Point de contact

Il patientait depuis plusieurs heures dans un coin de ce tripot miteux - plus reluisant que beaucoup d'autres, ce qui n'était pas difficile au vu de l'offre disponible -, une chope de bière éventée devant lui. Sa vaste capuche ramenée sur le visage, rien n'échappait à son regard d'aigle. Silencieux, caché dans l'ombre, personne n'aurait eu l'idée de venir le voir ou de s'inquiéter de sa présence en ces lieux. Le patron, un fort gaillard très bruyant, ne devait même plus se rappeler de lui.

Sa patience était mise à rude épreuve, mais il savait que les choses finiraient par tourner à son avantage. On lui avait indiqué cet établissement comme un repaire sûr pour débusquer sa proie et il n'avait de toute façon pas de meilleure piste. Il y venait depuis trois jours, et toujours rien. Tout cela pour de nouveau poser son regard sur lui... Il devait être insensé.

Chaque fois qu'une silhouette noire se présentait devant la porte donnant sur l'extérieur - le terme n'était pas correct car de fait, on ne sortait jamais vraiment "à l'extérieur" ici -, ses muscles se contractaient et son coeur battait plus vite ; ses yeux s'écarquillaient alors, cherchant à identifier le nouveau venu avant que la lumière de la taverne ne le révèle devant tous. Il allait de déception en déception... Il n'allait pas rester encore longtemps, ou bien il se résoudrait à commander à manger pour restaurer ses forces.

"Pourquoi est-ce que je m'inflige ça ? Vaut-il la peine que je me donne ?"

C'étaient les questions que Mike lui avait posées avant qu'il ne décide d'effectuer cette... expédition dans les bas-fonds. Il lui avait confié la charge de l'escouade en son absence, après avoir réussi à convaincre Keith de lui donner ses jours de congé - qu'il ne prenait jamais d'ordinaire - sans poser de question. Il revoyait le visage furibond de son supérieur... Il savait que cela n'arrangerait pas ses affaires s'il revenait bredouille...

Le bataillon avait besoin de tous les bons soldats disponibles. C'était avec ce constat à l'esprit qu'il était retourné sous terre. Mais il ne pouvait se cacher d'autres intentions plus inavouables. Il voulait le revoir encore une fois... Avant de peut-être... tenter quelque chose. Il ignorait comment faire. Discuter avec lui semblait exclu ; cet homme n'était pas du genre à se laisser approcher par un soldat. L'enlever ? Il l'avait vu à l'oeuvre, il faudrait une escouade entière pour espérer y parvenir...

Erwin Smith ne manquait pas de ressources. Il était connu pour ça, dans son régiment. Mais ce qu'il avait vu l'autre jour, pas très loin du bar dans lequel il se trouvait depuis ce matin, ne cessait de hanter ses songes. Il avait vu une force implacable, surnaturelle et fascinante se déployer. Avec tranquillité, sans cruauté ni violence excessives. Il avait perçu un phénomène tout à fait exceptionnel se dérouler devant ses yeux, face auquel il n'avait pu que rester impuissant. Il l'avait laissé s'envoler... tout en ayant eu la chance de capter un instant son regard farouche.

Avait-il rêvé ? Etait-il seulement réel ? Mike l'avait bien vu, lui aussi...

Il n'espérait depuis que de pouvoir le croiser de nouveau. Ses billes d'acier clair, balayées par des mèches de cheveux sombres, ne quittaient plus ses pensées. Il n'avait plus vu la lumière du soleil depuis trois jours mais cet espoir lui redonnait toujours courage. Le prisonnier à la caserne souterraine avait été formel : les voleurs volants venaient parfois prendre leurs repas ici. Alors Erwin attendait. Les oiseaux rares sont durs à observer, plus encore à capturer...

Il pouvait rester ici indéfiniment. Il avait gardé son uniforme mais n'avait pas emmené son harnais de manoeuvre ; il aurait été trop voyant parmi ces gens. Il avait retourné sa cape verte d'explorateur, qui l'enveloppait jusqu'aux cuisses, et ainsi, il passait pour un parfait habitant des bas-fonds. Il parvenait presque à se confondre avec les murs à présent...

Il soupirait avec découragement quand une impression très nette de rupture s'imposa à lui au moment où la porte s'ouvrait de nouveau. Il lança un coup d'oeil de dessous sa capuche. C'était un trio. La première à apparaître fut la fille aux cheveux roux qui se dirigea vers le bar, apparemment affamée. Le second fut le garçon blond au regard intelligent qui lui emboîta le pas. Et enfin, le troisième...

C'était bien lui. Il était réel.

Erwin crut de nouveau contempler une apparition surnaturelle. Il ne savait toujours pas pourquoi il ressentait les choses ainsi. Cet homme semblait parfaitement à sa place ici, parmi les mines patibulaires qui décoraient les lieux. Sa dégaine n'avait rien de particulier, sa petite taille le rendait presque invisible si on ne faisait pas attention à lui. Mais c'était comme si... une aura singulière le suivait partout. Elle avait heurté Erwin ce jour-là, et, présentement, il parvenait de nouveau à la percevoir. Il y avait chez lui... une valeur, une grandeur qui ne demandaient qu'à se développer. Les regards furtifs qu'il jetait autour de lui suffisaient à faire taire les piliers de bar. Personne dans les bas-fonds n'oserait s'en prendre à lui. Il était comme un prince évoluant pour éviter des flaques de boue, et tout le monde ici en était conscient. Le son des voix avait diminué tout à coup...

Erwin ne savait pas à quoi il s'attendait. Que le truand repère sa présence dans le coin et coure vers lui pour l'attraper par le col ? Bien sûr que non. Il était sûr de sa couverture. Mais il ne pouvait être certain qu'il ne reconnaîtrait pas son visage. Un instant, Erwin sentit passer un frisson à l'évocation que le voleur ait pu garder son image à l'esprit, lui aussi... Il se rencogna dans son coin et se mit à imaginer des plans de contact.

Il n'y avait pas vraiment songé alors qu'il avait eu tout le temps de le faire. Il réalisa alors qu'il n'avait pas réellement envisagé retrouver le truand un jour. Il se sentait stupide... Il ne voulait que le revoir en vérité. De tels caprices n'étaient pas son genre. Il se revit des années plus tôt, se rendant tous les jours en compagnie de Nile à cette auberge dans l'espoir de recueillir le sourire de la jolie Mary... L'émotion qu'il ressentait actuellement y ressemblait assez. Mais il n'était plus un adolescent et l'objet de son intérêt n'était pas une jolie blonde...

Le trio avait pris place sur un large divan et attendait sa commande autour d'une table. Le truand restait silencieux, les bras écartés sur le dossier du canapé, scrutant les parages d'un oeil averti. Il ne changea pas d'attitude quand la serveuse leur apporta leur repas. Ses deux comparses mangeaient de bon appétit, mais il se contentait de les regarder faire. Peut-être n'aimait-il pas la nourriture ici... Son attitude révélait un instinct de protection à peine dissimulé ; il plaçait ainsi sa "petite famille" sous ses ailes déployées et signifiait à quiconque aurait de mauvaises intentions qu'il prenait un grand risque à s'attaquer à eux. Cet homme savait comment se mettre en scène... Erwin ne pouvait s'empêcher d'essayer de décortiquer ses gestes et postures, pour en apprendre plus sur lui. Il le faisait très souvent, avec tous ceux qui réussissaient à capter son intérêt. Il parvenait à déceler plus d'une dimension chez ce petit être fascinant. Son air dédaigneux, presque aristocratique dans ce décor, pouvait être une façade, l'aidant à conserver une apparence à la fois décontractée et sûre de lui dans cet environnement hostile... Elle pouvait tout aussi bien illustrer sa véritable nature de truand cruel et sans coeur. Mais Erwin ne percevait pas cela chez lui. Il était trop fort pour se montrer cruel. La cruauté est l'arme des faibles.

Quand la jeune fille lui offrit son pain, il se tourna vers elle en lui ébouriffant les cheveux et il contint mal un demi-sourire attendri à son égard. Erwin sentit une grande chaleur entre ses deux personnes et cela lui fit plaisir, sans qu'il puisse comprendre pourquoi. Se sentait-il satisfait que ce bandit soit capable de sentiments purement humains ? N'était-ce pas également ce que beaucoup de gens se demandaient à propos de lui-même ?

Quelques minutes s'écoulèrent avant que le regard inquisiteur du truand ne s'arrête enfin sur le petit recoin où se trouvait Erwin. L'explorateur tenta de se faire plus petit, de disparaître dans l'ombre, mais les iris métalliques semblaient fouiller l'intérieur de sa cape avec intérêt, pour découvrir les traits de son propriétaire peut-être... Il ne semblait pas énervé ou agressif, juste intrigué... Etait-ce le bon moment ? Si Erwin se déplaçait jusqu'à lui maintenant, y avait-il une chance pour que sa proie ne décide pas brusquement de mettre les voiles et de disparaître de nouveau de sa vie ? Il se retint de bouger, attendant la suite des évènements.

Comme au sortir d'un rêve, il entendit alors le vacarme qui régnait dans le bouge. Son échange de regard sans suite avec le voleur l'avait comme enfermé dans une bulle de silence pendant un moment, mais il revenait brusquement à la réalité. Des vociférations enjouées emplissaient les lieux et il repéra le tenancier - il avait appris le reconnaître depuis le temps - jouant au bras-de-fer avec un client. Ce n'était pas genre de jeu de force le plus prisé à la surface ; ici, en bas, il était monnaie courante. On pariait des tas de choses sur le gagnant. Tout était prétexte à pari dans les bas-fonds. Ces gens n'avaient pas un sou vaillant pour la plupart mais n'hésitaient que rarement à l'appel d'un défi, surtout si cela leur permettait de pouvoir s'offrir quelque chose.

- "Encore une victoire pour moi ! C'est tout ce que vous valez ? Vous me décevez !" criait le géant blond, les bras levés.

L'homme était une véritable baraque avec des bras et des jambes. Erwin n'était pas un gringalet, mais face à lui, il se sentit bien petit... Le tenancier parcourait l'assemblée des yeux, à la recherche d'un nouveau concurrent.

- "Montrez-moi ce que vous avez dans les bras !" intima-t-il en se massant les biceps.

Erwin reporta son attention sur le trio de voleurs. La jeune fille continuait à manger, mais les deux hommes avaient concentré leur attention sur le vainqueur vaniteux.

- "Tiens, je vais mettre un peu de piment..." continua l'homme au regard rusé. "Si vous me battez, je vous offre ce que vous avez mangé ! Et ce n'est pas tout ! Je vous donnerai ce que vous voudrez ! Même ma femme, si cela vous dit !"

Erwin pouffa sous cape en entendant la bonne femme ronchonner derrière le bar. Elle semblait s'indigner du peu de cas que son mari faisait de son sort. Mais comme personne ne semblait se dévouer, il s'attendit à passer encore un bon moment dans l'ennui. Quand tout à coup...

Le petit homme aux cheveux noirs se leva, retroussa ses manches, puis se dirigea vers le centre du bar.

- "Si tu insistes tant..." lança-t-il à son adversaire qui le regarda approcher sans reculer.

Le son de sa voix fit se hérisser les poils d'Erwin sur tout son corps. C'était une voix grave, un peu râpeuse, avec une note chaude inattendue, et elle lui fit un effet saisissant. Il avait l'impression de la connaître, de l'avoir déjà entendue, dans un rêve ou autre part. Elle évoquait une grande confiance en soi, un calme à toute épreuve, et même une certaine autorité.

- "Ce cher Livaï...", murmura le tenancier en se plaçant devant le tonneau qui servait d'arène. "Ca fait longtemps que je veux me mesurer à toi."

Livaï... Livaï ! C'était donc son nom ! Erwin le trouva aussi extraordinaire que son propriétaire. D'abord, il ne l'avait jamais entendu avant. Il avait rencontré beaucoup de gens dans l'armée, et personne ne l'avait jamais porté à sa connaissance. Il avait croisé quelques Erwin par exemple, mais jamais un seul Livaï. Cela donna au truand une aura supplémentaire d'exception pour lui. Et puis, sa sonorité était plaisante. Ce nom alliait deux syllabes dont la première évoquait une simplicité discrète, humble, et la seconde une note vibrante, grandiose, comme une déclaration valeureuse lancée sur un champ de bataille.

Ce nom semblait résumer ce qu'était cet homme, tout entier. Erwin entrevit un monde de promesses... Livaï... Quoiqu'il puisse se passer à l'avenir, ce nom resterait dans sa mémoire. En attendant, il ne pouvait s'empêcher de se demander de quelle manière le bandit comptait s'y prendre pour vaincre cette montagne de muscles. Il l'avait vu à l'oeuvre et il le savait fort, mais à ce point-là... Il ne pouvait que douter.

Tous les convives du bar avaient commencé à s'amasser autour du tonneau du duel. Erwin suivit le mouvement. Il voulait se rapprocher de Livaï par n'importe quel moyen. Comme les spectateurs voulaient profiter au mieux du spectacle, l'explorateur fut contraint de rester en arrière, dans le dos du truand, plus proche de lui qu'il ne l'avait espéré cependant. Tous les regards étaient tournés vers les concurrents, et personne ne faisait attention au soldat.

Les duellistes se préparaient pour le combat. Erwin parvint à s'approcher encore un peu et il se trouva ainsi à quelques centimètres du truand. Dans l'effervescence des nouveaux paris lancés par-dessus les têtes des concurrents, Erwin ne parvenait pas à réfléchir correctement. Les piécettes tintaient, les bouches gloussaient, le tout arrosé de mauvais vin... C'était un univers qui lui était étranger. Il faisait pour un instant partie de ce décor, personne ne se doutait qu'il était un soldat sous couverture. Fermant ses sens embrouillés à toute cette agitation, il se força - ou si peu - à se focaliser sur un seul et unique point se situant devant lui, à quelques centimètres de sa main.

La nuque de Livaï.

Il se surprit à apprécier la courbe gracieuse de ce cou fin, tout en notant les muscles qui roulaient sous la peau blanche... Une partie de son secret se trouvait ici, dans ce paradoxe physique composé de délicatesse et de robustesse. La première fois qu'ils l'avaient vu, Mike et lui l'avaient pris pour un adolescent, voire un enfant, mais c'était si trompeur. Il était bien un adulte aguerri, au corps parfaitement découplé, juste plus petit que la moyenne. Une arme sans doute redoutable pour piéger l'ennemi... Il se mit à imaginer fiévreusement les prouesses que cette combinaison de critères physiques lui permettraient d'accomplir face aux titans. Il vit une silhouette virevoltante trancher des jambes, des cous, et entasser les corps des géants les uns sur les autres avant même qu'ils n'aient eu le temps de s'évaporer... Le soldat approcha davantage, jusqu'à ce que la tête du truand se trouve presque sous lui.

Les mains furent jointes, le coup d'envoi donné et les combattants se mirent alors au travail. Le tenancier, agressif, tenta dès le début d'abattre la main de son adversaire, mais Livaï tenait bon. Il gardait son bras à la verticale, sans paraître forcer, mais sans chercher non plus à prendre l'avantage. Avait-il du mal ? Il n'en laissait rien paraître, il ne transpirait même pas. Mais ils tinrent ainsi la position un moment, le géant voulant en découdre au plus vite et le petit homme le tenant en respect le temps nécessaire.

Erwin avait un bon point de vue de là où il était, sa haute taille le lui permettait. La main de Livaï ne tremblait pas. Il semblait dépenser juste assez de force pour maintenir les deux bras à la verticale, oscillant à peine par moment. L'explorateur ne put s'empêcher de baisser les yeux vers la chevelure du truand, d'un noir stupéfiant, et à l'aspect soyeux incomparable. Ils brillaient comme le plumage d'un corbeau lavé par la pluie, et il s'en exhalait aussi un délicat parfum fleuri tout à fait inattendu. Les bonnes odeurs étaient rares dans les bas-fonds. Erwin se dit avec certitude qu'il ne pourrait plus jamais associer ce type de senteur à autre chose qu'aux cheveux de ce voleur dorénavant.

Il avait envie de les toucher... Avec d'infinies précautions, il passa un doigt sur une des mèches raides... avant de le replier précipitamment quand le voleur secoua nerveusement la tête. Sa main trembla légèrement, montrant des signes de faiblesse... Les veines se mirent à saillir sous la peau pâle... Erwin se mordit les lèvres dans l'ombre. Il voulait l'encourager, lui donner plus de force ! Mais ce qu'il voulait aussi c'était... caresser sa nuque - non, ne le fait pas, cela pourrait le déconcentrer !... Elle l'hypnotisait et semblait palpiter, frémir sous son regard, comme une silencieuse invitation... Il voulait toucher cette petite zone si sensuelle, qui, confusément, lui rappela le point faible des titans...

Où se trouvait celui de Livaï ? En avait-il un ?

Avec son pouce, il effleura la base rase du cuir chevelu - la texture à la fois dure et douce en était très caractéristique -, priant de tout son coeur pour que le truand ne s'en rende pas compte... A ce contact, il sentit comme une onde de chaleur traverser son corps tout entier. Comme si d'une manière ou d'une autre, il s'était connecté à lui par un moyen dont il ignorait l'existence.

La réaction de Livaï fut immédiate. Un râle d'effort, et il abattit la main de son adversaire de l'autre côté du tonneau, avec une force si fulgurante que l'objet s'en trouva presque détruit. Le géant cria de douleur en se tenant la main, rougie et enflée par l'épreuve. Erwin, lui, se rejeta en arrière, comme repoussé par la puissance du truand victorieux. Il avait le coeur qui battait à tout rompre.

- "J'ai gagné", se contenta d'annoncer Livaï, sans gloire ni vantardise.

Comme si lui-même n'y croyait pas vraiment en fin de compte.

Erwin secoua la main tout en reculant dans la foule qui s'agitait. Il faillit perdre sa capuche dans la cohue et la maintint sur sa tête le temps de retourner à son coin de table. Que s'était-il passé ? Il avait senti que le voleur peinait face à son adversaire tout du long, puis il avait tout à coup expulsé une énergie folle, démesurée... Il s'était trouvé tout à côté de lui, à son contact, celui, ténu, du bout de son pouce contre la peau tendre de sa nuque, et un déclic s'était produit, incompréhensible.

Il observa Livaï se lever lentement, se diriger vers le bar pour prendre sa récompense, acclamé par ses deux amis, et il aperçut, sans y croire, le petit homme se passer la main derrière le cou, comme à la recherche de quelque chose... Erwin en conçu une joie inavouable ; comme si la perspective d'avoir laissé sur lui une trace indélébile mais invisible lui donnait l'impression d'avoir réussi quelque chose. Mais Livaï n'était pas le seul à garder un souvenir précieux de ce premier contact. La main d'Erwin lui envoyait de délicats fourmillements dans tout le corps désormais...

Le trio se préparait à partir. Le soldat attacha encore son regard sur la petite silhouette de celui qu'il espérait bien revoir. Le regret le taraudait. Il le perdait aujourd'hui, comme l'autre fois, mais il le retrouverait. Il mettrait un plan au point, demanderait l'autorisation de Keith, de Nile, tout le soutien de son escouade, mais il parviendrait à retrouver Livaï, et à l'intégrer dans le bataillon.

Il devait l'arracher à cette vie dérisoire qui ne lui offrait aucune perspective. La reconquête du monde ne pourrait pas se faire sans lui. Si Erwin pouvait toucher son coeur et espérer la même réaction que celle qu'il avait déjà suscitée, rien ne pourrait les arrêter.

"Je vais revenir te chercher, Livaï. Attends-moi encore un peu..."

...

Livaï traînait un peu derrière Isabel et Furlan. La boîte de thé noire bien méritée dans la main, il n'en revenait toujours pas de sa victoire. Il était un caïd dans le coin ; personne ne lui cherchait d'ennui et il était capable de briser des cous, des bras et des jambes d'un seul geste. Tout le monde le savait. Mais le gros Rodolf, ça, c'était un sacré morceau. Au moment d'accepter le défi, par pure fierté, il n'était pas du tout sûr de l'emporter.

Il avait soutenu la force brute de son adversaire en le laissant s'épuiser petit à petit, mais c'était son bras qui avait fini par faiblir. Se laisser battre dans ce taudis n'aurait sans doute pas entamé sa réputation, mais l'échec ne lui convenait pas. Il aurait pu jeter l'éponge et se draper dans sa modestie, mais quelque chose d'étrange s'était produit.

Livaï connaissait sa force. Depuis qu'elle s'était "éveillée" - c'était l'expression de Kenny -, elle avait toujours fait partie de son quotidien, et il l'utilisait maintenant sans plus guère y penser. Le souvenir de l'enfant faible et chétif qu'il avait été auparavant s'était presque effacé de sa mémoire. Il n'avait plus très souvent besoin de forcer, et face à Rodolf, il avait donné tout ce qu'il pouvait, ce qui était rare.

Ce qui lui avait offert la victoire, c'était autre chose. Cela venait de lui, oui, mais pas seulement. Quelque chose d'extérieur lui avait comme filé un énorme coup de pied au cul. Comme si Kenny était soudainement revenu pour lui coller une rouste maison. Mais la force de Kenny était sombre, brutale. Celle de Livaï ne l'était pas moins ; la première fois qu'elle était venue à lui, il se souvenait de cette sensation désagréable de se faire fouetter le visage par une puissance presque maléfique...

Celle qui lui était venue en aide était brillante comme de l'or ; chaude comme un véritable soleil, pas celui qui atteignait difficilement les bas-fonds par le puits de lumière. Oui, l'or était la couleur de cette sensation. Il avait très nettement visualisé comme un fin fil doré se tortillant autour des muscles de son bras, se resserrer juste un peu, et une voix chaleureuse et encourageante lui murmurer "Il est faible ! Tu peux le battre !"

Il avait obéi, sans y penser. Et il avait gagné.

Et cette petite pression sur sa nuque... Il s'en souvenait, enfin il croyait. Il se disait qu'il avait du l'imaginer, mais un minuscule point brûlant continuait d'attirer son attention sur cette partie de son corps. Il se remit à la tâter avec curiosité...

- "Allez, frérot, dépêche, ils attendent à la planque !" cria Isabel.

- "J'arrive. Eh, Furlan, tu peux r'garder un truc..."

- "Qu'est-ce qu'il y a ?"

- "Jette un oeil par là, là où j'ai mon doigt. Tu vois quelque chose de louche ?"

Le blond se pencha pour examiner le cou de son chef.

- "Comme quoi ?"

- "Une blessure, une écorchure, ou quoi qu'ce soit d'autre..."

- "Mmh, tu as une légère rougeur mais ça ne me paraît pas grave. Tu t'es blessé ?"

- "J'crois pas, j'ai même pas mal. C'est même plutôt... agréable..."

- "Wouaah, ce serait l'endroit où il faut appuyer pour que frérot devienne super fort ?!" s'exclama la jeune fille. "J'peux essayer ?"

Elle tenta d'atteindre sa nuque en gesticulant tandis que Livaï la retenait d'une seule main posée sur son visage.

- "Rentrons maintenant, j'ai un thé à préparer."

- "Laisse-moi toucheeerrr !" insistait Isabel.

- "Arrête ça."

- "Alleeeeez !"

- "Stop."

Et ils continuèrent à se quereller fraternellement ainsi jusqu'à leur repaire, où les attendait la chaleur d'un cercle d'amis, un don inestimable dans l'enfer des bas-fonds qui les avaient tous vus naître.