Un chapitre assez difficile à écrire, car j'ai hésité entre plusieurs enchaînements, mais c'est un passage auquel je réfléchis depuis octobre (déjà 8 mois ?!) et je suis ravie de pouvoir enfin partager l'histoire de Conrad !
Bonne lecture~
Quatre jours auparavant
Dehors, le ciel de mars se confondait avec celui de novembre. La pluie s'acharnait sur Detroit, versant ses trombes grises, aussi froides que l'eau au creux de l'océan, sur les corps de brique et battant l'argile solide.
La pluie qui coulait dans la douche, en revanche, était digne de celle des tropiques. Elle dépassait les trente degrés, d'après ce que la peau de l'androïde pouvait mesurer, et ses gouttes étaient plus rondes.
« Je pourrais rester là des heures.
— Espèce de déviant. »
Gavin se rinçait les cheveux, le dos appuyé contre le torse de Conrad. Sa peau rougissait à cause de la chaleur, tandis que celle de l'androïde restait intacte.
« Parce que je deviens fainéant ?
— Parce que tu flippes. Je le sais. »
L'androïde ne pouvait pas le contredire. Quand ils sortiraient de la douche, ils devraient se préparer pour se rendre à la Tour de CyberLife. La sensation de nausée devenait, chez les machines, celle de crampes, à cause d'une charge trop importante de courant qui perturbait les biocomposants.
Sa peau artificielle était, par endroits, désactivée, et la chair blanche trahissait des signes d'inquiétude. Sur sa hanche, une ligne de lumières clignotait de façon inhabituelle, attirant le regard de Gavin.
« CyberLife t'aurait déjà désactivé si…
— Je n'ai pas peur d'être désactivé j'ai peur de ce que je vais découvrir.
— Hé, Conrad, » il prit un ton très sérieux, plaçant ses mains contre la mâchoire de l'androïde. Conrad lui écarta les cheveux qui, alourdis par l'eau, tombaient sur son front. « Peu importe ce que t'as fait avant ton arrivé en septembre : c'est une ancienne vie et la nouvelle a commencé quand t'es arrivé au commissariat. C'est tout. »
Gavin pressa ensuite sa paume contre la hanche solide, cachant les signes alarmants. Puis, il sortit de la douche, laissant l'androïde seul sous la douche.
Entre les coulures de l'eau, Conrad pouvait apercevoir Gnocchi qui était roulé en boule dans le panier à linge ouvert, dormant sur les vêtements de Gavin, et sur les siens.
Peu importe ce qui s'était passé les premiers mois de son existence c'était ce quotidien qui serait son futur, et tant que CyberLife le lui accordait, il n'avait pas à s'inquiéter.
Conrad finit par sortir à son tour. Il s'apprêta à se sécher, quand il aperçut le miroir couvert de condensation : un message était inscrit dans la vapeur.
Courage, boîte de conserve.
Je t'aime.
La seconde phrase était écrite en tout petit dans le coin droit(1), presque écrasée par le premier encouragement. Ce n'était qu'un petit message, mais le courant électrique s'atténua.
Dans les lettres étroites, le RK900 pouvait apercevoir son reflet, croiser son propre regard. CyberLife avait donné à ses yeux une couleur bien particulière, assez hors-norme : pourquoi choisir cette nuance d'acier pour un déviant qui avait le droit de s'intégrer ?
Il se rappela que le RK200 possédait aussi cette caractéristique particulière, et c'était une autre création d'Elijah Kamski.
Où était Markus ? Son concepteur l'avait-il détruit ? Était-il un modèle raté ?
Est-ce que Conrad allait devoir faire ses preuves ?
Il reboutonna sa chemise avec plus assurance : malgré la trahison de Mark Spencer, Conrad était soutenu par des humains, un avantage que les déviants précédents n'avaient pas eu. Déjà, Gavin l'accompagnait, mais il y avait aussi l'amitié que Chris et le docteur Landru lui avaient offerte, et qui était un soutien constant. Lukas lui avait même envoyé un message, quand il avait appris pour Spencer, l'encourageant à ne pas se laisser abattre.
L'officier Chen n'avait demandé pardon qu'à Gavin, la honte la retenant encore à l'écart, mais l'androïde ne serait pas surpris le jour où elle aurait réuni assez de courage pour s'excuser auprès de lui, car ce n'était pas l'envie qui lui manquait.
Tout cela prouvait que Mark Spencer n'était pas son seul allié.
En fait, sa trahison était plus étrange qu'alarmante.
Durant les trois derniers jours, Gavin et lui avaient essayé de le contacter, mais ils tombaient sans cesse sur sa boîte vocale. Pas même un androïde n'avait décroché. Est-ce qu'ils étaient sur liste rouge ?
Une nuit, pendant des heures, allongé et statique, Conrad avait essayé de retrouver le code du secrétaire androïde, celui qu'ils avaient rencontré au Park, mais il n'y était pas parvenu. Comme si ce semblable n'existait plus.
Il subsistait une chance : Mark Spencer disait avoir déjà rencontré Adanna Bontu, alors, de façon absurde, Conrad espérait que la professeure pourrait les éclairer sur les changements d'idées du politicien.
Quand il partagea cette idée dans la voiture, Gavin évita de se montrer aussi optimiste :
« Je sais pas, Conrad : elle a l'air moins conne qu'elle en a l'air, mais... ça reste CyberLife. Je m'emballerais pas, si j'étais toi. »
Conrad baissa le volume de la musique pour mieux discuter.
Dès que Gavin était nerveux, il mettait un volume trop fort, espérant peut-être brouiller les signes d'anxiété, comme son rythme cardiaque rapide, mais ça ne fonctionnait jamais.
« Et si Bontu devenait une alliée ? On pourrait être surpris. La preuve : je voulais faire confiance à Spencer, alors que c'est finalement un connard.
— Oh, le RK900 utilise des gros mots, ça veut dire qu'il est énervé, » se moqua l'homme.
Il frotta l'épaule de l'androïde, histoire de prouver qu'il partageait entièrement cet avis. Après tout, si Conrad venait de traiter Mark Spencer de connard pour la première fois, Gavin avait employé le terme une bonne cinquantaine de fois. Quant à « enculé » et « enfoiré », Conrad avait perdu le compte depuis le discours diffusé.
« Les statistiques sur les relations sociales sont celles qui changent le plus régulièrement, et si les informations recueillies m'orientaient vers Spencer avant, tout a changé maintenant. Peut-être que pour la professeure Bontu, ce sera différent…
— Elles sont à combien pour Bontu ?
— À 18% de fiabilité.
— C'est peu.
— Vous étiez à 6% quand nous nous sommes rencontrés.
— Quoi ? » Il en serait resté sur le cul. « Tu me l'avais jamais dit !
— Parce que ça n'avait pas d'intérêt.
— Dès qu'on s'est rencontrés ? Pourquoi j'étais aussi bas ? Je suis sûr que je suis victime d'un délit de sale gueule.
— Vous n'arrêtiez pas de me fusiller du regard à cause de ma ressemblance avec le RK800. »
Gavin abdiquait : c'était une raison valable, finalement.
« Et je suis à combien, maintenant ? »
Conrad détourna le regard vers la fenêtre de son côté. La pluie brouillait la vue, diluant les rues. À cause des nuages noirs, la nuit perdurait, rendant les trottoirs vides et les bâtiments lumineux.
« Je ne vous le dirais pas. »
Ce n'était pas par caprice c'était qu'il en était incapable. La confiance accordée à Gavin dépassait largement celle accordée pour les autres. Et le docteur Landru était déjà à 97%.
Le taux rattaché à sa relation avec Gavin avait commencé à grimper le jour où Conrad avait perdu sa jambe. Il se souvenait comment les pourcentages avaient grimpé quand le sergent, encore détective à ce moment-là, l'avait porté, sans réfléchir, jusqu'à sa voiture. Et ils avaient continué à augmenter quand la voiture avait roulé sur le pont. Exactement comme ce matin, si ce n'était que les statistiques étaient déjà devenues folles.
« Gavin, merci d'être là. Et merci pour le message sur le miroir. »
Gavin hésita à blaguer en assurant que l'auteur était Gnocchi, mais il se ravisa : maintenant qu'ils arrivaient à destination, il perdait toute envie de rire.
Les nuages étaient si bas qu'ils brouillaient la silhouette de la Tour, mais les lumières permettaient de mesurer toute l'importance du bâtiment, toute l'activité qui animait cette usine à androïdes. Mark Spencer avait beau répéter que les machines étaient sans vie, cette tour en grouillait, qu'elle soit mécanique ou biologique.
C'était la troisième fois qu'il revenait, et comme à chaque fois, le RK900 n'était jamais certain de repartir libre.
Comme ils avaient pris rendez-vous, la présence de Chloe à l'entrée n'était pas surprenante, et elle les accueillit avec une joie qui semblait authentique.
« Bonjour, Conrad. Bonjour, sergent Reed. »
Même les androïdes inconnus, leur base mis à jour, l'appelaient déjà sergent. Cette surconnexion était assez effrayante, et Gavin fut heureux que Conrad soit capable de garder ses informations pour lui, accueillant des données, sans transmettre les siennes.
Le RK900 était prêt à répondre au salut, mais il se ravisa tout d'un coup :
« Tu n'es pas déviante, n'est-ce-pas ? »
Gavin était presque convaincu par l'air attristé de Chloe, avant de remarquer que les muscles faciaux manquaient de grâce, de sincérité. Il ignorait quel âge avait le robot, mais il restait persuadé que le RT600 avait bien plus d'années que le RK900, la vieillesse des androïdes se mesurant grâce à leur perfection.
« Non, je suis une machine. »
Conrad s'en doutait : il avait juste eu besoin que son semblable confirme.
Il tendit une main blanche, invitant le RT600 à se connecter.
« Nous avons rendez-vous avec la professeure Bontu. »
Chloe plaça sa paume contre la sienne.
Leurs visages n'avaient rien de comparables : les joues rondes et la bouche pleine étaient totalement statiques, manquant de fluidité par rapport à la mâchoire contractée qui remua un instant, comme prête à dire quelque chose. Les grands yeux bleus fixaient l'air, lumineux mais sans expression, tandis que ceux de l'autre robot, plus froids, se plissaient de colère.
C'était un contraste entier qui opposait la machine obéissante et l'androïde vivant.
Puis, à la surprise de Gavin, Conrad rompit la connexion avec brutalité, repoussant Chloe. Il lui assura qu'il saurait se repérer dans la Tour sans son aide.
Habitué à un comportement déviant, l'humain s'attendait à ce que la jeune fille lui demande pardon, ou encore qu'elle grimace de peine, mais en fin de compte, il fut déçu, lui aussi : Chloe s'écarta du chemin, les mains dans le dos, un sourire poli sous son nez retroussé.
Même sa LED restait bleue.
Une véritable machine, tout comme Connor l'avait été.
Contrairement à eux, Conrad exprimait la joie, la tristesse, la colère. Il n'avait fait que la repousser d'un petit coup sec, mais Gavin savait qu'il pouvait se montrer plus violent, même avec un semblable.
S'il ne désapprouvait pas, il le mit quand même en garde :
« Ne casse pas d'androïde, Conrad, je sais pas à quoi ressemble une engueulade chez CyberLife…
— Je suis énervé, Gavin. Le RT600 est un modèle qui date de 2021, et j'ai été dupé quand elle a simulé une forme de déviance. Elle aurait pu causer ma perte. »
Il serrait ses lèvres, imitant parfaitement l'expression humaine.
Gavin ignorait si les colères de son partenaire étaient similaires aux siennes à cause de leur proximité, ou s'il avait été conçu ainsi. En tout cas, si la première théorie était la bonne, il valait mieux ne pas lui prendre la main pour le moment…
L'androïde connaissait le chemin grâce aux indications de Chloe, alors il suivait les couloirs d'un pas sûr. Il gardait même les sourcils froncés en mise en garde. Certains techniciens regardaient à deux fois sur son passage, vérifiant à temps l'inscription sur sa veste. À côté de la stature mécanique, le sergent était invisible, n'intriguant que les plus observateurs.
Conrad ne leur accorda aucune attention, sentant toujours que ses entrailles de plastique subissaient de nouveaux assauts électriques, mais pas assez paralysants pour le faire flancher.
Dans l'ascenseur, ce fut lui qui saisit la main de Gavin. Il adopterait une attitude aussi franche que son partenaire, lui qui avait toujours admiré cette nonchalance chez le sergent, et s'en inspirer lui donnerait du courage.
Ils arriveraient main dans la main dans le bureau de la professeure, mais Conrad s'en moquait : ses concepteurs l'avaient rendu capable d'aimer, ils l'avaient doté pour aimer, alors Adanna Bontu serait la plus à même à accepter leur relation.
À mesure que la cabine montait, les organes et les biocomposants semblaient se ratatiner.
« Pense juste à pas me casser les doigts si tu te fous en colère.
— Vous savez très bien que je ne vous ferai jamais de mal.
— C'est au cas où tu pèterais les plombs. »
Au quarante-et-unième étage, un silence faisait douter que les bureaux soient occupés. Conrad bifurqua tout de suite à droite, se dirigeant vers la première porte où le nom de la professeure figurait sur une plaque en titane juste à côté.
Ce détail mit Gavin mal à l'aise : le titane était l'élément principal pour l'ossature des androïdes, est-ce que c'était comme voir une mâchoire dénudée utilisée en tant que support ? Son partenaire ne laissa transparaître aucune réaction, mais ce n'était pas pour autant une réponse. Aussi grande gueule soit-il, le sergent se sentait étranger à tout cet univers, et il avait bien du mal à accepter son rôle de simple témoin.
Il ignorait tout le courage qu'il inspirait au prototype amélioré.
Adanna Bontu était installée à son bureau : une merveille composée de verre et de tiges de métal blanc, prenant des allures de trône plutôt que de table. Ses avant-bras reposaient sur la surface transparente, qui pouvait faire office d'écran d'ordinateur, et ses mains étaient croisées sur une tablette éteinte. Elle fixait la baie vitrée où stagnait un brouillard gris : contrairement aux autres bureaux, elle n'avait pas activé l'option de décor artificiel, préférant observer comment la pluie coulait en rivière sur les fenêtres.
D'une certaine façon, on aurait pu croire qu'elle cherchait obstinément à éviter le regard de celui qui était installé face à elle, un collègue bien plus jeune, bien plus intelligent, bien plus…
Au moment où Conrad ouvrit la porte, Elijah Kamski se leva, gardant les mains dans ses poches. Il portait un t-shirt où s'alignaient les logos de Love, Death & Robots, un thème curieux pour un homme à la tête d'une entreprise d'androïdes. S'il ne prit pas la peine de les saluer, il leur adressa tout de même un petit sourire en coin.
Adanna, au moins, leur souhaita la bienvenue.
Avant qu'ils ne s'installent, Kamski réajusta ses lunettes et demanda :
« Chloe n'est pas avec vous ?
— Nous n'avions pas besoin d'elle. »
Tout juste plus grand que le père des androïdes, le RK900 maintenait ses épaules droites.
« Le RK900 a été vexé par la petite RT600 ? » Kamski contourna la machine pour mieux la détailler. Puis, il lui tapota l'épaule. « Tu es une merveille, Conrad, mais peut-être que cela te rend narcissique. »
Gavin avait conscience que n'importe quel compliment de la bouche du directeur n'aurait rien de sentimental ou de sincère, ou dans un registre purement informatique, alors il n'y avait aucune jalousie : juste une grande hostilité contre ce mec dont l'attitude rabaissait Conrad.
L'androïde, de son côté, restait stoïque, regardant droit devant lui.
« Une merveille ?
— Si on devait utiliser des métaphores, disons que Connor était le brouillon, tandis que toi, tu es le chef d'œuvre. » Le créateur désigna ses propres yeux, et soudain, un détail frappa Gavin, qui devina ce que Kamski allait ajouter. « Je t'ai même donné la couleur de mes yeux, comme un artiste inscrit son nom sur sa toile. »
La teinte glacée était effectivement la même, aussi perçante qu'une brise d'hiver. Conrad toucha un de ses yeux, comme s'il hésitait à laisser l'organe en place ou à l'arracher pour s'en débarrasser.
Une différence marquait tout de même une séparation, et elle résidait dans le sourire : si celui de Kamski était dédaigneux, celui de Conrad était plus simple, plus timide, et s'il s'agrandissait lors des plus beaux moments pour devenir sincère, encouragé par la LED qui adoptait toujours une teinte blanche.
Gavin aurait aimé le rappeler à son partenaire et s'interposer, car le créateur flânait toujours autour de sa création.
Finalement, il se sentait comme si une vipère reluquait son mec…
Enfin, Kamski se plaça face au RK900, posant le bout de son index au milieu de son torse :
« Tes biocomposants sont les plus perfectionnés, d'une sensibilité extrême qui les rend souples, sans que cela retire leur résistance. » Puis, le doigt voyagea jusqu'au front de l'androïde. « Mais ce qui fait de toi le prototype le plus avancé, c'est ton système endocrinien. Au lieu d'hormones diffusées par le sang, ce sont des séries de codes qui sont générées grâce au thirium. Et bien sûr, nous n'avons gardé que le meilleur : tu n'auras jamais de problème de tyroïde. »
Sa propre blague le fit ricaner, tandis qu'Adanna Bontu, toujours silencieuse, chercha un dossier sur le bureau tactile. Les projets autour du RK900 étaient innombrables, mais elle trouva rapidement le plan de ce système endocrinien et le fit apparaître en hologramme.
Plusieurs câbles réunis faisaient penser à une colonne vertébrale, et au sommet, se réunissaient des composants agglutinés et connectés. Certaines surfaces étaient lisses, tandis que d'autres étaient granuleuses à cause des circuits intégrés et des microcontrôleurs.
« Nous avons essayé de donner à ce système la même forme qu'un système endocrinien humain, pour qu'il puisse intégrer ton enveloppe sans la modifier, et comme chez les humains, tes émotions ne sont pas codées uniquement au niveau de la tête, » Kamski désigna la longue ligne des câbles, et Gavin remarqua que d'autres biocomposants y étaient rattachés. « Tu possèdes un régulateur, qui serait l'équivalant d'un thymus, juste en-dessous, un moteur complexe pour imiter les glandes surrénales, et enfin, » son doigt avait atteint le niveau le plus bas, « une chose que les TR400 seraient heureux d'avoir et que tu n'as peut-être pas eu l'occasion d'utiliser : un biocomposant capable de générer ce que l'hypothalamus et l'hypophyse sécrètent, comme un distributeur de récompenses ou de punitions, un rôle proche de celui des gonades masculines.
— Une paire de couilles, quoi. » Soupira Gavin, fatigué par cette démonstration scientifiquement prétentieuse. Dans son langage, il appelait ça de la masturbation intellectuelle, même si, en disséquant les secrets du RK900, Kamski venait de prouver que son système était une véritable révolution technologique.
« Exactement ! » Rebondit le directeur, ignorant la moue du sergent. « C'est grâce à tout ce système que tu éprouves des émotions et des désirs, Conrad.
— Et je dois vous remercier pour cette prouesse technique.
— En fait, non. » Kamski se détourna et sa main se tendit vers Adanna Bontu. « La professeure Bontu est une neurologue qui s'est familiarisée avec le monde de la technologie. C'est elle que tu dois remercier, car c'est elle qui a donné toutes les directives pour t'offrir cette possibilité d'être capable de ressentir comme un humain.
— Et c'est ce que vous appelez la déviance ?
— Le mot déviance est déjà un vieux terme, » précisa Bontu, rappelant que la technologie bougeait très vite. « Et il ne signifiera plus rien si les androïdes deviennent libres. »
Si, et non pas quand.
« Mais tu n'es pas un déviant, Conrad, dans le sens où tu vis naturellement le programme qu'on t'a confectionné. Ce ne sont pas des bugs c'est ton fonctionnement. »
Le RK900 ouvrait donc une génération d'androïdes aux émotions authentiques une démarche qui n'allait pas plaire du tout après la révolte avortée, après des changements politiques. Et quand les médias apprendront que ce premier modèle avait intégré la police de Detroit, beaucoup gueulerait. À commencer par Fowler.
« Et contrairement à ce que tu croies, » reprit la professeure, « tes émotions et tes désirs ne sont pas programmés à distance : nous avons posé les bases et, comme un être humain évolue dans son environnement, tu t'es développé par toi-même.
— Nous avions prévu une durée d'expérience de huit mois, » compléta Kamski, « si en avril, nous n'avions pas eu de nouvelles, nous t'aurions contacté. Et si tu étais resté comme Connor, tu aurais été désactivé. »
La professeure, avec un air presque désolé, expliqua qu'il était nécessaire qu'il ignore ce projet : avoir des instructions l'aurait guidé et, par la même occasion, les ordres auraient annulé le concept de libre arbitre.
Il fallait qu'il vive par lui-même, qu'il existe en parfait autonomie. Un plan que Kamski avait tenté avec Markus.
Le fondateur de CyberLife se mit alors à applaudir, et les coups résonnaient trop fort dans ce bureau sobre.
« Mais ne t'inquiète pas : tu sembles être une réussite extraordinaire, Conrad. »
Puisque Kamski avait repris sa place dans le fauteuil, Conrad et Gavin s'assirent à leur tour, surveillant les deux concepteurs, attentant avec, tout de même, une petite angoisse.
« Je "semble" être une réussite extraordinaire ?
— Nous ne t'avons pas surveillé, puisque nous avons demandé au capitaine Fowler de le faire à notre place, dans la mesure du possible. La peur d'être un déviant t'a rendu discret, mais je pense aussi que le capitaine avait autre chose à faire… » Kamski haussa les épaules, prouvant qu'il n'était pas rancunier. « Sonder ta mémoire nous permettrait de suivre ton parcours, d'observer comment les émotions et les pensées, celles étrangères à tes fonctions, se forment et sont réceptionnées. »
Gavin se sentait blêmir si Kamski approchait un câble ou un ordinateur de Conrad, il lui foutrait son poing dans la tronche. Il en allait de sa vie privée aussi. De son côté, Conrad était devenu rigide et, catégorique, il refusa que ses souvenirs soient récupérés par CyberLife.
Si le directeur parut déçu, l'expression de la neurologue se rapprochait de… la satisfaction. Gavin ne savait pas quoi en penser.
Le robot se souvenait du moindre jour, depuis son réveil dans cette tour, en passant par son arrivé au commissariat, jusqu'à la veille où il avait participé à la conversation entre Gavin et Virginia, donnant quelques nouvelles à sa belle-mère. Cette blague les avait fait rire toute la soirée.
« Mes souvenirs sont complets, je peux en expliquer certains, mais je ne veux pas que ma mémoire soit sondée. »
Le RK900 exprimait un souhait personnel, une situation qui aurait été inimaginable sous la direction du prédécesseur de Kamski.
« Très bien, alors selon toi, à partir de quand as-tu pris conscience que tu étais déviant ? »
Avec le recul, plusieurs éléments de cette déviance étaient évidents ils avaient même été rapides. Aussi loin qu'il s'en souvenait, les prémices d'émotions avaient commencé à apparaître grâce, ou plutôt, à cause de Gavin. L'agacement, la déception, la colère… Il se souvenait de cette menace peu après leur rencontre, cette intention de lui lui faire péter les plombs, jusqu'à ce que son programme devienne tellement dégénéré que CyberLife doive le rappeler pour le détruire.
Ils font toujours ça avec leurs échecs.
Si le Gavin de l'époque avait su…
Mais Conrad se souvint d'autre chose, un souvenir qui contrebalançait avec ces émotions négatives.
« J'aurais pu être un échec, ou en tout cas, un androïde dangereux, mais quelqu'un m'a sauvé, à sa manière. » Adanna regarda le sergent, mais Conrad enchaîna : « non, pas Gavin. Elle s'appelait Fathia. »
En entendant ce prénom, Gavin hésita à se lever.
La pluie tombait drue, aussi forte que le matin où ils avaient retrouvé le corps de son amie, et cette vision était encore douloureuse.
Il avait déjà expliqué à Conrad qu'il n'avait jamais eu de sentiments amoureux pour Fathia : c'était une amie, une amie très précieuse, et leur relation reposait sur cette complicité pure, ne laissant aucune place pour la jalousie ou les doutes que pouvait amener l'amour.
Aujourd'hui, le RK900 comprenait ce que son partenaire avait tenté de lui expliquer, et peut-être que c'était ce qu'il ressentait, lui aussi, pour cette jeune femme.
L'androïde raconta aux concepteurs comment Fathia avait été la première à lui sourire, à se montrer bienveillante. D'ailleurs, elle l'avait même complimenté sur ses yeux.
Conrad parla aussi du docteur Landru, des conseils qu'il lui avait donnés, le guidant un peu dans ce monde compliqué.
« Je partais avec des points faibles, et les débuts ont été difficiles… D'ailleurs, pourquoi m'avez-vous donné ce nom ? Et l'apparence du RK800 ?
— Oh, il y a beaucoup de raisons. » Répondit Kamski. « La principale étant d'améliorer le travail de Cyrille Arceneaux. J'ai beaucoup d'admiration pour Arceneaux et son androïde : en termes de résistance, de longévité et de rapidité, Connor était assurément le meilleur. Ce prototype aurait pu être grandiose, mais ce fut finalement un échec. Personne ne se souviendra de lui…
— Connor est quand même celui qui a interrompu la révolte. » Coupa Gavin lui et tous les policiers du commissariat se souviendraient de Connor, et surtout comme de la machine qui avait poussé le lieutenant Anderson au suicide. « Vous avez vraiment cru que c'était une bonne idée de nous envoyer le sosie de ce connard ?
— C'est une des autres raisons. » Kamski ne perdait pas son calme. « Le RK800 a laissé une impression plutôt forte, et l'arrivé du successeur ne laisserait personne indifférent si la ressemblance était bien marquée.
— Et encore, le terme successeur est incorrect. Conrad, pour reprendre l'expression de Kamski, Connor a servi de brouillon : tu es différent de ce modèle. Le RK800 est un intrus dans la série des RK, et tu redonnes à ce projet tout son sens.
— Pourquoi ce prénom ? » Répéta le RK900, essayant toujours de comprendre.
« C'est un nom parfait, et la ressemblance avec celui de Connor n'est que pure coïncidence.
— Vraiment ? » Grinça Gavin.
L'androïde, en décortiquant l'étymologie, répondit :
« Conrad est formé à partir de conja, audacieux, et rad, qui veut dire soit conseiller, soit assistant. C'était votre intention ?
— Exactement. »
Gavin restait persuadé qu'il y avait quand même une once de perversité dans ce nom : en avançant des ressemblances évidentes entre le RK800 et le RK900, c'était évident que la déviance du nouveau modèle se serait déclenchée sans délai.
Mais ces choix avaient été dangereux : Conrad aurait pu devenir violent et malheureux s'il était resté la cible de ses collègues.
Son animosité au début aurait vraiment causé sa perte, alors…
« Et vous l'avez balancé comme ça, dans la nature. » Explosa Gavin, les épaules crispées. « Il y a pas plus instable qu'un être humain, et vous, vous créez l'androïde le plus humain possible avant de le larguer en plein Detroit ? Moins d'un an après la révolte de Markus ? »
— Non, ce n'est pas ce que nous avons fait, » répondit Bontu, « Conrad a passé plusieurs tests pendant de longs mois.
— Entre mars et août ? »
Elle confirma d'un signe de tête.
Kamski aurait été ravi de restaurer la mémoire de la machine, mais le RK900 n'avait aucune envie que son créateur touche à sa base de données. CyberLife lui avait donné le libre-arbitre, et par la même occasion, Conrad avait conscience de ce qui était personnel.
Contrairement à son collègue, Bontu décida de lui expliquer de vive voix :
« Tu as été activé le 5 mars 3039, et jusqu'à ton formatage le 27 août, tu as été confronté à plusieurs émotions à travers plusieurs situations. L'attachement, la colère, la jalousie, l'amusement, la tristesse… »
L'androïde apprit qu'une partie du trente-troisième étage avait été aménagée pour ces tests. Une sorte d'appartement avec le strict minimum pour une machine : c'est-à-dire pas grand-chose. Il avait tenu des conversations avec des auteurs, des artistes, des politiciens, des scientifiques, des philosophes… et même des semblables, qui avaient subi quelques bugs quand leur programme de discussion était trop en retard par rapport à celui du prototype.
« Pourquoi vous m'avez formaté ? Pourquoi je ne pouvais pas garder mes souvenirs en intégrant la police ? »
Gavin se disait que le capitaine Fowler n'aurait jamais accueilli un déviant, mais la réponse de la professeure le surprit :
« Parce que tu es tombé amoureux, et que nous avons eu peur. »
La pompe à thirium produisit un claquement sec, propulsant le thirium dans les veines glacées de surprise.
Il n'osa pas regarder son partenaire, craignant de découvrir son expression.
« Tu as été rejeté, et tu as commencé à te poser des questions. Nous ne s'avions pas comment tu allais évoluer, alors nous avons préféré te formater. »
Même s'il était encore surpris, Gavin nota une incohérence : ils avaient formaté le RK900 à cause d'un rejet, mais l'hostilité entière d'un commissariat n'avait posé aucun problème ? Adanna Bontu apportait ces explications, et cette fois, c'était Kamski qui restait silencieux.
Est-ce que cela venait de leurs objectifs respectifs ? Les deux collègues n'avaient pas l'air de s'entendre…
« Qui était… ?
— Une équipe de huit techniciens s'occupaient de toi, testant tes programmes. Parmi eux, il y avait Lily Eaton. » Le nom ne raviva aucun souvenir : sa mémoire avait été soigneusement vidée. « Et tu avais développé une grande affection pour elle. »
Conrad évitait de regarder Gavin, mais ce dernier remarqua que la LED était rouge. Malgré la présence des deux concepteurs — les parents les plus tordus qu'on puisse avoir —, il s'approcha pour poser sa main contre son dos, pressant sa paume contre une ossature qu'il craignait de voir se rompre.
« Il est tombé amoureux parce qu'elle l'avait séquestré dans un placard ? »
Bontu le fixa avec des grands yeux Kamski non plus ne pouvait pas comprendre cette blague, mais la LED de Conrad devint jaune, et un sourire précéda un rire.
« Un placard ? Non, enfin… Bref, Eaton prenait le projet très à cœur, et elle s'est souvent entretenue avec Conrad. Vous avez parlé pendant des semaines. Elle avait même coupé certains enregistrements quand les sujets devenaient personnels, tu as appris beaucoup de choses sur sa famille, ses amis et des déceptions amoureuses. Nous les avons retrouvés dans ta mémoire uniquement, jamais sur les enregistrements.
— Et que s'est-il passé, ensuite ?
— Tu montrais une préférence à travailler avec elle. Bien sûr, nous étions ravis : cela signifiait que ton programme social avait développé des affinités et tu étais libre d'exprimer ta sympathie ou, au contraire, ton antipathie. »
De là où il était installé, Kamski observait comment la main du sergent descendait jusqu'à la taille de l'androïde, comment elle apaisait les signes de nervosité, et surtout, la complicité entre les deux. Le RK900 était une réussite, mais il voulait saisir toute l'ampleur de ce succès, oubliant qu'en créant un être indépendant, il ne pouvait plus lui demander de comptes par la suite…
« Bien sûr, nous espérions que tu ressentes quelque chose de plus fort, mais il y a une différence entre la possibilité et le fait accompli. Que tu tombes amoureux a dérangé certains membres de l'équipe, à commencer par Eaton, bien sûr, qui ne s'était pas imaginée être…
— La cible de cette affection, » compléta Conrad, un peu amer, « elle allait faire partie de l'expérience et c'était hors de question.
— Exactement. »
Au-delà du refus de vivre une relation observée par des collègues, la professeure essaya d'amener en douceur un point délicat : Lily Eaton avait repoussé le RK900 parce qu'il était une machine. Bontu se souvenait encore de la véhémence de la collaboratrice : à partir de ce jour-là, l'androïde était redevenu un objet, une intelligence purement artificielle, et rien d'autre.
Ses sentiments ne peuvent pas être réels. Ce sont des codes, bordel ! C'est une machine !
Le RK900 n'avait pas assisté à cette explosion de colère, mais Eaton avait quitté l'équipe et, de ce fait, ne voyait plus l'androïde toujours amoureux, qui avait fini par comprendre ce qui s'était passé.
Gavin comprenait les doutes de cette femme : il les avait eus, lui aussi, tout comme il avait été sidéré par l'idée qu'un androïde puisse ressentir autre chose qu'une loyauté aveugle. Accepter cette possibilité, c'était accepter de changer sa vision sur les robots, reconnaître que les machines malmenées étaient des êtres maltraités, prendre conscience que cette création allait échapper au contrôle humain.
Pourtant, sa main soutenait toujours son partenaire aucun doute ne subsistait, alors il n'avait aucune envie de s'écarter.
« Tu n'es pas doué pour draguer, c'est pour ça qu'elle t'a jeté. »
Conrad apprécia chaque attention pour le réconforter : c'était ce dont il avait besoin, et Gavin prouvait qu'il restait à ses côtés.
Kamski reprit soudain la parole :
« Tu as fait une entrée assez intéressante : tu tenais la main du sergent Reed, devons-nous comprendre que vous êtes plus que de simples amis ? »
L'androïde attendait que l'humain donne son accord, mais ce dernier haussa les épaules : visiblement, il était cobaye au même titre que le RK900.
« Oui.
— Et tu n'as pas envie de récupérer les parties de ta mémoire qui concernent Lily Eaton ? Maintenant que le sergent Reed est là, ces souvenirs seront peut-être plus supportables. »
Bontu pinça les lèvres, les yeux baissés vers ses mains qui n'étaient plus croisées sur son bureau.
« D'ailleurs, elle était brune avec des yeux gris, elle aussi. Tu as un faible pour ces caractéristiques, on dirait bien. »
Conrad garda le silence, réfléchissant. Comme lui avait dit Gavin, ce qui s'était passé avant septembre appartenait à une autre vie celle qu'il construisait maintenant n'avait pas la moindre place pour Lily Eaton, ou aucun d'autre membre de l'équipe.
Quand il avait avoué ses sentiments à Gavin, le RK900 s'était promis de se résigner à son sort si son collègue le repoussait. D'ailleurs, sa haine des machines avait été la principale cause d'un tel pessimisme. Et contre toute attente, Gavin lui avait laissé une chance chance qu'Eaton ne lui avait pas accordée. Cette différence annulait, selon ses statistiques, tout risque que ses sentiments refassent surface.
Mais la notion de fidélité peut être particulière chez un androïde.
Gavin ressentait aussi une certaine curiosité malsaine, la même que celle qui pousse à en apprendre plus sur les ex d'un compagnon. Mais dans le fond, qu'allait-il faire ? Se comparer à une technicienne dont il ne savait rien ?
Ridicule.
Pourtant, il espérait que Conrad refuserait…
« Je ne veux pas retrouver ma mémoire. Je ne veux pas me souvenir de Lily Eaton. C'est une situation qui a certainement été difficile pour elle, et il n'y a aucun intérêt à ce que je me souvienne. Je préfère me concentrer sur mon futur. D'autres personnes ont fini par compter. »
La professeure haussa les sourcils, avec un petit sourire admiratif.
« Je me suis peut-être trompé. » Kamski leva les mains, imitant un geste de défaite. « J'ai supposé que tu n'avais pas eu l'occasion d'essayer tes fonctions sexuelles, mais j'ai peut-être jugé un peu vite. »
Cette fois, il s'adressa à Gavin :
« Vous avez testé la relation jusqu'au bout ? »
Kamski n'était pas seulement méprisant avec les androïdes il était méprisant avec tout le monde. En fondant la société CyberLife, il s'était improvisé comme le meneur d'une nouvelle ère.
Si ce n'était pas faux, il lui manquait quand même l'humilité d'un authentique Moïse.
Gavin venait de se souvenir que Kamski avait le même âge que lui, alors que rien ne les rapprochait, tant sur le plan physique que sur celui de la carrière.
C'était juste un petit enculé de surdoué plongé dans son monde, pensa le policier, mais maintenant qu'il avait été invité dans cet univers, Gavin ne se priverait pas pour dire sa façon de penser.
Il se rappelait du soir où, après que Conrad ait avoué ses sentiments, il avait cherché des articles universitaires sur les androïdes, cherchant l'ultime réponse : est-ce que les machines pouvaient tomber amoureuses ? Il était certain que sa relation avec le RK900 valait toutes ces recherches. Il était certain qu'il connaissait bien mieux Conrad que ses concepteurs. Oui, ils avaient conçu son système endocrinien, mais l'androïde s'était développé par lui-même, à ses côtés.
Gavin garda le silence encore quelques secondes, avant d'éclater de rire, ravi de briser l'assurance du directeur en rétorquant :
« Comment voulez-vous qu'on teste quoique ce soit ? Conrad tente de se désactiver à chaque fois que ses programmes sont en surchauffe. »
Gavin commença à énumérer quelques défauts, comme son incapacité à le tutoyer, mais il n'y avait rien de rabaissant dans ses mots : cela confirmait juste que Gavin ne voyait pas un prototype intimidant, un chef d'œuvre, mais un être avec ses faiblesses et ses imperfections, un robot qui devait se libérer de quelques contraintes.
« C'est curieux… » chuchota le créateur. « Effectivement, c'était un problème auquel nous n'avons pas assisté l'an dernier.
— Pourquoi je n'arrive pas à tutoyer quelqu'un comme Gavin ? »
Kamski réfléchit un instant, mais Bontu le devança :
« Je crois que le sergent Reed arrive à te considérer comme un égal : tu n'es ni supérieur, ni inférieur. Mais toi, à cause de vos natures respectives, tu te rabaisses face aux humains en général. Certains codes sont peut-être trop rigides… »
Le RK900 restait un prototype qui devait être amélioré, mais contrairement aux modèles précédents, Elijah Kamki avait jugé que les créations les plus récentes pourraient être perfectionnées avant de passer à des successeurs.
« Ce sera simple à régler. »
Alors ils allaient l'opérer.
Le policier fusilla le créateur du regard, se demandant comment il pourrait être sûr que la mémoire du RK900 reste inviolée. Il doutait que l'androïde reste allumé durant sa mise-à-jour…
« Nous allons avoir besoin d'un ou deux jours, donc vous pourrez rentrer, sergent. »
Gavin s'apprêta à refuser, quand quelqu'un frappa à la porte. Chloe se tenait dans l'embrasure, sa robe d'été jurant avec la pénombre acier, tout comme son sourire s'accordait mal à la tension soudaine.
« Je suis désolée, Elijah : le PJ500 vient de se connecter au RK200. Je devais vous prévenir. »
Gavin eut l'impression d'être le seul à ne plus parler la même langue Conrad avait l'air surpris mais pas ignorant, tandis que Kamski adressait un rictus à la professeure.
« Quelle coïncidence.
— Le RK200 est ta création, Elijah, il vaut mieux que tu y ailles. Je pourrais m'occuper de Conrad. »
Ses mains étaient à nouveau croisées sur la tablette.
Puisqu'il n'avait pas le choix, Kamski salua d'un signe de tête le prototype et le sergent, puis suivit Chloe.
Au moment où la porte se referma, la professeure se leva, les traits moins crispés. Du coin de l'œil, Conrad remarqua que la table, avec sa surface tactile, n'indiquait plus que la météo et l'heure : les quelques fichiers avaient été fermés.
L'androïde ne dirait rien, mais il suspectait pourquoi Kamski avait parlé d'une coïncidence.
« Elijah n'a pas de mauvaises intentions, » dit-elle en s'installant sur un des sièges devant le bureau, se rapprochant de ses deux invités. « Il est jeune…
— Ne vous foutez pas de moi : il va aussi sur ses quarante ans.
— Je voulais dire qu'il a toujours été isolé. »
Gavin soupira : ce putain de cliché du génie asocial.
« Bien sûr : il a quoi ? Le syndrome d'Asperger ? Il est autiste ? C'est pas grave, il faut juste excuser son comportement de connard, c'est ça ?
— Toutes les entreprises sont des mondes à part, et même si Kamski a fondé CyberLife, il a dû mal à accepter le fait que… son univers lui échappe. On ne peut pas créer des êtres intelligents et parfaits en toute tranquillité. Des soucis d'éthique existent depuis la fondation de l'entreprise, des conflits sociaux, mais Kamski n'y accorde aucune importance.
— En gros, vous avez un gamin narcissique pour patron ? »
Bontu baissa les yeux. Elle devait avoir dépassé la soixantaine, pourtant, les rides étaient rares sur son visage neutre. Ses bijoux apportaient un peu de lumière autour de ses poignets sombres, mais l'excès d'argent était dissimulé par les manches noires. Combien de foulards possédait-elle ? Celui-ci était irisé, variant entre le bleu, le vert, le turquoise, différent des autres qu'elle avait déjà portés.
Adanna Bontu, avec son crâne rasé, était moins conventionnelle qu'il n'y paraissait, mais Gavin la trouvait plus professionnelle, plus impressionnante que le directeur de CyberLife.
Peut-être parce qu'elle ressemblait à une mère ?
Conrad se pencha vers elle, les coudes sur ses genoux.
« J'ai une autre question, professeure. » Gavin devinait d'avance ce qui tourmentait son partenaire. « Nous avons rencontré le politicien Mark Spencer, quelques jours avant son nouveau discours.
— Oh…
— Il nous a dit vous avoir croisé quelques fois. Est-ce que vous le connaissez ? »
Tout CyberLife était bien sûr au courant de ce changement de position, mais Bontu ignorait que le RK900 avait rencontré cet homme.
« Je vais te dire la même chose, Conrad : je ne l'ai croisé que quelques fois. Mark Spencer n'avait pas de mauvaises intentions, mais il s'y prenait mal : on n'accorde pas la liberté aux androïdes sans en connaître un minimum sur la technologie. La déviance n'a jamais été un bug, » répéta la professeure, « tous les androïdes qui sont devenus déviants ont été conçus à l'époque où Kamski dirigeait CyberLife, ce sont des programmes qui se développaient, moins complets que les tiens, mais qui peuvent quand même provoquer les mêmes sensations.
— Et est-ce qu'il a changé d'avis à cause de ça ?
— Je ne sais pas. »
Conrad était déçu : la dernière solution qui s'offrait à eux, c'était d'aller à une rencontre physique avec le politicien.
« J'ai davantage discuté avec une membre de son parti, la philosophe Riley Webb. Une femme intéressante, mais qui n'abordait que le côté social. » Elle joint le bout de ses doigts. « Tu ne dois pas le prendre mal, Conrad, mais nous pouvons anthropomorphiser les androïdes, pas les humaniser. C'est un mode de réflexion nombriliste.
— Je ne le prends pas mal : je ne veux pas devenir humain, professeure, je suis un androïde et je veux le rester. Je veux juste exister en tant que personne.
— Une chose qu'il faudra rappeler à Webb. Vous pouvez essayer de la rencontrer à la RoboTech, elle y sera.
— Le salon sur la technologie à Port Austin ? »
C'était dingue quand Gavin y pensait : quand il était gamin, Port Austin était une petite plage grisonnante à deux-cents kilomètres de Detroit, même pas assez chaleureuse pour attirer assez de familles durant l'été.
L'année où CyberLife avait été fondé avait marqué l'expansion de ce bout de côte : la ville était encore jeune, mais les bâtiments avaient poussé aussi vite que des champignons par temps de pluie, et un palais des congrès avait été construit, face aux flots, brillant de modernisme. Et depuis onze ans, les salles immenses accueillaient des merveilles de technologie, réunissant spécialistes et amateurs à un rendez-vous appelé la RoboTech.
La prochaine édition s'y déroulerait dans une dizaine de jours.
« Oui. Riley Webb a été invitée, et même si elle a quitté le parti de Spencer, elle prononcera son discours en faveur des androïdes, que cela plaise à Spencer ou non.
— Mais Spencer n'y sera pas, je suppose.
— C'est peu probable… Ceci dit, ils ont prévu un invité surprise, conseillé par Webb, mais personne ne sait de qui il s'agit pour le moment. »
Conrad jeta un œil à Gavin : c'était une occasion dont ils pourraient profiter. Si la philosophe avait apporté son soutien au politicien quand il était encore du côté des robots, elle le connaissait certainement mieux que Bontu.
Le RK900 se retourna à nouveau vers sa conceptrice.
« Et vous ? Qu'en pensez-vous ? » Il restait encore méfiant, la trahison de Spencer en tête. « Kamski se lance dans la fabrication d'androïdes autonomes, d'après ce que je comprends, tout en voulant garder un contrôle dessus. Est-ce que c'est la même chose pour vous ?
— J'ai accepté le fait que les androïdes doivent se développer d'eux-mêmes. » Comme une mère qui laisse partir ses enfants. « Quand on parle de déviance, ou plus exactement de liberté, les personnes s'imaginent tout de suite que les androïdes en profiteront pour tuer les humains, qu'ils soient leur maître ou non. Certains androïdes ont tué, c'est vrai, mais beaucoup plus ont fait preuve d'empathie. Grâce à la déviance. »
Elle dévoila ses dents dans un sourire amusé : l'ironie était à son goût.
« Je suis une scientifique, Conrad, par définition, je suis curieuse, et bien sûr que j'aime savoir si mon travail a été bien mené. »
Son regard s'attarda un instant sur le genou du sergent qui touchait celui du robot, satisfaite de ce contact inconscient.
« Quand Eaton t'a repoussé, tu es devenu… mélancolique, parfois agressif, mais jamais violent. C'est moi qui ai pris la décision de te formater. » Gavin avait vu juste, alors. « Je ne sais pas si c'était bien ou non, je n'avais peut-être pas le droit de te retirer ces souvenirs, car cela implique un contrôle sur toi… mais je crois que finalement, c'était le mieux pour toi.
— Ça n'a pas toujours été facile, » avoua Conrad avec un sourire en coin.
« Les émotions et les relations ne sont pas faciles, c'est un fait. Certains philosophes jugent même que c'est cruel de donner la possibilité de ressentir, ceci dit, je crois qu'une majorité d'androïdes les contredirait.
— J'en ferais parti. » Après un silence, Conrad prit sa décision : « vous pouvez vous occuper de moi, à condition que Gavin reste. Je suis un androïde et la loi ne me reconnaît aucun droit à la vie privée, mais lui en a une. Si vous ou Kamski essayez de prélever des éléments de ma mémoire, il portera plainte. »
Gavin non plus n'avait pas assez confiance : les mots de la neurologue étaient plus convaincants, mais ils pouvaient appartenir à un stratège manipulateur. La mise en garde de Conrad était, ceci dit, assez efficace et, après tout, la décision lui appartenait.
Un doute persistait, et il s'avança à son tour :
« Si vous changez les codes de Conrad, il y aura pas un risque qu'il change trop ?
— Pour la sécurité des humains, vous voulez dire ? »
Gavin s'excusa auprès de l'androïde, mais ce dernier comprenait parfaitement son inquiétude.
« Si un risque se présente, nous reviendrons à une version antérieure. »
Tout semblait si simple, présenté de cette façon…
Avec plus de pudeur que son collègue, Adanna ajouta :
« Et nous allons nous occuper de ce problème de… surchauffe. »
Le linoleum subissait les roues du chariot sans produire le moindre son. Le sol était si lisse que les outils, dans les boîtes empilées, ne tintaient même pas, l'acier dormant dans les cartons. Darren passa devant une des chambres dont il avait la responsabilité, mais ne s'y arrêta pas, appelé par d'autres tâches avant.
Par chance, il n'y avait aucun témoin dans le couloir de l'hôpital : sa LED avait eu un clignement rouge peu discret qui aurait attiré l'attention.
Le modèle regarda droit devant lui, obstiné à paraître indifférent. C'était difficile de prétendre être une carcasse vide quand, au même étage, la femme du traître se reposait.
Darren était un MC700, mis en service depuis trois ans, qui avait passé toute son existence dans l'hôpital Henry Ford. Il ne s'occupait pas de la partie obstétrique au niveau curiosité, il avait uniquement assisté à la mort humaine, quand les patients n'arrivaient plus à lutter, devenant le témoin de plusieurs deuils et chagrins.
C'était un sujet qui l'avait longtemps laissé indifférent, et si les malades n'étaient que des étrangers qui lui adressaient rarement la parole, pour la première fois, il souhaitait vraiment la mort de cette nouvelle patiente.
Il avait vu les marques sur la gorge de Debra Spencer, mais ces lignes violacées étaient à présent inoffensives. Darren avait songé à placer ses doigts à l'endroit exact où la corde avait commencé à serrer, mais personne n'aurait cru au suicide, d'autant qu'un agent de police allait arriver pour poser des questions à la victime…
Le chariot arriva dans le local, et il le gara derrière une étagère. Il y avait tant d'outils, tant de produits. Les accidents arrivaient encore dans les hôpitaux, les machines pouvaient avoir des bugs…
Non, il devait renoncer : achever Debra Spencer, c'était une façon de se suicider.
Minuit était une heure triste : voilà qu'il se mettait à évaluer sa propre vie dans la pénombre du local, se demandant s'il voulait vraiment s'accrocher à cette existence ponctuée de fins. Ses collègues mécaniques étaient des machines sans vie, ne lui apportant aucun réconfort.
Il ne manquerait à personne, mais son acte serait salué par les déviants qui se cachaient à travers la ville.
Des échos de voix attirèrent son attention.
« … dois arrêter ça, Monica, tu ne peux plus continuer à squatter chez des gens avec tes potes !
— Si on n'avait pas été là, elle serait morte !
— N'essaie même pas d'utiliser cette excuse avec moi. »
Darren s'avança doucement vers la porte, ne voulant pas se contenter d'entendre. Il aperçut un uniforme de police sombre, et l'heure correspondait : c'était sans doute l'officier Chris Miller. Devant lui, une jeune fille gardait les bras croisés, ce qui mettait en évidence une phalange où deux pattes de chat étaient tatouées.
« J'espère que tu n'as pas touché au message que la femme de Spencer a laissé…
— Non !
— De toute façon, vous avez sûrement laissé plein d'empreintes chez eux. Tu te rends compte dans quel… dans quel merdier tu me mets ? »
Bien sûr qu'elle le savait, mais elle n'en démordrait pas : leurs petits délits avaient permis d'empêcher une femme malheureuse de se tuer.
Les yeux de Monica étaient gonflés : depuis qu'elle avait envoyé son message, elle n'avait pas cessé de pleurer. Le contrecoup la rendait hagarde, et elle frissonnait dans ce couloir pâle. L'état de Matt, Hilde, Coca et Warren n'était pas loin du sien, mais eux avaient eu la chance de pouvoir rentrer chez eux.
Cela faisait de la peine à Chris, enfin, au moins, ce groupe n'allait pas faire de nouvelle excursion avant un moment.
Dans le fond, c'étaient des gamins…
Chris poussa un soupir et finit par prendre sa petite sœur dans ses bras.
« T'es déjà bien secouée, on en reparlera plus tard. Rentre chez maman, repose-toi et surtout, ne lui dis rien. »
Monica hocha la tête, et elle se sentit à nouveau envahie par le froid quand Chris s'écarta : le devoir l'appelait.
La jeune fille l'observa s'éloigner, jusqu'à ce que la porte d'un local s'ouvre sur sa gauche : un androïde médical, grand, la peau sombre, sortit et lui adressa un signe de tête. Elle répondit à son salut, les lèvres serrées.
Le fait que l'androïde suive le même chemin que son frère lui rappela un souvenir douloureux : celui qu'elle avait failli le perdre lors d'une émeute de robots.
« Chris ! »
Sous le coup de la surprise, l'androïde faillit se retourner également, mais il continua sa route, jetant un coup d'œil indifférent au policier qui demanda à sa sœur ce qu'il y avait.
« Je suis désolée. Merci pour tout ce que tu fais. Je t'aime, frangin.
— N'essaie même pas. » L'index dressé en avertissement contredisait le sourire en coin : il n'était plus en colère.
L'uniforme essayait de maintenir un semblant d'intimidation, mais l'officier semblait si doux. Darren ralentit le pas pour l'accueillir.
« Officier Miller ?
— Oui ?
— Je vais vous mener à la chambre de madame Spencer, si vous voulez bien me suivre. »
La porte coulissa avec un silence plein de respect : tout invitait au repos et au calme. Grâce aux machines qui surveillaient les signes vitaux, les infirmiers ne venaient plus interrompre le sommeil de leurs patients, leur permettant de profiter d'un vrai répit.
Debra Spencer gardait les yeux clos, sans dormir. Elle s'obstinait à ne plus voir le monde autour d'elle, partagée entre les regrets d'être encore vivante et la joie d'avoir été sauvée à temps, même si elle ignorait à qui elle devait son salut.
Darren approcha une chaise près du lit, permettant à Chris de s'installer. Le policier sortit une petite tablette et un stylet marqué du blason du commissariat : il n'allait pas écrire, mais lancer des applications d'enregistrement.
Avant, le MC700 dit avec solennité :
« Pour des raisons médicales, je suis obligé de rester auprès de madame Spencer, mais selon le code de déontologie, toutes les informations qui seront échangées entre vous et la patiente, tant qu'elles n'ont aucun motif médical, ne seront pas traitées par mes programmes et seront effacées de ma base. »
Darren avait prononcé le règlement avec un tel aplomb qu'il était impossible de détecter le mensonge : évidemment qu'il enregistrait tout, qu'il noterait la moindre réponse de la femme du traitre. Elles l'aideraient peut-être à prendre une décision concernant son avenir…
Chris le fixa un instant, et le remercia.
« Bien sûr, merci. »
Le bout de son stylet effleura la surface tactile, et l'application se lança.
« Madame Spencer, je suis l'officier Chris Miller. Est-ce que vous pouvez parler ? »
La femme garda les yeux fermés, les coins de la bouche affaissés. Il demanda à l'androïde si elle pouvait avoir un verre d'eau, bien qu'elle n'ait formulé aucune requête, mais même avec le gobelet sur la table de chevet, Debra Spencer ne desserra pas les lèvres.
Ce serait une longue nuit sans réponse…
Il faisait beau, à présent. Les programmes se réajustaient, se mettant à jour : c'était le 13 mars 2040, et il serait bientôt 9 heures. D'autres informations circulaient dans ses veines, leur traitement plus fluide donnant une impression de légèreté. Le repos avait été plus profond que les quelques heures de veille dont il avait besoin chaque mois, mais, à sa plus grande joie, Conrad remarqua que tous ses souvenirs étaient en place, claires et, il en était certain, lui appartenant toujours.
Dans son dos, il sentait le contact agréable d'un matelas recouvert de coton, et sur la peau de son ventre, un drap. Il se redressa et constata qu'il était dans une sorte de studio, épuré de la moindre trace de superflu : devant le lit se dressait une unique table, et accoudé sur le rebord, Gavin buvait un café, lisant sur son portable.
« Gavin ? »
Un détail le fit sourire : sur ses épaules, le sergent avait sa veste blanche, bien trop large au niveau des épaules.
« Voleur.
— Il faisait frais et t'en avais pas besoin ! » Il se leva pour s'installer sur le rebord du lit. Gavin semblait fatigué, peut-être à cause du stress des derniers jours. En fait, il ne faisait pas si frais que ça, mais le manque de sommeil le rendait frileux.
« Où sommes-nous ?
— Dans l'appartement où t'as discuté avec cette Lily.
— Ah… Une crise de jalousie de bon matin ? »
Gavin haussa les épaules, mais éclata de rire. Il passa sa main sur l'épaule de son partenaire, suspectant un changement : par chance, Conrad était toujours lui-même.
« Tu es resté là les quatre jours ?
— Ça y est ? Je suis enfin ton égal ? »
Conrad saisit les pans de la veste : il y avait des jours où il ne la supportait plus, la détestant, pourtant, la voir sur les épaules du sergent venait de le faire changer d'avis. Si, ou plutôt, quand les androïdes seraient libres, il ne la jetterait pas.
« Tu l'as toujours été, mais je n'arrivais pas à l'exprimer. »
Il posa un baiser sur sa joue. Un renouveau soulevait de nouvelles sensations, plus chaudes, à moins que ce ne soit la joie associée au soulagement ?
Il existait encore, en tant que Conrad.
« Je suis pas resté les trois jours : le premier soir, oui, ensuite je suis passé de temps en temps. Bontu m'a assuré que tu serais de nouveau actif à partir de ce matin, donc je suis arrivé il y a quelques heures et elle ne s'est pas trompée. »
Est-ce que Kamski était là ? Il avait participé à la mise-à-jour du prototype, oui, mais la neurologue avait transmis l'avertissement et son créateur avait renoncé à sonder sa mémoire.
Gavin mordillait sa lèvre inférieure, puis marmonna :
« Conrad, j'ai une nouvelle un peu… étrange à t'annoncer.
— Que s'est-il passé ?
— La femme de Mark Spencer a essayé de se suicider hier soir. Tous les médias sont en train d'en parler.
— Spencer a dit quelque chose ?
— Pas encore, tous les journalistes l'attendent pour ce soir. »
C'était donc pour ça que le sergent semblait si préoccupé. Ce geste intriguait beaucoup l'androïde.
« Il faut qu'on rencontre Riley Webb à la prochaine RoboTech, Gavin. Il faut qu'on y aille.
— Bien sûr qu'on ira, c'était pas déjà évident ? »
Sur l'écran du portable, Conrad remarqua que Gavin était en train de lire le programme. L'événement se déroulerait du 16 au 18 mars, le temps d'un week-end. Il y aurait des démonstrations des derniers modèles de voiture, de robots ménagers… Un stand serait même réservé pour Margaret, le seul androïde au monde à ne posséder aucun signe distinctif, le faisant ressembler à une jeune femme capable de se confondre dans une foule humaine. Cette particularité faisait qu'elle n'était activée qu'à de rares occasions, et toujours étroitement surveillée.
Gavin toucha, d'un air distrait, la LED de son partenaire : une fois de retour chez eux, loin de CyberLife, il lui proposerait d'y aller sous une couverture humaine. Conrad cacherait sa LED et porterait les vêtements qu'il voudrait pendant tout un week-end.
Certes, ce déguisement leur rappelait leur rencontre avec Samuel Brooks, le tueur de masse du métro, mais c'était la coïncidence qui avait failli être fatale, pas le leurre en lui-même. Et puis, le RK900 ne pourrait pas arpenter ce palais des congrès en toute liberté.
« Nous ne savons toujours pas qui est cet invité mystère ?
— Non, certains rumeurs disent que c'est un artiste, mais ils veulent garder son identité cachée jusqu'au bout. »
L'androïde haussa les épaules : après tout, ce n'était pas cet invité qui les intéressait, c'était la philosophe.
« On va essayer de tirer tout ça au clair, Conrad. Si la femme de Spencer a tenté de se suicider quelques jours après son discours, ça lui fera une mauvaise publicité et ça convaincra plus de personnes à se ranger du côté des androïdes.
— C'est un spécialiste qui parle. » Renchérit Conrad en lui adressant un clin d'œil.
Gavin laissa échapper un ricanement en posant sa main sur sa cuisse :
« Bontu et Kamski sont peut-être des as en robotique, en attendant, c'est moi qui vis avec toi, et je suis sûr que je te connais mieux qu'eux, je connais mieux les déviants et je pense que vous avez le droit d'être libres. »
(1) Alors, je sais que le "Je t'aime" figure à gauche sur la version de FanFiction, mais c'est parce que le site n'autorise que du texte centré ou à gauche, donc... Mais je ne confonds pas ma droite et ma gauche, sinon ! Sur les sites qui autorisent plus de mise-en-page, cette phrase figure bien à droite.
