Hello !~
J'ai réussi ! Pour tout vous dire, je ne pensais pas que ça serait possible de publier aujourd'hui, et pourtant ! quelle fierté héhé. Un immense merci à Docteur Citrouille d'avoir relu et donné son feu vert si vite ! Je ne peux encore une fois que vous conseiller sa page.
Cette troisième partie est encore plus longue que la deuxième, je suis navrée, mais on finit sur les chapeaux de roue avec le meilleur personnage de cette histoire (après Ian, évidemment).
Merci aussi à Sun Dae V, ses gifs, sa super histoire !
Sur ce, merci à vous d'être encore au rendez-vous ! Vous verrez que papa Swann a décidé de donner des indigestions à tout le monde, et moi je vous dis à très vite, je vais aller manger mes propres gâteaux héhé.
En espérant que ma journée d'anniversaire sera aussi douce pour vous toutes !
Noël sous la tempête
Partie 3 — 25 décembre 1985
Le lendemain matin, c'est la mélodie entêtante des flocons qui la propulse hors de son cauchemar.
Elle les entend lui hurler dans les oreilles alors qu'elle papillonne des paupières et que les images de son rêve se mélangent avec celles du plafond de la chambre, lui font perdre tous ses repères et alimentent son angoisse et sa sensation de tomber dans le vide. Il lui faut plusieurs secondes pour comprendre où elle se trouve et calmer les battements erratiques de son cœur.
Ses muscles tendus, prêts à fuir, sont pourtant encore engourdis de sommeil. Elle serre son ourse en peluche contre sa poitrine pour se rassurer, pendant que ses yeux furètent partout dans le maigre espoir d'analyser son environnement — sa couverture est tombée de la banquette sur laquelle elle s'est endormie, formant un petit tas au sol. Si son dos lui fait un mal de chien quand elle tente de rouler sur le côté, son cou a au moins été épargné par l'oreiller que son père a dû glisser sous sa tête dans son sommeil.
La neige chante de plus en plus fort, derrière la vitre. Elle n'ose pas jeter un coup d'œil à la fenêtre, n'en a pas besoin pour savoir que les flocons sont énormes et qu'ils tombent sans relâche, certainement à ne plus voir le bout de son nez.
Elle se redresse, une grimace sur les lèvres – son dos la fait vraiment souffrir, et elle se trouve bien bête de ne pas avoir regagné son lit pour y dormir plus paisiblement, avant de se souvenir que les douleurs dont son corps était perclus la veille ne lui auraient de toute façon pas permis de le faire.
Un simple regard dans la pièce lui apprend que son père ne s'y trouve plus – en revanche, elle entend la respiration ronronnant de Katie et les ronflements discrets de Will, dans le lit double. Prudemment, elle se lève, étire autant qu'elle le peut ses muscles endoloris, et, à petits pas de souris, se dirige vers la porte. Le spectacle que lui offrent ses frère et sœur l'aurait presque amusée si les douleurs dans ses articulations n'étaient pas si vives : la main de Katie couvre pratiquement l'entièreté du visage de Will, et pourtant, il continue de rêver comme un bienheureux, étalé en diagonale sur près des trois-quarts du matelas.
C'est au moment où elle attrape la poignée de porte que Will s'agite, se libère de la poigne de Katie et ouvre les paupières pour papillonner des yeux, bailler de toutes ses forces et rouler sur le ventre. Horrifiée de l'avoir réveillé, Abigail l'observe sans oser bouger, dans l'attente qu'il regagne le pays des songes, mais il l'aperçoit entre ses yeux plissés, et marmotte, la bouche si pâteuse qu'Abigail, d'abord, ne comprend pas un mot :
— Quoi ? chuchote-t-elle confusément.
— Abby ? grommelle-t-il d'une voix plus claire quoique toujours enrouée.
— Oui ? marmotte-t-elle dans un murmure ennuyé.
— Il est quelle heure ?
— Six heures moins le quart, tu peux te rendormir.
Will, en plein combat avec ses yeux encore trop lourds pour parvenir à s'ouvrir, abandonne aussitôt que l'information lui est donnée, et s'écrase sur l'oreiller sans grâce, laissant pendouiller son bras au bord du lit. Restée immobile, une main sur la poignée, Abigail attend, incertaine.
— Attends-nous pour les cadeaux, s'il te plait.
Son gargouillement se perd dans un soupir de sommeil alors que son visage se détend et qu'il se rendort comme une pierre. Abigail garde son regard sur lui un instant, et secoue doucement la tête – comme s'il ne la connaissait pas assez pour savoir qu'elle n'oserait jamais leur faire un tel affront.
Si le petit hall et les escaliers sont encore plongés dans la pénombre, privés des bruits dont les rythment les journées, l'ambiance feutrée de la nuit s'efface à l'instant où la fillette, son ourse en peluche serrée contre elle pour se donner du courage dans la funeste obscurité, aperçoit la porte de la cuisine, derrière laquelle résonnent des bruits de casserole, d'eau bouillante, de cuillères, et surtout – surtout – d'où s'échappent mille odeurs plus alléchantes les unes que les autres. Des odeurs de cannelle, de beurre, de sucre, de citron, de café, de pommes et de poires, d'œufs, de levure, de petits pains et de chocolat.
Abigail ouvre doucement la porte, partagée entre la bulle de bonheur de trouver son père cuisiner, comme si tout ce qu'ils avaient vécu ces dernières quarante-huit heures n'avaient été qu'un mauvais rêve, et l'inquiétude, si forte qu'elle lui tort le ventre, de se rendre compte que son père n'a certainement pas dormi de la nuit.
Alors qu'elle jette un œil discret sans oser ouvrir tout à fait le battant, elle l'aperçoit, penché sur une casserole dans laquelle il prépare une crème pâtissière, à en juger par la bonne odeur de lait, de sucre et de vanille qui s'en dégage. Trop concentré par sa crème et son long bâillement qu'il tente pourtant de camoufler, il ne l'entend pas s'approcher, et elle ne prend pas le temps de s'annoncer, abasourdie par la quantité de petits plats sur la table – ici, un cake au citron encore fumant, là, quand elle soulève le torchon doucement, une pâte à brioche encore en pousse, plus loin, des cookies à l'avoine, un pain d'épices à demi enveloppé dans une serviette, une crème au chocolat sur une couche de génoise, une compote de poires et une autre de pommes, des choux prêts à recevoir la crème pâtissière, des petits pains saupoudrés de sésame, une pâte à pancakes, et là, sur le coin de la table – et c'est peut-être le plus encourageant –, un crumble aux pommes.
Ian éteint finalement le feu et se détourne pour verser sa crème dans un bol en verre — à la façon dont il se crispe et sursaute au point de pratiquement en lâcher sa casserole quand il se rend compte de sa présence, elle recule d'un pas, penaude :
— Pardon, murmure-t-elle, peu fière.
— Non, non, marmonne son père en reprenant son souffle, une main sur le cœur. J'étais juste… dans mes pensées, et j'avais oublié comme tu peux être discrète.
Il esquisse une grimace coupable quand le regard d'Abigail balaye une nouvelle fois la table, et, en transvasant la crème dans le bol, il hausse les épaules et grommelle :
— Ah, ça… c'est euh… c'est arrivé comme ça. En quelque sorte. Tu n'es pas gênée par les odeurs ?
— Ça va.
— Tant mieux.
La violence avec laquelle il jette sa casserole vide dans l'évier fait grimacer Abigail, et dans un chuchotement embêté, elle cherche son regard, sans le trouver :
— Tu n'as pas dormi, papa.
Au soupir qu'il lui adresse, elle comprend qu'elle a vu juste, et qu'il n'est pas nécessaire de creuser davantage le sujet. Alors qu'elle se retient à grand peine de plonger un doigt dans la pâte à brioche toute lisse pour y laisser son empreinte, son père émet un reniflement dégoûté en avalant une gorgée de café.
— Ce truc sent bon, mais c'est vraiment dégueulasse. On devrait l'autoriser uniquement dans le tiramisu. Et pas la peine de me demander au combientième je suis, j'ai perdu le compte depuis longtemps.
— Je peux faire quelque chose pour toi, papa ?
Ses épaules qui s'affaissent en même temps qu'il baisse les yeux au sol et soupire longuement, plusieurs fois de suite pour se donner du courage, écrasent le cœur de la fillette. Ses doigts s'enfoncent dans la fourrure blanche de sa peluche, et quand il relève la tête, les yeux dans le vague et humides de fatigue et de chagrin, il chuchote douloureusement :
— À part remonter le temps et empêcher Katie de répondre au téléphone, je ne sais pas bien ce que tu pourrais faire.
Lentement, il passe une main sur son visage, évite une nouvelle fois son regard et vide sa tasse de café dans l'évier sans une once d'hésitation. Le soupir qu'il lâche dans sa main, alors que ses doigts passent encore sur son visage, fait remonter brutalement les larmes aux yeux d'Abigail — son corps tremble d'envie de faire un pas vers lui et le prendre dans ses bras, mais le monstre de panique à l'idée de le toucher au fond de son ventre lui mord les entrailles si fortement qu'elle ne peut s'y résoudre, et se laisse noyer dans les remords, la gorge nouée.
— Tu as faim ? murmure soudainement son père, d'une voix aussi faible que douce.
La fillette ne peut s'empêcher de jeter un coup d'œil aux plats plus délicieux les uns que les autres sur la table, et si son regard s'attarde sur le crumble aux pommes que son estomac réclame, elle se sait incapable d'avaler quoi que ce soit.
— Non.
— Alors viens.
D'un coup de tête, il lui désigne le salon, où elle le suit sans trop comprendre, effrayée par le découragement qui lui pèse sur les épaules. Il commence par déplier une multitude de plaids tous plus ou moins passés de mode et pelucheux, avant de se laisser tomber dans le canapé et de déposer un tartan bleu et vert assorti à son pull en laine à mailles épaisses sur ses jambes. Avec douceur, il tapote la place libre à ses côtés, un petit sourire sur son visage épuisé. Abigail s'y hisse et accepte la couverture rouge parsemée de hiboux, trop douce pour douter de son acquisition récente.
D'abord, Ian ne dit rien, la tête rejetée en arrière sur le dossier du sofa, et Abigail n'ose pas amorcer de conversation. Aussi loin que remontent ses souvenirs, elle n'a jamais vu son père dans un tel état de fatigue ou de détresse. Elle caresse sans s'en rendre compte son ourse, le museau posé sur son menton, quand son père soupire, ferme les yeux et pose ses mains sur son visage. Abigail se risque à vérifier leur état, et sa prise sur sa peluche se resserre en se rendant compte qu'il a dû les gratter, au vu des coupures ici et là. Il respire tellement fort et sporadiquement que la fillette craint un instant qu'il pleure, mais lorsqu'il les laisse tomber sur ses genoux, ses joues sont sèches.
— Je suis très inquiète pour toi, papa, lui avoue-t-elle, le cœur au bord des lèvres.
— Je suis désolé, chérie. Je n'ai dormi que trois heures ces dernières quarante-huit heures, et pas beaucoup plus la semaine d'avant, c'est uniquement pour ça.
Pourtant, contrairement à toutes les fois où il souhaite les rassurer, il ne sourit pas, continue de fixer le plafond, les yeux brillant de ce que la fillette comprend comme du désespoir.
— J'ai honte, Abby. J'ai honte et je suis fatigué.
Il marque un temps d'arrêt, les mots bloqués dans sa gorge. Abigail observe du coin de l'œil son visage pâle et cerné se froncer en même temps que ses sourcils, alors qu'il ferme encore les yeux pour soupirer et les rouvrir, et que sa main droite amorce un mouvement vers la gauche pour la gratter.
— Ta tante a peut-être raison, finalement, chuchote-t-il encore, et la fillette se crispe en cachant cette fois ses lèvres dans la fourrure de sa peluche. Peut-être que je préfère… ça que de vous dire la vérité sur notre présence ici.
— Non, papa, elle n'a pas raison.
— Pourtant me voilà à geindre alors que ce serait si simple de… de vous expliquer.
— Ça n'a pas l'air si simple que ça, proteste Abigail, plus froidement que prévu.
Elle se retient de justesse d'ajouter que rien n'est simple, avec sa famille, en se rappelant qu'elle-même en fait partie et ne souhaite pas les mettre, elle, sa sœur, son frère et son père dans le même panier que ses grands-parents ou sa tante. Ian hausse les sourcils en faisant la moue, sans oser la regarder, et de sa petite voix, elle continue, tout en malaxant les pattes de son ourse :
— Et puis tu me l'as dite tout à l'heure, la raison.
Elle profite du regard stupéfait, à mi-chemin entre l'étonnement et le chagrin, qu'il lui adresse pour accrocher ses yeux aux siens. L'incompréhension, l'espoir puis la fierté passent dans ses yeux, bien vite avalés par une tentative de chasser les larmes au coin de ses yeux par un clignement de paupières. Attristée par le regard de son père et sa propre impuissance, elle hausse les épaules :
— Mais je ne peux pas remonter le temps, et je ne peux pas empêcher Katie de répondre au téléphone.
— Non, tu ne peux pas, lui répond doucement Ian.
Et il lui adresse un sourire, son sourire rien qu'à lui qu'elle aime tant, son sourire dans lequel il fait passer toute sa tendresse, duquel elle puise tout son amour et sèche les chagrins de son cœur. Un sourire comme il n'en avait pas fait depuis leur arrivée à Carlisle. Émue, la fillette enfouit sa joue contre sa peluche, espérant que son père comprendrait que par ce geste, c'est lui qu'elle souhaite enlacer. Lentement, il soupire, tend la main et la pose, paume vers le plafond, à côté d'elle, dans l'attente de son consentement, mais au regard plein d'horreur qu'elle lui lance, il comprend vite que c'est peine perdue.
— Je ne suis pas mon père, Abbynette, murmure-t-il alors que sa main reprend sa place initiale avec résignation. Il ne m'arrivera rien.
— Tu ne sais pas, objecte-t-elle tout aussi bas, et, après un silence, elle ajoute douloureusement : lui aussi, il pensait qu'il ne lui arriverait rien.
Il l'observe un instant puis rejette sa tête sur le dossier du canapé dans un long soupir discret. Pendant de longues secondes rythmées par l'horloge qu'ils entendent résonner depuis la cuisine, ils rendent au salon l'ambiance feutrée de la nuit, puis Ian baisse les yeux sur ses mains qu'il s'est remis à gratter machinalement.
— Tu sais, Abbynette, si tu penses que c'est à cause de toi et à cause de ce qu'il s'est passé qu'on n'est pas revenus ici tout ce temps… Sache que ce n'est pas le cas. Ça a forcément fait pencher la balance, mais c'était une décision purement égoïste, et tu n'as rien à te reprocher. J'aurais dû t'en parler, vous en parler, depuis très longtemps. Je suis désolé.
Elle ne répond pas, surtout pas qu'elle-même n'est pas convaincue de n'avoir réellement rien à se reprocher, mais ne rebondit pas. Elle ne souhaite pas insister. Elle préfèrerait oublier cet épisode-là de leur vie, quand bien même elle sait qu'il est bien trop grave et gravé dans toutes les mémoires.
— Je suis content de voir que les cousins arrivent à passer outre tout ça.
— Il n'y a qu'Ellanaëlle qui me parle, proteste doucement Abigail, mais elle n'ajoute pas que le fait que tous les autres l'ignorent lui convient parfaitement.
Ian hausse les épaules, hoche la tête, grommelant entre ses dents, hésitant quant à quoi répondre.
— Avalon n'est pas un méchant garçon, se décide-t-il finalement à soupirer. Il écoute juste un peu trop sa mère.
C'est au tour d'Abigail de hocher la tête sans bruit, sans relancer sur le fait que n'importe qui de sensé n'aurait pas besoin d'écouter Coleen pour se méfier d'elle et de sa magie. L'horloge égrène les minutes dans son balancement inlassable, quand Ian ricane dans le silence. D'un regard, Abigail l'interroge sur les raisons de son amusement, et, l'œil brillant, un rictus sur les lèvres, il répond :
— J'imagine la tête de ta grand-mère quand elle se rendra compte que j'ai vidé ses provisions à pâtisserie. Oh, Ian, tu n'aurais pas dû, oh, Ian, on ne va jamais manger tout ça, oh, Ian, ça va se perdre, c'était une folie, oui chéri c'est vraiment gentil mais tu aurais pu me garder un peu de farine et des œufs, je n'ai pas prévu de faire des courses avant demain, ajoute-t-il en singeant sa mère, la voix haut perchée.
Mais, aussi parfaitement l'imite-t-il, la perspective n'amuse pas du tout Abigail. Elle sent, elle sait que son père a raison, et que Prudence lui reprochera tout ce qu'il vient d'énoncer, peut-être à la virgule près, encore des réprimandes sur la liste déjà trop longue de ses erreurs. Visiblement, Ian songe à la même chose, car son sourire s'évanouit, et dans un énième soupir, il se frotte les yeux.
— Tu voulais me parler de tes copines, hier soir ?
— Oui.
— Tu te sens capable de le faire maintenant ?
Il a beau lui sourire avec tendresse, elle comprend bien, à son ton et sa posture, qu'il essaye assez désespérément de désamorcer une crise de panique qu'il ne parvient plus à retenir. Elle hoche la tête, et, sans un mot, se lève. Devant son air étonné, elle lui désigne sa place devenue libre sur le canapé.
— Allonge-toi, papa. Je ne peux pas remonter le temps, mais je peux essayer de te faire dormir.
Son père la dévisage un instant d'un air stupéfait, déglutit péniblement alors que ses yeux se chargent de larmes. Abigail, occupée à lui créer un semblant d'oreiller en entassant deux coussins, ne le remarque que lorsqu'il y pose sa joue. Le cœur lourd mais déterminée à ne pas le montrer, elle le recouvre d'un, puis de deux, puis de trois plaids, s'installe par terre, face à lui, et s'emmitoufle elle-même dans sa couverture hiboux, se couvrant même les cheveux, arrachant un sourire à son père.
— Tu nous as fait de chouettes igloos.
— Attends, j'ai gardé le meilleur pour la fin, rebondit-elle en quittant la douceur de son abri. Ou plutôt j'ai oublié le meilleur, ajoute-t-elle, un peu maussade du constat.
Et, en prenant soin de ne pas toucher son père, elle glisse son ourse en peluche entre ses bras. Il sourit, soupire, embrasse le museau noir en attendant qu'elle reprenne sa place.
— Je t'écoute, chuchote-t-il en disposant l'ourse de façon à ce que ses pattes ne soient pas coincées dans ses bras, et Abigail hausse le coin de ses lèvres en le remarquant.
La petite moue qui suit son espèce de demi-sourire le fait doucement rire, puis, tout en se tapotant les cuisses, plongée dans ses pensées, elle marmonne :
— Par où commencer…
Et, malgré ses hésitations, ses temps de réflexions qu'elle trouve elle-même trop longs, ses phrases qu'elle trouve trop courtes, la difficulté avec laquelle elle bute sur certains mots, elle lui raconte Poudlard, son dortoir, les filles avec qui elle a partagé les premiers mois de sa scolarité. Ian l'écoute avec attention, les yeux brillants, la bouche étirée en un sourire attendri contre la fourrure blanche de la peluche, répète dans un souffle les prénoms des petites sorcières avec lesquelles Abigail vit : Pearl, Autumn, Mackenzie, Adélaïde.
Pearl et son amour inconditionnel pour les traditions écossaises – surtout les tartans, avait remarqué Abigail –, Autumn et sa connaissance intarissable sur les composants des baguettes magiques, Mackenzie et son franc-parler à s'en attirer des ennuis, Adélaïde, son sourire inimitable et son accent londonien.
— Je l'ai rencontrée dans le Poudlard Express, tu sais.
— Ah oui ?
— Oui. Elle s'est moquée de moi quand je me suis mis de la mousse à la fraise sur le nez.
Elle ne sait pas pourquoi elle s'attend à une expression désolée sur le visage de son père à l'évocation de ce souvenir – quand bien même exagéré, car Abigail n'imagine pas une seule seconde Adélaïde se moquer de quelqu'un de sa vie – Ian éclate de rire, d'autant plus quand elle hausse un sourcil vexé.
— Je ne savais pas qu'il y aurait autant de mousse dans la balle au chocolat ! se défend-elle piteusement.
— Ça ne m'étonne pas de toi, tiens.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire, Abbynette, que même si tu étais invitée à déjeuner avec les plus grands magiciens de tous les temps, et que ta vie ou du moins ta dignité était en jeu, tu réussirais à te mettre de la crème sur le nez, les joues, le menton ou même le front.
— Oh, comme tu exagères, proteste la fillette dépitée et pourtant résignée, drapée dans les derniers restes de son amour-propre.
Et tandis que son père admet que peut-être, mais que ça l'amuse follement, elle s'assombrit et se plonge dans des réflexions moins légères que de s'imaginer à table avec Dumbledore et le professeur McGonagall, les joues couvertes de mousse à la fraise. Les dernières semaines d'œillades et d'ignorance réciproques entre ses camarades de dortoir et elle lui pèsent sur le cœur. Une petite voix lui chuchote que les filles de Serdaigle lui manquent, et un frisson d'horreur lui remonte jusqu'à la nuque à cette idée.
— Tu sais, papa, elles sont gentilles, mais je crois que j'ai fait une bêtise.
Ian cesse aussitôt de rire, et, alors qu'il repose plus confortablement sa joue sur son oreiller de fortune, il fronce à demi les sourcils dans une expression mi inquiète, mi désolée :
— Une bêtise, chérie ? répète-t-il, toute trace de moquerie évanouie dans sa voix.
— On ne se parle plus.
— Oh…, murmure encore son père, sans cacher son étonnement, après toutes les jolies choses qu'Abigail lui a racontées plus tôt. Vous vous êtes disputées ?
Elle secoue lentement la tête, et frotte ses mains l'une contre l'autre dans un mouvement destiné à chasser les flocons – pourtant inexistants – de ses paumes. Les yeux dans le vague, elle soupire :
— Même pas. J'ai juste…, commence-t-elle, mais elle se tait brusquement pour plisser les lèvres.
— Tu t'es éloignée, complète Ian doucement, et elle acquiesce sans un mot. Que s'est-il passé, ma chérie ? Quelque chose avec ta magie ?
L'inquiétude dissimulée dans la question dissuade la fillette de lui parler de la fatigue, du découragement, du mur dans lequel elle a l'impression de courir à chaque cours avec O'Cuinn, des douleurs toujours plus fortes et longues.
— Je ne crois pas. Poudlard est fatigante, et elles ont une énergie que… que je ne réussis pas toujours à gérer.
— Oh. Je crois que je comprends ce que tu veux dire. Ça t'a fatiguée alors tu as eu besoin de t'isoler, mais tu n'as pas réussi à revenir vers elle et encore moins leur expliquer, n'est-ce pas ?
Un gros soupir mi soulagé que son père la comprenne si bien et si rapidement, mi honteux soulève la poitrine de la fillette, alors qu'elle hoche la tête et ajoute à demi voix :
— Ce n'est pas très gentil de dire à quelqu'un qu'il ou elle est fatigant.
— Je dirais surtout, rebondit Ian en se tournant sur le dos dans une grimace d'inconfort, l'ourse en peluche toujours coincée dans ses bras, que ça peut être très mal interprété. Surtout à votre âge. Je te connais comme ma poche, Abbynette, je te fais confiance pour trouver le bon moment pour en discuter avec elles. Si tu veux, on fera un gâteau à partager dans le Poudlard Express ou dans votre dortoir.
La proposition arrache une exclamation aussi perplexe qu'amusée à la fillette, aussitôt suivie d'un regard aussi vexé que taquin de Ian. En jouant avec ses doigts, elle secoue la tête et remarque en même temps que son père bâille :
— Tout se résout autour d'un gâteau, à t'entendre.
— Cite-moi un seul moment de chamaillerie, de tristesse ou de colère qui ne s'est pas arrangé avec un de mes gâteaux ?
Et, alors qu'elle admet d'un hochement de tête qu'il a parfaitement raison, il enchaîne en jouant avec les pattes de la peluche :
— Si je n'ai le droit qu'à une seule prétention dans cette basse existence que je mène, c'est bien que mes gâteaux résolvent tous les problèmes.
— J'espère que ce sera le slogan de ta pâtisserie quand tu auras décidé de l'ouvrir.
— J'y songerai, promis.
Un autre bâillement soulève sa poitrine alors que sa tête roule sur le côté. Abigail observe ses mains cesser de jouer avec les pattes de son ourse, et, en papillonnant des paupières pour tenter de rester éveillé, il chuchote :
— Et Ivy ?
— Tu devrais dormir, plutôt.
— Non, non, tu voulais me parler d'Ivy, proteste Ian en se frottant les yeux. Et il faut encore que je lave des trucs dans la cuisine.
— Je le ferai.
— Mais-
— Dors, papa. Je pourrai te parler d'Ivy plus tard. Je te le promets.
Il hoche la tête faiblement, déjà emporté par le sommeil, et bientôt, ses yeux se ferment, sa respiration ralentit, son visage s'apaise. Abigail jette un coup d'œil à l'horloge – sept heures moins le quart. Si elles ont gardé leurs vieilles habitudes, Prudence ne se lèvera qu'à neuf heures – si elle appelle ça la tradition de Noël, Abigail soupçonne qu'elle n'aime tout simplement pas Noël ou l'excitation provoquée par l'attente chez les enfants, et veille à être la dernière debout pour ne pas devoir ronger leur frein, Ian préfère, lui, raconter qu'elle aime juste qu'on l'attende comme le messie –, Coleen aux alentours de huit heures trente pour poser les cadeaux sous le sapin.
Sans un bruit, Abigail replace sa couverture sur ses épaules. Dehors, les flocons tombent doucement.
oOo
Lorsqu'à huit heures moins dix, une porte s'ouvre et se referme à l'étage, Abigail lève les yeux du livre sur l'histoire moldue de Carlisle qu'elle a piqué dans le bureau de sa grand-mère, à l'affût. Ses épaules s'abaissent pourtant aussi vite que ses sourcils froncés par la méfiance se détendent – ce ne sont pas les pas ou les voix de Prudence et Coleen qui résonnent dans les escaliers et le couloir, mais ceux de Will et Katie. Elle les écoute descendre, se chamailler, se diriger d'abord vers la cuisine, attirés par les bonnes odeurs – et ce n'est pas elle qui les en blâmerait. Quand les chuchotements de Katie se transforment en exclamations stupéfaites, Abigail saute sur ses pieds, laisse glisser son plaid, et trottine aussi vite que possible à la cuisine – Will et Katie sursautent en l'apercevant, un doigt sur la bouche pour leur intimer le silence, et Katie s'écrie d'une voix si forte que sa sœur grimace, paniquée à l'idée qu'elle réveille leur père :
— C'est papa qui a-
— Chhhht, il dort !
Si la fillette ouvre de grands yeux catastrophés et plaque une main sur ses lèvres si fort que le bruit claque et résonne longuement, Will se contente de froncer des sourcils soucieux. Eux aussi ont l'air épuisés, se rend compte Abigail en avisant leurs cernes creusés sur leurs teints pâles.
— Il est dans le salon, répond-elle à la question que s'apprête à poser Will.
— Mais c'est lui qui a fait tout ça ? chuchote Katie tout bas cette fois, les yeux écarquillés, autant d'incrédulité que d'admiration. Il est fou, ajoute-t-elle d'un ton sans appel lorsqu'Abigail acquiesce d'un petit hochement de tête.
Will, resté silencieux, sourit aussi tristement qu'il soupire, et, après avoir découvert puis recouvert la pâte à brioche, il murmure en gratifiant Abigail d'un regard fatigué qu'elle trouve trop ressemblant à celui de leur père pour ne pas lui serrer le cœur :
— Il n'a pas dormi de la nuit, c'est ça ?
— Ça arrive de plus en plus souvent, regrette Katie après qu'Abigail a approuvé les dires de son frère d'une petite moue ennuyée.
Puis elle glousse doucement et ajoute :
— Dommage que le Père Noël n'existe pas, il aurait pu le voir.
Et, sans remarquer le sourcil moqueur que hausse Will en souriant ni le plissement d'yeux incertain d'Abigail, elle picore un cookie – aussitôt, le sourire de son frère se tort en une grimace et ses yeux s'agrandissent d'horreur :
— Kat ! chuchote-t-il, indigné. On n'a peut-être pas le droit !
— Le droit ? répète la fillette, étonnée. Mais qui t'en empêcherait ? Papa ? Depuis que vous êtes tous les deux à Poudlard, il cuisine encore plus que d'habitude, et il me répète tout le temps qu'il ne fait pas de plats pour qu'on reste à les regarder.
Will plisse les lèvres en une petite moue déconcertée, lance un regard à Abigail dans l'espoir d'obtenir son approbation à elle aussi, mais elle hausse simplement les épaules, si bien qu'il l'imite et passe une main embêtée sur sa nuque :
— Mamie et les cousins veulent peut-être qu'on les attende…
— Ils ne sauront pas, ricane Katie. Deux gâteaux qui disparaissent dans cette montagne, personne sauf papa peut-être ne s'en rendra compte.
Face à ce constat sans appel, Will glousse mais, avec beaucoup de volonté, il se détourne et adresse un sourire en coin aussi mutin que désapprobateur à sa sœur :
— Comme si on allait se limiter à un gâteau chacun, Kat.
Sans pouvoir s'en empêcher, elle éclate de rire, se couvre aussitôt la bouche quand Will et Abigail lui intiment le silence. Bientôt, l'air s'apaise autour d'eux, immobiles, dans l'attente d'un bruit qui trahirait le réveil de leur père – rien. Rien que le balancement de l'horloge, et leurs soupirs soulagés. Puis, sans un mot, d'un seul échange de regards, ils se décident à se rendre au salon.
Si Abigail s'imagine que Will leur fait signe de passer les premières et qu'il fermera la marche comme une preuve qu'il prend son rôle de grand-frère très à cœur, elle se rend compte en tournant la tête avant de quitter la cuisine qu'il ne s'agit que d'une ruse pour chiper un cookie et l'engloutir d'une seule bouchée – en se rendant compte qu'elle s'est arrêtée et le regarde, les sourcils à demi haussés de surprise, il fronce les siens et rougit furieusement, s'étrangle à demi dans une tentative de faire disparaître plus vite l'objet du délit.
Leur père dort toujours paisiblement, la peluche d'Abigail en équilibre dans ses bras détendus par le sommeil. Katie s'est déjà approchée quand ses frère et sœur arrivent à sa suite. Elle s'agenouille près de lui, pose ses joues dans ses petites mains et l'observe longuement, un brin de remords dans ses iris. Debout entre la porte et la table du salon, Will et Abigail la regardent sans un bruit, même si la fillette entend son frère soupirer plus fort, et le sent plus tendu qu'à l'accoutumée. Un instant, elle se demande si sa nervosité est due au fait qu'elle l'ait pris les mains dans le sac de chapardage de gâteaux, est tentée de lui chuchoter qu'elle ne dira rien à Katie et encore moins à leur père. Se sentant dévisagé, il tourne la tête pour rencontrer le regard inquiet de sa sœur, et fronce de nouveau les sourcils, incertain :
— Ça ne va pas, Abbynette ? chuchote-t-il en plissant les yeux, mi alarmé, mi méfiant.
— C'est plutôt à toi que je devrais le demander, réplique-t-elle, tout aussi bas et prudemment.
— Chut tous les deux, vous allez le réveiller, les houspille Katie, les yeux grondeurs.
Will lève des mains coupables et hoche la tête en passant son pouce et son index sur sa bouche, dans un signe de son mutisme. Rassurée, Katie leur lance une petite moue et détourne le regard pour repositionner mieux l'ourse en peluche. Aussitôt, Will se tourne vers Abigail et chuchote si bas qu'elle doit lire sur ses lèvres pour comprendre :
— Et pourquoi ça n'irait pas ?
— Je n'en sais rien. Mais ne t'en fais pas, je ne dirai rien à Kat pour le gâteau, répond-elle si bas qu'il se penche pour comprendre.
Un éclair de confusion passe sur son visage avant qu'un sourire coupable ne s'esquisse sur ses lèvres, et il hausse les épaules.
C'était sans compter sur l'ouïe un peu trop fine de Katie — la petite fille se tourne vers eux, un sourire drôlement mutin sur les lèvres, et, les yeux plissés dans une tentative de transpercer le crâne de son frère pour lire ses pensées, le faisant rire sous cape au passage, elle lui adresse un hochement de tête complice – et son expression de petit diablotin fait pouffer davantage son aîné.
Mais la fillette se désintéresse vite de ses frère et sœur ou même du fait que malgré son beau discours, son frère a chipé un biscuit. Elle reporte son attention sur leur père, et, lentement, passe ses doigts dans sa chevelure noire désordonnée en murmurant :
— Il est beau quand même, papa.
Elle se moque bien des grimaces que lui lancent Will et Abigail, ni du 'Tu vas le réveiller !' paniqué de Will – de là où ils se tiennent, ils ne peuvent pas voir le sourire amusé sur le visage de leur père.
— J'ai entendu, chantonne-t-il en la prenant dans ses bras pour la faire rouler sur lui alors que Katie glousse comme une bienheureuse et s'accroche à son cou comme à une bouée en pleine mer.
— Je sais bien ! claironne-t-elle pendant que son frère et sa sœur s'approchent, désormais certains qu'ils ne réveilleront plus leur père, et s'installent respectivement sur le deuxième minuscule sofa qui jouxte le premier et par terre. Will et Abby sont tellement pas là qu'ils ne savent plus reconnaître quand tu dors plus.
La remarque, pourtant pleine de l'innocence taquine de la fillette, frappe les deux concernés de plein fouet — Ian remarque bien leurs regards malheureux, car il sourit doucement et caresse les cheveux roux de Katie :
— Ils auront le temps de réapprendre.
La fillette rit, cache son nez dans le cou de son père qui la serre fort contre lui, le cœur gonflé au bord des lèvres. A contempler la scène, il leur semble à tous les quatre que la dispute de la veille n'est qu'un lointain – et mauvais – souvenir.
— Tu as assez dormi, papa ?
La voix de Will brise le silence dans lequel ils se sont enveloppés. Ian gratifie son aîné d'une œillade et d'un sourire éloquent.
— Assez, non, mais j'ai dormi, et c'est déjà ça.
Et, au moment d'énoncer ses derniers mots, il adresse un regard tendre à Abigail, laquelle reste immobile, les mains liées l'une dans l'autre. Puis, souhaitant certainement détourner la conversation, il tapote le dos de Katie, toujours blottie contre lui, et murmure :
— Et toi, chérie ? Est-ce que tu es toujours en colère ?
Son soupir, contre le cou de Ian, résonne longuement dans le silence qu'elle laisse planer. Will et Abigail restent muets, échangent un regard, hésitants à intervenir après de longues secondes à attendre dans un état trop proche de la fébrilité la réponse, mais le calme et la patience dont fait preuve leur père les enjoint à laisser à leur petite sœur le temps de choisir ses mots, et de répondre si l'envie lui vient.
— Je crois que non, souffle-t-elle finalement, et elle relève la tête, chatouillant le visage de Ian de ses cheveux en bataille au passage.
Le sourire soulagé sur les lèvres de leur père s'élargit. Il cesse de caresser le dos de la fillette et la serre contre lui jusqu'à ce qu'elle glousse. Ses petits bras s'enroulent autour de son cou et elle passe ses doigts dans ses cheveux, tout doucement. L'ourse s'écrase entre leurs corps, arrachant une grimace mécontente à Abigail.
— Je suis désolé pour hier, murmure Ian sans s'émouvoir du sort de la peluche.
— C'est rien, papa. Will a raison, on a été étonnés parce que d'habitude, tu nous dis quand ça va pas, et là, tu nous as rien dit.
— On a un peu discuté avant de se lever, explique le jeune garçon quand leur père lui adresse un regard tenant davantage de la surprise que de la réelle curiosité.
Will hausse lentement les épaules, le visage baissé – quoiqu'illuminé d'un petit sourire fier de celui que lui adresse son père –, et doucement, d'une voix suffisamment basse et lente pour ne pas trembler, Ian s'enquit avec une curiosité non dissimulée :
— Et ça vous a fait du bien d'en discuter entre vous ?
— Oui, confirme Will en accompagnant sa réponse d'un hochement de tête.
Ian l'imite, plisse les lèvres dans un mouvement de réflexion. Abigail lui trouve un instant le regard bien triste, avant qu'il ne chuchote plus bas encore :
— J'avais promis qu'on en parlerait ensemble aujourd'hui. Vous voulez qu'on en parle ?
— Oh, oui, papa, s'il te plaît, répond aussitôt Katie en se redressant. Je vais chercher la photo !
Et, ni une, ni deux, sans attendre ni entendre la demi protestation qui s'échappe des lèvres grimaçantes de son père, elle se lève et court à demi vers les escaliers. Ian soupire discrètement – pas suffisamment pour éviter que Will fronce les sourcils d'inquiétude autant que de chagrin –, se redresse pour s'asseoir, prend sa tête entre ses mains au moment où des étoiles dansent devant ses iris. Will s'approche, remet son plaid sur ses épaules et s'installe à côté de lui. Plusieurs fois, Abigail le voit ouvrir la bouche et la refermer, renonçant à ce qu'il avait prévu de dire. Sans un mot, le jeune garçon pose sa joue sur l'épaule de son père, lequel en profite pour passer son bras autour de lui pour l'enlacer tendrement.
— Ça va, chéri ?
— Bof, j'ai pas très bien dormi non plus, mais ça ira.
— Ça ira, grommelle Ian, et il lève les yeux vers Abigail, qui hausse lentement les épaules. C'est nul de dire ça ira, ajoute-t-il, arrachant un haussement de sourcil amusé à Will.
— Tu trouves ? Moi je trouve que ça me donne au moins cet espoir-là, réfléchit-il tout haut.
— C'est une façon de voir la chose. Eh, Willy, merci d'avoir parlé avec Kat.
— C'était rien, répond doucement Will en attrapant l'ourse en peluche avant qu'elle ne dégringole au sol.
A l'exclamation étouffée que lance Abigail, il lui adresse un sourire goguenard, et ricane en apercevant son visage tordu en une grimace d'indignation de voir sa peluche ainsi traitée. Alors qu'elle s'apprête à lui enjoindre de ne pas lui écraser les pattes de cette façon, il la dépose sur ses genoux et la caresse doucement en lui passant un morceau de plaid de leur père sur le dos. Rassurée, Abigail plisse les lèvres et hoche la tête en agrémentant sa posture d'un 'c'est mieux' trop solennel qui arrache un rire à son frère.
Ian suit leur échange avec un sourire. Il se garde bien d'avouer à Will que pour lui, convaincre une Katie en colère n'a rien de rien, justement, mais sans doute la présence de son grand-frère autant adoré que trop peu présent y était-elle pour quelque chose. Il embrasse encore son fils, débordant de fierté et d'amour, s'amuse de l'expression à demi scandalisée et méfiante qu'Abigail leur offre, les yeux toujours fixés sur son ourse, mais son cœur bat trop fort, cogne contre sa gorge et résonne dans ses oreilles. Il redoute le moment où Katie redescendra, où il posera les yeux sur Alison. Il ne se sent pas prêt, et pourtant, il déglutit courageusement – les petits pas de sa benjamine tapotent la moquette des escaliers, et elle entre dans le salon en fermant la porte derrière elle, le cadre photo entre les mains. Ian entend Will inspirer longuement, les épaules soudainement tendues et le dos très droit. Abigail reste immobile, sur le deuxième canapé.
Katie garde son regard fixé sur la photographie quand elle demande à Will d'allumer le luminaire à côté de lui, puis quand elle s'assoit près de son père. Will, la peluche dans ses bras, se penche pour mieux la voir, et Ian ferme les yeux une seconde pour se donner du courage.
— Mamie m'a dit que vous n'étiez pas encore mariés. Vous aviez quel âge ?
Il ouvre les paupières au moment où la petite voix de Katie tonne dans le silence. Son cœur rate un battement quand, lorsqu'il baisse la tête, ses yeux rencontrent le cliché. En passant ses doigts sur le visage figé de sa mère dans une caresse fantasmée, la fillette murmure :
— Elle est belle.
Et son murmure est si plein de tendresse qu'il ne peut s'empêcher de sourire tristement et de glisser sa main dans celle, chaude et douce, de la petite fille.
Alison les regarde, indifférente à leurs cœurs gonflés, les enveloppe de son sourire canaille qui avait tant fait chavirer le cœur de Ian. Ses yeux verts brillent, sa tête à demi renversée sur son épaules alors que lui, à côté, dans l'ombre de la jeune femme si lumineuse, garde la tête baissée sur son livre ouvert, trop concentré sur sa lecture pour remarquer l'appareil photo. Alison, fidèle à elle-même, ne rate pas l'occasion de crever l'écran, sa peau dorée, ses cheveux flamboyants, son regard aussi intelligent qu'espiègle brillant sous le soleil.
Katie a raison, elle est belle, belle comme dans chacun de ses souvenirs et de ses rêves, belle comme les sentiments qui le protégeaient de tous ses malheurs quand elle posait ce même regard, ce même sourire sur lui. Belle comme les battements douloureux de son cœur au fond de sa poitrine béante. Belle comme tous les regrets qui se coincent dans ses entrailles.
— Oui, répond-il dans un souffle étranglé après un silence, quand il comprend qu'elle attend une réponse.
— Tu crois qu'elle est aussi belle maintenant ?
— Je ne sais pas, chérie, mais j'en suis sûr.
— Vous faisiez quoi, papa ? Vous aviez quel âge ? Vous aviez déjà acheté la maison ? Tu lisais quoi ?
Un petit rire s'étrangle dans la gorge de Ian. La douleur dans son cœur se referme doucement au fur et à mesure que la fillette l'assaillit de questions, au fur et à mesure que les souvenirs ressurgissent. Il serre sa main plus fort, aussi fort que les larmes lui montent aux yeux, mais il se rend compte que ces larmes-là ne sont pas des larmes de chagrin. Il serre sa main aussi fort qu'il la supplie de l'aider à panser les plaies qu'elle est déjà en train de l'aider à refermer. La boule qui l'étouffe n'a plus rien à voir avec le désespoir dont il avait si peur il se sent serein, soulagé. Alors il serre plus fort, et elle lui répond avec autant de force.
Will se déplace pour s'installer derrière lui, et mieux voir le visage de sa mère – et Ian se rend compte que lui aussi la dévore des yeux.
— Je… non, on n'avait pas encore acheté la maison, ma puce, et je ne sais plus ce que je lisais, mais je me rappelle qu'elle aimait beaucoup que je lui lise à voix haute. Nous avions vingt-deux ans, tu vois la bague qu'elle a au doigt ? On s'était fiancés quelques mois plus tôt. On allait se marier début janvier.
— Elle était déjà enceinte de Will ? s'enquit Katie, les yeux de plus en plus brillants.
— Non, ma chérie, pas encore, répond Ian sans retenir un sourire ni un regard tendre vers son aîné. Là, c'était l'été, on était venus passer quelques jours ici, tu peux reconnaître le jardin, regarde. Ça n'a pas fondamentalement changé. Mes parents l'adoraient, tu sais.
— Comment vous vous êtes rencontrés, papa ? continue la fillette, inlassable, et ses doigts parcourent la photographie, doucement, tendrement.
— Oh, le plus banalement du monde. J'avais dix-huit ans, elle en avait dix-neuf. Elle étudiait l'architecture, tu sais, je t'en avais parlé, et un de mes copains de l'époque était dans sa classe. Un soir, ils sont sortis dans un pub avec leur groupe d'amis, et gentiment, mon copain m'a invité. Je me suis assis un peu par hasard à côté d'elle, et on a parlé toute la soirée.
— Et comment tu lui as dit que tu l'aimais ?
Le regard de la fillette se tourne vers lui – un regard si curieux, brûlant de tout savoir, et pourtant dépourvu de malice ou de malveillance que Ian n'a pas le cœur de lui refuser ce souvenir-ci non plus. Il aimerait avoir le cœur de ne plus rien lui refuser, et même si ses blessures cicatrisent, il y en a des encore trop cuisantes, se rend-il compte en inspirant dans une hésitation.
— À cette époque, on habitait tous les deux à Londres, elle vivait dans une espèce de boui-boui pas loin de Paddington, moi je dormais dans un placard à balai à deux pas de Covent Garden. Un soir, nous sommes allés nous promener près de Westminster, sur la Tamise. Et on s'est dit qu'on s'aimait sous Big Ben.
— Ooooooooh, chuchote Katie, les yeux flamboyants, alors que derrière elle, Will grimace en haussant un sourcil.
— Eh oui, je ne faisais pas les choses à moitié, à ce moment-là.
— Et tu l'as demandée comment en mariage ?
— Oh, c'est elle qui m'a demandé, sourit-il alors que les yeux de Katie scintillent littéralement d'admiration. C'était un dimanche. Je venais de mettre des macarons au four, c'est là qu'elle m'a demandé de l'épouser, et j'ai euh… j'ai dit oui.
— C'est tout ? s'insurge la fillette.
— Écoute, chérie, si c'était à refaire, j'avoue que je ne dirais pas non, rit-il doucement, omettant de lui avouer qu'ils avaient passé le reste de leur journée à faire l'amour et à manger des macarons.
— C'était ta première amoureuse, papa ?
— Non, sourit-il encore de son obstination. Mais c'était la plus importante. Celle de laquelle j'étais le plus amoureux. Celle qui m'a donné trois merveilleux enfants.
Les mots s'étouffent en même temps que son sourire à ces derniers mots. La culpabilité lui tort les entrailles, alors que Katie ne quitte plus sa mère des yeux. Il a l'affreuse impression de mentir, alors que c'est pourtant vrai — s'il n'est pas le géniteur de la petite fille, avec laquelle il ne partage rien – la peau dorée, la mâchoire un peu plus carrée, le nez en trompette, les cheveux ondulés, les yeux légèrement creusés, ce n'est pas lui qui les lui a donnés –, il n'a aucune honte ou sentiment d'illégitimité à se considérer comme son père.
Doucement, il embrasse son front. Coleen peut insinuer ce qu'elle veut, peut croire que, par son lien de parenté différent, Katie n'ira pas à Poudlard, il s'en moque. Elle est sa fille au même titre que Will et Abby partagent son sang, et personne n'aura jamais le droit de l'en convaincre du contraire.
— Et elle, papa, elle t'aimait ?
La question, posée d'une voix trop petite pour en être aussi légère que toutes les autres, le pétrifie, d'autant plus que les épaules de la fillette s'abaissent brusquement. Le cœur en miettes par tous les souvenirs qui défilent devant ses yeux et la gorge trop sèche pour que la déglutition qui précède sa réponse ne lui arrache pas une grimace, il répond dans un murmure qu'il espère plus tendre que nerveux :
— Je crois que oui.
— Alors pourquoi elle est partie ?
S'il s'était attendu à la question et l'avait redoutée, la légèreté de leur conversation avait endormi toutes ses frayeurs mais à peine Katie a-t-elle débuté sa phrase qu'une sueur froide lui remonte le dos. Avec un mélange d'horreur et de découragement, il prend conscience, aussi violemment que si on lui avait asséné un coup dans les côtes, que la température de la pièce vient de chuter de quelques degrés.
Ce n'est pourtant pas la première fois qu'elle la pose, dans toute sa naïveté et son incompréhension d'enfant, mais ce souffle de déception et cette étincelle de désillusion pleine de colère contenue n'ont jamais percé dans la voix de la fillette. Elle n'ignore pas que la réponse sera toujours la même, trop cruelle peut-être pour qu'elle l'accepte encore totalement, lève les yeux vers ceux de Ian, dans l'espoir d'apercevoir elle aussi les souvenirs de ce jour-là danser devant ses prunelles. Lui n'est pas mécontent de les garder jalousement pour lui. Il ferme une seconde les yeux, cherche à se débarrasser du regard d'Alison imprimé dans sa mémoire jusqu'à, il en est certain, la fin de ses jours, et s'apprête à la rassurer quand elle baisse brutalement les yeux. Ses doigts serrent plus fort le cadre photo :
— C'est pas très juste. Ou alors elle nous aimait pas ? On n'était pas assez bien ?
— Non, ma chérie, s'empresse de protester Ian d'une voix plus faible que prévue. Vous étiez et vous êtes toujours parfaits.
Un terrible besoin de la serrer tout entière contre lui écrase son cœur, et dans un mouvement désespéré de leur faire comprendre à tous les trois qu'ils sont plus précieux que tout l'or du monde, il se tourne vers Will puis Abigail, les couvre de son regard fatigué, mais tous deux gardent les yeux baissés. La grimace que Katie lui offre en retour, un mélange d'incrédulité et d'agacement depuis son haussement de sourcils à ses lèvres pincées achève de lui scier le cœur. Les voir si peu conscients de la valeur qu'ils ont à ses yeux remplit tant sa gorge de larmes qu'il ne parvient pas à formuler quoi que ce soit d'autre.
Une autre minute, peut-être cinq ou même vingt passent dans le silence. La pièce a encore perdu quelques degrés, et sous son plaid, Will frissonne mais ne dit rien. Ian ne sait même plus s'il a froid ou s'il est trop malheureux pour ressentir autre chose que la terreur glacée qu'il sent grimper depuis son ventre jusqu'à son cou. Le chagrin dans les yeux de Katie oscille entre le découragement et la colère, et ses doigts, ses épaules, son petit corps tout entier se crispe selon l'émotion qui la submerge et prend le pas sur toutes les autres.
— Vous êtes des merveilles, vraiment, de pures merveilles, chuchote Ian en brisant le silence glacial. C'est juste qu'elle… elle…
— Elle n'aimait pas la magie, on sait.
— Elle en avait peur. Ça n'avait rien à voir avec vous. Nous n'étions que des moldus de rien du tout. Mes parents n'étaient que des moldus de rien du tout. Nous ne pensions pas que… nous ne pouvions pas imaginer un seul instant…
— Mais on n'a pas choisi d'avoir de la magie ! s'exclame Katie en levant la tête, un éclat d'indignation dans le regard.
— Bien sûr que non, personne ne pouvait prévoir que vous seriez des sorciers. Ce n'était la faute de personne.
Et, en prononçant ces mots, même si la honte l'étouffe, il refuse de tourner la tête vers Abigail et n'ose même pas rencontrer le regard de Katie. Le froid s'insinue sous son pull, lui mord la peau aussi fort qu'il regrette de ne pas oser leur avouer certaines de choses – beaucoup de choses. Et le souvenir du regard désolé, effrayé, détruit d'Alison au moment où il n'amorce aucun mouvement pour l'empêcher de passer la porte réveille son angoisse et grignote méchamment son sang-froid. Les larmes si durement retenues s'amoncellent au coin de ses yeux et il bredouille :
— Je vous jure que ce n'était la faute de personne.
— Tu pleures, papa ?
L'inquiétude brise toute trace de colère dans la voix ou l'expression de la fillette. Délicatement, elle lâche le cliché et lève la main pour essuyer la larme sur la joue de son père, qui ne peut s'empêcher de sourire et de déposer un baiser furtif sur les petits doigts de la fillette.
— Oui. Parce que vous avez l'air malheureux. Parce que je n'ai pas réussi à la retenir de partir. Parce qu'à cause de moi, vous n'avez pas grandi avec elle. Mais je ne pouvais pas la retenir, tu comprends, mon cœur ? Je ne pouvais pas.
Le reste de ses sanglots s'échappe dans l'air immobile du salon. Un instant, personne n'ose bouger, puis la main de Will se pose sur l'épaule de son père, et, tout doucement, il lui entoure le cou de ses bras et pose sa tête sur la sienne. Ian s'agrippe à son bras, aussitôt rasséréné, murmure comme une litanie qu'il est désolé, car, au fond, c'est tout ce qui lui importe – qu'ils lui pardonnent. C'est tout ce que son cœur meurtri réclame. Le bond dans le passé que Katie l'a obligé à faire par ses si naïves questions lui a prouvé qu'il ne veut plus de l'amour de leur mère, qu'il ne subsiste dans son être plus que les regrets qu'il éprouve envers ses enfants. Elles lui ont prouvé qu'il a cicatrisé depuis plus longtemps qu'il ne le croit, que maintenant, c'est à eux de refermer les blessures si insidieuses dont ils n'ont même pas forcément conscience - et surtout à lui de les aider à le faire.
— Papa, tu nous as dit que c'était la faute de personne, comment ça pourrait être la tienne ? riposte Katie en abandonnant tout à fait la photo sur le rebord de la cheminée, cette fois.
Et, lentement, elle se lève, lui fait face et laisse passer ses doigts sur le sourcil de son père, de la même manière que lui quand elle n'était qu'une toute petite fille et que seule cette caresse parvenait à la calmer.
— C'est gentil, ma puce, mais les choses que je me reproche sont quand même là. Mais il est hors de question de vous donner ce fardeau-là.
Pas encore, du moins. Quand ils seront plus grands, quand les choses seront différentes. Il s'en veut, bien sûr, de leur refuser ces révélations-là, il sait que percer l'abcès serait plus sain pour eux comme pour lui, mais il n'en a pas la force, et eux n'ont pas encore le bagage émotionnel suffisant.
— Je vous aime tant, tous les trois, vous savez ? Vous êtes mon soleil, ma vie, vous êtes la raison pour laquelle je me lève le matin. Vous m'avez donné la force de me relever et de repartir à chaque fois que j'ai pu trébucher, et vous me donnez toujours la même force encore aujourd'hui, et ce, sans rien avoir à prouver, ajoute-t-il en posant doucement ses mains sur les joues de Katie. J'aimerais vous enlever ce sentiment de ne pas être à la hauteur, et j'essaierai de toutes mes forces, jusqu'à ce qu'il disparaisse. Vous comprenez ? Vous êtes des trésors inestimables. Vous êtes en or. Le départ de votre mère, sa peur de la magie, ce n'était pas de votre faute.
— Oui, papa, souffle Katie, les yeux brillants. D'accord.
— Hier j'étais en colère parce que j'avais peur. Je suis désolé.
— Peur de quoi, papa ?
— Peur d'être malheureux en voyant votre maman. Peur de vous voir malheureux. Peur de revivre le moment où elle nous a dit au revoir.
— Elle te manque ? s'enquiert encore Katie dans un souffle.
— Je- J'avais peur qu'elle me- qu'elle nous manque, parce que même si elle nous manque, on ne pourra pas la faire revenir. Et le manque, ça fait mal, ça rend malheureux. Ça fait peur d'être malheureux.
Un long soupir soulève sa poitrine, et, doucement, il avoue :
— Non, elle ne me manque pas. Chérie, il faut comprendre que ça fait longtemps que j'ai accepté qu'elle ne m'aimait peut-être plus avant de partir. Elle ne me manque pas, parce que je ne suis pas sûr que je serais toujours amoureux d'elle aujourd'hui. J'ai beaucoup changé, et elle aussi, j'en suis sûr. Si elle me manque, c'est pour vous.
— Si elle revenait, papa…
— Chérie…
— Attends ! Si elle revenait, et qu'elle voulait refaire une famille avec nous, avec toi, tu accepterais ? Ou on devrait aller une semaine chez l'un et une semaine chez l'autre ?
Un sourire illumine le visage las de Ian il n'ignore pas qu'elle fait référence à sa copine Charlotte, qu'elle ne l'admet pas mais que le chagrin de son amie avait largement aidé à ce qu'elles se cherchent et s'apprivoisent pour atténuer leurs peines communes, mais que l'idée même de changer de maison chaque semaine et par extension assister à la rancœur de ses parents l'un pour l'autre la terrifie.
— Pour vous, mon cœur, j'irais chercher de la poudre d'étoile, je décrocherais la lune, je me battrais contre des loups-garous ou des vampires. S'il faut vivre de nouveau avec ta mère pour vous, je le ferais sans réfléchir.
Katie ne le quitte pas des yeux en même temps qu'elle digère cette information-là, et hoche doucement la tête avant de pleurer silencieusement, les sourcils froncés et les lèvres plissées dans une colère noire alimentée par la fatigue.
— Sauf que ça existe pas, les loups-garous et les vampires.
— Allons nous recoucher, propose Will, un sourire dans la voix, avant que Ian ne la contredise. Tous les quatre.
— Sauf si Abby veut voir la photo ? Tu ne l'as pas vue, je crois ?
Abigail se tend violemment lorsque la petite fille se tourne vers elle. Ian remarque ses mains cachées dans son plaid, et les quelques flocons qui s'y sont accrochés. Lentement, alors que Will le lâche et que Katie lui donne la photo, il se lève, et, les jambes endolories, s'approche de la fillette.
— Tu veux la voir ? murmure-t-il.
Il lui tend le cadre, lui laisse le choix de le prendre ou non. Après un temps de réflexion, elle l'attrape sans un mot, sans oser rencontrer son regard. Ses doigts tremblent, et, un long moment, elle se perd elle aussi dans l'observation silencieuse de sa mère, avant qu'une grosse inspiration ne trahisse la tempête dans son cœur, et, au moment où son visage se fronce, elle ne parvient plus à retenir ses larmes. Elle n'entend pas Katie intimer à son frère de poser le plaid sur ses épaules, ni les murmures rassurants de son père. Elle n'entend que son cœur battre dans ses tympans, que sa magie hurler dans ses doigts douloureux. Ses pleurs redoublent lorsque de minuscules cristaux gelés s'échappent de ses doigts et courent sur le cliché, recouvrent lentement sa mère, s'épaississent. Pourtant, c'est contre sa poitrine qu'elle cache son visage souriant, et en la serrant contre elle, elle hoquette des excuses à n'en plus finir. Le monstre de chagrin au fond de son ventre griffe chaque parcelle de sa peau, chaque organe, chaque muscle. Le fourmillement de ses mains atteint son coude, ses épaules, elle sent sa magie crier, et la neige, dehors, la neige hurle.
Puis, aussi brutalement que sa panique a éclaté, tout s'arrête.
Les flocons se taisent, leurs grondements se transforment en murmures. Le monstre dans son ventre, chassé par l'ouragan de détermination qui la fait suffoquer tant son corps est trop frêle pour le contenir tout entier, se retranche dans sa grotte et s'y enferme en grognant, s'endormant d'un seul œil. Incapable de relever la tête pour croiser les regards de Will, Katie et de son père, pourtant agenouillé devant elle, elle cligne plusieurs fois des paupières, passe une main tremblante – et elle se rend compte que tout son corps tremble – sur ses joues pour y chasser les larmes gelées. Si son souffle tressaute en même temps que ses membres, elle trouve sa voix presque trop calme et trop forte quand elle déclare, avec toute la gravité qu'ils lui connaissent :
— Je travaillerai dur pour que ça n'arrive plus, je vous le promets.
— Abby, tu n'étais qu'un bébé, et ce n'est pas ta faute, proteste faiblement Ian.
— Mais les autres choses, le chien de maman, papi, ça n'arrivera plus.
— On le sait, Abbynette, chuchote Will, un sourire fatigué aux lèvres. On y croit depuis bien plus longtemps que toi.
oOo
Il est onze heures passées quand Ian est brutalement jeté hors du sommeil par un bruit de chute dans la salle de bain et une injure colorée. En se redressant brusquement, il réveille Katie, blottie contre lui, fait tomber Will du côté du lit où il s'est entortillé, et arrache un sursaut paniqué à Abigail, sur son matelas de fortune.
— Qu'est-ce qui s'passe ? marmotte Will, allongé sur les coudes, et dont seule la tête dépasse du matelas.
— Je crois que Mère-Grand en a marre de nous attendre, grommelle Ian en se laissant retomber lourdement sur le matelas si mou que Katie manque de s'envoler.
— En même temps, c'est Noël ! hurle-t-elle en chassant la main que son père a laissé tomber sur elle, et son hurlement déstabilise Will, à peine remonté sur le lit.
— Et alooooooors ? râle Ian, et d'un mouvement rageur, il attrape son oreiller et le plaque contre son visage. Je veux dormir ! dormir. Me re-po-ser.
— On aura tout le temps de se reposer quand on sera morts ! rouspète Katie en le secouant.
— Mais ! quelle horreur, s'exclame-t-il en écartant l'oreiller de son visage, les yeux écarquillés. Où as-tu entendu un truc pareil ?
Katie soupire de la façon la plus théâtral possible pour lui signifier que la question la plus importante n'est clairement pas de savoir où elle a appris une telle expression mais plutôt quand ils pourraient descendre ouvrir les cadeaux.
— Chez Charlotte, admet-elle finalement de mauvaise grâce. Son grand-père arrête pas de le dire. Quoi ! Pourquoi tu me regardes comme ça ? C'est Noël, et j'ai faim !
— Moi aussi, j'ai faim, renchérit Will en portant une main à son estomac vide. J'ai rêve de tes pancakes.
— Moi aussi, renchérit Abigail en baillant. Et je veux du crumble.
Ian soupire pour leur faire comprendre qu'il baisse les armes, sans toutefois retenir son sourire, et se redresse bientôt sur un coude. Il dévisage un instant ses trois enfants aux visages gonflés de sommeil et aux cheveux ébouriffés, ricane sans pouvoir s'en empêcher :
— Vous ressemblez à trois hiboux tombés du nid.
— C'est un peu le cas, proteste Will, un sourire amusé sur les lèvres, la tête à demi hochée alors que Katie rejette la sienne en arrière dans un long râle excédé, et qu'Abigail passe ses mains sur son visage pour se réveiller, son ourse calée sous son bras. Et puis franchement, papa, tu t'es pas vu pour dire ce genre de chose.
Ellanaëlle et Tobias pouffent quand Ian pousse le premier la porte du salon, les cheveux en pétard, les yeux à demi clos et les joues creusées de cernes par le manque de sommeil, mais il remarque aussitôt que les traces gelées sur le canapé et le tapis, qu'ils avaient laissées derrière eux en remontant se coucher, ont été effacées – par Tobias ou Coleen, peu lui importe. Il préfère rire avec eux et désamorcer sa mauvaise humeur par un petit geste élégant de la main :
— Vous nous attendiez, nous sommes là, les annonce-t-il en laissant ses enfants, Will le premier, entrer à sa suite, arrachant un éclat de rire à son beau-frère et un sourire amusé à son neveu.
— Un peu qu'on vous attendait ! s'agace Prudence, alors que Katie s'écrie en tirant sur la manche de Will 'Tu vois ! Ils nous ont pas attendus pour manger !' et que Coleen les observe derrière son journal, à la table. Bonjour mes chéris, ajoute-t-elle en recevant les baisers que lui offrent les deux enfants, quand bien même c'est l'impatience qui tire ses traits où aucune ombre de sourire n'apparait. Prenez à manger et ouvrez vos cadeaux. Oh, ils ont été bien mignons d'accepter de vous attendre, vous avez de la chance qu'ils soient plus grands…
— Mais mamie, commence Will en fronçant les sourcils, étonné de l'accueil qu'elle leur réserve.
— On s'est rendormis parce qu'on était fatigués ! se défend Katie.
Mais Prudence ne répond pas à leurs protestations, se contente de s'approcher de Ian, lequel soupire, sourcils haussés et lèvres pincées, et adresse un hochement de tête à ses enfants pour leur faire comprendre qu'il est inutile d'argumenter avec sa harpie de mère — sa harpie de mère qui s'approche un peu trop près, et se moque bien de l'air stoïque et désabusé qu'il lui renvoie au moment où elle lui touche le bras pour s'assurer qu'il ne fuira pas quand elle déposera un baiser sur sa joue.
— Joyeux Noël mon chéri. Vous avez pu parler ? Tout s'est bien passé ? Il aurait mieux fallu dormir que de nous préparer tous ces gâteaux, Ian. Ça va se perdre, on ne va pas tout manger.
— Oui, oui, oui, oui Mère, oui, très bien, Joyeux Noël, ronchonne Ian d'une voix si exagérée qu'il fait rire ses nièce et neveu, et Katie glisse à Will, la bouche pleine de crème pâtissière qu'il est horrifié de la voir manger à la petite cuillère 'Ah, papa fait le pitre, c'est bon, ça va mieux !'
— Oh, écoute, moque-toi de moi si tu veux, je m'en fiche, rouspète Prudence en lui tapotant le bras avant de retourner à la table, la tête haute.
— Me moquer, me moquer, c'est un bien grand mot pour une bouche si raffinée que la tienne. Au fait, la prochaine fois que tu veux qu'on se lève, frapper à la porte suffit, pas besoin de casser ta salle de bains pour nous réveiller.
— Je n'ai pas fait exprès, se défend sa mère avec mauvaise humeur. Le sèche-cheveux m'a glissé des mains. Je vais faire chauffer de l'eau, qui veut du thé ?
— Je m'en occupe, coupe Ian en acceptant avec un clin d'œil l'assiette de crumble aux pommes que lui tend Abigail. J'ai des pancakes à faire cuire et- Kat, Will, pourriez-vous nous laisser un peu de crème s'il vous plaît ? s'esclaffe-t-il alors que la fillette se fige dans son élan, sa cuillère bombée de crème à demi dans sa bouche, et que le jeune garçon se ressert sans vergogne, un sourire goguenard aux lèvres. Je voulais la mettre dans les choux.
— Ooh ! marmotte-t-elle, la bouche pleine. Il fallait pas la faire aussi bonne, aussi ! Voilà ce qu'on peut faire, papa, on n'aura qu'à mettre la mousse au chocolat dedans, et puis au pire, on met du sucre, mamie tu as des boules de sucre quelque part, non ?
Sa grand-mère secoue lentement la tête, faisant tinter ses boucles d'oreilles, et replace ses lunettes rondes d'un geste décidément trop distingué pour l'occasion — son air pincé arrache un rictus moqueur à Ian, qu'il camoufle en se grattant le nez et en toussotant quand le regard bleu électrique de rapace de sa sœur se pose sur lui. Tout en reprenant sa lecture et en même temps que Katie fait la moue en commentant que tant pis, ils feraient leurs chouquettes avec du sucre en poudre, Coleen se racle la gorge et interpelle son frère, d'une voix grinçante de cynisme :
— Ne profite pas d'être seul pour empoisonner l'eau.
— Gnagnagna, ronchonne-t-il, tenté de lui tirer la langue. Maintenant que je suis percé à jour, non, je ne le ferai pas.
— Et dépêche-toi, on vous a attendus jusque-là pour les cadeaux, mais je crois que ça commence à être vraiment long.
Les pancakes que Will et Katie ont aidé à cuire pendant que Ian apprenait à Ellanaëlle et Avalon à utiliser une poche à douille, sous l'œil avisé de leur père, et qu'Abigail préparait une crème chantilly sont à peine posés sur la table qu'ils disparaissent. Rassasiés, les enfants jettent un coup d'œil à leurs parents dans l'espoir d'obtenir l'autorisation d'enfin découvrir leurs cadeaux. Lorsque Will, la bouche encore pleine de chantilly et de pancake, aperçoit son père acquiescer avec un sourire et Katie se ruer sous le sapin, il s'étouffe d'indignation et se lève en avalant aussi rapidement que possible son repas, espérant écourter son passage à table. Même Abigail lève la tête avec inquiétude lorsqu'il s'étouffe à demi et que son père lui tapote les épaules avec une moue compatissante, en attendant que son hoquet passe.
— Ne crois pas que je n'ai pas remarqué le paquet que tu as mis pour moi, se défend le jeune garçon après une longue gorgée d'eau qui manque de l'étrangler de nouveau.
— Et ça justifie le fait que tu t'étouffes avec mes pancakes le jour de Noël ? se moque Ian en secouant lentement la tête.
— Peut-être, réplique Will en s'éloignant d'un air trop digne pour ne pas faire rire son cousin.
Abigail se lève à son tour, pose son assiette et ses couverts sur le petit tas sale qu'ils emmèneraient plus tard à la cuisine, mais à peine a-t-elle fait un pas vers le sapin que son père l'interpelle d'un aussi léger qu'amusé 'hep hep hep !' — elle se tourne vers lui, surprise, et c'est lorsqu'il se tapote le bout du nez et lui tend une serviette en papier qu'elle comprend qu'il lui reste de la crème sur le visage.
— Au fait, vous avez reçu du courrier, marmonne Coleen en désignant trois lettres sur la table.
— Qui ça ?
— Will et Abby. Les hiboux sont repartis aussitôt.
— Ce n'est rien, murmure Will, quand même un peu déçu, tout en prenant connaissance de sa lettre. On répondra avec mon hibou à Stamford. C'est Charlie ! Et toi, Abby, qui t'a écrit ?
La fillette attrape les lettres que lui tend son père, étonnée de son succès. Le cœur battant, elle reconnait l'écriture ronde et encore enfantine d'Adélaïde, et celle, tout aussi jolie, d'Ivy.
— Ça m'aurait beaucoup étonné qu'Ivy ne t'envoie rien, avoue Will avec un sourire taquin, et il retourne s'asseoir par terre pour prendre connaissance de la missive.
Abigail lève les yeux vers son père : il lui sourit tendrement, et, la tête dans les nuages, elle s'installe sur le canapé et ouvre la première lettre :
Chère Abby,
J'espère que tu vas bien et que tu passes un joyeux Noël. Ici, ça va, ça fait du bien de revoir ma famille. Tu trouveras un petit cadeau dans le paquet, j'espère qu'il te plaira, je l'ai fait moi-même, mais je ne suis pas sûre que ça tienne longtemps.
Encore un joyeux Noël, à ton frère et à tes parents. On se revoit à la rentrée.
Adélaïde.
Au moment où ses yeux s'arrête sur le petit cœur qu'Adélaïde a dessiné près de son prénom, le regard de son père lui chatouille la joue, et, alors qu'elle lève les yeux pour vérifier qu'il ne l'espionne pas, leurs regards se croisent. Une grimace sur les lèvres de s'être fait prendre en flagrant délit, Ian détourne aussitôt la tête, soudainement plongé dans la contemplation de ses ongles, et c'est avec une apparente innocence qu'il l'interroge du regard en la voyant insister dans son observation. Le sourcil qu'elle hausse le fait rougir et bégayer.
— C'est pas beau de lire par-dessus l'épaule, papa.
— Quoi ?! Pff, non, je- je n'ai pas lu, marmonne son père, drapé dans une mauvaise foi tellement évidente qu'Abigail hausse son deuxième sourcil, pas convaincue pour deux noises.
— C'est Adélaïde, tiens, tu peux lire.
Agréablement surpris, il prend la lettre que sa fille lui tend, pendant qu'elle se concentre sur l'examen consciencieux d'un petit bracelet aux perles bleues qu'elle enfile aussitôt. Le bracelet est beau, et c'est le cœur rempli de bonheur qu'elle ouvre la deuxième lettre, celle d'Ivy :
Coucou Abby, joyeux Noël ! comme je n'avais pas trop d'idées de cadeaux (tu verras que je suis nulle pour ça) j'ai pensé à ce petit truc. Je ne suis pas bien sûre qu'il te plaira mais sache que je ne me vexerai pas si tu ne l'aimes pas ! Ici c'est calme, Jacob boude un peu mais je sais qu'il est ravi que je sois rentrée. Mes grands-parents sont là pour quelques jours, je leur ai parlé de toi, ils te disent bien bonjour, et mes parents ont hâte de te rencontrer (et moi de te revoir !). Ils m'ont offert une chouette écharpe, je la mettrai pour le trajet en train, pour que tu la voies ! On se revoit vite. Ivy
PS : peux-tu dire bonjour à Will de ma part ?
— Elles ont l'air adorables, toutes les deux, commente doucement Ian.
— Elles le sont, acquiesce Abigail d'une petite voix heureuse.
— C'est qui, Jacob ?
— Son petit frère.
— Ah, d'accord. On leur fera des gâteaux, si on ne trouve pas de cadeaux pour elles, d'accord ?
— Avec plaisir.
Quand elle se relève pour montrer à son père le petit collier au pendentif d'ambre, il lui sourit tendrement, tout ému de la savoir si bien entourée, et détourne bientôt le regard pour observer Katie délaisser son cadeau – pourtant impeccablement empaqueté, contrairement aux siens, mais la science des papiers cadeaux resterait un mystère toute sa vie – pour s'enquérir du kit de plumes et d'encres toutes plus belles les unes que les autres – et magiques – qu'Ellanaëlle avait reçu de ses parents. Les enfants débordent tant de joie qu'il n'hésite pas une seule seconde à quitter la table où Prudence boude et où Coleen joue l'indifférence, s'assoit en tailleur par terre pour s'émerveiller avec eux. Le petit cri de Katie, les sourires d'Avalon et d'Ellanaëlle et le clin d'œil de Will au moment où il s'installe gonflent son cœur, et bientôt, Tobias les rejoint, fuyant lui aussi le silence morne de sa femme et sa belle-mère.
Will gargouille de plaisir en découvrant le cadeau de sa grand-mère – un comics Star Wars que Ian feuillette avec lui, les yeux tout aussi pétillants. Abigail ne manque pas de pencher discrètement à son tour, et Katie, tout en enfilant son nouveau pull à paillettes, leur intime que c'est elle qui a soufflé l'idée à leur grand-mère.
— Wow, Kat, tu es trop belle ! siffle Ellanaëlle en étudiant sa cousine sous toutes les coutures.
— C'est papa qui me l'a offert ! chantonne l'interpellée en tournoyant comme une danseuse sous le regard attendri de son frère – et même Abigail la suit des yeux et la trouve rayonnante.
— Je dois avouer que j'étais soulagé que tu préfères celui-là à cet affreux livre sur les zombies.
— Il était pas affreux, proteste la fillette, mécontente, en cessant aussitôt de danser. Ooooh, qu'est-ce que tu as eu, toi ?
Ian soupire de soulagement que la conversation s'arrête là, et Avalon, en retrait derrière Will, bafouille, surpris du vif intérêt que lui porte soudainement sa cousine. Un sourire éclatant sur les lèvres, il lui montre non sans une pointe de fierté son nécessaire à balai dernier cri dans une magnifique boîte en bois verni. Will fourre son comics dans les mains de son père et glisse sur le sol pour s'approcher d'Avalon, lequel bombe le torse, les yeux pétillants.
— Wow, chuchote Will sans oser passer ses doigts sur la boîte. Charlie rêve de ça !
— Charlie ? Ton copain roux ou celui à lunettes ?
— Ouais, le roux.
Derrière eux, Ian ouvre le comics et démarre sa lecture. Un léger courant d'air froid sur son épaule le fait frissonner, et Abigail s'installe bientôt à côté de lui, emmitouflée dans l'épaisse robe de chambre bleue que Katie et lui avaient choisie pour elle. Ses mains jouent avec ses manches mais ses yeux scintillent.
— Merci, papa, murmure-t-elle doucement. C'est un chouette cadeau.
— Ohh, comme j'aimerais avoir un balai, soupire au même moment Will en laissant ses doigts passer sur le chiffon spécial de son cousin.
— Oh non, je suis désolé, j'ai déjà promis de donner mon ancien balai à un copain, grimace Avalon en pâlissant.
— Ton ancien balai ? réagit aussitôt Coleen en délaissant son journal. Quel ancien balai ? Depuis quand ton balai est ton ancien balai ?
— Ça, c'est entre Avalon et moi, réplique Tobias d'une voix sans réplique alors que le jeune garçon grimace de sa bêtise, et au vu de l'œillade noire que Coleen réserve à sa tasse de thé, Ian ne peut s'empêcher de grimacer, peiné pour son neveu de la discussion que sa mère est déjà en train de planifier.
Après un moment de silence pendant lequel Ellanaëlle marmonne à Katie et Abigail que sa mère 'fait de toute façon la gueule' depuis la veille, Will tapote le bras de son cousin en le rassurant :
— T'en fais pas, je n'avais pas l'intention de- enfin d'avoir un balai.
Il rougit malgré lui à ce mensonge – alerté par son ton, Ian lève les yeux de sa lecture et échange un coup d'œil à Abigail, laquelle reste si stoïque qu'un instant, il est tenté de croire son fils. La petite moue que lui adresse sa fille quand il lui demande discrètement si elle est au courant de quelque chose, ou du moins si Will lui en a déjà parlé, le convainc que la véracité des propos du jeune garçon reste à prouver.
— Tu pensais à quoi comme balai ?
— Je pensais à un balai de style Comète, ce sont les plus rapides sur le marché et les plus maniables, ça serait un vrai atout pour les matchs.
— Waouh ! s'exclame Will sans remarquer les lèvres plissées de sa tante, à table. Un comète, carrément ?! La chance. Enfin je veux dire…, bredouille-t-il sans parvenir à terminer sa phrase.
— Pourquoi tu ne viendrais pas avec nous sur le Chemin de Traverse, Willy ? propose aussitôt Tobias avec un sourire lorsque le sobriquet arrache une grimace au jeune garçon.
Celui-ci rougit brusquement, tire sur son pull dans sa gêne, et papillonne des paupières, adressant un regard à son père.
— Parce que euh- Je ne suis pas dans l'équipe de Quidditch de Gryffondor, et je- on n'a pas de quoi payer un balai… pas vrai ?
— Et pourquoi on ne t'en offrirait pas un ? avance Tobias sans s'inquiéter du hoquet de Ian et du journal que sa femme chiffonne dans son sursaut de surprise.
— Avec quel argent, Tobias ? s'agace-t-elle, incapable de retenir son impatience.
— Ben, le nôtre ? réplique-t-il insolemment, et Katie pouffe dans ses mains, bien vite reprise à l'ordre d'un regard de son père.
— Tu sais ce que j'en pense, Tobias, le sauve-t-il d'une nouvelle argumentation de Coleen. Je refuse de vous devoir quoi que ce soit.
Mais il voit bien, au regard brillant de Will, à sa respiration fébrile, qu'ils ont ouvert la porte d'un rêve que le jeune garçon garde fermée par la force de sa volonté, volonté si ébranlée que tous ses fantasmes s'en étaient échappés et miroitaient devant ses yeux.
— Je sais, marmonne Tobias.
— Je suis prêt à t'offrir un balai, mon grand, je t'assure, mais- ce sera au détriment de cadeaux pour ton prochain anniversaire ou ton prochain Noël, et Kat et moi on mangera peut-être des pâtes pendant un mois.
— Oh ! C'est pas grave pour mon anniversaire et mon Noël, papa, murmure Will, un sourire immense aux lèvres et les épaules tressautant d'excitation alors que Katie hurle son contentement d'un 'Ouaiiiiiiiiis !' sonore.
— Des pâtes au beurre, Kat, sans rien d'autre dedans, précise Ian en fronçant les sourcils devant son bonheur.
— Encore mieux ! couine-t-elle.
— Quelle spontanéité, ça fait plaisir. Bref, on en reparlera ensemble plus tard, d'accord ? Rien ne t'empêchera d'aller faire du repérage avec Avalon.
Ce dernier lui sourit de toutes ses dents et lui promet de lui offrir un nécessaire lorsqu'il aurait acquis son balai. Derrière, Ellanaëlle pousse un couinement en déballant un pull mauve aux manches brillantes, et embrasse Ian sur la joue, manquant de le faire tomber.
— Trop beau, merci tonton !
— Remercie plutôt Kat, c'est elle la styliste ici. Moi je ne suis que le portemonnaie.
— Plus ça brille, mieux c'est, s'exclame la fillette en tournoyant encore, après avoir réclamé à sa grand-mère un peu plus souriante de lui accrocher le collier de perles qu'elle venait de lui offrir. Il voulait te prendre un truc horrible, brrrr, j'en fais encore des cauchemars !
oOo
Une montagne de papier cadeau s'amoncelle bientôt dans le salon. Prudence commence à le ramasser en râlant que Noël c'est quand même bien du gâchis, mais personne ne lui répond — Abigail est trop occupée à lire le livre de contes moldus qu'elle lui a offert, emmitouflée dans sa robe de chambre et les chaussettes épaisses de sa tante aux pieds, assise seule sur le canapé. Katie commence à décrire leur journée sur le carnet bourré de jolies pierres aussi fausses que précieuses offert par Coleen et Tobias avec la plume et l'encre qu'Ellanaëlle lui a prêtées. Avalon et Will commentent la biographie des joueurs de l'équipe de Quidditch d'Angleterre – Will, absorbé par la lecture et les connaissances si poussées de son cousin qu'il admire, ne s intéresse pas tout de suite au dernier paquet mal emballé à son nom, si bien que Ian se racle la gorge et lui balance sous le nez :
— Oh, pardon, papa.
— Ouvre-le, ouvre-le.
Son excitation si similaire à celle de Katie le surprend avant que son éclat de rire n'alerte ses sœurs, sitôt intriguées. Ian sait qu'il ressemble à un enfant, mais il s'en moque – et il se moque tout autant du regard de sa mère et de sa sœur. Son sourire s'élargit quand celui de Will s'efface et qu'il écarquille les yeux en poussant un cri abasourdi. Alors que Katie glisse sur le parquet pour découvrir avec lui son cadeau, Abigail se lève et approche à petits pas de souris. Bouche bée, Will sort deux épais livres, les observe, passe ses doigts sur les couvertures, bafouille d'émerveillement.
— Ils sont sortis quand ? couine-t-il d'une petite voix aiguë.
— Le Manuel des Monstres, l'année dernière, mais les Arcanes Déterrées ? répond Ian, jubilant à laisser un temps de silence pour créer le suspens. Il n'y a pas deux mois !
— Oooooh, c'est Donjon et Dragons ? s'écrie Katie en applaudissant. Tu m'avais rien dit, papa !
— C'était une surprise pour toi aussi, penses-tu.
— Tu exagères quand même, à pas vouloir m'offrir les livres de monstres mais ça, ça passe ? accuse-t-elle en lui appuyant sur le nez, riant de la langue qu'il tire en réponse.
— Qu'est-ce que c'est ? demande Avalon, intrigué, en attrapant un des livres.
C'est au tour de Will de bomber le torse, et, fier comme un lion, il ouvre et feuillette les premières pages :
— C'est un jeu de rôle.
— En même temps, un jeu qui n'est pas drôle, c'est dommage, commente Prudence, et son air sérieux amuse beaucoup Katie.
— Mais non, mamie, un jeu de rôle, c'est un jeu où tu incarnes un personnage et tu le fais jouer dans une aventure.
La précision de Will ne l'éclaire pas beaucoup plus — elle lâche juste un 'ah' peu convaincu et hausse les épaules.
— On n'attendra pas la Fête des Fleurs pour jouer, hein, papa ? susurre Katie en lui secouant les épaules.
— Non, bien sûr que non, c'est promis.
— C'est quoi la Fête des Fleurs ? s'étonne Avalon, et Ellanaëlle écoute attentivement, de l'autre côté du sapin.
Katie soupire d'une façon si théâtrale et dramatique que Will éclate de rire, et Ian explique en haussant les épaules :
— C'est une espèce de fête dans notre quartier, en août, où les vieux se réunissent pour manger des gâteaux trop ou trop peu cuits en mettant des fleurs sur les tables. Comme même moi je fais baisser la moyenne d'âge de quarante-cinq ans, on est un peu les bêtes de foire, et on s'amuse très peu, voire pas du tout, donc on n'y va pas, on préfère s'enfermer et jouer.
— Tu plaisantes, enfin ! s'insurge Prudence. C'était une belle fête, les fois où nous sommes venus.
— Tu vois ? plaide Ian avec un geste de la main vers sa mère, faisant rire ses enfants et ses neveu, nièce et beau-frère.
— En même temps, c'est Alison qui s'en occupait, si mes souvenirs sont bons, coupe Coleen.
Le froid que son intervention jette dans le salon coupe aussitôt toute envie de rire aux enfants. Ian voit Will, Katie et Abigail se renfrogner si vite que son cœur dans lequel battait l'allégresse de leurs réconciliations se gangrène de toute la colère qu'il s'était promis de laisser de côté ce jour-là. Pourtant, quand Tobias soupire et grommelle des remerciements cyniques à sa femme, Ian hausse les épaules et sourit en attrapant la main de Katie toujours sur son épaule.
— C'est vrai, c'est Alison qui s'en occupait. Elle était bien plus douée que moi quand il s'agissait de socialiser, surtout avec les vieux.
— Bon, ça suffit, gronde Prudence en se levant, la voix pleine de colère. Mettez vos chaussures et vos manteaux, on va voir votre grand-père.
La surprise les cloue sur place, mais les gestes brusques, l'agacement sur le visage de Prudence les dissuade de protester, et, lentement, Ellanaëlle et Avalon se lèvent, déposent leurs petits trésors sur la table basse pour laisser le sol libre, et vont eux aussi enfiler leurs chaussures et leurs manteaux.
Lorsqu'ils sont tous prêts, dans un silence de mort dans lequel l'orage menace d'exploser à tout moment, Coleen profite du fait que Ian reste derrière et veille sur Will qui, maladroitement, doit s'y prendre à deux fois pour faire ses lacets, et que les autres sont dehors pour glisser à son frère, un affreux rictus aux lèvres :
— On a cru comprendre que tu avais parlé à tes gosses de leur mère, ce matin, tu savais que c'était de plus en plus difficile de faire disparaître la glace que ta gamine a laissée par terre ?
— Tu ne mérites même pas que je réponde à ça.
— Avoue que ça fait du bien de parler clairement. Et Will adorait la Fête des Fleurs gamin, peut-être qu'il aurait envie de savoir pourquoi l'arrivée d'Abby a tout arrêté. Après tout, chaton, tu sauras faire tes déductions tout seul. Après toi.
Hésitant, les lacets mal faits et le teint plus pâle qu'un linge, Will passe devant son père et sa tante dans le couloir trop étroit. Ian ne parvient pas à le regarder, trop concentré à serrer la mâchoire et les poings pour éviter d'agonir sa sœur de toutes les insultes qu'il connait devant ses yeux, mais le jeune garçon, en atteignant la porte, se retourne, et, des larmes dans les yeux, il fusille sa tante du regard :
— Je m'en rappelle pas, que j'aimais bien, de toute façon.
Si Coleen lui adresse un sourire suintant de moquerie, Ian sent toute sa colère fondre, et lui adresse un regard dans lequel il espère que son fils lit toute sa fierté, tout son amour, toutes ses excuses de ne pas réussir à riposter. Will finit par s'éloigner d'un pas vif, et Ian le voit accepter de mauvaise grâce le baiser de sa grand-mère sur sa joue.
— Oh, je sais ce que tu penses. Je ne suis qu'une horrible personne, aussi détestable que notre connard de père. Comme ça doit t'arracher ton orgueil d'aller lui rendre visite.
Ian ne répond pas tout de suite. Ses yeux se posent sur ses enfants, tous les trois près de la voiture, Will adossé contre la portière, le visage baissé vers le sol et les mains dans les poches, Abby postée un peu plus loin, droite et immobile, et Katie qui s'impatiente et joue dans la neige avec ses pieds.
— Un jour, Coleen, tu n'auras que ce que tu mérites, et crois-moi, ce jour-là, je me ferai un plaisir de m'installer au premier rang et de ne surtout pas intervenir.
oOo
Les grandes grilles se dressent comme un cauchemar dans lequel Prudence s'engouffre, accrochée au bras de sa fille et d'Ellanaëlle, à laquelle s'est accrochée Katie. La fillette a enfoncé son bonnet jusqu'à ses yeux mais son corps tout entier est pris de tremblements. Tobias et Avalon les suivent, Ian ferme la marche avec Will. Abigail les distance d'un mètre à peine, tourne de temps en temps la tête pour s'enquérir de leur état, mais son père garde un visage dur, détaille les tombes d'un regard de pierre, et Will reste pâle comme la neige, l'air vaguement nauséeux.
Les flocons tombent lentement, s'écrasent au sol dans une litanie lugubre. Le cœur lourd, Abigail en accueille quelques-uns dans ses paumes, avant d'entendre Will chuchoter son prénom, derrière elle. Il ne la regarde pas directement, préfère observer ses mains dans lesquelles tourbillonnent les boules blanches avant de retomber au sol. Prise de honte, elle ramène ses mains pâles l'une contre l'autre, ses doigts dirigés dans ses paumes.
— Hey, Abby, ça va ? Papa arrive, il m'a demandé de continuer sans lui pour l'instant.
— Je crois que oui, chuchote-t-elle en réponse, préoccupée par l'air si malheureux et malade de son frère.
— Tu as remarqué qu'on voit pas tes pas dans la neige ? ajoute-t-il tout doucement, un sourire tordu aux lèvres.
Elle papillonne des paupières confuses et baisse les yeux, mais ignore quoi lui répondre quand elle se rend compte qu'effectivement, ses pieds ne s'enfoncent pas comme les siens dans la poudreuse. Un élan de désespoir lui tiraille la poitrine et affecte ses mains déjà élancées. L'abandon d'O'Cuinn lui semble si lourd d'un seul coup qu'elle a presque envie de pleurer, mais préfère hausser les épaules et se détourner pour qu'il ne puisse pas voir les larmes sur son visage figé.
— Eh, Abbynette, tu sais que je t'aime, hein ?
A peine a-t-il terminé sa phrase que son souffle se brise, et les flocons autour d'eux s'immobilisent. La fillette se tourne tout à fait vers lui, cette fois, les yeux écarquillés de surprise. Will lui semble si triste, si désemparé. Elle ne comprend pas pourquoi, et les causes de son chagrin pourraient être tellement nombreuses qu'elle ne parvient pas à les deviner.
— Peu importe ce qui a pu se passer ou ce qui pourra arriver, Kat et toi je vous aimerai toujours, et c'est important que tu le saches.
— Je le sais, Will. Et c'est pareil de mon côté et de celui de Kat, tu le sais aussi.
— Je le sais, répond-il doucement avec un sourire las. J'ai peur, tu sais. J'ai peur de pleurer.
En voyant leur grand-mère s'arrêter devant une pierre toute neuve, il se fige, obligeant Abigail à l'attendre. Elle se tort les mains, et son masque de froide indifférence se fissure, alors que ses sourcils se froncent à demi sous la concentration et la tristesse :
— C'est normal de pleurer quand quelqu'un que tu as aimé meurt.
Elle le voit déglutir et frissonner, le nez dans son écharpe, les mains dans ses poches.
— Peut-être.
— On n'est pas obligés d'y aller si tu as peur.
— Tu n'as pas peur, toi ?
La supplication cachée détruit tout à fait la neutralité de son visage, et, toute peinée, elle cligne des yeux et secoue lentement la tête. Elle aimerait lui avouer qu'elle a peur de beaucoup de choses, mais qu'à cet instant, entourée des pierres si paisibles et bercée par la neige, la seule chose qui la terrorise, c'est son impuissance face à son chagrin.
— Papa a raison, tu sais, ça fait peur d'être malheureux.
— Mais tu n'as pas peur.
— Si, admet-elle à demi voix. Mais pour d'autres choses.
Will plonge ses yeux bleus tachetés de vert dans les siens, fronce lentement les sourcils dans l'espoir de comprendre, mais à son hochement de tête, elle sait qu'il n'y parvient pas.
— J'ai peur pour toi, pour Kat, pour papa.
— Papa viendra certainement pas, marmonne Will avec une rancœur qui la cloue sur place. Tu as pas à avoir peur pour lui. J'y vais. T'es pas obligée de venir non plus. Je sais que c'était difficile, toi et papi. Et ne t'inquiète pas, ajoute-t-il plus doucement. C'est pas méchant quand je dis ça.
— Will, chuchote-t-elle, mais il s'éloigne sans répondre.
Son appel sonne à ses oreilles aussi douloureusement que si elle l'implorait, et c'est peut-être ce qu'elle fait, quand bien même elle ignore de quoi. Le jeune garçon se contente de lui adresser un signe impatient de la main, continue son chemin et s'arrête près de Katie pour lui permettre de se blottir contre son ventre. Abigail les observe un instant, déchirée, quand son père la dépasse sans un mot.
Katie retient ses larmes, il le sent. La joue appuyée contre son flan, elle renifle doucement. Lui n'ose pas pleurer, quand bien même les larmes sont coincées dans sa gorge. Sa salive se transforme en plâtre, lui écorche la gorge et résonne depuis sa mâchoire crispée jusque dans ses oreilles. Il a peur, il a honte de l'amas de larmes qui remonte d'un seul coup au coin de ses yeux. Autour de lui, personne ne pleure. Et il déteste l'immobilité et le silence des autres. Ils l'angoissent, font grandir dans ses jambes et ses bras le besoin urgent de sortir de cette paralysie. Il les trouve lugubres, et il les hait presque, et cette haine-là lui fait peur. Personne ne parle. Personne ne bouge. Personne ne pleure. Lui voudrait parler, bouger, pleurer, mais sous ce nuage funeste, il n'ose pas, ne s'en sent pas le droit, il a honte de ces larmes qui ne sortent même pas encore.
Puis, tout doucement, presque timidement, la main de son père se pose sur son épaule. Un frisson secoue son corps tout entier quand il la presse tendrement et murmure d'une voix suffisamment basse pour que seul lui l'entende :
— Pleure, mon grand garçon.
Ces quatre mots murmurés et aussitôt emportés par le vent glacé font alors éclater les sanglots coincés dans sa gorge, et, en se blottissant contre son père, quitte à mouiller son manteau, il se laisse aller à son chagrin, un chagrin dont il ne comprend pas lui-même la violence. Les mains de son père lui caressent les cheveux et le dos, alors que Katie, en voyant son frère, se met à pleurer et réclame une place dans ses bras.
— Pleure, mon amour, chuchote encore son père, et ne me laisse jamais devenir comme lui.
Un flocon tombe sur le nez du jeune garçon, et, dans un hoquet, il serre sa petite sœur dans ses bras, autant qu'il souhaiterait qu'Abigail, entourée de boules blanches éthérées et légèrement en retrait, ses yeux bleus braqués sur eux, vienne elle aussi se blottir contre eux.
oOo
Quand Coleen annonce qu'elle préfère se promener plutôt que de rentrer s'enfermer à la maison, un gros soupir de soulagement s'échappe de la poitrine de Ian – d'autant plus que Prudence déclare aussitôt qu'elle l'accompagne. Tobias s'échappe du traquenard en prétextant avoir trop mangé au déjeuner et qu'il se sentirait mieux à se reposer. Quant aux enfants, ils choisissent le salon chauffé après l'heure qu'ils ont passée dans le froid, pour profiter de leurs cadeaux.
Ellanaëlle et Katie se ruent sur le carnet et les plumes sitôt rentrées, Avalon propose à Will de continuer leur lecture des joueurs de l'équipe de Quidditch d'Angleterre – ce à quoi le garçon répond qu'il arrive, mais qu'il doit aller chercher quelque chose dans la chambre d'abord –, Tobias s'installe sur le canapé avec son roman policier. En retirant ses chaussures et son manteau, Abigail observe son père claquer la porte au nez de sa sœur, retirer rageusement ses affaires et balancer ses chaussures dans un coin, puis, après avoir suffisamment grommelé entre ses dents et avoir fait les cent pas, il lève les mains au-dessus de sa tête et dans un râle agacé, marmonne :
— Il faut que je cuisine quelque chose.
Et il s'éloigne dans la cuisine, d'où parviennent soudainement des bruits de casseroles, de couverts et de bols en verre.
Abigail soupire longuement, lasse comme rarement elle se souvient d'avoir été. Le salon ne l'intéresse que très peu, elle se sent si découragée par leur promenade au cimetière, tellement hantée par le regard malheureux de son frère et celui, dur comme la pierre, de leur père, qu'elle n'a même pas envie de lire. Elle aurait envie de sortir pieds nus, de se laisser enivrer par la mélodie des flocons, de plonger ses mains dans la poudreuse pour sentir toutes ses imperfections et se consoler de la voir s'accrocher à ses doigts. Pourtant, en entendant son père ronchonner, une irrépressible envie de lui tenir compagnie et voir son sourire capable de lui raccommoder son cœur lui saisit les entrailles.
Alors, à petits pas, elle se dirige vers la cuisine. Ian l'y accueille avec un air étonné mais heureux, tout en accrochant un tablier d'un rouge criard. En remontant ses manches bien plus adroitement qu'elle, il vérifie d'un œil expert le garde-manger :
— Bon, Abbynette, on n'a plus beaucoup de farine, donc il va falloir faire un dessert avec ce qu'on a.
— Il reste quoi ?
— Ça, marmonne Ian en sortant un paquet dans lequel se battent cent grammes de farine. Ou alors on fait une crème…
— Ou un brownie ?
Ian l'observe une seconde avec surprise, puis un sourire étire lentement sa bouche, ses yeux se plissent avec malice et il hoche la tête plusieurs fois, en pleine réflexion. Ses doigts tapotent le plan de travail et son regard furète un peu partout, jusqu'à ce qu'il s'exclame avec ravissement :
— Ah ! Regarde.
Et il lui balance un paquet de noix de pécan sous le nez. Abigail hoche à demi la tête, et bientôt, la petite bulle de bonheur lacérée par toutes les mauvaises ondes de la maison s'agrandit dans sa poitrine au moment où leurs regards se rencontrent, où un accord complice et muet se tisse entre eux, son père sourit, ce sourire dont elle avait tant besoin.
— On exagère, maugrée Ian quelques minutes plus tard, maussade, alors qu'il fait fondre le chocolat et qu'Abigail mélange le sucre, le beurre et le reste de compote de pommes. Personne n'a faim ici.
— Pas besoin d'avoir faim pour manger tes gâteaux.
— C'est vrai, héhé.
Quelques minutes encore plus tard, alors qu'elle mélange vigoureusement la mixture après qu'il a versé la farine et quelques cuillères à soupe de poudre de noisettes, il s'installe pour couper les noix et rit doucement de la voir plonger le bout de son index gauche dans la pâte.
— Mais veux-tu bien arrêter ? s'esclaffe-t-il encore alors qu'elle plonge l'intégralité de son index droit cette fois, avant de le porter avidement à sa bouche.
Le regard plein de défi qu'elle lui lance le fait rire tout à fait, et c'est avec plaisir qu'il l'imite – et il jure apercevoir un début de sourire sur le visage de la fillette, bien vite remplacé par la concentration lorsque vient le moment de vérifier qu'elle n'a laissé aucun résidu de pâte au chocolat sur sa peau. Bien vite, une petite grimace lui assombrit le visage, mais Ian, même s'il sourit discrètement, se garde bien de se moquer — lui-même n'apprécie pas vraiment la sensation d'humidité et de salive laissée sur ses doigts.
— Où vas-tu ? demande-t-il, étonné, en la voyant faire demi-tour.
Dans une petite moue ennuyée, les mains toujours soigneusement levées pour éviter de tacher ses vêtements ou tout autre parcelle de sa peau, elle lui indique l'évier d'un coup de menton.
— Me laver les mains, et chercher du savon. Il n'y en a plus.
— Oh. D'accord.
C'est quand il referme le four d'un geste satisfait et balance d'un geste nonchalant son torchon sur son épaule que la silhouette aussi silencieuse qu'un chat d'Abigail se détache du couloir sombre et s'avance dans la lumière déclinante de la cuisine, un paquet de savon dans ses mains propres. Ian lui sourit tendrement tout en époussetant les siennes, pleines de farine.
— Merci, Abbynette.
Le hochement de tête qu'elle lui accorde et le regard qu'elle lui refuse lui paraissent bien trop distrait pour ne pas s'en alarmer, et c'est en délaissant son amorce de nettoyage qu'il s'appuie contre le plan de travail, un poing sur sa hanche :
— Tout va bien, Abbynette ?
Le silence qui suit son interrogation confirme ses soupçons, et c'est en plissant les lèvres qu'il observe ses gestes tout calculés pour ouvrir le carton et poser le bloc de savon sur son support – une vieille grille de bois dont la couleur était depuis longtemps passée.
— Abbynette ?
Cette fois, elle tourne aussitôt la tête vers lui et l'interroge du regard les sourcils à demi froncés et la moue sceptique sur les lèvres de son père la font papillonner des paupières.
— Tout va bien ? répète lentement Ian en attrapant sa lavette pour débarrasser le plan de travail du beurre et de la farine dont ils l'avaient tapissé.
— Tout ira mieux quand ton gâteau sera cuit, répond-elle avec beaucoup de sérieux, et dans un geste lent, elle s'accroupit devant le four et enfonce ses poings dans ses joues, les coudes posés sur ses genoux.
Ian rit doucement, la corrige – 'notre gâteau, tu veux dire' –, mais elle ne réagit pas. Alors que son père pose le bol sale plus loin et nettoie l'horrible toile cirée de sa mère avec une éponge humide, elle se relève, et murmure, le coupant dans son début de chansonnette :
— Papa, je crois que tu devrais aller voir Will.
— Comment ça, ma chérie ? demande Ian doucement, mais le ton et le visage soucieux qu'elle affiche ne le rassurent pas.
— Je ne suis pas sûre qu'il aille bien.
— Oh.
Après la journée qu'ils viennent de passer, rien n'est moins étonnant, lui murmure une petite voix qui résonne péniblement dans son crâne et vient serrer son cœur de culpabilité rien n'est moins étonnant, et il s'en veut de n'avoir rien fait, de n'avoir engagé aucune conversation aussitôt rentrés, pour que son fils se sente mieux, pour lui éviter de souffrir encore.
— Où est-il ?
— Sur ton canapé, dans la chambre.
Ian plisse les lèvres, hoche doucement la tête, plongé dans des réflexions qu'elle ne peut et veut pas saisir, et dans un claquement de langue aussi préoccupé qu'involontaire, il quitte l'îlot de cuisine et détache son tablier.
— Je lave ça, et je vais le voir, la prévient-il en désignant le bol abandonné près de l'évier.
— Je peux m'en occuper, propose Abigail innocemment, déjà absorbée par ses doigts raclant les derniers restes de la pâte.
— Mais ! Vas-tu donc arrêter ? Si ta grand-mère te voyait ! Sans blague, Abbynette, tu n'auras plus faim pour son dîner, ajoute-t-il d'un ton amusé, agrémentant sa fausse réprimande d'un clin d'œil si exagéré que la fillette lève un sourcil confus.
— À moins que ce ne soit toi qui cuisines, j'avoue que je m'en fiche pas mal. Ses légumes sont toujours trop cuits, ajoute-t-elle quand son père porte sa main à sa bouche dans une expression faussement outrée.
— Je suis d'accord, marmonne-t-il avec une grimace.
— Papa ?
— Oui, chérie ?
— Si tu ne reviens pas… Disons… Si tu ne reviens pas tout de suite, dans combien de temps je dois arrêter le four ?
— Trente minutes devraient faire l'affaire.
— Merci.
Il lui sourit une dernière fois, sans lui avouer qu'il espère tout de même redescendre avant.
La porte de sa chambre est entrouverte quand il déboule des escaliers et s'arrête brusquement dans le petit hall. Le temps d'arrêt qu'il marque avant de frapper doucement lui semble bien idiot, en plus de lui donner un sentiment d'hypocrisie qu'il déteste – comme si Will ne l'avait pas entendu monter et attendre derrière la porte, se fustige-t-il en entrant le plus doucement possible.
Will est assis sur le petit canapé, comme l'a prévenu Abby. Sa tête est bien basse, et Ian l'entend renifler sans s'en cacher. Il se fige une nouvelle fois, la honte au ventre et le cœur en miettes, puis s'approche lentement, suffisamment pour ne pas brusquer le jeune garçon, et s'assurer que sa présence est acceptée.
— Abby m'a prévenu que tu avais l'air malheureux.
— Je le suis.
Ian soupire discrètement, se tort les mains. Will garde la tête baissée, ses doigts triturant ce qui reste d'un mouchoir.
— Ai-je une place dans ton chagrin ?
Pour toute réponse, Will acquiesce sans bruit, et tapote la place libre à ses côtés, sur laquelle Ian se glisse, le regard sur le lampadaire pour laisser l'intimité nécessaire à son fils et l'assurance qu'il pourra faire le premier pas quand il sera prêt. Pendant un long moment, ils n'échangent aucune parole, aucun regard. Puis Will murmure :
— Je comprends pas comment tu as eu cette horreur.
Un rire sans joie s'échappe des lèvres de Ian, et avec une grimace, il répond :
— Il est un peu rêche, pas d'une super couleur, il fait mal aux fesses et au dos, mais je ne dirais pas que c'est une horreur.
Sans chercher à rencontrer son regard, Will plisse les yeux dans une expression des plus perplexe qui fait sourire tristement son père. Un nouveau silence s'élève entre eux, que Ian n'ose pas briser en lui avouant que c'est davantage pour embêter ses parents que pour autre chose qu'il a gardé cette monstruosité, mais au dernier moment, il considère qu'il préfère épargner Will de ce genre de détail.
— Je ne sais pas ce qui m'arrive, marmotte le jeune garçon après un reniflement. Je suis triste, et en colère.
— En colère ? rebondit doucement son père après un moment d'attente.
— En colère car je ne devrais pas être triste. C'est Noël. Les cousins sont là. Je suis content de les voir. Je suis content d'être ici. Il y a Kat. Il y a toi. Et pourtant je vois les jours défiler et bientôt on devra retourner à Poudlard et on ne vous verra plus et la seule chose dont je me souviendrai, c'est que pendant ces vacances, j'étais triste. Je n'ai aucune raison d'être triste. Je ne suis pas censé être triste.
Il se tait brusquement, réprime un sanglot et se mouche. Ian laisse plusieurs secondes s'écouler, les yeux baissés sur ses mains rouges et sèches.
— Pourtant, je te comprends, murmure-t-il finalement, la voix pleine de mélancolie.
Will hausse un sourcil incertain et cette fois, son regard se tourne vers son père, plein d'hésitation et d'incompréhension.
— Vraiment ? marmonne-t-il finalement.
— Oui. Au hasard de ces derniers jours : nous sommes allés sur la tombe de ton grand-père, nous avons retrouvé une photo de votre mère, tu n'as pas de nouvelles de ton ami qui a eu de très très mauvaises nouvelles dernièrement. Nouvelles plus que choquantes, même pour moi, ajoute-t-il alors que Will papillonne des yeux soudain embués de nouvelles larmes, et j'ai vingt-quatre ans de plus que toi. Et ce n'est peut-être que la partie émergée de l'iceberg, il y a certainement des choses que je ne sais pas.
Il se tait, accepte les larmes que ses mots font couler sur les joues de son fils, le berce lorsqu'il réclame l'abri de ses bras. Puis, finalement, après que le mouchoir qu'il triture dans ses mains est devenu inutilisable et avoir essuyé ses yeux, Will admet du bout des lèvres :
— J'en ai peut-être un peu gros sur la patate, c'est vrai. J'ai l'impression… d'avoir une bulle dans la poitrine.
— Alors faisons-la éclater, tu es d'accord ?
Will déglutit, puis, une petite moue sur les lèvres, approuve sans bruit, d'un signe de tête, d'abord.
— On peut essayer, oui, murmure-t-il ensuite.
— Bien. Prenons les choses dans l'ordre, alors. Que veux-tu percer en premier ?
Will réfléchit longuement. Ian l'observe, le cœur battant péniblement contre sa gorge. Il n'est pas sûr de se sentir prêt à discuter de choses qui le mettent lui-même en difficulté émotionnelle, mais pour son fils, son grand garçon qu'il trouve si beau et si fort, il sent qu'il peut faire cet effort. Qu'il veut faire cet effort.
Ses doigts passent doucement dans les cheveux de son fils, qui accepte la caresse avec un soupir, un soupir si lourd qu'un nouveau sanglot gargouille dans sa gorge.
— Je crois que… Que j'ai peur, pour Stephen, bredouille-t-il. Je n'ai aucune nouvelle, aucune. Et- il est venu, quelques jours avant… avant sa mort, le papa de Stephen, il est venu à Poudlard parler au professeur O'Cuinn, c'était le jour mon anniversaire, et il est venu nous voir. Et son regard, papa, son regard juste avant de partir, je n'arrive pas à l'oublier. Il était si fier et si triste, comme si… comme s'il savait ce qui allait arriver.
Ses pleurs reprennent. Impuissant, Ian lui prend doucement la main et la serre avec tendresse.
— Je ne sais pas pourquoi ça me fait si mal quand je repense à son regard, ce jour-là. Je ne sais pas pourquoi je pleure encore. J'ai déjà beaucoup pleuré, tu sais.
— Et c'est normal que tu continues, c'est très choquant.
— Peut-être que tu as raison. C'est juste que… tu imagines ce qu'il a dû vivre ? Quand on était devant la tombe de papi, je me suis dit… et si… si on me l'avait annoncé à moi, bredouille-t-il, et sa voix se brise. Je vois Stephen devant la tombe de son père à lui, et je n'imagine pas… papa, je ne veux pas imaginer ce qu'il a dû vivre, et pourtant ça me fait si mal.
— Je sais, chéri. Je sais. Je comprends. Viens là, mon amour. Personne n'en a après moi, chéri. Même mes collègues ou le chef, promis. Tu m'auras encore longtemps dans les basques.
Un petit rire s'étrangle dans la gorge de Will. Ian le serre contre lui, incapable de trouver les bons mots, lui assurant seulement d'une voix très basse et très douce que sa souffrance est normale, saine, et qu'il restera avec lui le temps que ses larmes tarissent et que son cœur s'apaise. Les minutes s'égrènent, la nuit s'installe tranquillement, mais aucun d'eux ne prend la peine d'allumer la lumière.
Puis, alors qu'une douce odeur de chocolat s'engouffre dans la chambre, et qu'en bas, ils entendent les voix étouffées de Katie, d'Abigail et d'Ellanaëlle, Will se redresse, renifle encore, et souffle doucement.
— Ça va mieux ? s'enquiert son père avec un doux sourire.
— Oui, un peu mieux. C'était une grosse bulle, renifle-t-il sans grâce, et Ian hoche tristement la tête, persuadé que ce qui arrive ensuite n'a rien à envier à ce premier chagrin. Papa ?
— Oui mon chéri ?
— Tu n'as pas pleuré devant la tombe de papi.
Sa voix est basse, triste, presque hésitante, et même si Ian n'y entend aucun reproche, son cœur déjà trop lourd se coince dans sa gorge. Un moment – un long moment –, il reste muet, le regard posé sur le lampadaire, derrière la fenêtre. Plusieurs fois, il essaye d'amorcer une réponse, mais ses lèvres restent désespérément scellées.
— C'est vrai, murmure-t-il finalement.
Le silence, de nouveau. Will lui laisse un temps de parole qu'il ne veut – ne peut – pas s'autoriser à prendre. Son regard brûle la joue de Ian, avant qu'il ne détourne la tête et reprenne, soulageant son père de réponse autant que de la tension qui crispe et agite sa mâchoire.
— Les cousins non plus n'ont pas pleuré.
Et cette fois, la rancœur perce sa voix, une rancœur que Ian ne comprend que trop bien. Une rancœur qui lui coupe le souffle un instant tant il la sent s'agiter dans son ventre, remonter et tempêter dans sa poitrine.
— Ce n'est pas parce que les cousins et moi n'avons pas pleuré que tu n'étais pas légitime de le faire. Tu avais le droit de réagir de cette manière-là, et personne n'a le droit de te le reprocher.
— Je sais, murmure Will après un temps de réflexion, incertain quoique soulagé. Mais…
— Tes cousins ont eu plus d'occasions et de temps pour faire leur deuil.
— Tu as raison.
— Je suis désolé de ne pas t'avoir permis d'aller à l'enterrement. Peut-être que ça t'aurait aidé.
— C'était la faute de personne, et je regrette pas d'être resté avec Kat, au contraire. Mais…
Il se tait, hésite, tort ses mains, puis plonge son regard que Ian trouve horriblement malheureux dans celui de son père :
— Je sais que tu pleures quand tu es triste, que tu n'as jamais honte de t'en cacher. Mais là, tu n'as pas pleuré.
L'insinuation à peine dissimulée coupe aussitôt Ian dans son élan. Ses mains tremblent, l'air lui brûle la trachée et la poitrine. Dans un élan de désespoir, il fuit le regard de son fils, mais dehors, la silhouette sombre et funeste des souvenirs vole dans les branchages des arbres et fait vaciller l'électricité des lampadaires. Il sent même celle de sa détresse ramper dans son dos, installer son visage sur son épaule, lui lacérer les poumons et planter ses griffes dans son cœur. L'attente de Will, que celui-ci cherche à dissimuler dans sa politesse naïve d'enfant, est pire que les regards de sa mère et de sa sœur, pire que tous ces mots qu'ils peuvent s'envoyer pour garder la face, garder intact ce mur d'hypocrisie qu'ils ont mis tant de temps et d'énergie à bâtir, et ne pas sombrer dans leurs imbécillités d'adultes restés bloqués par leurs incompréhensions et sensibilités d'enfants.
Il ignore avec quel courage il se tourne vers Will et lui attrape sa main, cherchant son regard qu'il obtient aussitôt. Le chagrin si bouleversé qu'il y lit l'empêche une seconde de parler, puis il proteste, d'une voix très basse :
— Will, mon amour, ton deuil n'est pas le mien.
La confusion dans les yeux bleus de son fils embuent les siens, mais Will se débarrasse de son mouchoir – que Ian voit à peine rouler sur le sol – et pose sa main libre sur les siennes, lui enjoignant silencieusement de continuer :
— Ma relation avec mon père n'était pas celle que tu as eue avec lui, ni celle que nous avons toi et moi.
— Tu ne l'aimais pas, c'est ça ?
— Je… dirais qu'on se reprochait beaucoup de choses, tous les deux.
— Et mamie ? C'est pareil, hein ?
— Oui. Et tu sais, ce n'est pas grave.
Sa réponse quasi immédiate laisse Will un instant sans voix, puis, finalement, il murmure, une petite moue sur les lèvres :
— Ça me paraît bien irréel. Mais je crois… Enfin, tu sais, mes copains… Je veux dire, marmonne-t-il en grattant négligemment le bout de son nez, tous mes copains adorent leurs parents.
— Tant mieux pour tout le monde, répond doucement Ian, un sourire lui chatouillant le coin de la bouche.
— Certes, marmotte encore Will, et un sourire plus paisible, presque amusé éclaire son visage. Je veux dire…
— Ta représentation de la famille n'avait qu'un modèle.
— C'est ça. Je m'en rendais pas compte, avant, je crois.
— Ravi de savoir que ton vieux père te réserve encore quelques surprises. Et désolé que ce ne soient pas de belles surprises. Mais tu sais, ce n'est que mon expérience à moi. Je ne souhaite jamais avoir une relation aussi mauvaise avec vous trois que celle que j'ai eue avec mes parents. Pour l'instant, je crois qu'on ne s'en sort pas trop mal.
Will acquiesce d'un hochement de tête, sourit à son père, puis, d'un seul coup, il s'assombrit et, en cherchant son père du regard – ce regard plein de sérieux et de détermination qu'il partage sans trop vouloir se l'avouer avec Abigail –, il chuchote :
— Est-ce que tu vas bien, papa ?
La gentillesse de sa question et sa voix, empreinte d'une gravité trop lourde pour un enfant de treize ans, déstabilise Ian le temps d'une seconde pendant laquelle il est tenté de lâcher ses épaules et de s'effondrer. Il est tenté de lui avouer que non, il ne va pas bien, qu'il est fatigué de sentir son corps hurler alors que sa bouche sourit, fatigué de se voir avancer parce qu'il n'a pas le choix, fatigué de se sentir si épuisé.
Puis, décidant que ce poids n'est que le sien, et que ses inquiétudes n'ont pas à parasiter ses enfants, il se reprend, et sourit tendrement :
— Ça va, bonhomme, ne t'en fais pas pour moi. J'en ai vu d'autres, et j'ai déjà survécu à plus d'une semaine avec ta harpie de tante et ta banshee de grand-mère.
— Me parle pas de banshee, elles sont au programme de cinquième année, et je n'ai pas hâte, brrr.
Ils rient ensemble, et ce rire-là leur fait tellement de bien qu'ils sentent chacun le poids de leurs tracas s'effacer lentement jusqu'au moment où le chuchotis de Will brise leur petite bulle :
— Qu'est-ce qu'on fait ici, papa ?
La surprise laisse Ian sans voix. Will inspire bruyamment, hésite à continuer, lâche l'air contenu dans ses poumons d'un seul coup et bafouille avant de se lancer :
— T'as pas envie d'être là. Tu détestes être ici. Tu détestes cet endroit. Tu détestes ta famille et elle te le rend bien. Tu ne perds pas une occasion pour insulter tout le monde, et tata…
Il se tait, grimace en butant sur le mot, avant de décider qu'il n'a ni l'envie ni la force d'en chercher un autre.
— Tata ne loupe pas une occasion pour te contredire, te rappeler et nous rappeler qu'on n'a pas de maman, que personne ne peut aider Abby. Je la trouve parfois méchante avec elle. Je comprends pas ce qu'on fait ici, répète-t-il d'une petite voix malheureuse. Pourquoi mamie a attendu si longtemps pour nous réinviter, pourquoi maintenant.
— Ta grand-mère n'a pas attendu si longtemps pour nous réinviter.
Le regard étonné de Will se tourne aussitôt vers son père – lui a les yeux fixés sur le sol, et passe une main crispée depuis l'arête de son nez à son front avant de fermer les paupières et de soupirer lourdement.
— Comment ça ?
— Tu as raison, Will, je déteste cette maison, comme je n'éprouve pas de grande tendresse ou sympathie pour ta grand-mère ou ta tante. Je m'étais juré d'encaisser, pour vous épargner ces histoires d'adultes stupides, mais je n'y arrive pas aussi bien que je l'aurais voulu.
Les mots s'étouffent dans sa gorge que sa détresse tient serrée entre ses longues griffes, coulent et se mélangent dans l'océan de culpabilité et de honte, dans lequel se noient déjà ses poumons. Ses mains tremblent et le brûlent, il n'a qu'à demi conscience qu'il s'est mis à les tordre violemment, à s'en arracher la peau. C'est dans un souffle à peine discernable qu'il laisse s'échapper son murmure :
— Je suis désolé.
C'est avec un mélange de surprise et de soulagement qu'il sent Will lui attraper la main pour lui éviter de se les gratter jusqu'au sang, et doucement, il secoue la tête, penaud.
— Ne sois pas désolé, papa. Je crois que ce n'est pas grave. Comme tu dis souvent, on fait tous ce qu'on peut avec ce qu'on a. On en parlera plus tard, si c'est trop dur.
— Tu es sûr ? chuchote Ian d'une petite voix déconcertée.
— Oui. Et peut-être qu'on pourrait en parler avec Abby et Kat, aussi. Ça t'évitera de te répéter, comme ça. Et puis je suis fatigué.
Le cœur au bord des lèvres, des larmes de soulagement au coin des yeux, Ian l'attire vers lui pour l'embrasser longuement sur le front. Les mains de Will entourent son cou, chassant et remplaçant par la même occasion celles de l'ombre de ses angoisses.
— Et ta mère ? Veux-tu qu'on en parle ?
— Non, répond tranquillement Will en haussant les épaules. On en a déjà parlé.
— D'accord.
— Je me sens déjà un peu mieux, tu sais.
— Tant mieux, alors.
— Papa ?
— Oui mon chéri ?
— Il y a, je crois, une dernière chose que j'aimerais éclater.
— Je t'écoute.
Cette fois encore, il fuit son regard, les lèvres serrées, et son soupir lourd et bruyant n'inspire que de la crainte à son père, après leur trop court moment de répit.
— Je crois… Je crois que j'ai un peu honte de te dire ça.
— Honte, mon grand ?
— Je ne sais pas. Mais je suis un peu malheureux car… car vous me manquez, Katie et toi, quand on est à Poudlard. Les moments où tu nous apprends des choses toutes simples me manquent. J'ai honte parce que je ne devrais pas être malheureux que tu ne nous aies pas appris à Abby et à moi pourquoi les oignons font pleurer ou parce que Kat sait mieux reconnaître que moi quand tu ne dors plus. Par exemple. J'ai honte parce que j'apprends à utiliser la magie, j'apprends des tas de choses que Kat et toi ne savez pas, et j'ose me plaindre de ne pas partager de choses avec vous.
— Je comprends, tu sais. Moi aussi ça me fait de la peine de vous voir partir, de ne pas pouvoir partager tout ce que Kat et moi partageons avec vous. Peut-être que nous pourrions hum… écrire dans un petit carnet toutes les choses qu'on aimerait vous raconter, et vous envoyer plus de lettres ?
— Ça me ferait vraiment beaucoup plaisir, chuchote Will dans un rire mouillé.
— Viens-là, mon grand garçon.
Il ne se fait pas prier pour poser sa tête sur l'épaule de son père, et soupire de soulagement quand ses grands bras lui offrent un abri. La joue de Ian vient tranquillement se poser sur son crâne, et ils restent longtemps enlacés, se repaissent du silence.
— Tu vois souvent Abby, à Poudlard ?
— J'essaye de la voir tous les jours. Parfois c'est elle qui vient me voir.
— Tant mieux.
— Oui. C'est plus simple depuis qu'elle est là, tu sais. Tu viens ? On va manger du gâteau avant que Katie ait tout mangé ?
oOo
Dumbledore n'émet ni objection, ni remarque quand O'Cuinn s'introduit dans son bureau – le professeur de Défenses a pourtant préparé et répété plusieurs insultes ou réponses à une quelconque attaque sur le chemin le séparant de sa salle de classe à l'antre du directeur. Voilà plusieurs dizaines minutes qu'il s'est avachi sur le meilleur fauteuil à observer sans la voir la voûte céleste enténébrée.
Sans prévenir, alors que Dumbledore est plongé depuis un temps fou sur un parchemin dont la teneur lui est autant égale que sa dernière paire de chaussettes, il s'extrait douloureusement du siège qu'il occupe, près de la fenêtre, et s'y approche, le regard perdu dans le ciel dégagé. Les milliers d'étoiles illuminent l'océan noir de la nuit.
— Comment peut-on profiter d'un tel spectacle quand on sait quelles horreurs se trament dehors ?
— Sont-ce là les premiers mots de tes mémoires, Alistair ? Souhaites-tu me confier la lourde tâche de leur relecture ?
— Regrettes-tu beaucoup de choses, Albus ? attaque O'Cuinn sans relever la moquerie ostensible.
Dumbledore pose son parchemin, lève les yeux vers son interlocuteur. O'Cuinn lui tourne à demi le dos, la mâchoire crispée, les sourcils démesurément froncés. Comprenant qu'il ne prononcerait aucun autre mot avant d'avoir reçu une réponse, Dumbledore reprend sa lecture. Fumseck piaille doucement à ses côtés.
— Certaines, répond-il lentement.
— Certaines, répète O'Cuinn dans un murmure dont la fureur perce pourtant le calme. Comme avoir menti ?
— Il va falloir expliciter tes propos, Alistair.
— Tu nous as juré que tu t'en étais débarrassé, Albus. Tu nous l'avais juré. Et ce mensonge aura coûté la vie de ce pauvre Archibald. Ce mensonge aura privé des gosses de leur père, et le monde d'un homme et d'un archéomage exceptionnel. Sans parler de cette pauvre Nora qu'il laisse seule avec la responsabilité de leurs enfants.
— Oh. Tu parles de-
— De ta putain d'Obsidienne, oui.
Cette fois, O'Cuinn plonge ses yeux brillant de colère dans ceux de Dumbledore. Celui-ci repousse lentement son parchemin et lie ses longs doigts entre eux. La lueur malicieuse de son regard s'est éteinte, remarque O'Cuinn, et, dans un réflexe presque belliqueux, il se crispe, plein de défi.
— Ce n'était pas ma « putain d'Obsidienne », comme tu le dis si bien.
— C'était à toi de la détruire. À toi de t'en débarrasser !
— Et cela, comme promis, je l'ai fait, rétorque Dumbledore d'une voix aussi grave que sévère, aussitôt que son interlocuteur a vomi ses derniers reproches.
Une grimace furieuse déforme les traits de O'Cuinn, qui se remet à marcher de long en large dans la pièce, un bras contre sa poitrine, sa main libre sur son menton. Ses gestes brusques trahissent sa nervosité, ses claquements agacés de langue brisent le silence par à-coups. Plusieurs fois, il se fige, fusille Dumbledore du regard, puis reprend son manège.
— Je suis navré au-delà des mots que M. Picadilly soit tombé dessus, reprend le directeur d'une voix adoucie.
— Bien sûr que tu es navré, marmonne O'Cuinn entre ses dents. Tout comme j'imagine que tu es navré de jouer constamment sur les mots. T'en débarrasser ne voulait pas seulement dire la cacher, Albus !
Et d'un seul coup, il cesse de s'agiter. Immobile devant une armoire remplie d'instruments plus abscons les uns que les autres, il soupire, et la lassitude lui écrase les épaules.
— Les hommes de l'équipe d'Archibald meurent les uns après les autres, Albus. La presse ne va pas tarder à comprendre que quelque chose cloche. On va investiguer sur cette foutue excavation. Des gens vont continuer à mourir, à cause de…
Il se tait, les joues pâles, et passe une main sur ses yeux avant de les fermer en soupirant dans ses doigts.
— Détruire l'Obsidienne, maintenant ou plus tard, ne changera rien au problème, remarque Dumbledore calmement, ignorant le rire teinté de cynisme que lâche O'Cuinn, le dos toujours tourné. L'individu qui la recherche ne s'arrêtera pas avant de l'avoir retrouvée ou d'avoir la confirmation et la preuve qu'elle est belle et bien détruite. Même avec la preuve sous les yeux, je doute que cela suffise. Tu comprendras que je ne souhaite pas faire remonter la piste jusqu'ici, et mettre mes élèves en danger.
— Je ne le souhaite pas non plus, Albus. Mais j'ai réfléchi. Le psychopathe responsable du meurtre d'Archibald apprendra un jour ou l'autre qu'il s'est arrêté ici pour m'apporter cette foutue relique. Que je reste ou que je parte ne changera rien au fait qu'il nous passera une petite visite, et qu'il ne croira personne quand on lui dira que l'Obsidienne n'est plus ici. Nous devons impérativement prendre des mesures de sécurité dès aujourd'hui, en espérant qu'il ne soit pas trop tard.
— Je m'en suis déjà chargé, Alistair.
Le professeur hoche la tête, doucement, se détourne, fait quelques pas avant de s'immobiliser de nouveau. Fumseck piaille encore, sur son perchoir, et au-dessus de leur tête, les différents instruments magiques cliquettent, tintent, marmonnent. Une grimace déforme soudainement les traits d'O'Cuinn alors qu'il passe une main sur son visage. Dumbledore l'observe fermer les yeux, soupirer, puis rouvrir les paupières sous ses sourcils froncés par la réflexion et le désespoir.
— De même, Alistair, si cette relique m'appartenait réellement, comme tu le prétends, commence-t-il d'un voix trop calme, et à ses mots, O'Cuinn se met à trembler de tous ses membres, serais-tu alors la personne vers laquelle M. Picadilly se serait tourné en premier ? Je ne crois pas me souvenir que ce soit à moi qu'il ait légué la lourde tâche de garder l'Obsidienne en sûreté.
Cette fois, O'Cuinn ne répond rien. Son souffle s'est bloqué, le sang a disparu de son visage déjà terreux. Il pose son regard sur le sol sans le voir.
— Nous la détruirons quand il sera temps.
— Je pense surtout, Albus, et arrête-moi si je me trompe, que si tu ne l'as pas détruite il y a toutes ces années, c'est que tu ne sais pas comment faire, murmure O'Cuinn d'une voix malheureuse.
Le silence qui accueille ses paroles le fait soupirer une nouvelle fois.
— Il savait, Albus. Il a su dès qu'il a posé les yeux dessus qu'il était condamné. Il me l'a dit. Il m'a dit qu'il n'avait plus beaucoup de temps.
— Je suis désolé, Alistair.
— Tu le serais peut-être si tu étais venu à l'enterrement.
Lentement, il lève la tête, le regard oscillant entre détermination et découragement.
— Je terminerai l'année, Albus, pour nos élèves. J'attendrai cet olibrius qui nous a privé d'un si grand homme et qui poursuit ses méfaits pour une horreur qui me répugne au-delà des mots. Il faut seulement me promettre que le jour où il nous contactera, tu laisseras au moins quelques jours de répit à nos petits élèves, qu'ils restent cachés dans leurs salles communes pour éviter le moindre désagrément.
— Cela me semble évident.
— Mais sache que si je t'ai promis de rester plus longtemps que tes autres professeurs de Défenses, je pense ne pas pouvoir honorer ma promesse. Dès la fin de l'année, si personne ne s'est manifesté d'ici-là, je prends cette abomination avec moi, et je prends ma retraite au bout du monde, là où personne ne pourra me retrouver.
— Je comprends, Alistair.
— Peut-être que la rumeur est vraie, finalement. Peut-être que le poste est vraiment maudit.
Dumbledore s'autorise un sourire indulgent, et hausse les épaules, écartant les mains d'un mouvement faussement défaitiste.
— Peut-être, admet-il lentement.
Les deux hommes retombent dans le silence. La posture hésitante d'O'Cuinn hurle toute son incertitude quant à la suite de leur conversation, qu'il sait pourtant inévitable, et c'est de mauvaise foi qu'il retient une grimace quand Dumbledore lui sourit et s'adresse à lui comme ce qu'il est un vieil ami.
— Voilà presque quatre semaines que le drame s'est produit, Alistair, quatre semaines que tu gardes jalousement cette relique dans le secret, quatre semaines que tu refuses de communiquer, et c'est maintenant que tu te décides à venir discuter.
— Je me suis dit qu'à mon âge, rester cloîtré dans ma chambre pour fuir mes responsabilités n'était pas des plus courageux, ni des plus honorant. Surtout que mes responsabilités ne sont pas minimes.
— On ne change pas, dit l'adage.
Si Dumbledore ne lance qu'un regard amusé au portrait responsable de la remarque cinglante, O'Cuinn adresse à son ancien directeur un rictus mécontent et préfère se détourner pour s'approcher du bureau.
— Tu me demandes où je garde jalousement la relique. Je pourrai te montrer, mais il est hors de question que des oreilles mal intentionnées le découvrent, peu importe vivants ou morts, ajoute-t-il en fusillant le tableau de Phineas Black. Je voulais aussi discuter d'une autre responsabilité que j'ai pour ainsi dire délibérément délaissée et peut-être envoyée paître avec un peu trop de ce que tu pourrais appeler de l'impolitesse, avant les vacances.
Le sourire que lui octroie Dumbledore le fait grommeler dans sa barbe et c'est en levant les mains d'un air coupable qu'il admet :
— J'imagine que tu as compris de qui je parle.
— Je pense.
— N'est-elle pas venue te trouver avant de repartir chez elle ? Ou Minerva ? Je l'ai vue discuter avec Pomona et elle, quelques jours avant le départ des élèves.
— Je pense que tu la connais mieux que moi, mais Miss Swann n'est pas le genre à venir se plaindre ou réclamer quelque chose qu'on lui a promis, malheureusement. Je ne pense pas qu'elle t'en veuille de l'avoir envoyée paître, pour reprendre tes mots, si cela peut te rassurer.
— Ma conscience est tout à fait claire là-dessus, Albus. Que mes élèves m'en veuillent un moment ou un autre de leur cursus scolaire, que ce soit pour une chose que je comprends ou pas, serait tout à fait normal et même sain. Je ne cherche pas à laver ma conscience là-dessus. Mais s'il y a quelque chose que je ne supporte pas, c'est de faillir à un devoir. Et mon devoir était d'aider cette jeune fille.
Une méchante grimace déforme son visage, et, d'une expiration volontairement exagérée, il marmonne :
— Ne nous voilons pas la face, Albus. Sa magie grandit trop vite, je ne peux rien pour elle. Comment avancent les recherches, de ton côté ?
Le sourire de Dumbledore s'élargit, atteint ses yeux brillant d'une lueur que O'Cuinn ne connait que trop bien, et dont il a appris à se méfier largement – mais ce soir-là, ce regard de triomphe lui arrache un peu d'espoir.
oOo
La musique se joue toujours en trois temps.
Le grincement du rocking-chair, le miaulement d'un chat, son soupir plein de fumée blanchâtre.
Et sitôt terminée, elle recommence.
Le grincement du rocking-chair, le miaulement d'un chat, son soupir plein de fumée blanchâtre.
Le grincement du rocking-chair, le miaulement d'un chat, son soupir plein de fu-
Le tapement sec d'un bec contre le bois.
-mée blanchâtre.
Le rocking-chair hésite. Une seule seconde.
Trop tard, la valse est brisée, sa quiétude envolée. Le silence la remplace. Le silence suspend l'air. Lourd. Furieux.
Puis la musique reprend.
Le grincement du rocking-chair, le miaulem-
Le tapement sec et impatient d'un bec contre le bois.
Le fracas du rocking-chair, les feulements mécontents des chats, son insulte ponctuée de fumée blanchâtre.
La pauvre chouette, moins rapide que les chats habitués aux sautes d'humeur soudaines de la sorcière, hulule faiblement, les ailes battant avec précipitation.
Le calme revient brusquement, tout aussi brusquement que le chaos provoqué par l'agitation inattendue une seconde plus tôt. La sorcière, pensant que ses mouvements soudains auraient suffi à mettre le pauvre volatile en fuite, s'est immobilisée au milieu de l'unique pièce que compose son abri. Ses yeux fous sont bloqués sur l'enveloppe scellée d'où s'échappe une mélodie de Noël entrecoupée d'un rire joyeux, accrochée à la patte de la chouette, une chouette comme elle n'en a jamais vue par ici. Mais ce sceau, cet affreux sceau, elle le connait par cœur.
La cigarette à demi consumée entre ses lèvres craquelées glisse et tombe à terre.
Mais la sorcière garde son attention sur la chouette. Son souffle rauque résonne en rythme avec le rocking-chair encore incandescent, dont les grincements ont été remplacés par les soupirs du bois consumé par les flammes, puis s'accélère, alors que sur son visage se succèdent surprise, réalisation, désespoir puis colère, une colère noire, si furieuse que ses mains puis son corps se mettent à trembler.
La petite chouette hulule en ouvrant ses ailes, prête à s'échapper par la fenêtre sans vitre, mais la sorcière est plus rapide – elle amorce à peine un mouvement que déjà, elle se trouve près du battant de bois et ses doigts s'enroulent à la patte du volatile. Cette fois, c'est de douleur que la chouette se débat — lorsque la sorcière se désintéresse d'elle, les traces de ses doigts ont brûlé ses plumes.
— Va-t'en, oiseau de malheur !
Mais le hurlement ne trouve écho que dans le vide – la chouette s'est déjà enfuie.
Quelques chats audacieux sortent leur museau alors que la sorcière ouvre la missive, brûlant chaque recoin que ses doigts tremblants touchent. Certains s'enfuient par les quelques trous et fenêtres, et les autres, en réalisant le danger et que la chaleur du sol s'accroît jusqu'à leur brûler les coussinets, les suivent aussi vite que les volutes de fumée qui les aveugle désormais leur permet.
Au centre de la pièce, la sorcière lâche le parchemin, dont les derniers morceaux fondent et se carbonisent avant de toucher le sol – et les dernières notes joviales de la mélodie fanent dans un gargouillis funeste. Les derniers chats se sont enfuis quand le hurlement se perd dans une explosion de flammes :
— Albus, espèce de cafard scrofuleux !
ET BAM the best personnage is in dat building. Je l'attendais cette scène, ça fait peut-être deux mois qu'elle est écrite ! J'espère que ce chapitre vous a plu. Désolée pour les ascenseurs émotionnels !
N'hésitez pas à me faire des retours, ça serait le plus beau cadeau que vous puissiez me faire (pas dans la minute, bien sûr, ahah) !
Il y avait beaucoup d'infos dans ce chapitre, dont certaines un peu dissimulées hihihi. Je m'amuse à vous faire tourner en bourrique.
Encore merci d'être arrivées jusqu'au bout. J'aimerais vous dire à dans un mois, mais on verra haha.
Prenez soin de vous,
Apple
