrairement à sa bouche qui sourit alors même que rien ne prête à sourire. À ce moment-là, ses yeux sont las, mais sincères, et ce constat, loin d'encourager la fillette, écrase davantage ses espoirs, fait retomber ses épaules. Le regard à mi-chemin entre la colère et le découragement fait tristement sourire le professeur.
— Dois-je vous rappeler, Miss Swann, à quel point le travail que vous faites est difficile ? Canaliser sa magie, surtout quand vous en avez autant que vous, est une tâche des plus compliquée ! Vous avez l'impression de ne pas avancer, mais vous faites de gros progrès, à chaque fois.
Il se tait brusquement. Sa petite élève ne lève pas les yeux vers lui, comme il l'aurait espéré, mais son regard reste posé sur les étagères, les tables figées dans la glace. Le désespoir fait briller ses yeux pourtant secs, et c'est d'une voix presque brisée qu'elle chuchote :
— Alors est-ce que c'est normal que ça me fasse si mal, professeur ?
La surprise laisse le sorcier sans voix. Dans le silence feutré de la pièce, alourdi par les flocons qui volètent entre eux, Abigail baisse de nouveau les yeux pour ne pas avoir à croiser ceux de son professeur, de peur d'y trouver la confirmation de ce qu'elle craint, même si, finalement, son absence de réponse vaut tous les mots.
— Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit la première fois que vous êtes venue dans cette pièce pour bénéficier de mon aide ?
Abigail ne devine aucune trace de tristesse, ni de colère, encore moins d'agressivité dans sa voix : seulement une douceur, une compassion sans limites. Alors, seulement, elle lève la tête et croise le regard de son professeur, un regard brillant, presque suppliant.
— Je vais vous répondre aussi sincèrement que possible, Miss Swann : je ne sais pas. Je ne sais pas si vous êtes censée souffrir. Je ne sais pas. Tout ce que je sais, et je ne souhaite pas vous alarmer ou vous décourager, mais je considère que vous devez l'entendre, si toutefois vous ne le savez pas déjà… Ce que je sais, c'est que votre magie grandit, peut-être plus rapidement que vous, et cela pourrait expliquer… Partiellement vos douleurs. Mais je n'en sais rien. Et j'en suis désolé. Mais sachez que-
La fin de sa phrase meurt entre ses lèvres quand la porte s'ouvre dans un craquement sinistre : si la fillette se retourne en sursautant, la panique hurlant dans son corps, O'Cuinn ne bouge pas d'un pouce, l'étonnement à peine lisible sur ses traits.
Au seuil de la porte, la poignée cassée par le gel dans le poing, se tient un homme confus par la scène qui se déroule devant ses yeux. Il cligne des paupières, puis son regard passe de la fillette au professeur, du professeur à la poignée fracturée dans sa main, puis vers les deux individus figés dans l'immobilité de la salle de classe.
L'horreur étouffe Abigail alors qu'elle reconnaît ce grand homme aux lunettes trop grandes pour son visage, ces yeux verts et cet air rêveur - Stephen en était son portrait craché.
— Archibald ! salue le professeur O'Cuinn en ouvrant les bras, nullement perturbé par l'entrée de son visiteur ou l'état de la pièce. Quelle surprise de te voir ici. Miss Swann, nous avons la chance de recevoir la visite de M. Picadilly, l'archéomage le plus doué de notre époque.
Sa nonchalance donne envie de hurler à la fillette mortifiée au milieu d'un sol gelé. Peut-être que lui ne considère pas cette intrusion au mieux gênante, au pire catastrophique, mais elle la plonge dans un état désastreux de panique. M. Picadilly cligne des yeux, une moue ennuyée sur les lèvres.
— Ecoutez, je suis terriblement désolé de ce qu'il vient de se produire, bafouille-t-il. Je n'arrive visiblement pas au bon moment ?
Lui a bien remarqué que la petite fille tremble de tous ses membres, que ses poings remontés dans ses manches sont serrés, qu'elle semble prête à pleurer. Pire que tout, au regard qu'il lui lance, elle sait qu'il l'a reconnue. D'un mouvement maladroit, il sort sa baguette magique et répare la poignée. De son côté, le professeur O'Cuinn libère d'un coup de sa propre baguette les meubles de leur prison glacée, et se tourne vers Abigail, toujours pétrifiée :
— Miss Swann, je pense qu'il est temps pour vous de rejoindre votre frère à la Grande Salle et de l'aider à souffler ses bougies.
La fillette s'enfuit sans demander son reste, ni de quelle manière le professeur O'Cuinn s'est tenu au courant que Will fête son anniversaire avec ses amis ce soir-là.
— Je suis vraiment navré d'être arrivé à un moment aussi inopportun. Je pensais.. Que tu serais seul.
— Il n'y a pas de mal, Archibald. Mais tu aurais pu frapper, fait remarquer O'Cuinn avec un sourire doucement amusé.
— Je suis désolé, marmonne son interlocuteur en remontant nerveusement ses lunettes sur son nez. Que s'est-il passé ? Abby va bien ?
— J'ignorais que tu la connaissais, répond seulement O'Cuinn.
— Très mal. Je l'ai vue une fois. Son frère est un ami de mon fils.
Le professeur soupire, passe une main sur son menton, ennuyé. Voilà pourquoi son élève paraissait si effrayée. Sans doute avait-elle peur que les rumeurs commencent à circuler si le père de Stephen venait à raconter à son fils ce qu'il venait de voir.
— Il va falloir me promettre de garder ce dont tu viens d'être le témoin pour toi. J'aimerais que tu me promettes que ça ne s'ébruitera pas. Ne me pose pas de questions, je ne pourrai pas y répondre.
— Naturellement.
— Quant à Miss Swann… Elle ira bien.
Le temps qu'il emploie fait froncer les sourcils à son interlocuteur, mais il ne rebondit pas, referme simplement la porte. Aussitôt, l'épisode se clôt avec le battant de bois, et les visages des deux sorciers s'assombrissent.
— Pourquoi viens-tu me voir, Archibald ? Il s'est passé quelque chose ? J'imagine que oui, si tu te déplaces à Poudlard, c'est que c'est plus qu'urgent.
— Tu vois juste. Je n'ai plus beaucoup de temps, et j'ai besoin de toi.
— Que veux-tu dire, tu n'as plus beaucoup de temps ? demande O'Cuinn, soudainement très inquiet.
Mais le pauvre sourire que lui adresse son ami est tout sauf rassurant.
oOo
Ses pas ne la mènent pas tout de suite à la Grande Salle. Même si elle le voulait – et elle ne le veut pas –, elle ne pourrait pas s'y rendre. Son cœur bat trop vite, sa respiration est trop erratique, sa magie trop difficile à retenir. Elle ne veut pas – ne peut pas – risquer de s'y rendre, alors elle profite du vide des couloirs pour courir au couloir du sixième étage et s'effondrer sur le petit banc de marbre. Là, protégée par l'obscurité et le silence, elle cherche à reprendre son souffle, à calmer les battements trop rapides dans sa poitrine, mais n'y parvient pas. Ses bras s'enroulent autour de son corps alors qu'elle essaye désespérément de repousser sa magie qui cogne contre ses côtes, les brutalise pour trouver le moyen de s'échapper. La douleur est telle que la fillette se sent perdre le contrôle de ses larmes, qui coulent et gèlent sur ses joues.
— Laisse-moi, laisse-moi tranquille, halète-t-elle, le menton contre sa clavicule.
Mais sa magie tempête toujours plus fort. La tentation de la laisser s'enfuir est tentante, lui titille le bout des doigts, mais elle ignore ce qu'il adviendra du couloir si elle se laisse aller, alors elle préfère essayer d'enfermer, d'endiguer tout ce qui hurle en elle.
oOo
Depuis ce matin-là, Will ne tient pas en place, et pour cause : ce jour-là, il fête ses treize ans.
Son petit côté superstitieux, qu'il refuse d'admettre, lui chuchote que ce chiffre-ci, il n'en est pas très content, même s'il doit bien y passer, et que son amour des anniversaires est plus fort que ces stupides croyances.
L'attente du repas du soir est interminable, d'autant plus qu'Abby lui a promis de venir s'installer à la table des Gryffondor pour l'occasion, elle qui déteste les anniversaires autant que lui les aime. La patience déjà bien fine du jeune garçon disparait dès les premières minutes du premier cours, mais, comme diraient Charlie et Stephen, Will a le don d'alléger les cœurs d'un simple coup de son enthousiasme, et même le professeur McGonagall lui souhaite un bon anniversaire quand il passe la porte après un cours aux résultats particulièrement catastrophiques.
Pourtant, aussi longue que puisse paraître la journée, Will rayonne de bonheur : plusieurs personnes de leur classe viennent lui souhaiter un bon anniversaire. Même son cousin Avalon, d'un an plus âgé et réparti chez les Serpentard. Le voir arriver vers lui, tout sourire, et lui souhaiter bon anniversaire en lui tapotant gentiment l'épaule, en laissant d'un geste les querelles d'adultes qu'ils n'étaient pas encore en âge de comprendre mais qui les avaient quand même éloignés, lui réchauffe le cœur.
Même le père de Stephen leur fait la surprise de passer à Poudlard, évidemment pour des affaires professionnelles, mais il ne pouvait pas passer sans leur dire bonjour et souhaiter au roi de la journée un bon anniversaire, leur dit-il avec un clin d'œil maladroit. Will apprécie sa présence, même furtive. Il apprécie cet homme trop grand et trop rêveur qui lui rappelle un peu son père. Malgré les échanges réguliers avec Stamford, Ian lui manque, et avec lui toute la douceur et la nostalgie de son enfance, les pâtisseries et ce qu'il appelle avec beaucoup de tendresse « la maison ».
Maintenant que l'heure du dîner est enfin arrivée, Will tourne la tête dans tous les sens pour essayer d'apercevoir sa petite sœur, qu'il attend avec impatience, puis soudainement avec inquiétude, quand il se rend compte qu'elle n'est nulle part, et que le professeur O'Cuinn n'est pas non plus à la table des professeurs. Abby n'est pas du genre à se débiner, quand elle fait une promesse, à moins qu'un imprévu surgisse, et Will ne peut s'empêcher de penser au pire, en termes d'imprévus.
Pourtant, il se laisse porter par la petite fête improvisée, mange avec appétit les petits plats disposés sur la table, papote gaiment avec Charlie, Stephen et les quelques Gryffondor près d'eux.
Mais au moment de découper le gâteau gigantesque dédié au jeune garçon, il doute. Son geste se suspend dans l'air au même instant qu'un frisson lui remonte le long de la colonne vertébrale. Charlie et Stephen se jettent un coup d'oeil inquiet.
— Will ?
L'interpellé, le couteau toujours en l'air, figé dans son dernier mouvement, le regarde à peine.
— Will tu n'as pas l'air dans ton assiette, que se passe-t-il ?
La voix de Charlie semble réveiller tout à coup le jeune garçon, mais la lueur inquiète de son regard continue de briller.
— Je… Je ne sais pas. J'ai l'impression que quelque chose ne va pas. Abby… Abby n'est pas du genre à promettre quelque chose et à se débiner. Et elle… Elle… ne va pas très bien, vous savez ?
— Oh, elle est malade ? demande Charlie, une petite moue désolée sur le visage.
— Quoi ? Non ! Enfin, je veux dire…, ajoute-t-il plus doucement en croisant le regard étonné de Charlie à son éclat de voix. Oh, je ne sais pas, mais elle m'inquiète. Et j'ai peur que quelque chose se soit passé, si elle n'est pas là.
— Tu sais où elle pourrait être ? demande doucement Stephen.
— J'ai une petite idée, oui.
— Alors va la chercher. Ça te rassurera. Tu veux qu'on vienne avec toi ?
— Oh, non, pas besoin, merci beaucoup… Vérifiez plutôt que personne ne mange de mon beau gâteau !
Le premier réflexe de Will – l'infirmerie – se voit soldé d'un échec. Le jeune garçon doit, en plus de gérer la frustration de n'avoir pas vu juste du premier coup, rassurer Madame Pomfresh, qui s'inquiète aussitôt de l'état de la petite élève disparue. Après une dizaine de minutes d'excuses et de promesses de la retrouver au plus vite, Will s'échappe de son antre en soupirant profondément.
Abigail n'est pas non plus à observer les étoiles dans la cour de métamorphose, mais soudain, Will sait où elle se trouve, et râle entre ses dents de ne pas y avoir pensé plus tôt, tout en courant à demi vers leur couloir du sixième étage. Il sait qu'il a vu juste quand une sensation de froid lui serre les entrailles et le fait tressaillir tout entier.
— Abby ?
Dans l'obscurité, il entend un hoquet, puis le silence, un reniflement, puis, de nouveau, le silence. Un soupir aussi long que silencieux lui échappe, alors que ses yeux penauds se posent sur le sol glacé devant lui.
— Abby ? répète d'une voix incertaine. C'est moi.
Le silence qui suit cette annonce le fait grimacer de honte, et c'est timidement qu'il ajoute :
— Enfin, c'est moi. Will. Ton frère.
D'abord, il n'entend rien, puis la silhouette noire s'agite, sans bruit d'abord, puis lâche une exclamation moqueuse.
— Merci de ta précision, mais je sais reconnaître ta voix.
Il rit d'abord de sa bêtise, s'approche, et remarque alors les cercles gelés aux pieds de sa petite sœur, les marques glacées sur le mur dans son dos, les flocons qui volent entre ses doigts figés. Une tristesse sourde lui serre le cœur, et, lentement, en vérifiant les mouvements qu'Abigail pourrait faire pour lui signifier qu'elle refuse sa présence, il s'avance. Elle ne le regarde pas, n'essaye pas non plus de le chasser. Quand il s'assoit à ses côtés, elle ne tourne qu'à peine la tête, les lèvres pincées, le visage fantomatique à la faible lueur du couloir.
— Je commençais à m'inquiéter de ne pas te voir descendre, chuchote-t-il. Quelque chose ne va pas, Abby, tu veux qu'on en parle ? Tu n'es pas obligée, tu sais. Mais si je peux t'aider, je le ferai.
Elle ne répond pas tout de suite, plongée dans une douloureuse réflexion. Will attrape doucement un flocon qui vole vers lui et le fait tournoyer entre ses paumes ouvertes. Alors elle lui raconte, les yeux baissés, joue avec ses doigts dans lesquels des flocons duveteux dansent. Elle se heurte aux mots, hésite et bégaye :
— Je… J'étais avec O'Cuinn.
— Oh. Ça se passait bien ? demande gentiment Will, quand bien même il redoute la réponse.
— Pas trop, non.
— Ah.
— Et, un moment, quelqu'un est entré sans frapper.
La voix de la fillette flanche. Son regard est attiré par ses mains pâles, et, malgré son visage fermé, Will aperçoit son frisson d'horreur lui secouer les épaules.
— C'était le papa de ton copain Stephen.
Une lueur stupéfaite passe dans les yeux de Will, avant qu'il ne murmure :
— Tu en es sûre ?
— Certaine. Et… je pense qu'il m'a reconnue.
Lorsqu'elle s'arrête, incertaine, le silence que Will préfère laisser planer écrase l'air trop lourd autour d'eux.
— Ne t'en fais pas, Abbynette, chuchote-t-il finalement, avec beaucoup de douceur. O'Cuinn lui aura certainement fait promettre de ne rien dire.
— Kat te fait promettre de ne rien dire, quand elle te dit des secrets, et ça ne t'empêche pas de les répéter.
— Ah euh, moui, marmonne-t-il dans une grimace embarrassée. Pas tous, quand même. Et je pense euh, que le papa de Stephen garde peut-être mieux les secrets que moi, tu sais. C'est un adulte, ajoute-t-il en haussant les épaules, en réponse au coup d'œil hésitant d'Abigail. Si tu veux je lui écrirai une lettre où je lui demande de ne rien dire.
— Non, je ne préfère pas, marmonne Abigail d'une petite voix pensive.
— Tu pourras me redemander plus tard, si tu changes d'avis, alors.
Elle hoche lentement la tête, sans rien dire. Will sourit doucement, se gratte la tête et roule des épaules, dans le maigre espoir de se réchauffer. Abigail a l'air si perdue qu'il se sent bien impuissant à la rassurer. Alors, d'un ton qu'il essaye d'alléger, il propose :
— Un peu de gâteau, ça te dit ? J'ai demandé à Charlie et Stephen de nous en garder.
Il sait qu'il a gagné : elle lève les yeux vers lui, incertaine d'abord, puis hoche la tête, penaude.
— Je t'avais promis.
— Je sais bien que tu ne reviens pas sur tes promesses, la rassure Will avec un doux sourire.
— J'espère qu'il y a de la crème ?
— Plus que tu n'en as jamais vu de ta vie.
— Même avec papa ?
— Même avec papa.
— Laisse-moi un peu de temps, murmure-t-elle en désignant ses mains encore couvertes de flocons. Et j'arrive.
C'est ainsi que novembre s'achève. Les premiers jours de Décembre sont paisibles. La fatigue à l'approche des vacances se fait ressentir, et même les professeurs s'adoucissent. Poudlard revêt ses plus belles décorations, et de gigantesques sapins brillants sont apportés par Hagrid depuis la forêt.
Abigail et Ivy passent toujours plus de temps ensemble, dans un petit coin de la cour de métamorphose, que les élèves ont déserté depuis les premiers coups de froid. Ivy lui enseigne toujours avec patience les rudiments de la langue des signes, qu'elle commence doucement à comprendre, ou du moins les phrases les plus simples. Souvent, Bony se joint à elles. Et chaque soir, en rentrant à la salle commune, Abigail aperçoit du coin de l'œil les filles de son dortoir l'ignorer.
Ce soir-là, elle est allongée sur son lit, son ourse serrée contre elle, et elle écoute les respirations paisibles de ses camarades, le cœur lourd. Les étoiles peintes au plafond se sont elles aussi endormies, scintillent d'une lumière suffisamment forte pour se détacher du bois sombre, trop faible pour que la fillette aperçoive chacun de leurs détails. Ses pensées sont, de toutes manières, bien loin de son lit dans la tour des Serdaigle, bien loin du vent qui frappe les carreaux, bien loin de l'odeur de bois et du feu qui brûle dans la cheminée : elles flottent vers Stamford, vers sa petite chambre bleue, elle imagine les brioches à la cannelle que son père pâtisse dès les premiers jours de décembre, la douceur des plaids qu'il aura sortis pour les soirées télé avec Katie.
Encore quelques jours, et elle serait en route pour les retrouver, songe-t-elle en serrant plus fort la peluche dans ses bras, et, en fermant les paupières, elle accueille le sommeil à bras ouverts, emmitouflée dans les couvertures.
Un bruit aussi doux qu'une bulle de savon éclatant dans l'air la réveille. D'abord confuse, elle cligne des yeux, persuadée d'avoir rêvé. Puis, très doucement, une clochette tinte dans l'air, suivie d'une multitude de sons, qui se mélangent, et se transforment bientôt en une mélodie, la plus belle mélodie qu'Abigail ait jamais entendue. Une mélodie si apaisante qu'elle ressent aussitôt une irrépressible envie d'en connaître la provenance. Alors elle écarte les draps très lentement et entrouvre ses baldaquins avec beaucoup de précaution, mais il n'y a aucun mouvement dans le dortoir. C'est lorsque la mélodie s'intensifie en une délicieuse cacophonie que son regard se bloque sur la fenêtre, derrière laquelle elle aperçoit des dizaines de flocons voler – il neigeait.
Son cœur s'affole tant qu'elle se sent trembler, mais ça n'a aucune importance – sans se soucier une seconde des arabesques glacées qui se dessinent sous chacun de ses pas, elle s'élance sans bruit à la fenêtre et s'assoit sur le rebord, le nez collé à la vitre.
Une curieuse sensation s'empare de son corps, détend lentement ses muscles, délie sa gorge étouffée par les angoisses du quotidien. Le dortoir et ses habitantes s'effacent peu à peu, mais elle n'est pas seule, pas vraiment. Les flocons tombant près de la fenêtre y semblent irrémédiablement attirés. Ils volettent vers elle, ralentissent à sa présence, puis s'écrasent sur le toit dans des sons chaque fois différents – c'est de là que provient la mélodie. Abigail ramène ses genoux contre sa poitrine, et laisse son regard vagabonder sur les perles blanches, au dehors, l'esprit apaisé. Elle n'a plus qu'une seule hâte – sortir, et sentir le vent chargé de neige sur son visage. L'hiver est revenu – enfin.
oOo
Ivy n'a pas vraiment compris l'engouement d'Abigail pour travailler la Langue des Signes en plein milieu de la cour de métamorphose, le matin suivant les premières neiges, mais elle accepte quand même de bon cœur. A peine protégées par une colonne de pierre, elles travaillent en silence – les élèves ayant préféré débuter leur week-end au chaud dans leurs salles communes –, jusqu'à ce que des pas précipités les déconcentrent : Will, les cheveux ébouriffés, les yeux rouges, l'air horrifié, débarque devant elles. Son écharpe entoure mal son cou, et sa chemise débraillée prouve à quel point il s'est habillé à la va-vite. La panique dans sa respiration alerte aussitôt les deux fillettes. Charlie, derrière lui, est aussi pâle qu'un fantôme et ne dit rien, le souffle court de l'avoir suivi en courant.
— Je… Je t'ai cherchée partout, halète Will. J'aurais… J'aurais dû me douter que tu serais ici avec la neige, et je…
Il se tait, les larmes aux yeux, déplie un exemplaire de la Gazette du Sorcier, et le tend aux deux filles d'une main tremblante.
— Ils… Ils sont venus chercher Stephen ce matin, on n'a pas su pourquoi tout de suite, explique-t-il, un sanglot dans la voix. Mais… Je… Je suis désolé, j'avais… j'avais besoin de te voir. J'avais besoin de te le dire. Imagine… Imagine ce qu'il peut vivre maintenant. Imagine ça aurait été papa.
Et il se met à pleurer pour de bon. Ivy se lève aussitôt et s'approche timidement pour lui caresser doucement le bras.
Abigail lance un regard inquiet et perdu à Charlie, qui déglutit et murmure en pointant du doigt un petit encadré sur la première page :
— Là.
Confuse et terrifiée, Abigail suit son doigt du regard, et sent ses cheveux se dresser sur sa nuque en lisant le titre d'une froideur glaçante :
Archibald Picadilly, archéomage aux nombreuses découvertes majeures, retrouvé décédé près de son domicile. Les Aurors envisagent la piste criminelle. A lire en page 2.
Merci d'avoir pris le temps de lire ce chapitre !
J'ai trois petites choses à vous dire suivant ce chapitre.
La première, c'est que le chapitre 5 est en court d'écriture. Il sera découpé en deux parties car il est plus long que prévu, mais ces longueurs sont nécessaires à l'histoire, et aussi parce qu'il y a encore de nouveaux personnages et que je préfère prendre mon temps pour les présenter et les faire vivre, sinon on ne s'en sortira pas. J'espère pouvoir le sortir avant la mi-avril.
La deuxième, et je n'aime pas dire ça, c'est que j'ai mine de rien beaucoup de lecture par chapitre, et très peu de retours. Je sais que ce n'est pas évident de laisser un retour, qu'on se dit que l'auteurice ne sera satisfait.e si on ne commente pas ligne par ligne voire mot par mot, qu'on n'a pas toujours la tête à ça et qu'on se dit qu'on a oublié des détails du chapitre et que du coup notre commentaire est inutile. En fait, vos reviews ne seront jamais inutiles, elles nous aident, pauvres petit.e.s auteurices, à garder le moral et à garder la motivation et l'envie d'écrire. Je veux dire, si je publie ici c'est pour pouvoir papoter avec vous, de pouvoir savoir ce qui vous a donné envie de continuer à lire, de savoir ce qui vous a plu ou ce qui vous a étonné.e.s, fâché.e.s, etc. Un seul petit bonjour et un signe que vous avez passé un bon moment à lire, ça donne un sourire béat pendant toute une journée, vraiment. Surtout en ces temps difficiles, on a .s besoin de soleil et pas seulement au sens littéral du terme. Merci d'être venu.e.s à mon Ted Talk.
La troisième, c'est, si comme moi vous avez du mal à calmer les angoisses et que vous avez l'impression qu'on ne s'en sortira jamais, promis, on s'en sortira! On est là pour se serrer les coudes. Gardez espoir!
Et prenez grand soin de vous (physiquement et moralement), de vos proches.
A bientôt!
Apple
