Hola !~
J'espère sincèrement que vous allez bien. Ici, on vient d'avoir une averse orageuse hardcore et le soleil et les oiseaux sont revenus, c'est déroutant, héhé.
Me voilà donc à la veille du début du déconfinement (courage à tout le monde, vraiment) pour vous apporter du soleil et de la bonne humeur !
Ça, c'est ce que j'aurais aimé pouvoir vous dire haha.
Plus sérieusement, ce chapitre devient incontrôlable et je suis désolée de sa longueur, tellement désolée que j'ai décidé de couper en trois parties. Pour une fois que je donne la parole à Ian, il veut plus la rendre aux autres, tiens. Mais Apple, me direz-vous, c'est toi qui contrôles tes personnages ! Ahah. Ahahah.
Je m'étais promis d'attendre d'avoir terminé la partie 3 pour vous donner les deux parties d'un seul coup, mais étant donné que j'ai déjà bien avancé et que je me suis promis de terminer pour mon anniversaire dans neuf jours, allez, je peux m'autoriser à poster ce soir huhu.
Je dois avouer que ce chapitre n'était pas très évident à écrire, car il aborde des sujets qui sont un peu délicats, et que certains propos sont un peu durs (notamment sur la gestion du deuil et de la relation à la famille). J'ose espérer quand même qu'il vous plaira ! Je suis un peu inquiète de vos réactions, je crois.
Avant de vous lâcher dans la nature, merci à toutes les personnes qui ont pris le temps de lire et aussi celles qui ont pris le temps de laisser un petit mot, vous êtes des rayons de soleil !
Bonne lecture, et moi je vais me mordre les doigts en attendant de savoir si ça vous a plu ou pas haha (et oui, vous avez bien lu, cette partie de chapitre se déroule sur une seule journée je- ça me fatigue xD)
Réponse aux reviews anonymes :
Merci beaucoup Une Lectrice ! Ça fait tellement plaisir de recevoir ce genre de commentaire, je suis ravie si le début de cette réécriture te plaît, et j'espère que ça continuera dans ce sens ! :)
Chapitre 5 — Noël sous la Tempête
Partie 2 – 24 décembre 1985
S'il lui est moins étrange de concevoir comment les gens s'attachent les uns aux autres, elle ne parvient pas à saisir le pourquoi.
Elle a beau tourner le problème dans tous les sens, il lui reste encore trop abscons pour qu'elle trouve une explication, ou même qu'elle effleure un début de réponse.
Plus que l'attachement lui-même, c'est le manque qui en découle qu'elle trouve vicieux, à la limite du malsain, et virant méchamment au cruel.
Pourtant, et c'est peut-être là le cœur de sa tourmente, elle se sait attachée à beaucoup de choses, et, à son grand malheur, à beaucoup de monde. Son père, Will, Katie – malgré l'embarras certain entre elles –, ce qu'elle appelle 'la maison', son ourse en peluche, Ivy.
Ivy.
A cet instant précis, Ivy lui manque.
Ce constat, aussi simple que glaçant, l'effraie. Toute à sa mauvaise humeur, elle se débarrasse de son t-shirt de pyjama qu'elle plie pour le poser délicatement sur une chaise, et entre dans la douche en tirant le rideau aux couleurs passées par les nombreux lavages. C'est d'un réflexe agacé qu'elle ouvre le robinet d'eau froide sans jeter même un coup d'œil intéressé ou envieux à celui de l'eau chaude – autant la laisser aux autres, puisqu'elle n'est pas en mesure de ressentir la moindre chaleur.
Les premières gouttes d'eau touchent à peine sa peau nue et blafarde qu'elles se transforment en neige fondue et glissent le long de son corps pour atteindre le bac de douche dans un bruit de chute mou. Elle n'y fait pas attention — ce phénomène-là ne l'inquiète plus, et à cet instant précis, elle ne songe pas aux canalisations de sa grand-mère.
Elle pense à Poudlard, où elle avait vu Ivy pour la dernière fois avant sa disparition soudaine, une semaine avant les vacances. Ivy avait littéralement disparu. Personne ne l'avait vue partir, ni ses camarades, ni Autumn, qui avait dû faire équipe avec Bony et Abigail pour les derniers cours. Personne ne savait où elle se trouvait, et pourtant, le professeur Chourave et le professeur McGonagall, qu'Abigail avait osé déranger dans un couloir pendant la pause pour leur faire part de ses inquiétudes, lui avaient seulement répondu que la fillette allait bien mais devait manquer la classe.
Abigail ferme les yeux et serre les paupières pour essayer d'oublier le sourire indulgent du professeur Chourave autant que la lueur presque attendrie dans le regard du professeur McGonagall, sur son visage pourtant effrayant de sévérité et d'indifférence.
C'est peut-être à ce moment-là qu'elle s'est rendu compte qu'elle est attachée à Ivy. Pire, que son absence a un arrière-goût amer du manque. Abigail n'aime pas cette pensée-là, elle ne l'aime pas du tout. Pour l'avoir expérimenté quelquefois, pour avoir vu ses frère et sœur – et parfois son père, malgré ses tentatives de s'en cacher – le vivre, elle sait que le manque fait mal, parfois vraiment très mal. Et ce manque, ou plutôt cette douleur qui en résulte, lui fait peur. Elle sait que ses douleurs aux mains passent toujours, que la gêne dans sa poitrine s'estompe au bout de quelques minutes suivant sa posture. Mais le manque ? Elle préfèrerait ravaler tout son attachement et rester indifférente à tout, quitte à ne plus rien ressentir, et surtout pas ce vide affreux au fond de sa poitrine qui s'ouvre comme un gouffre et avale tout. Car ce vide-là, elle n'est pas sûre de quand il va se résorber. S'il va se résorber.
Le gel prend racine dans un joint grignoté par l'humidité et grimpe le long du mur comme une branche laissant éclore ses bourgeons. Abigail la suit du regard sans la voir. Voilà trois semaines qu'Archibald Picadilly, archéomage aux découvertes souvent majeures des dix dernières années et professeur éminent de l'Université Magique de Londres – la fillette s'est renseignée avec Ivy après la funeste annonce dans la Gazette –, a tragiquement disparu, et le même temps qu'O'Cuinn délaisse sa petite élève.
Au fond, elle ne lui en veut pas — si Archibald Picadilly est venu voir le professeur quelques jours avant de mourir, O'Cuinn doit avoir affaire, d'une façon ou d'une autre, à l'histoire – du moins c'est ce que Will et elle en ont conclu après une longue discussion dans le couloir du sixième étage. Le professeur doit lui aussi crouler sous les occupations, et c'est de ce fait normal qu'il ait préféré annuler leurs entrevues, les derniers jours avant les vacances.
Elle a beau se répéter ce discours encore et encore, elle ne parvient pas à faire taire la petite voix qui lui souffle que rien n'ira en s'arrangeant, et le frisson qui la secoue brutalement dans la cabine de douche de sa grand-mère n'a rien à voir avec les glaçons à demi fondus qui coulent le long de sa peau.
Un son étouffé par le bruit de l'eau brise le fil de ses réflexions — on frappe prudemment à la porte. A l'incertitude des petites tapes, la fillette sait que ce ne peut être ni son père, ni son frère – encore moins Katie qui n'a pas froid aux yeux quand vient son tour de réclamer la salle de bains, peu importe son occupant.
— Abigail ? Tu as bientôt terminé ?
La voix de sa grand-mère se veut détachée – en tout cas suffisamment douce pour ne pas paraître impatiente –, pourtant, quand Abigail éteint le robinet pour répondre sans trop élever la voix, elle entend clairement le grognement exaspéré de son père :
— Mais enfin, elle vient de commencer. Qu'y a-t-il de si urgent pour que tu la déranges cinq minutes seulement après qu'elle est entrée là-dedans ?
— Il me faut mes pinces.
— Tes- Pardon ? Tes pinces ? Tu ne peux pas attendre dix minutes le temps qu'Abby se lave pour te coiffer ?
— Figure-toi que nous avons beaucoup de choses à préparer avant que ta sœur et les cousins arrivent.
— D'accord, mais enfin tu peux attendre dix minutes qu'elle soit sortie, bon sang.
— C'était seulement une question, j'ai encore le droit d'en poser, que je sache.
L'eau qu'Abigail fait couler de nouveau étouffe la dispute et l'empêche d'entendre la réponse que son père réserve à sa grand-mère. C'est avec un soupir dont elle n'a qu'à peine conscience qu'elle attrape le savon.
Un détail attire soudainement son attention, un détail qu'elle n'avait jamais remarqué auparavant. Sur son avant-bras, là, depuis ses poignets à son coude, serpentent veines et artères, d'un bleu trop clair sous sa peau pâle comme la neige.
Son geste se fige dans l'air, ses yeux suivent le chemin de ces fils bleus. Alors que le clapotement de la neige mouillée continue à ses pieds, la petite flaque de lassitude dans sa poitrine, qui ne la quitte pas depuis leur arrivée à Carlisle, s'étale et se transforme en mare, dans laquelle le monstre d'angoisses et de tristesse boit sans vergogne, au fond de son cœur.
oOo
— Attends, ma puce, ne prends pas ce couteau, il coupe vraiment très fort.
— Oh, mais ne t'inquiète pas, mamie, j'ai l'habitude, à la maison.
Sentant le reproche arriver, Ian lève les yeux et les pose sur sa mère avec défi – et peut-être une pointe d'insolence ravie – : Prudence lui lance, depuis le plan de travail où Katie attend patiemment son couteau, un regard désapprobateur, celui qu'il connaît par cœur, qui fait froncer les sourcils de sa mère, et plisser ses lèvres.
Ian, depuis la table où il découpe consciencieusement des légumes sous la coordination silencieuse d'Abigail, lui adresse un sourire aussi tordu qu'effronté, ravi de la réponse assurée de la petite fille. Le visage de Prudence s'assombrit, puis elle se tourne vers Katie et lui caresse doucement la joue, jouant la carte de l'étonnement.
— Ah, vraiment ? Mais c'est dangereux pour toi, ma chérie.
— Ah ? répond Katie, et Ian jubile de son ton peu convaincu. Pourtant il faut juste faire attention et le tenir comme ça… tu peux me le donner ? Je peux te montrer, je m'entraîne avec papa.
— Je ne préfère pas, chérie. Si tu veux bien, je préfère le faire, ou bien Will.
Et, ignorant les réclamations bruyantes de la fillette, elle laisse place au jeune garçon et lui tend le couteau. Will, pourtant occupé à sortir les couverts, laisse les assiettes et accepte l'outil sans trop comprendre, pendant que Prudence se détourne pour chercher les oignons et l'échalote qu'ils ont décidé de faire revenir dans la poêle qu'ils ont mise à chauffer. Peu habitué à tenir ce genre d'ustensile, il le soupèse prudemment, avant de jeter un coup d'œil prudent à sa petite sœur — ses yeux émeraude sont furieux, ses sourcils froncés, et le rouge lui monte aux joues.
Sa moue mécontente n'échappe pas à sa grand-mère qui lui caresse les cheveux avant de se faire brusquement rabrouer par le mouvement de recul de la fillette.
— Oh, chérie, il n'y a vraiment aucune raison de bouder.
— Oh, penses-tu ? réplique Ian très calmement, sans lever les yeux de la pomme de terre qu'il épluche. Je trouve au contraire qu'il y a toutes les raisons du monde de bouder. Par exemple, pourquoi t'échines-tu à lui demander son consentement quand tu sais pertinemment que tu ne le respecteras pas ? Pour ensuite lui reprocher d'exprimer sa frustration de ne pas être écoutée ?
Cette fois, il lève la tête et croise le regard ahuri de sa mère qui hausse finalement les sourcils dans une expression de surprise hébétée. En passant près de Will pour déposer ses légumes sur la planche de bois que Katie a sortie, elle lui sourit et lui caresse le dos avec tendresse. Le jeune garçon, gêné par l'échange, lui répond timidement, toujours un peu embêté par la fureur qui émane de sa petite sœur, partiellement calmée par son père. Celui-ci lui adresse finalement un clin d'œil complice, et elle se met à glousser, rassurant ainsi son frère.
Prudence reste un instant muette, se lave les mains pendant que Will pose le couteau sur le plan de travail et aide Katie à éplucher les échalotes – 'regarde, comme ça c'est plus facile, papa m'a montré. Vous n'avez pas de cours de cuisine à Poudlard ou quoi ?'. Ian sait qu'elle rumine ses paroles, attend le bon moment pour lui répondre d'une pique assassine ou d'une réplique qui le fera taire, ou, au mieux, passer pour un imbécile.
— Mais enfin, tu ne peux quand même pas tout leur laisser passer quand ils se mettent à bouder, Ian, reprend finalement Prudence avec impatience.
— Ce n'était pas du tout mon propos, soupire-t-il exagérément fort. Mais Kat te dit qu'elle sait se servir de ce truc-là en faisant attention, ne peux-tu pas la croire, et, au pire, la surveiller ?
Et avant que Prudence ne puisse répondre, Will sourit malicieusement à sa petite sœur :
— Peut-être que tu peux m'apprendre, Kat ? Moi je ne sais pas faire. Mamie, tu peux faire avec nous, peut-être ?
— Bien sûr mes chéris.
Ian les observe un instant, attarde son regard sur ses enfants concentrés. Will suit les directives aussi précises qu'impatientes de faire à sa place de Katie. Un sourire attendri étire ses lèvres en voyant l'air impressionné de son aîné, mais il fane bien vite quand ses yeux se posent sur sa mère qui cajole ses petits-enfants à grand renforts de caresses, tout en gardant un discours moralisateur qui fait gronder la colère dans sa gorge.
— Papa, regarde ce que tu fais, s'il te plait.
Surpris, Ian se tourne vers Abigail, dont la voix claque froidement à côté de lui. La fillette lui indique d'un hochement de menton sa main, vers laquelle il baisse les yeux, et rapidement, il éloigne ses doigts que son épluche-légumes – d'une qualité plus que douteuse et d'une vétusté notoire – s'apprête à couper.
— Merci, murmure-t-il doucement.
Le petit hochement de tête qu'il obtient en réponse le fait sourire, alors que, cette fois, Will accepte de céder sa place à Katie sous l'œil peu ravi de Prudence. La fillette se met à découper à toute vitesse, avec précision et assurance. À côté d'elle, Will, gêné par les larmes qui lui piquent les yeux, papillonne des paupières sans grâce.
— Tu sais pourquoi les oignons font pleurer ? Papa me l'a expliqué la dernière fois, c'est parce que les oignons stockent le soufre de la terre, et quand on le coupe, on déchire les cellules et y a un truc qui entre en contact avec un autre truc, et ça fait du gaz qui fait pleurer, pas vrai papa ? Pour éviter ça il faut… Non, pas dans les yeux, tes doigts, ça va être encore pire !
oOo
Chaque minute qui passe le crispe un peu plus.
Le repas est prêt depuis déjà trop longtemps, le sentiment d'attente devient pénible. Même Prudence, qui refuse de déjeuner, arguant que Coleen et sa famille ne devraient pas tarder à arriver, commence à s'impatienter, tourne en rond dans sa maison trop grande pour elle, essaye de tromper l'ennui en regardant ses petits-enfants jouer aux petits chevaux sur un plateau de bois mangé par les années et l'humidité, pour finalement demander à son fils de la suivre à la cave.
Y sont entreposées des bouteilles de vins par caisses de quatre, six ou huit, dans un joyeux bazar. Ian soupire, marmonne qu'il n'a pas le temps ni l'envie de voir ça, et surtout pas d'en ramener chez lui. C'est comme un voleur qu'il s'échappe de la vigilance de sa mère et remonte au salon pour se réfugier avec ses enfants.
Un sourire lui chatouille les lèvres dès qu'il pose les yeux sur eux, et le soulagement ronronne dans sa poitrine. Il les trouve beaux, tous les trois penchés sur le plateau. Il les trouve drôles, quand Will imite le hennissement d'un cheval en le faisant avancer, quand Katie rit à gorge déployée de sa bêtise et quand Abigail garde son air trop concentré en esquissant toutefois une espèce de sourire trop faible pour être considéré comme tel. Il les trouve rayonnants, quand ils se tournent tous les trois vers lui en sentant sa présence et l'invitent avec plaisir à les rejoindre.
Eux seuls peuvent réchauffer son cœur et lui rendre ses couleurs, entre ces murs gris.
C'est avec plaisir qu'il accepte les chevaux jaunes, s'amusant du fait que Will et Abigail ont gardé les couleurs de leurs maisons de Poudlard, et que Katie lui réplique qu'elle n'a choisi que sa couleur préférée, et qu'elle se moque bien de la maison dans laquelle elle sera elle-même envoyée.
Ian se prend rapidement au jeu, même si lui-même le déteste et se souvient des heures atroces qu'il a passées avec sa sœur et ses parents à jouer, les dimanches pluvieux. Mais, à cet instant, tout, surtout si ce tout implique ses enfants, lui semble plus raisonnable que de rester à observer la pièce où les souvenirs sont trop écrasants – là, les photos de vacances de son enfance, ici les tableaux qu'il connaît par cœur et que sa mère n'a jamais daigné bouger ou enlever.
— J'ai faim, papa.
La plainte de Katie, qu'elle agrémente d'une grimace entendue, fait soupirer lentement Ian. Il hausse lentement les épaules, impuissant, joue avec son petit cheval de bois jaune sans trouver une réponse qu'il juge satisfaisante. Sa moue ennuyée fait soupirer sa benjamine. Elle rejette la tête en arrière en gémissant, arrachant à Abigail un froncement de sourcils et à Will un petit rire attendri.
— Les cousins devraient arriver bientôt, lui dit-il tout doucement.
— C'est ce que tu m'as dit il y a une heure, proteste sa petite sœur en massant son estomac vide.
— On peut peut-être prendre du pain dans la cuisine ?
L'intervention, aussi soudaine qu'inattendue, les fige une seconde de surprise. Le ton qu'Abigail emploie, suffisamment hésitant pour paraître hasardeux mais trop détaché pour qu'elle n'ait pas mûrement réfléchi à la proposition, arrache à Will et à Ian un éclat de rire. Même Katie glousse doucement, sans oser toutefois approuver totalement la proposition.
— Je suis sérieuse, proteste Abigail, vexée.
— Ce n'était pas de la moquerie, ma puce, rectifie Ian avec un sourire tendre auquel elle répond d'un froncement de sourcils incertain. On ne s'y attendait pas, c'est tout.
— Mais c'est une excellente idée ! approuve Will, une lueur malicieuse dans le regard.
— Je vais monter la garde, propose Katie sur le ton de la conspiration, rassurée par l'enthousiasme de son frère. Allez-y, mais ne prenez pas le pain aux graines s'il vous plaît.
Et pendant que Will, Abby et Katie se lèvent, chacun prêt à se mettre à son poste dans l'espoir de se mettre quelque chose sous la dent, Ian rit encore, et secoue la tête, amusé.
— Aurais-je élevé trois petits chapardeurs ?
Sa voix calme, son sourcil moqueur à demi haussé et ses bras désormais croisés sur sa poitrine arrêtent aussitôt ses trois petits voleurs dans leur élan. Will et Katie affichent des visages penauds et peinés de se voir ainsi qualifiés, mais la réprimande cachée rebondit sur Abigail sans l'atteindre elle fixe longuement son père, le regard brillant de malice.
— Personne n'a parlé de chaparder.
— C'est vrai papa, rebondit aussitôt Will alors que leur père leur adresse un regard des plus dubitatif à présent. Abby a juste dit 'prendre', on n'a pas dit qu'on allait 'piquer' du pain, ni qu'on ne comptait pas avouer notre faute.
Katie, prise en sandwich entre son frère et sa sœur, lève les yeux vers l'un, puis vers l'autre, incertaine. Son regard se pose de nouveau sur son père, et le sourire follement amusé qu'il leur adresse à tous les trois achève sa confusion :
— Mais qu'est-ce que vous racontez, à la fin ? ronchonne-t-elle. On va prendre du pain ou quoi ? J'ai faim, moi. En plus, mamie m'a grondée parce que j'ai essayé de prendre des cacahuètes tout à l'heure, alors que j'ai juste faim ! Je sais que le grignotage c'est mal, mais c'est fait pour ça, les cacahuètes ! Alors pourquoi les sortir si on n'a même pas le droit d'en prendre un peu ?
— J'ai une meilleure idée, propose Ian d'une voix tendre en se relevant, et d'un geste maladroit, il passe une main dans ses cheveux et réfléchit, ses yeux passant de ses enfants à la table à manger dépourvue de tout couvert. Eh oui, chérie, tu as bien compris, au boulot tout le monde, Will aux assiettes, Abby aux couteaux et fourchettes, Kat avec moi pour les verres. Ensuite, et seulement ensuite, nous aurons le droit de picorer dans les cacahuètes, et tant pis si Mère-Grand nous surprend.
Et, au moment où il frappe gaiment dans ses mains en essuyant d'un sourire le regard assassin de sa benjamine, ses trois petits chapardeurs se dirigent vers la cuisine avant que Katie ne se souvienne que les verres sont entreposés dans le buffet de la salle à manger, vers lequel s'avance son père sans grand enthousiasme.
Elle plisse les lèvres pour lui montrer son mécontentement, ce qui n'a pour autre résultat que de le faire rire joyeusement, et, alors qu'il grimace lorsque le grincement des portes leur arrache les tympans, il la voit passer ses petits doigts sur les gravures du vieux meuble, dans un geste à la fois rêveur et symptomatique de sa tentative d'évitement. Il ne peut s'empêcher de sourire, un sourire qui n'a pas sa place sur son visage, tant son regard s'est voilé de tristesse, et c'est les mains pleines des verres passés de mode de sa mère qu'il chuchote :
— Je faisais ça aussi, quand j'avais ton âge.
Un sourire chatouille le coin des lèvres de la fillette.
— Ça m'étonne pas, commente-t-elle d'une petite voix.
Une petite voix qui n'a rien d'habituelle. Une petite voix presque attristée. Une petite voix que Ian n'aime pas.
Les doigts de Katie se sont arrêtés sur une rose gravée dans le bois. Son index caresse puis gratte la feuille sombre, dans un mouvement trop répétitif pour ne pas en être devenu mécanique. Ian remarque que sa mâchoire crispée bouge en même temps qu'elle serre les dents, et que son regard pourtant si polisson est devenu dur et malheureux. Il n'entend plus que le reniflement provoqué par le rhume de la fillette, alors que dans la cuisine, Abby et Will se chamaillent gaiement pour obtenir la meilleure chaise pendant le repas.
— Katie ma chérie, aurais-je l'audace de te demander ce qui te tracasse si brusquement ?
— Tu as déjà l'audace de penser que quelque chose me tracasse, répond-elle de ce ton cassant qu'elle sait si bien adopter lorsqu'elle est ennuyée.
— C'est vrai, admet doucement Ian en refermant le buffet. C'est que tu évites mon regard, et c'est suffisant pour m'alarmer.
— Ça ne va pas ?
L'inquiétude perce la voix de Will, fraîchement revenu de la cuisine et suivi de près par la présence discrète d'Abigail. Le coup d'œil interrogateur qu'il jette à son père ne trouve de réponse que dans un haussement d'épaules impuissant. Le jeune garçon pose ses assiettes et s'approche d'un air décidé.
— Tu veux un câlin, Kat ?
— On peut essayer de deviner le sujet de tes tourments, amorce leur père alors que Will attend que sa petite sœur hoche la tête pour la prendre dans ses bras. C'est-à-dire que cette maison entière a des relents de moisissures et de mauvaises ondes.
Le haussement de sourcil dubitatif de Will le fait bafouiller, et, plein de mauvaise foi, il hausse les épaules de nouveau, avant de chercher l'approbation en se tournant vers Abigail, restée à l'autre bout de la table. Son visage pâle ne reflète qu'une profonde fatigue, et la lueur lasse dans ses yeux bleus alarme Ian tout autant que la mauvaise humeur soudaine de Katie, mais à peine a-t-il le temps de froncer les sourcils qu'elle tend un doigt vers le buffet, juste au-dessus de la tête de sa petite sœur — Ian tourne tout juste la tête vers l'objet de tous les tourments qu'aussitôt, il sent ses cheveux se dresser sur sa nuque. Un méchant frisson lui remonte le long de son dos et lui lacère le cœur.
Sur le buffet trônent des photos de son père. Des photos qu'il n'avait pas remarquées, mais qu'il est sûr de n'avoir pas vues la veille, alors qu'il se souvient parfaitement avoir regardé chacune d'entre elles avec un sentiment proche du dégoût. Des photos que Prudence a certainement mises en évidence le matin-même.
Une première photo où ses parents sourient en direction de l'appareil, peut-être trente ans plus tôt — Ian se reconnaît, avec son sourire édenté, en arrière-plan. Une autre où son père est assis, un verre de vin rouge dans la main, en grande conversation avec un homme – certainement un ami, il n'en est pas sûr. La dernière lui glace le sang — son père sourit encore, pire, même, il rit aux éclats, son rire atteint ses yeux, alors qu'une de ses mains tapote le dos d'un Ian de quinze ans de moins tout frais et pimpant dans son costume de marié, et que l'autre est posée sur le cœur de son fils. Le souvenir éclate devant les yeux de Ian, et, l'espace d'un instant, il lui semble que la main de son père est encore incrustée sur sa poitrine et le brûle.
L'air lui manque brutalement, et c'est avec la sensation de se réveiller d'un cauchemar qu'il détourne le regard. Will, Abby et Katie l'observent dans un silence soucieux, presque tendu. Il se rend compte que sa main s'est posée sur son cœur, là où se tient celle de son père sur le dernier cliché. Les secondes qui suivent s'étirent et se perdent dans une éternité écrasante.
Puis, tout doucement, Katie repousse son frère et se poste devant Ian. Son inspiration est tremblante, mais décidée.
— Je suis désolée.
Ian ne répond pas immédiatement. Sa main quitte sa poitrine, lentement.
— De quoi, ma chérie ?
— Ben, c'est ma faute si on n'a pas pu aller à l'enterrement.
Un nouveau silence accueille ses propos, mais cette fois, il ne les accable pas de lourdeur et de non-dits. Sans s'en rendre compte, la petite Katie a percé le nuage délétère au-dessus de leur tête, et Ian, quand bien même navré de constater qu'elle comprend sa réaction comme de la tristesse alors qu'il n'en est rien, achève de le chasser en murmurant très doucement :
— Comme si ça avait été ta faute.
Il ouvre lentement les bras pour lui offrir un cocon dans lequel elle se blottit aussitôt avec un soupir rassuré. Ian s'accroupit, la serre plus étroitement contre lui, lui caresse les cheveux. Elle répond à ses caresses en miroir, profitant de leur taille similaire pour passer ses doigts dans ses cheveux noirs, puis pour poser sa joue contre son crâne.
— Et même si ça avait le cas, ma chérie, sache que personne ne t'en aurait voulu.
— C'est vrai, ça, ajoute Will à voix basse, et Katie sent sa main se poser sur son dos avec tendresse.
— Je suis quand même désolée.
— Et personne ne t'enlèvera ce sentiment-là, lui promet Ian quand elle se détache de son étreinte, et elle hoche lentement de la tête. Mais personne ne t'en veut un seul instant.
Le petit sourire que lui adresse Katie clôt l'incident et c'est tout joyeusement qu'elle propose de taper dans les cacahuètes, maintenant que la table est mise, en même temps que Ian se redresse et se masse les genoux. Tous les quatre s'y jettent, rient de leur bêtise, Will imite Abigail en léchant ses doigts plein de sel, Katie s'amuse à taper l'estomac de son père alors que celui-ci avale une poignée indécente de cacahuètes en leur promettant qu'ils iraient au supermarché en racheter l'après-midi même.
La bulle dans laquelle ils se sont tous les quatre plongés, que Ian avait pourtant espérée incassable, éclate en même temps qu'un claquement sourd retentit dans le jardin. Un claquement qui résonne méchamment dans le cœur de Ian, qui l'affole et transforme le bonheur en terreur pure. Alors que Will et Katie s'approchent de la fenêtre avec impatience, il se reprend – il reprend le contrôle de sa respiration, de son expression, fait disparaître le début de grimace et calme les battements dans sa poitrine. Un vilain réflexe lui fait tourner la tête vers Abigail pour s'enquérir de son état — elle est immobile et trop droite, dans l'attente catastrophée de l'arrivée dans le salon des nouveaux venus. Ian lui trouve un visage douloureusement dur et fermé ils échangent un regard, un regard dans lequel la panique brille suffisamment pour qu'ils reconnaissent leur terreur respective.
— Je ne la laisserai pas te faire du mal, cette fois, lui promet-il à voix très basse, suffisamment basse pour qu'elle seule l'entende.
Elle le regarde un instant, les yeux pleins de reconnaissance.
— Je le sais.
Katie glousse timidement car Ellanaëlle, sa cousine, l'a aperçue et lui a adressé un signe de main enjoué. Quant à Will, il est déjà parti vers le couloir où donne la porte du jardin, entraînant sa petite sœur à sa suite.
Les cris de souris extatique de Prudence et les affreux bruits de baisers claquant sur les joues résonnent bientôt derrière la porte que Katie a fermée d'un réflexe. Un instant, Ian songe à s'enfuir, quitte à aller n'importe où, mettre le plus de distance entre lui et cette famille dont il ne veut pas, dont il ne veut plus. Même le sapin décoré par ses enfants le matin-même à grands renforts de joyeuses batailles de guirlandes lui semble funeste, posé dans un coin du salon sans réel intérêt.
La voix de sa sœur, étouffée par le battant, retentit comme un coup de feu. Ian ferme les yeux et jette la tête en arrière, persuadé de ne pas survivre à cette semaine. Seule la présence glaciale d'Abigail à ses côtés lui donne encore la force de rouvrir les paupières et de secouer ses bras pour chasser l'affreuse sensation d'engourdissement et de panique.
Et puis soudain, Prudence ouvre la porte et enjoint à son fils et sa petite-fille d'un geste impatient de la main de les rejoindre.
On s'affaire, dans le petit hall. Les mots s'emmêlent, ricochent sur les murs. On parle en même temps, les voix deviennent des cris, les sourires des monstres, les rires des hurlements. Katie est déjà dans les escaliers avec sa cousine, Will suffoque avec le sourire lorsque son oncle Tobias lui assène une grande tape supposément amicale dans le dos.
Puis son beau-frère hurle son prénom sur un ton qu'il analyse dans son effroi comme enjoué, et, malgré l'horreur que la situation lui fait brutalement remonter dans le dos, malgré tous ses efforts pour l'éviter, son regard rencontre celui de sa sœur, alertée par l'appel de son mari.
Lui qui s'était juré d'endiguer ce regard rempli de mauvais souvenirs, de cris et de pleurs à tout jamais, lui qui s'était promis de ne plus le croiser de sa vie, de ne plus se laisser hanter par l'ironie amère de ses iris, il y reste pourtant accroché, incapable de s'en détourner maintenant que ces yeux de rapace l'ont agrippé entre leurs serres.
Il ne sait pas comment ils se sont retrouvés dans ce cauchemar. Comment ses jambes avancent sans qu'il leur demande de se mettre en mouvement. Tout tourne au ralenti, et pourtant, tout va trop vite. Tobias le salue d'une grande accolade accompagnée d'un tonitruant « T'as une petite mine, toi ! », son neveu l'embrasse sans qu'il réussisse à lui renvoyer son sourire, sa nièce lui adresse un « Salut tonton ! » joyeux depuis l'escalier, et la seule chose qu'il parvient à marmonner dans les festivités que sont les retrouvailles est un misérable reproche :
— Une heure trente de retard, c'est un record.
S'il entend sa mère râler aussitôt qu'il exagère à toujours s'arrêter sur le négatif, il ne voit aucune lueur de surprise dans les yeux de sa sœur – elle étire juste un sourire, un sourire aussi attendri que méchamment cynique. Elle accompagne sa réponse d'une petite série de tapes sur son torse et d'un rire indulgent qui lui donne la vilaine impression de rajeunir brutalement de trente ans :
— C'est toujours mieux que tes cinq ans de retard à toi, tu ne crois pas ?
Et, alors qu'il se force à ne répondre que d'un plissement agacé des lèvres, Coleen jette un coup d'œil au salon, dans lequel Abigail est restée figée près des cacahuètes, plus pâle que les bols en porcelaine de Prudence. Un sourire moqueur déforme ses lèvres :
— Ça fait en tout cas plaisir de voir que ta gosse et toi vous n'avez pas changé. Toujours aussi polis, à ce que je vois.
oOo
Ian touche à peine son assiette. Du bout de sa fourchette, il joue avec un morceau de pomme de terre, écarte une fleur de brocoli trop cuite, émiette les pièces de poulet que sa mère a tenu à lui servir malgré ses vives protestations et les commentaires désobligeants de sa sœur.
Il aimerait, pourtant, réussir à détourner son attention des voix de Coleen et de Prudence qui discutent de rien mais surtout de tout comme si personne autour de la table ne pouvait les entendre.
Il aimerait écouter son fils commenter le dernier match de Quidditch avec son cousin Avalon, match dans lequel le jeune garçon de troisième année à Serpentard s'est fait remarquer et acclamer par son équipe pour l'avoir menée à la victoire.
Il aimerait pouvoir s'attendrir du fait que Katie discute si facilement avec Ellanaëlle, pourtant de six ans son aînée, et alors qu'elles ne partagent a priori rien en commun, et du fait que la jeune fille parvienne à dépasser les vieilles querelles et blessures en essayant d'arracher à Abigail quelques mots, sans une once de jugement ou de peur dans le regard.
Il aimerait même parvenir à s'intéresser à son beau-frère et ses dernières nouvelles du département de la justice magique dans lequel il travaille, mais c'est peine perdue — les seuls sons qu'il entend, en plus du grincement de ses dents serrées, sont les voix de sa mère et de sa sœur.
Il aimerait ne pas attendre, dans cet état proche de la fébrilité, l'étincelle qui fera tout exploser. Mais il les connait suffisamment pour savoir qu'elle arrivera un moment ou un autre, et le repas a commencé depuis trop longtemps pour qu'elle tarde encore.
— Tiens, d'ailleurs, j'ai vu que tu avais ressorti quelques vieilles photos, remarque soudainement Coleen en boudant un morceau de potiron du bout de sa fourchette.
Ses yeux s'arrêtent ici et là, pour terminer leur course sur le buffet, au-dessus de son frère — Ian soupire le plus discrètement possible, mais sa main s'est arrêtée de jouer avec sa nourriture. Sa gorge déjà serrée refuse même d'avaler sa salive.
— Oui, je les ai retrouvées hier avant de me coucher. Je me suis dit que ça manquait, explique-t-elle doucement, et Coleen esquisse un sourire plein de nostalgie.
— As-tu réussi à aller sur sa tombe, comme tu le voulais ?
— Non, mais merci de demander, chérie, répond Prudence avec un sourire et une caresse tendre sur la joue de sa fille qui manque d'arracher une grimace dégoûtée à Ian. Je me suis dit que j'allais vous attendre, plutôt.
Ian s'étrangle aussitôt avec sa salive, laisse s'échapper une toux terrible – dans la surprise, les enfants cessent leurs conversations et les regards se croisent, interloqués.
— Ça va papa ? s'exclame Katie en se levant de sa chaise, prête à lui porter secours, mais il lève une main pour la rassurer, et lentement, elle se rassoit.
— Ian, tout va bien ? s'inquiète Prudence en fronçant les sourcils.
— Comment ça, tu nous attendais ? s'indigne-t-il, la voix grondante d'une colère trop rapide pour s'en trouver justifiée aux yeux des enfants qui, cette fois, brillent d'incompréhension paniquée.
Will échange un regard puis une grimace préoccupée avec ses petites sœurs – que leur père reprenne des mots qu'il a pourtant parfaitement compris dans une question alarmée ne présage jamais rien de bon.
— Eh bien oui, je vous attendais, répète Prudence d'un ton bien trop défensif pour que Ian parvienne à calmer les battements de son cœur. Bien sûr que je vous attendais. Surtout vous quatre qui n'avez pas tenu à lui dire au revoir, il me parait normal que vous m'accompagniez le voir.
Un silence de plomb s'abat sur la table. Même les respirations se font discrètes. Katie fixe son assiette, le visage rouge pivoine, et Will a perdu ses couleurs. Prudence, à ses côtés, lui caresse tendrement la joue en murmurant « tout va bien, chéri, ce n'était pas votre faute » Ian préfère ne pas rebondir sur les reproches aussi ostensibles qu'irritants :
— Mais- tu ne songes pas- c'est Noël, pas Halloween, on ne va pas aller au cimetière…
— Noël se fête en famille, le coupe brusquement Prudence, non sans lâcher une exclamation indignée. Ton père fait partie de la famille.
Ian veut lui hurler qu'il ne sait foutrement pas de quelle famille elle parle, ou bien qu'il trouve horriblement glauque de considérer son père coincé dans le caveau familial comme faisant suffisamment partie de la famille pour aller lui souhaiter un joyeux Noël, mais l'indignation et la colère bloquent tout dans sa gorge et il répond en grinçant des dents :
— Tu dis que nous n'avons pas tenu à le voir. Tu sais très bien pourquoi nous ne sommes pas venus.
— Ça n'a duré qu'une journée, Ian.
Cette fois, c'est sa sœur qu'il assassine du regard, la mâchoire de plus en plus crispée. La tentation de lui envoyer à la figure qu'il espère que ses enfants ne seraient jamais hospitalisés d'urgence avec une mère capable de les laisser seuls avec leurs angoisses est grande, mais il retient les mots avant qu'ils ne passent ses lèvres — malgré toute l'amertume qu'il voue à Coleen, il ne souhaite pas impliquer ses neveu et nièce.
— À rajouter à ça deux demi-journées de voyage. Entre rester avec ma fille hospitalisée et dire au revoir à mon père déjà entre quatre planches, mon choix était vite fait, et serait le même aujourd'hui.
Ses derniers mots claquent dans le silence stupéfait, alors que les enfants ne savent plus vers quel adulte se tourner pour trouver une lueur rassurante à laquelle se raccrocher. Même la main que Tobias tend vers sa femme pour la calmer et retirer la grimace de colère outrée qui lui fait plisser les lèvres n'a aucun effet — elle le dégage d'un mouvement impatient, sans quitter son frère des yeux.
— Tu n'as vraiment rien compris aux enjeux ou aux subtilités, siffle-t-elle entre ses dents serrées.
— Au contraire, je les comprends parfaitement.
— Tu te trouves si plein d'esprit à me répondre ça, hein ? Tu peux faire le fier, mais je crois que tu as oublié quelque chose d'important dans ton équation. Oui, tu peux sourire, oui. As-tu seulement pensé à tes enfants ?
La surprise autant que la fureur le laissent un instant muet, incapable de répondre par autre chose qu'un clignement de paupières hébété.
— Pard-
— As-tu seulement pris en considération qu'ils voudraient peut-être se recueillir ? Dire au revoir à leur grand-père, faire leurs adieux à un membre de leur famille ?
Le demi-sourire de triomphe qu'elle esquisse avant de le ravaler dans une humilité toute feinte lui donne envie de hurler, mais, dans un élan de courage, il ravale toutes ses insultes et répond aussi calmement que l'adrénaline le lui permet :
— Nous en avons discuté ensemble, et nous sommes tombés d'accord pour dire que notre Kat bien vivante de six ans et demi faisait davantage partie de la famille, ou du moins avait plus besoin de notre présence qu'un homme de soixante-dix qui n'aurait de toute façon pas eu grand-chose à faire de nos jolies larmes d'adieu.
— Te rends-tu compte de ce que tu dis ?
Mais le souffle douloureux de Prudence ricoche sur le visage désolant d'impatience que lui accorde son fils, malgré les larmes derrière ses lunettes rondes et le peu de couleurs sur ses joues pâles.
— Oui, répond-il, tout à l'insolence que la colère ne lui permet pas de maîtriser, malgré la vilaine lueur qui illumine le regard de sa mère.
— Très bien. Dans ce cas tu peux peut-être imaginer ce que ça te fera quand tes enfants auront le même discours envers toi.
— Ouch, touché, murmure Coleen en noyant son commentaire dans son verre, répondant à l'œillade meurtrière de son frère d'un haussement d'épaules et de sourcils.
— Sache, mère, que j'ai au moins trois contre-arguments à ça, mais j'aimerais qu'on évite d'évoquer ma mort à table devant mes enfants.
— Kat avait besoin de nous, réagit Will d'une voix forte avant que sa grand-mère ou sa tante ne puisse répliquer, et lorsque tous les regards se tournent vers lui, il sent ses joues se colorer. Je ne regrette pas d'être resté avec elle. C'est mal tombé, c'est tout. Et j'irai sur la tombe de papi avec plais- je veux dire, ajoute-t-il en rougissant aussi fort qu'il se recroqueville sur sa chaise, j'aimerais bien aller… enfin, vous voyez.
Et, après que Prudence, les yeux humides, lui a caressé la joue en lui susurrant que « oui, chaton, nous voyons parfaitement, et puis ne t'en fais pas, tu ne pouvais pas passer outre les décisions de ton père à l'époque », Will se tourne vers son père, avise sa mâchoire encore trop crispée, et murmure :
— S'il te plait, papa.
Ses derniers mots percent le cœur de Ian avec autant de violence qu'un coup de poing en pleine poitrine – sa supplication lui renvoie au visage qu'il n'a pas le droit de perdre son sang-froid. Pas ici, pas maintenant, pas devant ses enfants. Ses poings se desserrent lentement, et c'est en laissant retomber ses épaules qu'il se rend compte de l'état de contraction dans lequel il vient de passer les dix dernières minutes – qui lui ont semblé pourtant des heures. La honte comble les trous de son cœur, et d'une voix coupable, il bafouille :
— D'accord, chéri, bien sûr. Je ne voulais pas te donner l'impression que je t'aurais- que je vous, ajoute-t-il avec un regard pour Abigail et Katie, toutes deux pâles et le nez dans leur assiette, aurais empêchés d'aller le voir.
— Oh, commente Coleen d'un air sincèrement – même s'il la connaît suffisamment pour déceler tout le sarcasme qu'elle y met derrière – surpris. C'est drôle car il me semble que c'est exactement ce que tu as fait tout à l'heure. C'est Noël, pas Halloween, après tout.
Le coup fait drôlement plus mal que Ian aurait pu le prévoir. Coleen profite de son silence pour siroter innocemment son verre de vin, et il préfère vérifier que Katie va bien plutôt que de répondre à la pique – la fillette est concentrée sur un morceau de pommes de terre réduit en purée, les yeux résolument baissés, même quand son père lui chuchote que ce n'était pas sa faute.
— Oui, chaton, tu ne pouvais pas prévoir de tomber malade pile à ce moment-là, renchérit Coleen d'un ton trop ironique pour en devenir rassurant. Et puis si mon frère avait décidé de m'appeler suffisamment tôt, on aurait pu t'emmener à Sainte-Mangouste pour te guérir plus vite, mais bon.
— Ça suffit, maintenant, marmonne Tobias avec un soupir agacé. Je crois qu'on a compris vos arguments, à tous les deux.
Mais le sourire de Coleen ne s'efface que lorsque Ian lui refuse toute parole et tout regard, et d'un geste brusque, elle montre son verre à son mari pour qu'il lui serve un peu de vin.
— Je crois qu'on n'a jamais su ce que tu avais eu, Kat ? s'enquit soudain la voix d'Ellanaëlle dans le silence qui suit.
La fillette lève un œil suspicieux vers sa cousine, mais celle-ci sourit doucement.
— Euh, je sais plus exactement, c'était l'appendicite, mais en pire, répond-elle en appuyant son regard sur son père pour vérification.
— Péritonite.
— Ah, oui, voilà, bredouille Katie, déconcertée par la lassitude dans la réponse de Ian. Ils ont mis six heures à tout m'enlever, brrr.
— Tu t'en souviens ?! s'exclame sa cousine, l'horreur dans les yeux.
— Non, non, le docteur m'avait endormie avant. Quand même !
— Et… comment ils t'ont endormie ? renchérit Avalon, mi curieux, mi dégoûté. Je veux dire, ils t'ont donné une potion ou quelque chose ?
Katie ne peut s'empêcher de glousser à l'idée, vexant par la même occasion son cousin renfrogné, et, toute fière de se rendre compte qu'elle détient un savoir qu'il n'a pas, reprend, perdue dans ses souvenirs :
— Non, non, ils n'ont que des médicaments, mais pas de potions. On m'a mis une énorme aiguille dans le bras-
— Une perfusion.
— Ah, oui. Le docteur avait un masque du coup j'ai rien compris, mais je me souviens qu'il m'a dit que j'allais sentir un liquide dans mon bras, que ça allait me faire tousser et que j'allais m'endormir.
Sa pause dramatique dans son récit fait ricaner Will, pour qui l'histoire n'a plus aucun pour l'avoir entendue une dizaine de fois, et même Ian esquisse un semblant de rictus amusé. Pendus à ses lèvres, Avalon et Ellanaëlle ne sourient pas du tout, impressionnés par le courage de leur cousine.
— Et ? s'enquit Avalon, avant de se rendre compte qu'il se montre un peu trop empressé de connaître la suite de l'histoire.
— Et j'ai senti un liquide dans mon bras, j'ai toussé et paf, je me suis endormie, récite Katie en haussant les épaules. Quand je me suis réveillée j'avais un tuyau dans la gorge pour m'aider à respirer.
Ce détail, qui avait tant horrifié ses frère et sœur au moment où elle leur avait raconté, après son réveil, lui arrache un sourire triomphant en même temps qu'une exclamation de dégoût de la part de ses cousins et de son oncle. Pourtant, au moment où la fillette sent le regard de sa tante sur elle, son sourire s'efface et ses épaules s'affaissent, et seule la main que sa cousine pose sur son bras l'empêche de sombrer dans ses remords.
— Tu as été super courageuse.
— Une vraie Gryffondor, renchérit Will, le visage inondé de fierté.
— On t'accueillera à Serpentard avec autant de bonheur, évidemment, ajoute Ellanaëlle avec une œillade amusée à son cousin. Et tu sais ce qui est le plus chouette ? Quand tu entreras en première année, je serai encore là. Certes pour une seule année, mais au moins pour applaudir à ta répartition et à ton entrée chez nous, ajoute-t-elle avec un clin d'œil à la fillette, cette fois.
— Ou Serdaigle, peut-être, murmure Abigail d'une petite voix intimidée.
La petite Katie rougit sous le coup de l'émotion et ne peut s'empêcher de sourire, le cœur allégé. Trop occupés à promettre à leur plus jeune sœur ou cousine de lui montrer les mille et une merveilles de Poudlard, les enfants ne remarquent pas le regard ni le haussement de sourcil perplexe qu'adresse Coleen à son frère.
oOo
— C'est vrai, ça, Ian, qu'est-ce que ça te fera quand tu seras le seul moldu de la famille ?
Ian fige son geste pour soupirer, puis referme le lave-vaisselle et se redresse pour faire face de toute sa hauteur à sa sœur. Coleen avise la machine avec un plissement de lèvres désapprobateur. Dans un rictus désabusé, il enclenche le démarrage et hausse les épaules :
— Et dans quelle catégorie ranges-tu nos parents ?
— Aussi fort que votre père et moi aurions aimé être des sorciers, je dois avouer que ton frère a raison, confirme Prudence avec un sourire tordu, perdue dans ses pensées, occupée à passer ses doigts sur la nappe fraîchement repliée, sans répondre au 'tiens, c'est nouveau ça' étonné de Ian. Ton père ne le disait pas, mais je sais que lui aussi aurait adoré pouvoir fouler le sol de Poudlard et avoir sa propre baguette.
— La vraie question serait plutôt : qu'est-ce que ça t'a fait de savoir que tu n'étais plus la seule sorcière de la famille ? attaque ensuite Ian avec un rictus moqueur. Pas trop déçue ? Perdre l'exclusivité n'était pas trop douloureux ?
Le sourire triomphant qu'il lui adresse brille dans l'ombre sur le visage de sa sœur. Elle lui tire la langue alors que Prudence grommelle sèchement tout en retirant une poussière d'un cadre photo :
— Je ne compte pas mourir avant que Katie n'entre à Poudlard en plus, merci bien. Ce qui ne fera pas de Ian le dernier moldu de la famille.
Alors que Ian se retient de lui faire remarquer qu'avec une pustule de plus sur le nez, elle pourrait ressembler aux sorcières de ses livres d'enfant, un horrible sourire étire les lèvres de Coleen, effaçant celui de Ian pour le remplacer par un froncement de sourcils méfiant.
— A condition que Katie entre à Poudlard un jour.
Le sous-entendu n'échappe pas à Ian, dont la bouche s'assèche soudainement, mais il préfère serrer les dents plutôt que de l'agonir. Tobias émet un bruit de bouche à mi-chemin entre le dédain et la surprise, avant d'objecter en posant les couverts que la machine ne pouvait contenir dans l'évier :
— Et pourquoi donc n'irait-elle pas à Poudlard, cette petite ? Ses frère, sœur, cousin et cousine y sont.
— Oui, pourquoi ? répète Coleen, un sourire carnassier aux lèvres, suffisamment bas pour que seul Ian l'entende. Après tout, ses frère et sœur, cousin et cousine y sont.
— Prudence, ne voulez-vous pas plutôt que je m'occupe de la vaisselle ? s'enquit Tobias, pour qui l'échange et la grimace de son beau-frère ne sont qu'une dispute parmi tant d'autres. Un coup de baguette et le tour est joué.
— Non, non, j'ai lu que le lave-vaisselle était moins gourmand en eau que lorsqu'on lave couvert par couvert.
Tobias hausse les épaules en échangeant un regard avec Coleen — elle roule des yeux impatients et lui intime que ce soir-là, ils feront la vaisselle à renfort de magie avant qu'elle puisse s'en rendre compte et râler.
— Will a sacrément grandi, dit-elle encore sur le ton de la conversation, pendant que Ian range le reste du dessert dans le réfrigérateur avec peut-être un peu de regrets de ne pas plonger ses doigts dedans pour se perdre dans un réconfort sucré. Hein, Ian ? ajoute-t-elle, comprenant que l'interpellé ne répondrait pas.
— Hum ? Pardon ? Ah, on fait dans ce genre de chose, maintenant ? Depuis quand on se parle pour échanger ce genre de… de banalité ?
— Ou alors tu pourrais juste répondre, ça t'arracherait pas la gueule.
Prudence claque la langue lorsqu'elle prononce son dernier mot, mais la remontrance ne l'atteint pas. Le visage froncé dans une expression incrédule, Ian hausse les épaules et les mains, arrachant un soupir désabusé à sa sœur et un rire de Tobias :
— Mais je suis censé répondre quoi à ça, enfin ? 'Oui' ? Oui, il a grandi, comme… tous les adolescents du monde entier ? Je relance comment, alors ? En demandant si Naëlle est bien en cinquième année ? Ça ne marche que si on pose une question à laquelle on sait déjà répondre ?
Le deuxième claquement impatient de Prudence le fait tiquer, et même Coleen, les lèvres pincées et les sourcils froncés, lui lance un regard agacé. Seul Tobias s'amuse de l'insolence de Ian, se faisant une joie d'acquiescer et d'en rajouter une couche :
— C'est bien ça. Les Buses en fin d'année, ah, que de souvenirs. Et Avalon est en troisième année.
Et, en s'échangeant un regard, ils se mettent à rire de l'absurdité de la situation. Ian ne peut s'empêcher, comme à chaque fois qu'ils se voient, de s'interroger sur l'existence même du couple que forment sa sœur et Tobias. Coleen est grande, droite, fière, toujours impeccablement coiffée et maquillée, si tirée à quatre épingles qu'elle en devient aussi ridicule que sévère. Ses grands yeux bleus sombre sont à la fois stricts et arrogants, luisent de cet abominable sarcasme tinté de condescendance. Même ses sourires ont un arrière-goût de mépris. Comment lui, un homme sans histoires au physique des plus quelconque et au regard pétillant de malice s'était retrouvé marié à une harpie comme Coleen ? Quelquefois, une partie de Ian ne doutait pas que l'arrivée hâtive d'Ellanaëlle avait précipité leur mariage, puis il se souvenait que Tobias pouvait se montrer redoutable et troquer la douceur de son regard pour une dureté qu'il trouvait souvent injuste, ou du moins injustifiée. Et dans ces moments-là, il comprenait parfaitement comment ces deux opposés qui ne l'étaient qu'en façade pouvaient s'être trouvés.
— Et Abby, alors ?
La rapidité avec laquelle Ian perd son sourire fait papillonner Tobias des paupières et arrache un demi-sourire satisfait à Coleen. S'il s'était méfié dès le début, il ne doute plus : son but premier – piéger son mari et son frère dans un jeu auquel elle excelle bien plus qu'eux – est atteint. Il se sent idiot. Lui qui avait pensé désamorcer la bombe en se moquant ouvertement de la tentative de sa sœur de lui arracher des informations sans en avoir l'air, voilà qu'il avait finalement plongé dedans la tête la première et, en entraînant Tobias avec lui, n'avait fait que monter davantage pour chuter d'encore plus haut.
— C'est vrai, ça, renchérit aussitôt Prudence, et son ton trop sérieux complètement à côté de la plaque fait ricaner Coleen discrètement. Comment ça se passe pour elle ? Elle ne nous a rien expliqué. On ne sait même pas dans quelle maison elle est.
Elle pince des lèvres quand Ian roule des yeux agacés et fusille sa sœur du regard. Depuis le coin où elle est adossée, les bras croisés, Coleen adresse un sourire éclatant à son frère et lève bientôt les mains en signe de rédemption, accompagnant son geste d'un 'Je n'ai rien dit' bien plus irritant que tous les 'C'est pas moi qui l'ai fait, c'est lui !' de Katie aux moments où, prise la main dans le sac d'une bêtise, elle préfère accuser son frère de ses méfaits.
— Tu n'as rien demandé, remarque-t-il à sa mère en haussant les épaules, bien conscient de sa mauvaise foi.
— Will m'a envoyé une lettre pour me dire, lui, réplique Prudence, et d'un coup il se souvient d'où il tire justement cette mauvaise foi.
— Et il me semble que Will m'a toujours rapporté que tu n'avais pas répondu. D'ailleurs, je pense que tu n'aurais pas demandé s'il ne t'avait pas gentiment envoyé de nouvelles. Alors tu sais ce qu'il te reste à faire : demande directement à la concernée.
— Bah ! Farouche comme est ta fille, je ne suis pas sûre qu'elle me répondra.
Une petite moue sur les lèvres, Ian se retient de lui expliquer qu'avec un tel jugement et une telle méfiance, il lui semble évident qu'Abigail ne lui accordera aucune réponse, mais il se tait, grommelle entre ses dents serrées qu'elle n'en sait rien avant d'avoir essayé.
— Et sa magie ? s'enquit Coleen sans pouvoir attendre qu'on demande à sa place. Tu t'es enfin décidé à prendre ta fille en main ou bien Dumbledore n'est pas encore au courant ?
— C'est marrant, ça, je m'y attendais mais je préférais quand même le moment où, je te cite, tu me laissais 'me débrouiller tout seul'.
— Je ne me rappelle pas avoir utilisé un ton si diplomate, marmonne-t-elle en omettant de répondre au 'ah ça, non' dépité de Ian. Alors ?
— Écoute, Coleen, je te répondrai la même chose que j'ai dit à ta mère hier soir : je ne souhaite pas parler de ça, et encore moins avec toi.
Sur ces mots, et ignorant l'œillade assassine de sa sœur, Ian tourne les talons, bien décidé à profiter de la compagnie bien plus agréable de ses enfants et ses neveu et nièce. Les derniers mots qu'il entend avant de fermer la porte sont néanmoins suffisamment pernicieux pour lui arracher un soupir impatient :
— Il t'a vraiment dit ça ? Eh bien il n'a vraiment pas changé.
A l'étage où il se réfugie, il trouve Will et Katie dans la chambre qu'occuperont Avalon et Ellanaëlle. Les rires et les discussions vont bon train, réchauffent le cœur de Ian après leur déjeuner catastrophique – il s'étonne d'ailleurs de l'absence de remontrances après leur dispute sur leur visite au cimetière, mais, en souriant à la vue du visage lumineux de Katie, il décide de ne pas y songer. Pas maintenant, du moins. Les reproches arriveront en temps et en heure, il fait entièrement confiance à sa mère là-dessus.
Pour l'instant, il préfère s'enivrer du rire de ses enfants, s'émerveiller de la facilité avec laquelle ils se sont tous retrouvés et apprécier la complicité joyeuse dans leurs voix. Même Abigail répond présente, malgré son retrait évident et l'air méfiant au fond de son regard.
— Eh, tonton, si on fait un concours de bonhomme de neige, tu le fais avec nous ? l'appelle sa nièce en le voyant dans le hall.
— Qui ça, moi ? s'étonne Ian en pointant un doigt sur sa poitrine, et le sourire moqueur de Will le fait rougir.
— Oui, toi, répond-il en haussant des sourcils amusés alors que Katie pouffe dans ses mains.
— D'accord. Mais je veux Abbynette dans mon équipe.
Il se rend compte de l'incongruité de sa plaisanterie – ou peut-être son mauvais goût, songe-t-il ensuite avec panique – quand les enfants lui lancent un regard étonné, mais une petite voix froide et suffisamment taquine pour le faire sourire de soulagement et faire éclater de rire son frère et sa cousine s'élève dans la chambre :
— C'est flatteur, mais c'est aussi ce qu'on appelle tricher, papa.
oOo
La journée n'en finit pas.
Il ne sait même plus s'il exagère. Lui qui se plaint que les jours sont trop courts, qu'il lui faudrait soixante-douze heures en une seule journée – et l'énergie allant avec –, voilà à peine vingt-quatre heures qu'ils sont arrivés et déjà, ces vingt-quatre heures ont été plus longues que les cinq dernières années.
Coincé devant un dîner qu'il n'arrive de toute manière pas à avaler, Ian regrette la tranquillité et le confort de sa maison. Il se sent englué dans le temps, privé des moments de bonheur et de complicité avec ses enfants, obligé de subir les papotages incessants de sa mère et sa sœur, les guirlandes – les plus moches qu'il ait jamais vues – trop lumineuses pour ne pas agresser l'œil sur un sapin qu'il trouve funeste, les repas que sa mère refuse qu'il cuisine, les minauderies de Tobias lorsqu'il propose du vin chaud à Will et insiste jusqu'à ce que le jeune garçon abdique et accepte sans en vouloir vraiment – et c'est là que Ian se souvient vraiment de la légitimité du couple que forment Coleen et lui.
Au moment où, enfin, les enfants se lèvent pour aller se laver et se préparer à dormir, il répond à peine à Katie qu'il arrivera plus tard. Il repense à leur après-midi, à leurs rires, à leurs yeux brillants, à leurs bonshommes de neige encore debout dehors mais son découragement lui troue la poitrine trop fortement pour qu'il réussisse à puiser dans le bonheur de ce petit moment. Il n'accueille le départ de Prudence pour l'étage – pour profiter de ses petits-enfants, leur dit-elle – qu'avec un rictus soulagé de la voir s'éloigner, sans se méfier. Même Coleen se tient tranquille et a décidé de l'ignorer – pour le mieux. L'horloge indique seulement vingt heures quand il arrive dans la cuisine, ses mains abîmées chargées de vaisselle, et c'est avec un gros soupir qu'il se détourne pour éviter de se faire narguer par les aiguilles noires.
— Un verre, ça te dit ? propose Tobias en arrivant à son tour dans la cuisine.
— Un verre de quoi ?
— Je sais pas, ton père avait suffisamment de liqueurs pour qu'on en choisisse une, qu'est-ce que tu en penses ?
Ian retient de justesse la grimace et le soupir qui chatouillent ses lèvres, se contentant d'un rictus méchamment sarcastique auquel Tobias répond d'un rire amusé en lui tapotant l'épaule. Un instant, Ian est tenté de décliner, d'aller au lit pour que la journée se termine plus vite, puis il soupire et abandonne :
— J'en pense que tu peux sortir un verre pour moi, mais l'alcool me donne pas du tout envie, je suivrai avec un truc plus doux. Et je voudrais m'assurer que Kat est prête à aller au lit avant. C'est toujours quelque chose, la veille de Noël.
— Évidemment, lui sourit Tobias avec un clin d'œil complice. Je suis plutôt content que les gosses soient plus grands et que Noël soit moins… disons magique. Au moins, on n'a plus besoin de nous bagarrer pour qu'ils aillent au lit.
— Hum, marmonne distraitement Ian, sans ajouter qu'il n'est pas sûr d'approuver cette idée de bagarre.
— Je t'attends pour le choix de la liqueur ou du truc plus doux, bien sûr.
— C'est ça.
Mais Tobias ne l'entend pas, occupé à siffloter tout en ouvrant le placard où est rangée la vieille collection de verres à pieds de Prudence et son défunt mari.
Ian monte les escaliers, le pas lourd. Il n'a qu'une hâte : se coucher, faire disparaître plus rapidement les heures qui le séparent de leur départ. Il a presque honte d'avoir accepté la proposition de son beau-frère, bien persuadé que se regarder dans les yeux et échanger des banalités affligeantes n'aidera pas – au contraire – la lourdeur à disparaître de sa poitrine. Au moins, le moment qu'il s'apprête à vivre avec ses enfants lui réchauffe un peu le cœur.
Pourtant, un mauvais pressentiment lui remonte le long de sa colonne vertébral au moment d'atteindre le palier du premier étage — Prudence sort de sa chambre en compagnie de Katie, la main sur son épaule dans une caresse tendre. Le regard brillant de la fillette est posé sur un petit cadre photo qu'elle tient entre ses doigts.
— Elle te plaît ? murmure Prudence avec un sourire que Ian a aussitôt envie de lui faire ravaler.
— Oui, merci mamie. Tu es sûre que je peux la garder ?
— Bien sûr, chérie. Elle est à toi.
— Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Ian d'une voix trop tendue pour paraître innocente.
Son cœur remonte dans sa gorge quand Katie protège son petit cadre d'un réflexe, surprise de l'arrivée impromptue de son père – et la grimace fugace autant que la lueur d'hésitation dans ses yeux émeraude lui font craindre le pire. Prudence fait tinter ses bracelets en enfonçant son poing dans sa hanche, alors que sa main encore posée sur l'épaule de Katie referme sa prise. Elle plonge son regard dans celui de son fils et répond d'un ton sans réplique.
— Un cadeau pour ma petite-fille. Allez, à demain ma belle.
— A demain, mamie.
Et la fillette trottine jusqu'à la chambre, sans accorder le moindre regard à son père qui la suit, après une œillade pour le moins meurtrière à sa mère – laquelle lui répond d'un sourire bien trop satisfait.
— Katie, qu'est-ce que c'est ? demande Ian sitôt la porte fermée sans parvenir à contrôler les trémolos dans sa voix.
— Tu as entendu mamie, c'est un cadeau.
Mais elle aussi est trop méfiante, les épaules et les mains trop crispées, elle refuse son regard et lui tourne délibérément le dos, sans dévoiler la photo qu'elle cache contre sa poitrine. Au moment où Ian ferme la porte derrière lui, Abigail lève les yeux de son livre, alarmée.
— Je m'attends toujours à tout avec ta grand-mère, tu sais.
— C'est une photo, c'est tout, papa.
— Alors pourquoi tu as l'air si effrayée de me montrer ?
La fillette se fige une seconde, puis se tourne vers lui, sourcils froncés. Ses joues sont rouges de colère.
— Et toi, pourquoi tu insistes à ce point pour que je te dise, hein ? Je n'ai plus le droit d'avoir des cadeaux rien qu'à moi ?
C'est au tour de Ian de s'arrêter dans son élan. La honte l'étouffe. Lentement, il inspire, expire longuement. Katie le défie toujours du regard, des larmes dans les yeux, quand bien même il ne sait pas si ce sont des larmes de colère ou de tristesse. Abigail reste mortifiée, sur son lit, à l'affût.
— Si, ma chérie, bien sûr, répond Ian en s'adoucissant. Je suis désolé. Range ça dans ton sac s'il te plaît et mets-toi au lit, d'accord ?
La respiration trop lourde et trop rapide, Katie ne le quitte pas des yeux – un regard qui le pétrifie, un mélange de haine, de déception, de terreur et d'hésitation. Un regard qui lui crie sans mots qu'elle sait qu'il a compris. Le cadre tremble entre ses doigts, et Ian espère qu'elle réussit à comprendre dans ses yeux à lui à quel point il regrette chacune de ses réactions.
Au moment où elle laisse ses épaules retomber avec une lenteur toute calculée, la porte s'ouvre sur Will, les cheveux encore humides et le pyjama débraillé, ses vêtements de la journée en boule sous son bras. Lorsque les regards se tournent vers lui dans l'hostilité de la pièce, il se fige, la main encore sur la poignée, et fronce les sourcils :
— Wow. Il se passe quoi, là ? Vous allez bien ?
— Ferme la porte, Will, s'il te plait.
Le jeune garçon s'exécute, alerté par la voix fatiguée de son père. Ses yeux se posent d'abord sur Abigail, puis se dirigent vers Katie, et s'arrêtent sur le cadre photo entre ses mains. Pressentant que l'objet du délit se situe entre les doigts de sa petite sœur, il referme lentement la porte, une expression de franche incompréhension toujours gravée sur ses traits.
— Sans blague, il se passe quoi ? insiste-t-il, son regard oscillant entre son père et sa sœur.
— Rien, répond Ian et aussitôt, il regrette cette réaction-là aussi.
— Rien ? répète Will en fronçant à demi ses sourcils noirs et il papillonne des paupières, peu convaincu. Vous vous êtes vus ? Y a pas rien, clairement.
— Will…
— Vous êtes hyper flippants, vraiment. Il se passe quoi ? Kat ? ajoute-t-il en faisant un pas vers sa sœur, dans l'espoir qu'elle accepte de lui expliquer la situation.
Et, alors que l'air de la pièce devient irrespirable, que la pression sur ses épaules pèse trop lourd, la fillette se crispe violemment et jette le cadre sur le lit, face cachée. La virulence de son geste foudroie son père et son frère sur place, et, dans un cri furieux, elle serre les poings :
— C'est une photo de maman, là, tu es content ?!
Will ouvre de grands yeux épouvantés et pâlit brutalement, les yeux soudainement fixés sur le rectangle de bois verni sur les draps, mais Katie ne le regarde déjà plus. Ses yeux vert émeraude, les mêmes que ceux dans lesquels Ian a tant aimé se perdre bien des années plus tôt, brûlent de hargne.
La panique le pousse presque à se jeter à genoux devant elle, à pleurer tout son chagrin, à lui crier que non, il n'est pas content, qu'il est désolé de tout, tout, de la supplier de l'excuser, que c'est elle qui a raison et qu'il n'est qu'un bon à rien, surtout pas à se prétendre son père, mais avant qu'il n'ait le temps d'amorcer un geste ou une parole, elle se met à hurler, les larmes aux yeux :
— T'es bizarre depuis qu'on est ici, t'es tout le temps en colère, tu t'énerves super vite ! Tu sais quoi ? Tu me fais peur ! Et t'es pas tout seul à être en colère ! Moi aussi je suis en colère ! Très en colère !
Sa voix se brise en même temps que son sanglot explose. Ses bras moulinent dans l'air avant qu'elle ne s'écrase dans son lit et ne mette son oreiller sur sa tête pour dissuader son père de s'approcher. Mortifié, Ian ne peut même pas ordonner à ses membres de bouger. Sa gorge se serre jusqu'à l'en étouffer et c'est incapable de prononcer la moindre parole qu'il regarde les épaules de la fillette s'agiter au rythme de ses pleurs.
— Kat…, tente-t-il d'une voix si faible qu'il doute lui-même de l'avoir entendue.
— Laisse-moi tranquille ! hurle-t-elle en se recroquevillant sous les draps.
Il remarque à peine le sursaut de Will ni le hoquet de surprise d'Abigail, derrière lui.
— D'accord. D'accord, je te laisse tranquille.
Le cœur en miettes, la rage au ventre, il se détourne, déterminé à sortir le plus vite possible autant qu'à faire taire le malaise et la culpabilité dans sa poitrine. Il ne prévoit ni la main de Will qui se referme sur son bras, ni le regard perdu que le jeune garçon pose sur lui.
— Tu vas où, papa ?
— Kat a besoin que je m'en aille. Et… moi aussi j'ai besoin de réfléchir seul.
La fatigue et la tristesse qu'il lit dans les yeux de son fils alors que celui-ci le lâche lentement en hochant la tête lui donne envie de hurler. Avec douceur, Ian pose ses mains sur ses joues, embrasse son crâne et le serre brièvement contre lui. La façon avec laquelle Will s'agrippe à son pull menace ses larmes de s'échapper de ses yeux. D'une voix suffisamment basse pour ne pas trahir son chagrin et ne pas que Katie l'entende, il murmure à son oreille :
— Vous avez l'air épuisés, mettez-vous au lit et on reparlera de tout ça demain.
— Promis ?
— Promis.
Un peu rassuré, Will le lâche et c'est sans attendre qu'il sort de la chambre. Au moins les pleurs de Katie se sont taris et son petit corps ne tremble plus.
C'est l'adrénaline qui porte ses jambes jusqu'au salon où Tobias, Coleen et Prudence sont attablés. La respiration tremblante de colère, il doit s'obliger à ne pas renverser les quatre tasses de thé que Coleen ou Prudence ont préféré à la liqueur. Son beau-frère tire une petite tête, mais Ian s'en moque complètement c'est vers sa mère qu'il se dirige en premier, et vers qui sa colère qu'il sait démesurée sans pouvoir la raisonner est tournée.
— Ah ! s'exclame Tobias, soulagé. Ian ! Comm-
— Ah il était beau ton discours à base de 'il est temps que tu tournes la page et que tu refasses ta vie' si même toi tu es incapable de laisser mon ex-femme derrière toi ! gronde Ian sans lui laisser le loisir de terminer, et il se rend compte qu'il crie dans le silence du salon.
— Ton ex-femme a un nom que tu peux utiliser, remarque Coleen trop calmement.
— Je te conseille vraiment de te taire pour les prochaines minutes, cette conversation ne te concerne pas, crache son frère entre ses dents, et cette fois, en croisant son regard, elle préfère ne pas relever, et se taire.
Prudence repose sa tasse dans sa soucoupe dans un tintement de porcelaine qui ne fait qu'augmenter l'irritabilité de Ian et plisse les lèvres en passant sa cuillère dans son thé, raclant volontairement les bords.
— C'est Katie qui m'a posé des questions, tout à fait légitimes soit dit en passant, sur sa mère, se défend-elle, les lèvres pincées.
Ian éclate d'un rire sans joie. Dans l'ivresse de sa colère, il ne remarque pas sa mère se crisper sur son siège, ni la lueur inquiète dans son regard, trop vite remplacée par sa froide arrogance et l'assurance qu'elle n'en démordra pas, quoi qu'il puisse lui envoyer à la figure.
— Ne me fais pas croire que tu n'as pas tout fait pour qu'elle te pose des questions !
— Je te jure, Ian, que c'est elle qui a demandé en première.
— Et quelle joie tu t'es fait de t'empresser à lui répondre, hein ? Vous ne pouvez pas laisser mes enfants en paix, en fait, c'est ça ? C'est pas croyable ce besoin que vous avez de foutre la merde partout ! M'emmerder vous suffisait plus, il faut que vous vous attaquiez à mes enfants, maintenant ?
— Oh mais enfin ! s'agace Prudence en laissant tomber son masque de patience, et ses yeux brûlent autant que ceux de son fils. Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre !
— Vous avez l'air de croire que je ne parle pas à mes gosses, c'est quand même incroyable ! continue Ian sans s'émouvoir.
Ses muscles trop crispés le poussent à aller et venir devant la table où sont installées sa mère et sa sœur, dans une ronde fulminante qu'il déteste mais qu'il ne peut se résoudre à cesser. Il préférerait se taire, les planter là, partir ailleurs. Il sait que s'il continue, tout ce qu'il pourra dire sera répété, amplifié, déformé, et il exècre ce besoin de justifier ses choix, alors qu'il sait pertinemment qu'ils ne seront jamais les bons, que le seul soutien qu'il obtiendra ne sera jamais qu'au mieux du mépris, ou au pire, des reproches. Pourtant, essayer de retenir les mots qui sortent de sa bouche dans un flot interrompu seulement par les remarques acerbes de sa mère lui semble au-dessus de ses forces.
— Vous pensez vraiment qu'en neuf ans, ils n'ont pas eu l'occasion de me poser des questions sur leur mère et que je n'ai pas eu l'occasion de leur en parler ?
— Ecoute, Ian, te connaissant, et au vu de la situation, de la réaction de Katie et de la tienne en ce moment, je dois t'avouer que je n'en ai aucune certitude, assène Prudence, les yeux plissés, les doigts serrés sur sa tasse. J'aime mes petits-enfants et j'estime qu'ils ont droit de savoir, et surtout d'avoir la vérité.
Son air aussi pincé qu'assuré du bien-fondé de son discours lui donne un air aristocratique que Ian trouverait presque drôle si l'attaque ne lui laissait pas un goût âcre sur la langue et ne le faisait pas bégayer de colère.
— Fais mon procès, si ça te chante, se reprend-il, soudainement très las. Accusez-moi des pires horreurs, de toutes les conneries que vous voulez, mais laissez mes enfants tranquilles. Mes choix et mes responsabilités ne sont pas les leurs.
— Ian, soupire Prudence après un moment de silence pendant lequel Coleen lâche un reniflement de mépris et un sourire outré dans un hochement de tête scandalisé, nous cherchons seulement à ce que tes enfants aient des réponses sincères.
— Mais vous le faites exprès ! Vous faites exprès de ne pas comprendre ! C'est invraisemblable ! Je leur parle sincèrement, à mes gamins ! Je ne leur mens pas, ils ont toujours eu la vérité !
— Ah ? raille Coleen, un affreux sourire figé sur les lèvres en un rictus sarcastique. Laquelle ? La tienne ? Les pauvres.
— Qu'est-ce que ça veut dire, ça ?
— Tu sais parfaitement ce que ça veut dire, tranche Prudence sèchement.
Elle se tait brusquement, détourne le regard, mais ses mains ne tremblent pas quand elle ose boire une gorgée de thé tiède. Au moment où Ian s'impatiente, papillonne des paupières en haussant des épaules sans comprendre, prêt à répliquer qu'elle et ses énigmes ne s'arrangent pas avec l'âge, Coleen lâche un soupir désabusé par la bêtise de son frère, et reprend, de son ton le plus condescendant, celui qui a rythmé l'enfance et l'adolescence de Ian et le mortifie de rage :
— Ça veut dire qu'il va être temps de faire ce pourquoi on se bagarre depuis des années, il va falloir ouvrir les yeux et accepter la réalité. Tu as vu Abby ? Tu as vu la pâleur de ta gosse ? Tu es aveugle au point de ne pas te rendre compte de la façon dont sa magie a évolué ? Je t'arrête tout de suite, ce n'est pas parce que cette fois il ne s'est rien passé que cela illégitime mes propos. Tu n'arrives pas à te rendre compte du froid qu'elle apporte partout avec elle ? C'est bien ce qu'il nous semblait et pourtant c'est effrayant et je suis bien tentée de briser la promesse que je t'ai faite et l'emmener à Sainte Mangouste ! Alors ça veut dire qu'il va être temps d'accepter le rôle qu'a eu et qu'a encore ta fille dans tes malheurs, qui ne te touchent pas seulement, d'ailleurs, et être temps de le dire clairement, de percer la bulle néfaste pour pouvoir avancer plus sereinement, tes enfants et toi, car plus tu attends, et pire ce sera.
— Mais vas-tu laisser Abigail tranquille, à la fin ?! C'est une enfant ! C'est de l'acharnement, ce que tu fais. Et tu oses me dire que ma gamine est impolie ? Tu as vu comment tu la traites, comment tu la considères ? Ma fille n'est pas le monstre que tu aimerais voir en elle, elle n'est pas le monstre que tu aimerais que tes copains médicomagiciens ou peu importe voient en elle. Elle te fait peur ? Merci de ne pas la condamner pour ça, qu'elle te fasse peur est de ta responsabilité, pas de la sienne, bordel de merde ! Tu trouves qu'elle est dangereuse ? Grand mal t'en fasse. Et tu crois qu'elle ne le sait pas ? Tu l'as regardée, au moins ? Tu crois qu'elle n'en a pas conscience ? Pourquoi crois-tu qu'elle ne supporte pas qu'on l'approche de trop près ou qu'on la touche, à ton avis ? Ta fille à toi refuse-t-elle tes câlins parce qu'elle a peur de te geler jusqu'à, au pire la mort ou au mieux l'amputation ? Et pourtant elle pourrait t'en parler, de l'un comme de l'autre ! C'est invraisemblable comme tu es incapable de voir qu'elle le sait parfaitement que sa magie est dangereuse, et qu'elle en crève ! C'est une gamine, ma gamine, et je la vois s'esquinter un peu plus tous les jours depuis sa mère est partie et depuis que mon connard de père a décidé que tous mes malheurs, les vôtres et ceux de la Terre entière étaient sa faute, mais tu sais quoi ? Même quand elle m'aura crevé dans les mains parce que je ne sais pas quoi faire pour elle, et tu sais que personne ne peut rien faire, pas même tout l'amour que j'ai pour elle et que son frère et sa sœur lui portent, pas même ton grand Dumbledore, pas même tes putains de médecins, même là quand je la tiendrai morte dans mes bras, tu trouveras toujours quelque chose à lui reprocher, et de préférence quelque chose qui n'est en aucun cas de sa responsabilité, ou je saurai que je n'ai pas affaire à la grande Coleen Swann.
— O'Brien.
Ian s'arrête brutalement, abasourdi, le souffle court, le poids du monde sur ses épaules. Il ne voit ni Prudence trembler, les yeux baissés et la mâchoire crispée, ni Tobias passer une main aussi coupable que fatiguée sur son visage. Seuls les iris brillant d'indifférence de Coleen n'existent à cet instant précis.
— Pardon ? souffle-t-il entre deux respirations.
— O'Brien. Ça fait quelques années que je me suis mariée. Tu étais là, d'ailleurs.
— Je m'en fous, Coleen. Je veux juste que vous laissiez mes gamins tranquilles. Réfléchissez un peu, aussi. Vous pensez pas que c'est déjà suffisamment difficile pour eux pour que vous veniez leur balancer à la gueule tout ça ? Vous croyez pas que c'est déjà suffisamment difficile pour eux ? Je veux juste… juste que vous laissiez mes enfants tranquilles.
Sa voix brisée lui semble trop lointaine, la honte accompagne la prise de conscience soudaine de sa respiration hachée et des battements trop rapides de son cœur, au point de cogner dans sa gorge, lui refusant toute déglutition. En passant une main fébrile sur sa joue, il se rend compte qu'il pleure, mais depuis quand, il n'en a aucune idée — le peu de sang-froid qui lui reste le quitte en laissant un long frisson glacé lui remonter le dos.
— Ian ? Ça va ? tente Tobias d'un air misérable alors que Ian s'agrippe au dossier d'une chaise pour chasser le vertige et les étoiles dansant devant ses yeux.
— Ça y est, tu es calmé ? baille Coleen sans s'émouvoir que son mari se lève pour soutenir son frère, dont le teint pâlit à vue d'œil. On peut discuter plus tranquillement ?
L'œillade outrée que lui adresse son mari lui arrache seulement un rictus plein de défi.
— Ça va, ça va, marmonne Ian en se dégageant lentement de l'emprise de Tobias, avant de se tourner vers sa mère et sa sœur. Je ne veux pas discuter avec vous. Je sais foutrement pas pourquoi je suis encore ici et encore moins dans cette maison.
Après un dernier coup d'œil à sa mère pétrifiée – de peur, de tristesse, de honte ou de colère, il l'ignore et ne souhaite même pas le savoir – sur sa chaise, un dernier 'oui, ça va, je t'assure' à son beau-frère et pas un regard pour sa sœur, il se détourne, s'accrochant à la perspective de ne plus les voir jusqu'au lendemain pour se donner la force d'atteindre la porte. Quand il attrape la poignée, la voix de Coleen, toujours trop calme dans l'air orageux de la pièce, s'élève et le frappe comme un poignard en plein cœur :
— Tu restes parce que tu préfères rester que d'avouer à tes gosses pourquoi tu es vraiment là.
— C'est vrai, admet-il à voix basse, trop fatigué pour s'énerver encore. Parce qu'ils n'ont pas à pâtir de nos conneries. Parce qu'ils pâtissent déjà trop de nos bêtises. Et s'ils sont contents de vous voir et de voir leurs cousins, alors je resterai aussi longtemps qu'ils le voudront.
L'air froid du couloir lui griffe la peau quand il referme la porte derrière lui et que s'élève aussitôt la voix colérique de Tobias. Ian ne sait même plus ce qu'il ressent : du soulagement, de la culpabilité, peut-être un peu des deux ou pas du tout. A cet instant, il veut juste retrouver le sourire de ses enfants, son lit, leur maison, oublier. Confronter ses enfants qui l'attendent certainement, parfaitement réveillés après ses éclats de voix, lui semble si difficile, si hors de sa portée émotionnelle, qu'il songe un instant à fondre de nouveau en larmes dans l'espoir de ne faire plus qu'un avec le carrelage – pourtant trop moche pour qu'il s'abaisse à ça –, avant de rassembler tout son courage, refusant à sa détresse de s'engouffrer dans son cœur – même s'il la sait déjà là, par le long frisson qui lui parcourt tout le corps au moment où il souffle un grand coup et se promet d'être fort.
Il a déjà du mal à se rendre compte qu'il a tenu tête à sa mère et sa sœur, et même s'il sait que ça n'aura été que de l'énergie gaspillée et qu'elles auront dispersé ses reproches dans le vent de leur mépris, il est déjà fier de lui, se rend-il compte en montant les escaliers.
— Eh, psst, tonton.
Ian sursaute si fort que son genou frappe violemment le mur, dans un bruit sourd. Son insulte, lâchée par la douleur autant que la surprise, se perd dans un grommellement mécontent, avant que la silhouette d'Ellanaëlle se découpe dans l'obscurité du palier. Timidement, elle se racle la gorge, et murmure :
— Ça va ?
— Tu m'as fait peur, marmonne misérablement Ian.
— Désolée, je ne voulais pas. On vous a entendus crier alors…
Elle grimace en même temps que Ian soupire en passant une main sur son visage las. Ellanaëlle se tait une seconde, joue avec une mèche de cheveux sans oser continuer.
— Ça va, ne t'inquiète pas. Désolé pour le raffut.
— Non, non, ça ne fait rien. Je connais maman, tu sais…
La grimace qu'elle lui adresse, suffisamment éloquente, le fait à demi sourire, et d'une voix plus douce, il lui intime :
— Merci, Naëlle. Va vite te coucher avant qu'elle ne débarque pour te houspiller.
— J'y vais. Bonne nuit, tonton.
— C'est ça. Bonne nuit ma grande. Et merci.
Elle lui adresse un dernier sourire et se détourne sur la pointe des pieds.
L'air de la chambre est si glacial quand il y entre qu'il ne parvient pas à réprimer le long frisson qui lui secoue les épaules et lui hérisse les poils des avant-bras. La pièce est plongée dans le silence seulement dérangé par la respiration régulière de Will et les ronflements de Katie, toujours prise du nez. La fillette s'est roulée en boule dans les bras de son grand frère, lequel a piqué la place de son père dans le lit. Tous deux sont recroquevillés, main dans la main, la peluche de Katie entre eux deux, comme le protecteur qu'elle s'est toujours amusée à décrire.
Soulagé, et terriblement honteux de l'être, Ian s'adosse un instant à la porte, profitant du calme après la tempête, le cœur en miettes, les muscles affaiblis par le trou béant dans sa poitrine. Il ne sait pas s'ils ont entendu sa dispute avec sa mère et sa sœur, ne souhaite même pas le savoir. Tout ce dont il veut se souvenir, c'est leur air serein dans le sommeil.
Son regard se pose sur le matelas où il s'attend à – ou du moins où il espère – voir dormir Abigail, et, dans un soupir teinté de découragement, il ferme les yeux : le matelas est vide, les draps tirés, la petite ourse abandonnée sur l'oreiller. Il ne sait pas ce qu'il avait espéré, qu'elle n'ait rien entendu non plus, elle dont le sommeil n'est que trop similaire au sien, trop fragile et trop léger.
C'est une sensation glacée sur son nez qui le fait ouvrir les paupières brusquement — en passant une main sur son visage, il se rend compte qu'un flocon s'est posé sur sa peau, un flocon qui, à peine a-t-il été dérangé par sa main, se met à danser entre ses doigts dans un ballet malicieux, bien décidé à ne pas fondre au contact de sa peau encore chaude.
Alors que le flocon s'envole pour jouer autour de son visage, Ian en avise un deuxième, un peu plus loin, puis un troisième, près de la fenêtre.
Dehors, la neige tombe avec une lenteur tout exagérée, s'aventure près de la fenêtre, tourbillonne et retombe en pluie de boules de coton éthérées dans la pâleur du lampadaire.
Dans un élan de courage, alors qu'il ne souhaiterait que se rouler en boule par terre et s'endormir pour ne plus jamais se réveiller, Ian avance vers la banquette — dissimulée par le dossier, Abigail y est allongée, les mains cachées dans ses manches, posées sur son ventre. Son visage, sur lequel Ian cherche sans les distinguer des larmes, est tourné vers la fenêtre, lui refuse le moindre regard, mais ça n'a pas d'importance, décide-t-il finalement.
Sans bruit, il contourne son affreux canapé, passe devant elle, et s'assoit à même le sol, les coudes posés sur ses genoux, les yeux levés vers le lampadaire au dehors. Ainsi adossé à son horrible banquette, son dos le fait souffrir, mais il s'en moque. Il s'échappe des mains de la fillette, directement derrière lui, une aura si froide qu'il ne regrette pas le pull en grosses mailles qu'il a choisi pour ce soir-là, quand bien même il ne l'empêche pas de sentir ses muscles se tendre dans le maigre espoir de se réchauffer.
Et pourtant, cette froideur-là, même dans toute sa puissance brute, ne le gêne pas — au contraire, il l'accueille à bras ouverts, la trouve presque apaisante. Cette froideur-là, qui l'enveloppe tout entier, représente tous les contacts que lui refuse la fillette, toutes les caresses qu'il s'oblige à garder pour lui et qu'elle n'ose pas lui donner.
Les minutes passent sans que les flocons au dehors ne cessent de voleter vers eux et de s'effondrer sur le sol gelé. Ian n'ose amorcer le moindre dialogue. Il ne sait pas quoi dire, de toute manière, surtout après tous ses cris. La journée était déjà trop forte en émotions, et il sent la lourdeur du découragement gagner sa gorge peu à peu. Abigail ne bouge pas, derrière lui, le visage toujours concentré sur la chute de neige derrière la vitre. Ian retient à grand peine un bâillement, passe une main sur son visage, enfonce sa joue dans sa paume, soupire.
Abigail reste si tranquille qu'il se surprend à douter qu'elle ne soit pas endormie. Il s'étonne de s'en trouver presque déçu, puis, dans le froid silence, la minuscule voix de la fillette s'élève :
— Merci de m'avoir défendue. De nous avoir défendus.
Le souffle de Ian se bloque dans sa gorge, et, lentement, il serre les paupières, alors qu'un poids lui oppresse la poitrine – de quoi, il ne sait pas. De soulagement, peut-être, ou de peine d'entendre la voix si mélancolique de sa fille, ou peut-être qu'il se sent déborder d'amour pour ce petit être si frêle et pourtant si courageux, à braver la tempête dans laquelle il l'a - dans laquelle il les a tous les trois - entraînée sans le vouloir.
— Tu as tout entendu, hein ?
— Oui, admet-elle doucement. Je… me suis mise dans l'escalier, Ellanaëlle est venue avec moi. Je suis désolée.
— Ce n'est pas beau d'écouter aux portes, ma puce.
— Je sais. Je suis désolée.
— Ça ne fait rien, chérie. Pour ta défense, on va dire que je n'ai pas été très discret.
Il tourne lentement la tête, mais elle ne lui accorde aucun regard. Alors, sans insister, il suit ses yeux et observe le ballet des flocons.
— Comment tu te sens ? demande-t-il enfin, après une éternité.
Le soupir est presque imperceptible, mais retentit comme un coup de canon dans les oreilles de Ian.
— Pas très bien.
— J'imagine. Découragée ?
— Oui.
Ian n'ose rien répondre, surtout pas que lui-même n'a plus aucune motivation.
— Mais ça ira, chuchote Abigail après un instant de silence.
— Ça ira ? répète son père en haussant des sourcils penauds. Ce n'est pas très encourageant, ça.
— Je ne crois pas non plus. Mais c'est ce que tout le monde me répète.
— Je ne sais pas qui est ce tout le monde, mais ce n'est pas une flèche.
Ses derniers mots marmonnés entre ses dents, auxquels Abigail ne réagit pas, se perdent dans l'ambiance feutrée de la chambre, mais Ian n'attend pas de réponse. Les secondes puis les minutes passent. Libéré de l'adrénaline, bercé par la froide quiétude de la chambre et le calme ballet des flocons au dehors, Ian se sent épuisé, ses muscles pèsent une tonne, et pourtant, il sait, il sent que le sommeil lui échappe, et ce constat, aussi pénible que prévisible, l'exaspère. Bien décidé pour autant à profiter de la sérénité du moment et se laisser étourdir par les caresses glaciales de l'aura qui émane de sa fille, il s'installe plus confortablement, la tête posée dans ses paumes.
— J'aimerais bien que tout le monde soit comme toi, papa, chuchote soudainement Abigail d'une petite voix dans laquelle perce la fierté. Toi, tu comprends.
L'étonnement plus que la flatterie fait tourner la tête à son père et cette fois, elle lui accorde son regard. Ses yeux faiblement illuminés par le lampadaire brillent sur son visage fantomatique trop grave. Les lèvres de Ian s'étirent faiblement en un sourire attendri, et, pour éviter de se tordre le cou, il pivote, le coude posé sur la banquette, prenant soin de ne pas toucher la fillette. Sa joue se pose à nouveau dans sa paume, et d'un geste tenant davantage du réflexe que de la réelle nécessité, il se gratte l'arête du nez.
— Je n'ai pourtant pas cette prétention, objecte-t-il doucement.
— Bien sûr que tu n'es pas prétentieux, ce n'est pas ce que j'ai dit, répond lentement Abigail, les sourcils froncés de confusion.
— Non, ricane sans bruit Ian, le poing contre sa tempe. Je voulais dire que même si j'essaye de toutes mes forces, je ne peux pas comprendre ce que tu ressens ou que tu vis.
Abigail l'observe longuement. Ses sourcils froncés se détendent lentement, et une lueur farouche scintille dans ses yeux :
— Vraiment ?
Le sourire de Ian fond aussitôt. Il ignore pourquoi les larmes lui montent aussi vite aux yeux, ou pourquoi déglutir lui est soudainement si difficile. Peut-être parce que la voix froide de la fillette s'est faite aussi douce qu'une boule de coton glissant sur son visage, et qu'il se rend compte qu'il s'y accroche désespérément, dans cette maison où seuls règnent la violence et le ressentiment. Peut-être parce qu'il lit dans ses yeux que, sans méchanceté ni malveillance, elle ne le croit pas, et par la même occasion lui ouvre une fenêtre dans laquelle il peut choisir ou non de s'engouffrer : celle d'accepter que ses sentiments, bien que différents des siens, n'en sont pas moins lourds, et qu'ils peuvent se comprendre malgré tout. Peut-être parce qu'il ne comprend pas d'où vient sa chance de pouvoir s'appeler le père des trois merveilles que sont ses enfants.
Son souffle s'emmêle, et plusieurs fois, il ouvre la bouche pour la refermer sans parvenir à formuler une réponse cohérente. A cet instant, ainsi couvé du regard par sa fille, il a l'impression que toutes les tempêtes au fond de sa poitrine trop lourde pourraient éclater, mais même s'il sait qu'il en aurait besoin, ce n'est pas le moment, et Abigail n'est pas la personne devant laquelle il souhaite décharger ses angoisses.
En retenant à grand peine ses doigts d'effleurer les joues de sa fille – et il regrette amèrement d'avoir laissé l'ourse en peluche sur son lit de fortune, avec laquelle il aurait pu lui prodiguer un ersatz de caresse –, il murmure finalement :
— Tu penses ?
— Non, je le sais.
— Je ne sais pas si j'aurais préféré ne pas comprendre, alors. Je ne t'aurais jamais espéré un tel fardeau, tu sais.
— Je sais. Ce n'est pas ta faute.
La formulation arrache un sourire bien vite fané sur le visage de Ian.
— Je te croirai quand tu croiras que ce n'était pas la tienne non plus.
Dans ses manches, Abigail se met à jouer avec ses doigts. Ses yeux se posent de nouveau sur les flocons, derrière la fenêtre. Ian les trouve plus gros, plus désordonnés. Un gros soupir soulève sa poitrine. Il a froid, et terriblement envie d'enlacer sa fille.
— Pour quelles fois ? chuchote-t-elle douloureusement.
— Toutes les fois.
Et malgré tout ce qu'il souhaiterait ajouter, il se sent incapable de continuer sur sa lancée, parvient à peine à déglutir. Elle garde son regard dur et blessé sur la fenêtre, et, si elle ne pleure pas et garde un visage trop fermé pour qu'il comprenne sans le deviner ses tourments, il sait vers quoi sont tournées ses pensées, mais garde le silence.
— J'ai encore rêvé de papi, la nuit dernière.
— Oh, chérie..., chuchote son père dans un souffle malheureux. Que s'est-il passé dans ton rêve ?
— Rien. Il me regardait, je crois qu'il souriait. Mais je savais qu'il n'aurait pas dû être là, que ce n'était pas normal, tu vois ?
— Je vois.
— Papa, est-ce que c'est à cause de ce qu'il s'est passé la dernière fois qu'on est pas revenus avant ?
La voix d'Abigail n'est ni suppliante, ni chagrinée, et pourtant Ian sent un frisson lui glacer les entrailles, l'empêcher de déglutir ou même de répondre.
Au loin résonnent les cloches de l'église – il est minuit.
— Joyeux Noël, papa.
Un sourire échappe à Ian. Il passe une main sur son visage, ses cheveux, baille, puis répond dans un murmure :
— Joyeux Noël, chérie.
— On reparlera de tout ça demain. Ce serait bien qu'on ne passe pas notre semaine à parler toute la nuit ici, ajoute-t-elle d'une petite voix préoccupée.
— Ce serait bien, en effet.
Abigail étire un peu son cou avant de reprendre sa position et d'écouter le clocher, immobile.
— Papa ?
— Oui, chérie ?
— Il faudra que je te parle d'Ivy et d'Adélaïde, un de ces jours.
— Avec grand plaisir.
— Papa ?
— Oui, ma chérie ?
— Ne t'inquiète pas pour Kat, elle t'aura pardonné demain matin. Will aussi.
Avec une grimace, Ian jette un coup d'œil à son lit où dorment paisiblement les deux enfants, et soupire longuement, l'âme en peine.
— J'aimerais en être aussi persuadé que toi.
— On n'a qu'à parier un gâteau pour le petit-déjeuner.
— Faisons ça, rit doucement Ian, une fois passée la surprise. Si tu as tort, je veux une tarte à la mélasse.
— Beurk, parfois tu me dégoûtes. Moi je veux ton crumble aux pommes, ajoute-t-elle sans relever le ricanement discret de son père.
— J'espère que tu l'auras. Tu sais, ma grand-mère maternelle m'a dit une fois, j'étais petit mais je m'en souviendrai toute ma vie je pense, enfin, elle m'a dit une fois : on pardonne à ses parents. Mais je crois… je crois que je ne suis pas aussi sage qu'elle. Ou pas assez vieux. Je pensais… je pensais que la mort de mon père m'aurait un peu apaisé mais ça n'a rien changé. J'espère que vous aurez la force de me pardonner. Je crois…, murmure-t-il encore plus bas après un instant de silence, je crois que ce serait la pire chose qui pourrait m'arriver. Que vous ayez peur de moi au point d'en être aussi en colère que je ne le suis. De ne pas me pardonner mes erreurs.
— Ça n'arrivera pas, papa.
Ian ne peut s'empêcher de sourire, un sourire attendri, plein de regrets et de nostalgie, alors que la voix d'Abigail pourtant confiante trahit son besoin encore enfantin de sécurité et de certitude que leur relation à tous les quatre ne se détériorera jamais. Tous les remords que Ian garde enfermés dans son cœur pour éviter de sombrer manquent de s'échapper, rattrapés par un souffle d'amour incommensurable pour ses trois enfants.
— Non, ça n'arrivera pas.
— Papa ?
— Oui, mon cœur ?
— On ne sait pas ce qu'il s'est passé pour que vous en arriviez là, et je crois que ce n'est pas ici que je veux l'apprendre, mais…
Elle se tait, cherche ses mots. Ian attend, redoute la suite, puis un soupir gonfle la poitrine d'Abigail et elle souffle dans le froid silence :
— On t'aime. On est de ton côté.
Bon. On y est, alors premièrement, j'espère de tout coeur que ça vous a plu comme lecture. J'aime beaucoup ce chapitre (dans son intégralité, ahah, quel monstre ce chapitre, il doit faire 40 000 mots en tout) malgré le yoyo émotionnel que vit Ian. Je sais que je ne suis pas tendre avec lui, mais après tout ce qu'il a pu vivre (il y a quelques petits indices cachés par-ci par-là, même s'ils sont parfois un peu trop bien cachés haha, je suis nulle en jeu d'énigmes pardonnez-moi), c'était une évidence, en fait, qu'il n'allait pas en sortir avec cuicui les petits oiseaux et zéro séquelles. Et petit à petit des chapitres, vous aurez plus de réponses claires sur une bonne partie de sa vie, car Ian est évidemment MON CHOUCHOU.
Je crois que j'avais (et ai toujours) très peur d'avoir mal annoncé Coleen, et la scène où Ian et elle se revoient m'a bloquée pas mal de temps. D'ailleurs il a fallu que je me freine de ne pas réécrire ce chapitre entièrement car je trouve Coleen vraiment méchante, et il m'aura fallu me rappeler qu'elle ne sort pas de nulle part pour me dire qu'elle n'était pas SI exagérée que ça, ou en tout cas pas inventée de toute pièce.
Comme la dernière fois, les retours (même petits, ne vous prenez pas la tête, on se la prend suffisamment dans la vie de tous les jours) sont plus que bienvenus et mon coeur se gonfle de bonheur à chaque fois que je reçois un mail de feufeunet, vraiment ! Je passe un temps fou sur les chapitres (parfois ça doit se sentir d'ailleurs que j'en ai marre haha) et vous êtes mon seul salaire, alors lâchez-vous ! ;)
Avant de m'arrêter là, et parce que je me sens d'humeur lyrique ce soir, je voudrais remercier vraiment les copines d'écriture, Sun Dae V et ses gifs plus loufoques les uns que les autres (et les fous rires qui vont avec haha), Aliete, Orlane Sayan et les battle d'écriture !
Et bien sûr, je n'oserais terminer sans un grand, que dis-je, un immense merci à Docteur Citrouille. Si je n'avais pas laissé ce petit commentaire bien insignifiant sur les Pensées Pittoresques, je serais passée à côté de ton amitié (quand même, c'est le plus important), de ta bonne humeur, de tes idées (et secrets!) saugrenues et toujours bienvenues, de ton enthousiasme (et je n'aurais jamais pu penser qu'Abbynette and co apporte autant d'enthousiasme à quelqu'un de ma vie), de tes doutes parfois, mais toujours de tes encouragements, de ta patience. Sans toi, Abbynette n'aurait pas toute la profondeur qu'elle a aujourd'hui, ni même tous les personnages qu'elle a aujourd'hui. Sans toi, je n'aurais jamais eu le cran de publier, ni même de continuer si longtemps sur cette lancée, ni rien du tout ! Sans toi, je n'aurais pas connu Polly, Archie, ni tous les autres qui me font rêver, pleurer ou parfois grimacer (coucou et hugs Jayne). Je suis fière de beaucoup de choses dans notre amitié, mais je pense que je ne serai jamais aussi fière d'être ton amie !
Merci encore, à tout le monde. Je vous donne rendez-vous le 19 mai pour mon anniversaire (héhé, sortez les ballons et vos plus beaux gâteaux, ça va être le goûter d'anniversaire le plus fou que vous ayez jamais vécu), d'ici là, faites attention à vous (dans la situation actuelle comme tout le temps en fait !)
Des hugs si vous en voulez bien, sinon, prenez bien soin de vous !
Apple
