J'ai oublié de vous dire, la dernière fois, j'ai passé une autre commande à MayFireYana qui avait dessiné Fathia et Gavin, et cette fois, c'était au tour de Conrad et Landru ! Pour voir le résultat, vous pouvez avec un lien direct sur la même fic postée sur Archive of our Own, et si vous êtes courageux, c'est sur ce lien à copier :
samsevenwrites (point) tumblr (un autre point) com /post/184434465889/may-fire-yana-commissioned-by-samsevenwrites
(Franchement, la différence de taille m'éclate toujours autant, c'est ce qui a plu à MayFireYana aussi, d'ailleurs !)
Christopher Landru observait Moira tandis qu'elle tirait sur la languette du sac mortuaire, mais il avait beau scruter son visage, son expression restait parfaitement neutre : il n'y eut ni dégoût quand l'enveloppe révéla le cadavre calciné, ni colère à cause du discours de Mark Spencer.
L'espoir des androïdes d'être reconnus en tant que personnes autonomes s'était volatilisé, mais la KL400 restait impassible, n'exprimant pas la moindre opinion. Cette neutralité de machine était à l'opposé de Conrad qui devait, s'imaginait Landru, vivre un stress éprouvant. Est-ce que l'anxiété pouvait avoir des répercussions sur un corps mécanique ? Est-ce que le RK900 se fatiguait aussi de cet hiver qui n'en finissait pas ?
Avec son aide, Landru débarrassa la table d'opération du sac et retint une toux. Il détestait les corps carbonisés : les particules de cendres se baladeraient pendant des heures dans la morgue.
« Vous devriez porter un masque, docteur.
— Tu as raison, » il ouvrit un tiroir, sortit un masque et passa les anses derrière ses oreilles, « je voulais m'entraîner pour la saison des barbecues, mais ce n'est pas raisonnable. »
Elle se mit à rire, dévoilant ses petites dents blanches, bien plus jolies que celles du mort, qui étaient grises et noircies par la suie. Son sourire, en revanche, semblait aussi figé que celui du crâne.
Les os d'un corps brûlé à un tel degré devenaient aussi friables que des feuilles d'automne, quoique l'odeur fût bien plus forte, plus entêtante. Landru essayait de supporter son masque : il se sentait nauséeux depuis ce matin, et l'obstacle pour respirer rendait son estomac plus capricieux.
« Moira, peux-tu mettre un peu de musique, s'il te plaît ? »
Son assistante se dirigea vers l'ordinateur.
Une fois, elle avait diffusé une playlist de Loreena McKennitt depuis sa bouche, mais Landru lui avait demandé de ne plus recommencer : une bouche statique ne pouvait pas déverser des sons, c'était… dérangeant.
Les enceintes accrochées au-dessus des armoires se mirent à passer des chants celtes, le genre d'hymne qui arrive à faire aimer la pluie, à la seule différence que celle de Detroit battait des trottoirs noirs plutôt que des plaines verdoyantes.
Landru avait toujours été un amateur de musique celtique, et la chevelure flamboyante de Moira lui donnait l'impression de s'être téléporté à Dublin. La harpe inspirait à être délicat avec les morts sur sa table, à prendre le temps face à un état devenu constant.
« Vous semblez un peu livide, docteur, est-ce que tout va bien ?
— Je n'arrive pas à dormir, en ce moment. »
L'hiver commençait à paraître long, trop long, et le discours du politicien avait perturbé l'opinion publique, rendant les habitants de Detroit nerveux. Ils ne savaient plus s'ils devaient regretter ou se réjouir que la révolte ait échoué, s'ils pouvaient sympathiser avec les robots ou, au contraire, les craindre. Quand une voix déclarait haut et fort que la sécurité était menacée, tout le peuple lui donnait raison.
Peut-être que demain, un astronome assurerait qu'une météorite s'abattrait sur la Terre dans moins de quarante-huit heures…
Ça n'avait pas été qu'un discours : les mots que Spencer avait employés avaient été forts, des mots comme instables, dangereux, étrangers, alarmants… Selon lui, la force et la ténacité d'un androïde en feraient un prédateur redoutable pour l'être humain, et l'émotion, si elle pouvait exister, serait aussi néfaste que le manque d'empathie. Ceux qui avaient brutalisé leur PL600 ou leur AX400 vivaient avec la menace de la vengeance, ceux qui avaient visité l'Eden Club pourraient payer plus cher que vingt dollars leur heure de jouissance.
Alors les lois et le contrôle absolu sur l'intelligence artificielle garantissaient la quiétude de l'humanité.
Ce genre de frayeur n'avait aucune nuance, et elle n'effrayait pas Landru : pouvait-il vraiment craindre les androïdes en voyant Gavin avec Conrad ? Quand le médecin avait envoyé son soutien, il s'était adressé à la fois à l'androïde et au sergent. Car si le RK900 devait, avec d'autres robots, être désactivé à la demande des habitants de Detroit, Gavin perdrait quelqu'un de cher.
La harpe faisait pleuvoir ses notes mélancoliques, les envoyant résonner contre le carrelage vert amande. Imitant cette même douceur, Landru déplaçait avec précaution les membres, évaluant si des parties étaient moins carbonisées que d'autres. La cendre était grise contre les os noirs. Il ne restait plus rien des cheveux, des yeux ou des traits du visage, quant aux organes, ce serait un miracle d'en trouver un encore reconnaissable.
Il se redressa et fit glisser le masque sous sa barbe fournie, se détournant pour avaler une grande goulée d'air.
Moira s'approcha et posa sa main sur son dos, les sourcils froncés.
« Vous n'allez pas bien, docteur. Si vous manquez de sommeil, il vaut mieux rentrer et vous reposer.
— Il faut finir ce cas, Moira. »
Christopher Landru se remit au travail, prêt à ignorer la migraine quoi commençait à lui marteler le crâne.
Dans ses instructions, il confondit quelques mots, et il ne s'en apercevait que quand son assistante le lui faisait remarquer.
Soudain, Moira lui demanda :
« Docteur Landru, quel jour sommes-nous ?
— Nous sommes… nous sommes le 14 octobre.
— De quelle année ?
— De 2021. » Répondit-il avec aplomb, avant de perdre l'équilibre.
La LED de Moira devint rouge. Elle envoya un message d'urgence : que l'hôpital le plus proche envoie une ambulance sans attendre.
Elle fut assez rapide pour rattraper le médecin, ce qui lui évita de renverser la table où se trouvaient plusieurs instruments tranchants. Landru était encore conscient, et il ne comprit pas pourquoi la pièce venait de basculer. Une douleur déchirait son torse et bientôt, il n'arriva plus à voir ce qui l'entourait : lumières, couleurs, sons…
Tout disparut.
Chris savait que Gavin lui poserait des questions concernant Debra Spencer.
Ce n'était qu'une petite enquête : une tentative de suicide ne devenait pas toujours une affaire de police, mais il y avait eu une entrée par effraction, et il s'agissait de la femme de Mark Spencer. Les médias allaient surveiller l'affaire de près, et la police était devenue, malgré elle, une source d'informations.
Dans un bref communiqué, Fowler avait assuré qu'il s'agissait bien d'une tentative de suicide, et non pas celle d'un meurtre, et surtout pas une fomentée par des androïdes. La victime avait-elle interrompu son geste d'elle-même, ou avait-elle été aidée ? Pour le moment, le capitaine gardait ce détail comme confidentiel.
Après tout, lui-même ignorait tout de ce salut, et il savait encore moins que, parmi les squatteurs, se trouvait la petite sœur du policier sur l'affaire.
Chris avait prélevé toutes les empreintes dans l'appartement avec deux robots. Maintenant, il ignorait quoi faire : les échantillons avaient été enregistrés, conservés avec soin dans la mémoire des PM700.
En temps normal, ces chats noirs occupaient des domiciles en laissant si peu de traces, que les véritables occupants ne remarquaient pas un coussin à peine déplacé, ou une chaise tout juste repoussée. Les chats noirs ne volaient pas, ne cassaient rien et, en tant que mineurs, ils ne craignaient pas grand-chose, mais Monica avait été couverte par son frère depuis des mois : il avait cumulé les fautes professionnelles, et aujourd'hui, il hésitait entre tout abandonner et recevoir son blâme, ou alourdir son crime en se promettant d'être plus vigilant pour échapper à nouveau aux soupçons.
Dans ces histoires, c'était lui qui risquait le plus gros.
« Chris ? »
Gavin était assis sur le rebord de son bureau, comprenant que son collègue ne l'avait pas entendu.
« Alors ? Raconte.
— Je vais te dire la même chose qu'à Fowler, Gavin : Debra Spencer n'a pas voulu me parler. Je ne sais pas si ça vient vraiment de ses blessures ou si elle en joue… »
Le sergent échangea un regard avec le RK900, déçu lui aussi.
« Elle ne pouvait pas appeler, alors. Tu sais qui l'a fait ?
— Non. » Mentit l'officier, conscient que ses signes de nervosité étaient enregistrés par l'androïde. « Pour l'instant, on attend les résultats des prélèvements. Écoutez, je suis épuisé, je ne me sens pas dans mon assiette avec tout ce qui s'est passé dernièrement…
— Alors imagine pour nous. » Grinça Gavin.
La réponse de Mark Spencer, à propos de ce qui s'était passé la veille, avait déçu tout le monde : fidèle à son caractère vif, il avait assuré qu'il prendrait soin de sa femme, qu'il veillerait sur elle, précisant toutefois que les raisons de son acte appartenaient à sa vie privée et qu'il ne divulguerait rien de plus.
Quant à elle, si le message qu'elle avait voulu laisser n'était pas encore connu du public, il était si ambigu que Chris ignorait si c'était un élément important ou non.
À la demande de Conrad, il accepta quand même de montrer les photos prises dans la chambre des Spencer, le soir de la tentative, et Conrad les téléchargea par la suite pour les conserver dans sa base.
« Son message veut tout et rien dire. » Soupira Gavin, et Conrad avait beau le relire, il était obligé de donner raison à son partenaire.
« Je ne supporte plus ça chez moi. C'est trop difficile. »
Le RK900 n'était sûr que d'une chose : cette plainte prouvait que Debra Spencer avait prévu d'en finir juste après, et c'était une autre personne qui avait réussi à la libérer de sa corde. À ceci près qu'il ne suspectait pas l'aide de plusieurs intervenants.
Sans un mot, Chris s'était remis à son travail, craignant de nouvelles questions de la part de ses collègues.
Au travers des baies vitrées, les rayons venaient plonger dans le commissariat, apportant une lumière différente que celle d'il y avait quelques mois : plus vive, plus chaude, elle amenait des jours plus longs et promettait des températures plus clémentes. Conrad avait remarqué ces nuances, comment elles berçaient les humains et il était heureux d'y être, lui aussi, sensible. À moins que cela ne vienne de sa mise-à-jour ?
Il venait de s'installer à son bureau, laissant Gavin aller chercher son premier café de l'après-midi, et tandis que le sergent s'éloignait, Conrad ne se priva pas pour détailler son dos et ses fesses. Ils n'avaient pas encore vérifié quels progrès CyberLife avait apportés, mais les occasions seront nombreuses dès ce soir.
Au moins, ils étaient à présent égaux, même dans les programmes de l'androïde. Conrad avait imaginé ressentir une certaine culpabilité autrefois, peut-être des réminiscences de son affection pour Lily Eaton, mais cette rigidité avait disparu.
Pour tromper son impatience, Conrad lança un compte à rebours qui tomberait à zéro à 19 heures, et se refocalisa sur ses tâches. Parmi les statistiques et les calculs, quelques questions se formaient, la première étant : pourquoi avoir appelé la police ?
Peu importe qui était le témoin : la personne qui avait sauvé Debra Spencer aurait pu se contenter d'appeler une ambulance. Qu'est-ce que la police aurait pu faire de plus ? Pourquoi entrer par effraction et appeler le commissariat ? Est-ce que c'était Debra Spencer ? Mais alors pourquoi refuser de parler à l'officier ensuite ?
Il cherchait encore une explication, quand Gavin s'installa à son bureau, prêt à bosser lui aussi.
Conrad se redressa d'un coup, la LED soudain rouge.
« Gavin, on doit aller à l'hôpital.
— Quoi ? Pourquoi ? »
Gavin était surpris : Conrad avait l'air dévasté.
« Je viens de recevoir un message de Moira, l'assistante du docteur Landru : il a fait un AVC. »
À son tour, Gavin devint livide, et durant l'espace d'un instant, il fut incapable de bouger, incapable de parler.
Il parvint tout juste à articuler :
« Il est… ?
— Je ne sais pas. Il était encore vivant quand l'ambulance l'a récupéré. »
Ces accidents n'étaient plus aussi redoutables qu'autrefois, la rapidité des prises en charge ayant réduit les risques de décès de près de 80 %, mais les séquelles, elles, représentaient toujours une réalité bien ancrée.
Gavin hésitait à y aller : il avait toujours connu Landru volubile, enthousiaste, immense… Il n'était pas sûr d'avoir le courage d'entendre une mauvaise nouvelle, mais le sergent finit par abdiquer son partenaire ne lui laissait pas beaucoup le choix, de toute manière.
Les portes automatiques s'ouvrirent en émettant ce petit son qui ressemblait à celui d'une respiration, comme une bouche carré qui prendrait une inspiration pour avaler les visiteurs, mais Gavin voulait résister. Bras croisés, il espérait calmer l'anxiété qui tordait ses entrailles.
Landru avait toujours parlé de la mort sans peur, alors qu'il avait vu comment elle pouvait changer les carcasses. Il avait passé des années à autopsier ce qui avait été autrefois humain et qui avait été métamorphosé par la pourriture, le froid et la laideur, portant un regard neutre sur les corps boursoufflés et flasques, prenant soin des coquilles vides.
Et si, à force de sympathiser avec la Faucheuse, cette dernière était venue le chercher ?
« Tu veux que j'aille demander comment il va ? » Proposa Conrad, mais Gavin haussa les épaules.
« Ils te diront rien. » Parce que t'es un androïde. «Juste… Donne-moi quelques minutes, ok ? »
Après avoir inspiré profondément, il agrippa la manche de Conrad et ne réussit à franchir le seuil qu'à ses côtés.
Dans le hall, un brancard poussé par un androïde leur barra leur chemin une urgence appelait l'infirmier ailleurs dans le vaste hôpital. Les hôtesses de l'accueil étaient, au contraire, statiques, comme si l'établissement connaissait un quotidien paisible. Et quand le sergent se renseigna à propos de son ami, ce fut avec un sourire compatissant que l'androïde répondit :
« Monsieur Landru est toujours en salle d'opération. » Monsieur Landru. En tête-à-tête avec la mort, il n'était plus médecin. « Mais ses chances de survie sont très encourageantes. Êtes-vous de sa famille ? »
Cette question mit Gavin face à une évidence douloureuse : il ne connaissait rien de la vie privée du médecin légiste.
« Non, un ami. Vous avez contacté sa famille, déjà ?
— Je suis désolée, monsieur, il s'agit d'une information confidentielle. »
Putain, les machines ne déconnaient pas avec le règlement.
Ils furent quand même autorisés à patienter jusqu'à la fin de l'intervention, mais pour Gavin, il était hors de question de rester dans la salle d'attente. Les bancs étaient occupés par des gueules cassées modernes : une femme se tenait la mâchoire, des croûtes de sang se disputant la place avec le rouge à lèvres sur sa bouche. Derrière elle, une enfant gardait son bras dans une écharpe de fortune, les larmes sur ses joues séchées. Plus loin, un vieil homme avec un sac de glace appliqué contre son genou, les mains toujours tremblantes à cause d'un choc inconnu.
En voyant tous ces patients, Conrad approuva la décision de son partenaire :
« Je comprends, c'est difficile à supporter.
— Non, c'est que j'ai envie de fumer. »
Le jardin près de l'entrée était tout de même moins oppressant. Gavin appuya son dos contre un arbre et alluma sa cigarette, le bras devenu mécanique. Ses pensées le rendaient absent, comme si, fatigué par toutes ces frayeurs, son cerveau avait décidé de se déconnecter.
« Ce sont des modèles qui sont programmés pour rassurer, » expliqua Conrad, en parlant des hôtesses, « mais ils ne sont pas là pour mentir.
— Ce sera vraiment le pire des cons s'il y passe… »
Conrad posa son épaule contre l'écorce, ne se souciant pas de la proximité entre le sergent et lui. Si ces derniers mois au commissariat lui avaient appris une chose, c'était que les gens étaient aveugles, refusant d'admettre qu'une telle relation soit possible entre les humains et les androïdes.
« Il aime trop la vie pour abandonner comme ça.
— Conrad, on choisit pas vraiment quand on va…
— Je pense que pour certaines occasions, si. » Il prit les doigts de Gavin, et remonta jusqu'à son poignet. « Les humains ont ce contraste curieux, d'être à la fois fragiles et solides. En fait, le corps est fragile, mais c'est l'esprit qui est solide. J'ai l'impression que si les androïdes ont une carrure plus résistante, nous n'avons pas une volonté aussi tenace.
— Tu veux dire qu'on se complète ?
— J'aime cette idée, en tout cas. »
La LED de Conrad était restée rouge depuis le départ du commissariat, mais exilés sous les branches qui commençaient à germer, quelques flashs jaunes venaient interrompre la tourmente. Gavin aussi, se sentait plus relaxé, se laissant gagner par l'espoir.
Le sergent éclata alors de rire :
« Tu m'étonnes que ton esprit est moins tenace : j'appuie sur le bouton off et y aura plus personne !
— Essaie donc et c'est ton bouton off que je vais utiliser. »
C'était peut-être à cause du contrecoup, mais Gavin partit dans un vrai fou rire :
« Ok, maintenant que t'as arrêté de me vouvoyer, je prends tes menaces plus au sérieux.
— Tu ne devrais pas, il m'arrive de déconner autant que toi.
— Déconner ? Dans le sens humain, ou dans le sens androïde ?
— Les deux. »
Qu'est-ce que ça faisait du bien, cette pression qui relâchait, et ce printemps qui pointait enfin son nez, comme le prouvaient les bras d'un haut lilas, recouverts de bourgeons duveteux.
Une heure plus tard, ils retournèrent au guichet pour demander des nouvelles. L'hôtesse releva son visage, ce même sourire aimable :
« Monsieur Landru est réveillé. Vous pouvez lui rendre visite cinq minutes à la chambre 755. »
Quand un androïde disait cinq minutes, il voulait dire cinq minutes, et pas une seconde de plus, alors le duo ne perdit pas de temps, se dirigeant vers l'ascenseur.
« Je te l'avais dit : un esprit impressionnant.
— Et une technologie d'appoint.
— On se complète. »
Puisqu'ils étaient seuls, Conrad en profita pour lui donner un coup de hanche.
En fin de compte, les couloirs étaient seulement traversés par des androïdes les médecins humains étant occupés dans les salles d'opérations et les familles se tenant déjà aux chevets des proches aimés.
Au moment où ils entrèrent, Gavin s'attendait à voir quelqu'un déjà assis près du lit de Landru, mais il n'y avait qu'un androïde qui réglait les machines de surveillance. L'infirmier, conçu avec l'apparence d'un grand noir aussi fin et robuste qu'un athlète, les salua.
Tout en chuchotant d'une voix monocorde, il leur rappela le règlement, finissant par quelques conseils :
« Monsieur Landru est réveillé, mais il est très fatigué et est aveugle à 86 %, parlez lentement. »
Son regard s'accrocha à celui de Conrad, descendit vers le modèle du prototype, puis se reporta à nouveau sur les écrans.
« Il… restera aveugle ?
— Il y a peu de chances. Il pourra retrouver sa vue d'ici quelques jours. »
Le lit d'hôpital n'avait pas des allures de cercueil, mais le corps était si statique que Gavin n'osa pas s'approcher immédiatement. Et puis, Landru n'était plus Landru.
C'était une chance qu'il soit déjà chauve : les intervenants n'avaient pas eu besoin de lui raser le crâne, pourtant, ce pansement qui recouvrait sa tempe rappelait que l'opération avait bien eu lieu. Au moins, sa barbe était intacte, soignée comme durant les autres jours.
Aussi loin qu'il s'en souvienne, Gavin n'avait jamais vu Landru sans expression : il avait ce rictus amusé à chaque fois qu'il racontait une bonne blague ou qu'il en entendait une. Quand il redevenait sérieux, ses sourcils gris se haussaient et la pointe de ses oreilles réagissait, prêt à écouter. Il était tellement bavard, même durant son travail, que sa mâchoire devait bouger même quand il dormait.
Et puis, c'était un homme incroyablement grand, dépassant même le RK900 d'une bonne tête, mais allongé sur ce lit, le visage statique, il était vraiment vulnérable.
Conrad s'approcha le premier, fixant le pansement avant de descendre vers les paupières closes. Il n'avait jamais vu le médecin sous cet angle, et comme Gavin, sa fragilité le frappa.
Les mains étaient froides, alors l'androïde augmenta sa température pour apporter un peu de réconfort, appliquant ses paumes tièdes.
« Christopher ? »
L'androïde s'était penché et, pour Landru, sa voix était comme une brume qui s'ajoutait aux nuages, ceux qui flottaient autour de sa tête endolorie. Il n'arrivait pas à savoir si ses yeux étaient ouverts ou non : le brouillard avait noyé jusqu'à sa vision. Mais il sentait la douceur qui avait enveloppé ses mains, et si ses lèvres restaient paralysées, l'envie de sourire ne lui manquait pas.
Il essaya d'articuler le nom de son ami, heureux de recevoir de la visite.
« Gavin est là aussi. »
Le poids pesait lourd dans son torse, mais Gavin parvint à s'approcher, ne reconnaissant toujours pas le médecin légiste.
Ses vêtements, aussi, juraient avec le personnage : où était la longue blouse blanche ? Ces pulls à col V où dépassait toujours un col blanc impeccable, imitant la mode désuète des vieux professeurs anglais ? Le pyjama de papier bleu arracha une grimace au sergent qui montra son soutien en caressant l'épaule de son ami.
Bouger demandait à Landru des efforts considérables : ses os s'étaient changés en ciment, ses muscles étaient secs et douloureux, ses tendons étaient des pièces figées… Pourtant, il déplaça sa tête pour se tourner vers les visiteurs. La nuque rigide l'empêcha de bouger davantage.
« Les cinq minutes sont passées. » S'excusa l'androïde, les mains croisées derrière le dos.
Gavin et Conrad souhaitèrent à Landru un prompt rétablissement, et, à contrecœur, s'éloignèrent vers la porte, suivis par l'infirmier.
Le RK900 s'arrêta alors.
« Gavin, Debra Spencer est dans cet hôpital, on pourrait essayer de l'interroger ? Elle a refusé de parler à Chris, mais nous avons rencontré son mari, peut-être qu'elle acceptera ? »
Le MC700 détourna alors la tête, espérant cacher sa LED perturbée par la mention de cette affaire. Il retrouva vite son calme quand le sergent demanda, dans le couloir, le numéro de la chambre de Spencer. Gavin présenta même son badge, justifiant sa requête.
« On aimerait lui poser quelques questions.
— Je suis désolé : l'officier Miller est déjà passé cette nuit, et madame Spencer refuse de parler à la police.
— C'est un refus de l'hôpital, ou de madame Spencer en personne ? » Conrad s'était rapproché de son semblable, prêt à l'agripper.
« C'est un refus de madame Spencer. »
Gavin avait passé son bras autour de la taille de Conrad, sentant que son partenaire risquait de s'impatienter. Comme pour le meurtre de Fathia, cette affaire le concernait au-delà des raisons professionnelles : c'était quelque chose de personnel.
« Ce n'est pas logique, Gavin.
— Que Spencer refuse de parler ?
— Qui a appelé la police, d'après toi ? »
Ça y est, le sergent comprenait où l'androïde voulait en venir : avec l'entrée par effraction, il aurait été logique que Debra Spencer soit celle qui ait appelé la police. Mais elle venait de faire une tentative de suicide, et dans tous les cas, elle ne voulait pas parler à la police.
L'appel venait, à tous les coups, du sauveur.
« Celui qui l'a empêchée de se tuer.
— Il aurait pu juste appeler l'ambulance.
— Attends, Conrad, ça pourrait être Mark Spencer.
— Chris est arrivé sur les lieux très tôt, l'appel a été passé juste après celui pour l'hôpital. »
En récupérant les photos, Conrad avait accès aux heures et aux notes du rapport encore en cours, Gavin savait donc que l'information était fiable.
Pourtant, les éléments ne se connectaient pas un élément manquait et Conrad n'arrivait pas à mettre de l'ordre.
« Elle connaissait son sauveur, si ça se trouve ? C'était peut-être Mark Spencer et pour éviter un scandale, ils ont rien dit ?
— Mark Spencer était à un meeting ce soir-là, les médias l'ont confirmé et prouvé. Mais ça n'empêche pas le fait qu'elle pourrait connaître son sauveur, ce qui expliquerait qu'elle refuse de parler.
— Il suffit en plus qu'on l'ait menacée. Plein de gens renoncent à parler, une fois qu'ils sont face à nous.
— Mais ce serait étrange : la sauver pour la menacer ensuite ?
— T'es bien placé pour savoir que les humains font des trucs très bizarres. »
L'infirmier restait devant la porte, montant la garde devant la chambre de Landru, quand en réalité, il enregistrait la conversation entre le RK900 et son partenaire. Darren n'avait jamais rencontré un tel semblable. Oh, bien sûr, personne n'avait déjà rencontré ce prototype : le RK900 n'avait que quelques mois, et surtout, il était unique. Il avait l'avantage de bénéficier du top de la pointe de la technologie, avec sa force, sa rapidité, sa longévité.
S'il l'avait voulu, le RK900 aurait pu écarter le MC700 de son chemin pour approfondir l'enquête qui concernait l'épouse Spencer, peut-être même qu'il avait envisagé cette méthode, avant que le sergent ne le retienne aussi étroitement
Mais ce n'était pas cette nouveauté qui avait surpris Darren : c'était la déviance évidente du RK900, et la complicité avec l'humain qui l'accompagnait. Qui était cet androïde ? Ce successeur de chasseur de déviants ?
N'avait-il pas le même but que le RK800 ?
Darren maintenait ses articulations bloquées, se fondant dans le décor comme la plus docile des machines. La peur était un instinct de survie efficace, même chez les robots.
Soudain, Conrad eut l'impression de comprendre.
« Gavin, je crois qu'avoir des sentiments me rend moins efficace.
— Allez ! Ça va encore être de ma faute !
— Non ! Non, je ne parlais pas de toi. »
Conrad récapitula la situation : après avoir écrit son message confus, trempé de larmes, la femme de Mark Spencer avait tenté de se suicider par pendaison, une méthode qui ne s'embarrasse pas de regrets, car très difficile à interrompre quand la corde est déjà autour du cou. Elle avait reçu une aide extérieure, c'était évident.
Mark Spencer était à un meeting, et il n'était pas revenu avant plusieurs heures : l'appel ne provenait pas de lui.
Tout s'était joué en quelques secondes : le sauvetage et les appels passés à l'hôpital et au policier.
Pourquoi appeler un policier ?
« À cause de ma déviance, il y a une possibilité que je n'ai pas envisagé, mais j'aurais dû le faire : et si Chris connaissait le sauveur ?
— Chris ?! » Gavin avait donné de la voix, et il se rappela de justesse qu'ils étaient dans un couloir d'hôpital. « Conrad, t'es con ou…
— Tu vois : tu es aussi ami avec Chris, donc tu refuses cette possibilité. Mais Chris s'occupe seul de l'affaire, et je me demande pourquoi il ne se concentre pas sur cet appel, alors qu'il enquête sur une entrée par effraction. »
L'officier Miller était un bon élément de la police de Detroit, et Conrad refusait de croire qu'il était capable d'une négligence aussi grossière.
Ils s'étaient uniquement concentrés sur Debra Spencer, choqués par son geste, oubliant le reste. Peut-être que Conrad avait raison : sa déviance pouvait aussi être une faiblesse.
« J'espère vraiment que Chris trempe dans rien d'illégal…
— Moi aussi, Gavin. »
Chris n'avait jamais jugé ses collègues, il s'était même montré compréhensif, capable de garder leur secret, et Conrad espérait pouvoir en faire autant…
Quand ils revinrent au commissariat, Chris ne travaillait plus sur son ordinateur, et son siège était vide.
Encore plus intriguant, plusieurs collègues s'étaient levés, le regard fixé vers le bureau de Fowler. Dans le cadre de verre, aussi fascinant qu'une télévision, une scène muette se jouait il n'y avait aucun son, mais l'orage, visible, explosait. Fowler levait parfois ses bras, comme tenté de repousser son bureau, son geste certainement retenu par le mug, où était inscrit « Best dad ever », rempli de thé. Sa fille déploierait une colère encore plus grande s'il la cassait…
Gavin et Conrad surent qu'ils arrivaient trop tard : Chris était assis devant le capitaine, la nuque courbée.
Juste à côté, l'officier Alfred Wilson mordillait l'intérieur de sa joue, inquiet.
« Qu'est-ce qui s'est passé ?
— On sait pas : Chris a demandé à voir le capitaine, et ça fait dix minutes qu'ils discu… enfin, que Fowler lui gueule dessus. »
Ils durent patienter encore un peu, avant de voir Fowler congédier, d'un geste sec, son officier. Les épaules toujours lourdes, Chris finit par sortir.
Certains de ses collègues l'attendaient déjà près de son bureau, et leur accueil était douloureux pour le policier. Personne ne prononça un seul mot, laissant le temps à Chris de leur expliquer.
Après un soupir étranglé, il ravala ses larmes et bégaya la terrible nouvelle :
« Je… Et bien… Je suis viré. »
Tina laissa échapper un cri, n'arrivant pas à y croire. En fait, personne n'arrivait à y croire : seul Chris avait accepté son sort, conscient de sa faute professionnelle.
D'une nature franche et droite, l'officier avait pris la décision, après le départ de Gavin et Conrad, de tout avouer au capitaine.
Il ne supportait plus cette culpabilité qui contredisait le métier qu'il prenait à cœur.
Il avait été partagé entre sa famille et ses objectifs, protégeant Monica comme un frère, mais non pas comme un policier. Avec sa petite sœur, il ne pouvait pas être l'officier Miller, et il était temps que ça change.
Il frotta son menton avec le plat de sa main, poussa un nouveau soupir, et expliqua à ses collègues pourquoi il ne méritait plus de porter l'uniforme noir :
« Ma petite sœur, Monica, a rejoint ce groupe de jeunes, ceux qui se surnomment les chats noirs et qui se tatouent des pattes de chat sur les doigts. » Ces fameux chats étaient très nombreux et certains avaient déjà reçu un blâme, mais leur jeunesse et leur côté pacifique n'avaient jamais rien amené de plus. Chris avoua que depuis plusieurs mois, il avait protégé sa sœur, essayant de la raisonner, sans résultat. « J'ai supprimé quelques dossiers pour la couvrir. C'est elle qui m'a appelé pour me dire que Debra Spencer avait tenté de se tuer, parce que les chats noirs squattaient leur appartement ce soir-là. Et j'ai décidé que c'était la fois de trop. »
Un silence tomba dans ce coin de commissariat.
Alfred gardait les bras croisés, ses incisives plantées dans sa lèvre. Il savait que Fowler s'emportait toujours, ses mots dépassaient souvent sa pensée, mais virer Chris ?
« Après tout ce qu'il a fait pour couvrir Hank, il te vire ? »
Gavin trouvait aussi la sentence lourde. Bien sûr, il était déçu par son collègue, surpris par tant de naïveté, contrairement à Conrad qui prenait en compte le lien de famille et se montrait plus tolérant, mais cela ne changeait rien au point que soulevait Alfred : Jeffrey Fowler avait tout fait pour que le lieutenant Anderson ne soit jamais viré, pas même rétrogradé. Et l'officier Miller en méritait autant.
Car même si des policiers avaient pardonné à Hank ses retards répétés, ses bavures et son caractère gâté par l'alcool, ces moments exténuants avaient envenimé le commissariat pendant des mois. Hank avait perdu son fils et son deuil interminable avait été la raison de ces écarts de conduite, mais les raisons de Chris aussi avaient été entendues : Monica allait fêter ses seize ans en mai, et avoir un policier pour frère aîné ne la rendait pas plus sage. Le fait qu'il ait cherché à la protéger était justifié !
Les policiers se mirent à critiquer la décision de leur capitaine à voix haute, rappelant comment Hank avait bénéficié de traitements de faveur répétés. Les anecdotes étaient en train de fuser à travers le hall, maintenant.
En voyant comment ses hommes s'étaient attroupés, Fowler quitta son bureau et ordonna à tout le monde de se remettre au travail, mais les policiers refusèrent, criant que c'était injuste.
Chris était épuisé : ses dernières nuits avaient été trop courtes, et s'il parvenait à fermer les yeux, son sommeil était assailli d'angoisses sous formes de cauchemars. Voir comment Alfred, Tina, Gavin, Ben et les autres le soutenaient apporta une joie douce-amère : il était heureux d'être ainsi soutenu, mais dans le fond, il se persuadait de ne pas en mériter autant.
Tina vint passer un bras autour des épaules de son collègue, et ce dernier venait de baisser le visage pour s'essuyer discrètement les yeux.
« Chris a failli être tué durant la rébellion des androïdes ! Vous avez fait venir un psychologue quand Hank s'est suicidé, mais vous avez totalement oublié tout ce que Chris avait vécu ! »
Les androïdes restèrent impassibles face à tous ces éclats de voix contrairement aux détenus dans les cellules qui s'agglutinaient contre les vitres, cherchant à voir ce qu'il se passait.
Au bout d'un bon quart d'heure, Fowler finit par abdiquer : Chris conserverait son travail, mais il serait mis à pied. La peine était toujours trop lourde pour certains, qui auraient tout juste toléré un blâme, mais Chris leur assura que ça allait : qu'ils ne se mettent pas Fowler à dos à leur tour…
« Je me doutais que quelque chose n'allait pas. » Confia Conrad un peu plus tard, en retrait avec l'officier qui avait commencé à ranger ses affaires. « Pourquoi vous n'avez rien dit ?
— Gavin m'en veut, ça se voit. C'est quelqu'un d'intransigeant, alors je n'allais pas… »
L'androïde haussa les épaules : le sergent aussi, avait commis des fautes professionnelles. Son secret était d'ailleurs bien conservé, car sa liaison avec Fathia El Harbi, indic et prostituée, était toujours ignorée par ses collègues.
Conrad garderait le silence, bien sûr, mais si Gavin critiquait les choix de leur collègue, il lui rappellerait cette bavure, juste pour le remettre à sa place.
« Je ne parlerais pas de Gavin, mais de moi, Chris. Je vous aurais aidé. »
Chris le fixa avec des yeux ronds, incrédule : le RK900 l'aurait aidé à supprimer des dossiers ?
« J'ai failli commettre des erreurs, moi aussi, » se justifia Conrad : sans sa chute au moment où il avait mis la main sur un des pédophiles, il y avait quelques mois, dans cette grange abandonnée, il aurait peut-être tué Joyce Stace. Il avait vraiment eu l'intention de lui fendre le crâne. « Vous avez gardé mon secret jusqu'au bout, vous m'avez soutenu, j'en aurais fait autant. »
C'était un soulagement de découvrir que Chris ne participait pas à un crime plus grave, ses intentions étaient même nobles, selon Conrad.
Son ami le remercia avec sincérité, acceptant l'aide de Conrad pour réunir quelques documents.
L'officier Miller avait été mis à pied pour une durée de trois semaines. Son bureau était désormais désert, mais le fait de savoir qu'il serait à nouveau occupé par le même collègue rassurait le commissariat.
Après ce vent de rébellion, Fowler était d'une humeur de chiotte, quoiqu'au fond, il était content que ses hommes se soient offusqués : la première peine avait été trop lourde, et même injuste vis-à-vis de Hank, alors que Miller était un bon élément. Si les policiers avaient gardé le silence, le capitaine aurait été rongé par les regrets…
Gavin terminait de ranger les derniers documents sur son bureau, puis, éteignit l'ordinateur, imité par Conrad. C'était vendredi midi, et plus de deux heures de voiture les attendaient, deux heures à suivre l'autoroute 53, aussi longiligne et aussi stricte qu'un couloir de prison, mais au moins, la météo promettait un ciel dégagé, ce qui rivaliserait avec le goudron noir.
Avant de mettre leurs sacs dans la voiture, Gavin installa Conrad sur une chaise dans la salle de bains, prêt à recommencer le maquillage nécessaire pour le faire passer pour un humain.
Gnocchi s'était affalé sur les genoux de l'androïde, appréciant comment le ventre du robot pouvait faire office de chauffage, mais un chauffage capable de lui gratter le dos et la tête. Le nec plus ultra de la technologie selon son humble avis de félin.
« Tu as réservé à quel nom ?
— Gavin Reed. »
Il le prenait pour un con, là, alors l'androïde lui donna un coup à la cheville.
« Je me doute que tu t'appelles Gavin Reed, mais moi ?
— Conrad Reed.
— C'est vrai ?
— Nan. Les couples mariés portent des alliances, sinon c'est suspect. Et j'avais pas assez de temps pour acheter des alliances. »
Conrad avait pressenti la blague, pourtant, il devait reconnaître qu'il était un petit peu déçu. Avec un sourire presque triste, il toucha la première phalange de son annulaire. Même si les androïdes devenaient libres, Gavin et lui ne vivraient sûrement pas assez longtemps pour que le mariage entre les humains et les robots soit accepté.
Gavin avait déjà posé la feuille d'aluminium contre la LED, et il était passé au silicone. Ils resteraient à Port Austin jusqu'à dimanche soir, donc il recommencerait ce maquillage à l'hôtel au moins deux fois.
« Je dois m'attendre à une mauvaise blague pour mon nom ? »
Avec la couche d'aluminium, Gavin ne pouvait pas voir la LED jaune, mais elle redevint bleue quand il se pencha pour embrasser le coin des lèvres de Conrad.
« Pas du tout : j'ai réservé pour Gavin Reed et Conrad Cooper. J'avais pas d'idées, c'est tout.
— Le cuivre n'est pas si présent dans ma structure.
— J'allais pas indiquer Conrad Titanium. »
L'androïde éclata de rire, donnant raison à son partenaire.
Il redevint très vite songeur, pourtant. Comment se nommeraient les androïdes s'ils devenaient libres ? Avec leur numéro de série ? Le nom de leur précédent propriétaire si les rapports étaient cordiaux ? Adopteraient-ils un équivalent de Freeman ?
Le RK900 mis en pause ses programmes, freinant cet espoir avant de trop rêver : déjà, qu'il découvre pourquoi Spencer avait changé d'avis, c'était sa priorité. Puis, il pourrait convaincre les humains que le nouveau discours de Spencer n'était qu'un ramassis de conneries.
D'une façon, Conrad se sentait responsable de ce retournement de situation : avait-il fait mauvaise impression au politicien ? Sa relation avec Gavin lui avait-elle fait peur ?
Quand il eut terminé, Gavin pouvait se sentir fier : la LED était totalement dissimulée et Conrad se fondrait dans la foule sans problème. Le RK900 avait été assez discret, sur le plan médiatique, et il était peu probable que des photos soient présentées au salon. Et quand bien même, il y aurait une telle foule, les visiteurs n'y verraient qu'une vague ressemblance si certains se rappelaient de la tronche du RK800.
Il toucha le bras de l'androïde, à l'endroit où se trouvait la bande bleue.
« Quand ça sera l'été, cacher ta LED servira à rien : on pourra rien faire pour ton bras.
— Peut-être que nous n'aurons plus besoin de faire ça. »
L'androïde se souvint qu'il allait rencontrer Margaret, le modèle qui ne possédait aucun signe distinctif. Pour rien au monde Conrad n'aurait demandé à être débarrassé de sa LED et de son brassard : il était un androïde et ne voulait pas devenir humain. Ce qu'il voulait, c'était obtenir des droits, être libre d'exister… des vœux proches de ceux de Markus et des déviants qui l'avaient suivi.
Le RK900 se débarrassa de son uniforme, retirant les signes qu'il ne voulait plus porter comme des panneaux signalétiques : le temps d'un week-end, il porterait les vêtements qu'il voudrait. Le jean, la chemise noire et la veste blanche furent roulés en boule dans le panier à linge. Gnocchi pourrait dormir dessus.
Si une nouvelle poignée d'androïdes pouvait obtenir des droits, ils seraient les pionniers d'un nouveau quotidien, d'un nouveau style de vie. Ils soulèveraient des questions essentielles : est-ce qu'un androïde avait besoin d'un domicile ? D'un salaire ?
Gavin toqua à la porte, comme s'il avait besoin de demander l'autorisation d'entrer, ce qui fit sourire Conrad.
« T'es prêt, Eve ?
— Bientôt, Wall-E. »
La veille, ils avaient regardé ce vieux classique de Pixar, et dès les premières minutes du film, Gavin avait charrié le RK900 sur sa ressemblance avec le robot Eve : en noir et blanc avec le regard azur, un sens du devoir rigide, une force qui le rendait parfois maladroit…
Ce à quoi Conrad avait répliqué que les ressemblances entre Wall-E et le sergent étaient nombreuses aussi : plus petit que lui, d'une apparence plus négligé et pas vraiment doué pour les approches.
Le RK900 reproduisait à la perfection le « Wall-E » d'Eve, et son imitation ne manqua pas de faire rire Gavin. Il pourrait l'appeler comme ça toute la journée, il ne s'en lasserait pas.
Quand Conrad retourna dans la chambre, Gavin venait de fermer son sac. Les manches retroussées du pull laissaient en évidence la cicatrice sur son avant-bras, le souvenir de la tentative de meurtre de Samuel Brooks. La chair était encore bien boursoufflée, d'un rose abîmé, et Gavin garderait cette marque toute sa vie.
Le procès de Samuel Brooks n'aurait pas lieu avant plusieurs mois, mais Conrad avait accès à quelques expertises médicales : sans regret, les émotions aussi émoussées que celles d'une machine, Brooks restait une hantise pour l'androïde. La crainte que cet homme puisse être un modèle le hantait toujours.
Certains jours, il arrivait à se rassurer en comparant le profil de ce tueur avec d'autres cas criminels, et un détail revenait sans cesse : tuer, c'était rompre le lien entre la société et soi. C'était rejeter l'humanité au plus loin, s'en détacher. Un projet qui n'avait jamais effleuré les programmes de Conrad qui, de son côté, voulait s'intégrer. Alors, il comprenait parfaitement le manque d'empathie de Gavin pour Brooks, car le RK900 non plus, n'aurait aucun scrupule pour un déviant qui voudrait suivre une voie criminelle.
Maintenant, restait à rencontrer des semblables…
Lors de leur visite à CyberLife, Chloe avait parlé du RK200 et d'un PJ500 Markus et… et qui ? Les médias n'avaient parlé que de Markus, le présentant comme le principal leader à cause de son discours, mais les revendications avaient été prononcées par une multitude de voix avec lui.
Dans tous les cas, cela confirmait que Markus était toujours présent, quelque part. Serait-il amélioré grâce à l'évolution de la série des RK ? Kamski devait-il le dissimuler à CyberLife à cause de ce qui s'était passé l'an dernier ?
Soudain, Conrad se souvint du KL400 du docteur Landru : pourquoi l'avait-elle prévenu que le médecin allait être hospitalisé ?
« Gavin, quand on reviendra… On essaiera d'amener Moira pour voir Landru à l'hôpital. »
Il le fixa avec de grands yeux :
« Pourquoi ?
— Je crois qu'elle est devenue déviante. »
Gavin fut tenté de jurer, mais se retint de justesse.
« Tu crois vraiment que ce sera une bonne idée ? Si elle vient de devenir déviante, elle est peut-être instable…
— Tous les nouveaux déviants sont un peu instables, » confessa Conrad il en savait quelque chose. « Et il faut justement qu'elle soit entourée : Landru a failli mourir, et le choc a été assez puissant pour la faire réagir. Plus Moira se sentira soutenue, mieux ce sera. »
Le RK900 pouvait communiquer avec sa semblable, et il se promit de la contacter régulièrement, de la conseiller en l'absence du médecin.
Après un soupir, Gavin accepta :
« Tu me fais vraiment faire des conneries…
— C'est juste pour aider Moira, Gavin. Je ne suis pas en train de mener une révolte de déviants.
— Encore heureux, Eve. »
Même en voiture, ils continuèrent à se chercher, se remémorant des scènes du film qui devenaient des blagues.
Pour les rares moments de calme, Gavin se concentrait sur le programme de l'événement, disant à son partenaire ce qu'il y avait de nouveau. Le nom de l'invité mystère restait encore un secret, mais celui de Riley Webb était associé à des articles et une biographie complète.
Apparemment, elle avait rejoint Mark Spencer en novembre 2038, ou plus exactement, le lendemain du discours de Markus, convaincue que les androïdes étaient une nouvelle forme de vie.
Ils ignoraient encore comment ils allaient lui parler : si Conrad devait avouer qu'il était le RK900, il valait mieux le faire durant un moment discret.
De toute façon, si Gavin n'était pas d'une nature timide, Conrad l'était encore moins : dès que l'occasion se présenterait, il irait parler à la philosophe, le sergent n'en doutait pas une seule seconde.
« Au moins, là-bas, tu risques pas d'être mis K.O. par une IEM. »
Pour le rassurer, Conrad saisit sa main pour la porter à ses lèvres.
« Tout va bien se passer, Wall-E. »
Sur le dos de sa main, Gavin fut persuadé de sentir un souffle, léger et imperceptible, mais il s'imagina que c'était le chauffage dans la voiture.
Avec la frayeur qu'ils avaient eue pour Landru, ils n'avaient pas eu l'occasion de vérifier quelles modifications CyberLife avait apportées. Peut-être même que Gavin avait un peu peur, peur que l'état de Conrad empire, puisqu'après tout, c'était encore un prototype en test.
Pourtant, Gavin était certain d'avoir remarqué quelques nouveaux détails.
Curieux, il fut tenté de demander à Conrad de s'arrêter à la prochaine aire d'autoroute. Il se sentait inspiré par un week-end loin de Detroit et par l'idée de passer deux nuits dans un hôtel, mais il put juste poser sa main sur la cuisse du conducteur, avant d'apercevoir Port Austin droit devant.
Si l'horizon était plat autrefois, c'était aujourd'hui une mâchoire irrégulière où quelques dents grises avaient poussé. Les bras du port s'étaient allongés, récupérant des richesses de Detroit pour ne faire de la pauvreté qu'un mauvais souvenir. Les maisons restaient nombreuses, et la majorité avait été rénovée, accueillantes et chaleureuses malgré l'ombre projetée par des immeubles plus hauts. Toutefois, aucun ne dépassait les cinq étages : les plus hautes tours, celles qui dépassaient ce quota, avaient été repoussées vers la plage, donnant aux fenêtres le rôle d'observatoire du lac Huron.
Port Austin semblait avoir été scindé entre une vie plus familiale, avec un héritage rural, et un quotidien plus actif, plus moderne.
Le palais des congrès était une structure géométrique qui accordait une grande place au verre, matière de prédilection des architectes depuis quelques années, et le corps transparent devait offrir une vue magnifique sur le lac.
Tout en observant les alentours, Conrad demanda :
« Tu veux qu'on reste un peu à l'hôtel, ou qu'on aille à la RoboTech tout de suite ?
— Autant y aller tout de suite, histoire qu'on découvre enfin à quoi ça ressemble.
— Ah ? Je suis un peu surpris, mais d'accord. »
Gavin l'interrogea du regard et l'androïde se mit à rire :
« Tu allais me demander quelque chose avant qu'on arrive, non ? Tu as toujours une idée en tête quand tu poses ta main à neuf centimètres de ma hanche.
— Tu mesures ça ?
— C'est quelque chose que j'ai remarqué, même si c'est inconscient : à chaque fois que tu veux faire l'amour, tu poses ta main à cet endroit précis, qui est à neuf centimètres de ce qui t'intéresse. »
Le poing de Gavin donna un léger coup à exactement vingt-trois centimètres au-dessus du coude droit de Conrad.
« Tu vois que tes statistiques sont mauvaises : on va aller enquêter, au lieu de glander à l'hôtel. Voilà. »
Le rictus en coin prouvait, tout de même, que l'androïde avait vu juste.
