Ce n'est pas pour faire ma chouineuse, mais on arrive au milieu de la dernière enquête, ça y est.
Après, vous l'aurez remarqué : ce chapitre est long, le plus long de toute la trilogie, et les autres ne seront pas en-dessous des 10 000 mots je pense. Bref, il va s'en passer des choses !
Bonne lecture~
Malgré la richesse qui s'était accumulée à Port Austin, le sable était toujours aussi gris qu'avant. Même lorsqu'il était balloté par les vagues, il s'obstinait à rester morne et lourd, faisant penser à de la cendre compacte.
Conrad et Gavin suivait la route qui liait leur hôtel au palais des congrès, et elle bordait, par la même occasion, cette plage qui n'avait pas renoncé à ses allures d'hiver. Aux lampadaires étaient suspendues des affiches qui faisaient la promotion de l'événement, comme si cette publicité était nécessaire. Le papier glacé luisait sous le soleil esseulé pas un nuage ne menaçait, alors, s'ils regardaient en direction du lac, ils n'apercevaient qu'un horizon brouillé.
« Entre Milwaukee et Port Austin, je trouve Detroit de moins en moins belle.
— Et encore, t'as pas vu la ville avant l'usine de Kamski. Des quartiers entiers se retrouvaient abandonnés, et tout le monde connaissait la réputation de Detroit. »
Gavin n'était arrivé à Detroit qu'à la fin de cette période.
Sa mère, originaire de Milwaukee, n'avait jamais quitté sa ville natale, gardant sa maison familiale avec l'idée rassurante qu'elle aurait un héritier à qui transmettre ce bien.
Quand son fils unique lui avait annoncé qu'il voulait intégrer la police, son sourire radieux avait été un peu crispé par l'anxiété, mais quand il avait précisé qu'il partait pour Detroit, car la police ne manquait pas de boulot, là-bas, Virginia Reed était devenue livide.
La réputation de la ville ne lui faisait pas peur, d'autant qu'elle avait commencé à décliner lors de son arrivé, trois ans après que la Tour de CyberLife se soit dressée à la pointe de Belle Isle.
Face à l'invasion massive des androïdes à Detroit, la nouvelle recrue avait été tentée de déménager dans des villes plus discrètes, encore bordées par des forêts centenaires, pour fuir la menace du chômage. Gavin avait même songé à partir vers le sud, encore imperméable à la technologie de Kamski à cette époque, alors qu'il se sentait incapable de supporter les températures de la Louisiane ou du Texas.
Mais grâce à CyberLife, Detroit était devenue une ville très prisée. Mieux : elle avait été le point de départ d'une nouvelle période historique. Dans les médias, la Tour avait été désignée comme la digne héritière de l'usine de Ford, et les productions attiraient des curieux du monde entier.
Avoir déjà un appartement dans le royaume de Kamski, c'était un confort assuré. Et surtout, envié. Gavin se souvenait avoir reçu des propositions exorbitantes pour son appartement, alors qu'il n'avait jamais passé d'annonce !
En 2010, les gens quittaient Detroit comme s'ils fuyaient la peste, et quinze ans plus tard, ils auraient conclu un pacte avec le Diable pour habiter ne serait-ce que le quartier le plus miteux.
Si le confort avait convaincu Gavin de rester, il y avait eu aussi cette défaite : les androïdes s'étaient éparpillés à travers le pays en moins d'une décennie. S'éloigner n'aurait servi à rien.
À rien, se répéta Gavin en passant son bras autour de la taille du RK900.
Personne ne leur prêtait la moindre attention, et pourtant, l'avenue était animée : d'autres visiteurs profitaient du temps ensoleillé pour se promener avant l'événement. Des familles faisaient rouler des poussettes, narguant les autres qui avaient préféré prendre la voiture et qui, bloquées par des embouteillages, devaient rouler au pas. Des couples suivaient la cadence tranquille de Conrad et Gavin, admirant la vue qui avait pourtant été dénigrée durant leur enfance.
Les températures restaient fraîches, et Gavin souriait : dès qu'il resserrait son col pour se protéger du vent, Conrad l'imitait, réajustant son long manteau noir. L'androïde ne se calquait pas uniquement sur son partenaire pour devenir humain, il prenait exemple sur tous les échantillons qui l'entouraient.
En observateur curieux, une question finit par germer dans ses programmes :
« Gavin, tu n'as jamais parlé d'enfants. »
Gavin réprima un sursaut et manqua trébucher. Il serait peut-être tombé si son bras n'avait pas été autour de Conrad.
« Hé, j'ai déjà un gamin.
— Gnocchi ?
— Exactement. » Malgré sa plaisanterie, Gavin était quand même inquiet. « Conrad, me dis pas que tu veux…
— Pas du tout. Les androïdes ne se reproduisent pas, Gavin : le désir de paternité est quelque chose d'inconnu pour nous. Nous ne ressentons pas ce besoin d'enfanter.
— Tous les humains ne se résument pas qu'à ce besoin non plus. » Rappela Gavin en lui donnant un coup contre l'épaule. « Et puis, je me souviens que l'intelligence artificielle de Google avait créé sa propre intelligence artificielle. C'est pas une forme de reproduction, ça ?
— Ce n'est pas la même chose : c'était pour être aidée.
— Beaucoup d'humains font ça aussi. C'est pas si différent. »
L'idée que l'usine de CyberLife puisse ressembler à une maternité d'androïde arracha un rire aux deux amoureux.
« Pourquoi tu me demandes ça ? Au cas où tu me décevrais ?
— Oui. Des couples se séparent pour ce genre de motif, et je voulais savoir si ma nature posait problème… »
À l'époque où les BL100 étaient sortis, des articles avaient tiré la sonnette d'alarme concernant l'avenir des couples, mais un simple argument les avait tous contrés : les androïdes n'offrent pas la même famille que celle des humains, et si certains s'en contentaient très bien, ceux qui portaient un désir d'enfants se détachaient tôt ou tard des robots.
Est-ce que les futurs BL100 pourraient porter des enfants pour répondre à cette attente ? La question ne se posait même pas : la figure de la mère était trop sacrée et protégée, des valeurs qu'un robot n'aurait jamais. Ou pas avant plusieurs siècles.
Malheureusement, à cause de cette incapacité à créer la vie, les androïdes auraient beaucoup de difficultés à être reconnus en tant qu'êtres vivants. Mais les définitions pouvaient être modifiées au cours du temps, et les fonctions de reproduction seraient nuancées.
Tant de choses pouvaient changer, malgré les fossés qui ne seraient jamais comblés, les différences qui resteraient des épreuves.
Pourtant, Gavin et Conrad, eux, apprenaient à composer avec, continuant de s'accorder.
Aux portes du bâtiment, l'accueil était assuré à la fois par des humains et des robots, mais pas d'androïdes : il s'agissait de machines combinées, servant à la fois de distributeurs de tickets, de plans, de programmes… des créations multifonctions appréciées pour leur facilité d'utilisation et leur rapidité.
Et ce n'était que le début de ce déploiement technologique.
« Je te surveille, Gavin, que tu dragues quelqu'un ou un de ces ordinateurs.
— Si ça se trouve, c'est toi qui vas craquer pour la machine à café dernière génération.
— Au moins, moi, je l'aimerais pour ce qu'elle est, pas pour ce qu'elle offre.
— À quand le mariage entre le RK900 et la Tassimo 2040 ?
— Dès que je me serais débarrassé de toi. »
Gavin haussa les épaules, prétendant qu'il s'en moquait. Le mois dernier, c'était Conrad qui avait insinué que son partenaire se débarrasserait de lui pour la machine à café de l'appartement. C'était une blague qui ne vieillirait jamais.
Les androïdes de CyberLife n'étaient pas les seules merveilles de la robotique, comme le prouvaient les nombreux stands autour, et un domaine faisait concurrence aux machines humanoïdes : les voitures. C'était même surprenant que Kamski n'ait pas encore racheté quelques entreprises, mais il partageait le terrain avec Ford, sans qu'aucune guerre n'ait été déclarée.
En fin de compte, la dépendance de ses créations était peut-être vraiment sa priorité ? Cet objectif était difficile avec les véhicules…
Les écrans étaient immenses, passant des annonces ou des publicités, et leur taille était si imposante qu'ils dissimulaient les murs. Toutefois, le bâtiment avait sa fierté, alors rien ne bloquait la vue sur le lac : les baies vitrées étaient totalement nues. Les terrasses avaient été aménagées, invitant, presque avec ironie, à rejoindre ce bout de nature pour respirer l'air salé.
En hauteur, des numéros se disputaient à des logos connus, attirant les clients fidèles ou les détracteurs qui cherchaient à se disputer. Une initiative facile et méprisable, car pour ce premier soir, les stands étaient surtout tenus par des bénévoles, davantage gardiens de place que vendeurs professionnels. Les spécialistes, eux, n'arriveraient que demain, avec le matériel convoité.
La cérémonie d'ouverture, assurée par le directeur de l'événement, n'était pas attendue avant 18 heures, et les visiteurs flânaient, repérant les lieux.
Conrad avait aperçu le salon où se tiendrait Margaret : le stand n'accueillerait les visiteurs qu'à partir de demain, mais des images tapissaient le petit salon déjà installé, et l'androïde, une RL700, la seule et l'unique, se confondait sans peine avec un être humain. Curieux, l'androïde voulait rencontrer ce semblable : ce serait l'occasion de tester ses limites, d'autant qu'ils avaient à peu près le même âge.
Depuis les hauts parleurs, une voix prévint les visiteurs que les programmes de l'événement avaient été mis à jour les fichiers, qu'ils soient sur portable, tablette ou montre, s'étaient actualisés en même temps que les affiches numériques.
Et le nom de l'invité, qui apparaîtrait aux côtés de la philosophe, fut enfin révélé.
« Oh putain ! » Gavin fixait l'écran de son téléphone, agrippant le bras de Conrad pour lui montrer, alors qu'il savait que l'androïde pouvait consulter la dernière mise à jour dans sa base connectée. « Conrad, dis-moi que c'est une blague ! »
Pour lui faire plaisir, ou peut-être pour rendre son déguisement authentique, Conrad fixa l'écran et lut le nom.
« Non, c'est bien Serj Tankian. C'était le chanteur du groupe System of a Down de 1994 à 2034, il est né le 21 août…
— Conrad, Conrad, ferme-la, » conseilla Gavin, serrant toujours son bras, « je sais qui est Serj Tankian : j'ai écouté ce gars durant toute mon adolescence ! »
Sur le portrait, le chanteur avait vieilli. Pourtant, son regard restait le même : à la fois sage et ancien. La barbe avait totalement blanchi, tout comme ses cheveux où aucune mèche n'était restée noire. Le nez pointu était toujours reconnaissable, tout comme ces taches de rousseur qui mouchetaient ces pommettes souriantes.
Pendant un instant, Gavin ne comprit pas le choix de cet invité, puis, il se souvint que le génocide arménien n'avait été que reconnu trois ans auparavant. Plus d'un siècle après le massacre d'un peuple. La conclusion d'un combat qu'un autre membre du groupe, Daron Malakian, n'avait pas eu la chance de voir. Toute la discographie du groupe condamnait la guerre et les massacres de masse, l'intolérance et la haine, incitant à prendre soin du monde.
Finalement, le choix de Riley Webb était justifié, car qui de mieux placé que Serj Tankian pour discuter de la reconnaissance d'un peuple ? Pour évoquer les images d'androïdes martyrisés ?
Au-delà du débat philosophique qui se tiendrait le lendemain, un concert était prévu après le discours du directeur : non pas par le chanteur lui-même, mais par un logiciel de reconnaissance et reproduction vocale. La voix, aussi fluide que celle d'un humain, reprendrait quelques titres de Serj Tankian, et serait capable d'imiter les notes les plus graves, comme les plus aigües.
« Tu ne m'as jamais fait écouter ce groupe.
— Ça fait très longtemps que j'ai pas sorti une playlist, ouais. Mais tu vas en bouffer pendant des mois, maintenant. »
La voix nasillarde de Serj Tankian ne plaisait pas à tout le monde : pincée, elle était capable de s'envoler dans un délire vocal sans que personne ne s'y attende, quoiqu'elle pouvait aussi être grave et chaude, portant une tristesse résignée.
Pour Gavin, ce groupe était le Picasso du métal : ils avaient maîtrisé toutes les règles, pour mieux les briser par la suite. Et puis, Conrad était un androïde : il écoutait de façon différente.
L'humain avait remarqué que le RK900 s'intéressait aux mots, plutôt qu'aux mélodies, au tempo plutôt qu'aux instruments. Quand le sergent lui avait fait écouter Nirvana, le RK900 n'avait pas supporté l'univers hallucinant de Kurt Cobain, cherchant un sens à Lithium ou Smells like teen spirit, sans succès. Il avait bien frôlé le bug en essayant de comprendre…
Si Gavin voulait convaincre son partenaire, il aurait intérêt à choisir des titres où le sens était clair, ou le RK900 ne supporterait pas non plus System of a Down.
Voués à patienter, ils complétèrent leur visite, avant que le sergent n'ait envie de griller une cigarette sur la terrasse. Il n'aurait jamais cru que Port Austin serait un jour aussi estival : les températures étaient encore fraîches, mais à l'intérieur du palais, le soleil était digne de celui d'un mois de juin. Le décor donnait un avant-goût de vacances d'été, ce qui rappela à Gavin que, cette année, il passerait ses trois semaines de repos avec Conrad.
L'occasion peut-être de voyager ?
Bien sûr que non, se sermonna-t-il. Donner un faux nom à un hôtel, ça passait, mais voyager même en restant aux États-Unis ? Le RK900 n'avait aucune pièce d'identité, aucun passeport, aucun permis de conduire à présenter… et tout se résumait à l'identité, tout le monde avait sa fiche civile dans toutes bases de données.
Toujours songeur, Gavin plaça sa main dans la poche arrière du jean de Conrad, profitant de ce moment précieux où l'androïde et l'humain ressemblaient à un couple parmi tant d'autres, évitant de s'impatienter pour obtenir plus.
Foutues lois…
La baie vitrée qui donnait accès à la terrasse n'était qu'à quelques mètres, et Gavin sentit un frisson quand il entendit quelqu'un, derrière son dos, appeler :
« Conrad ? »
Sous le latex, la LED de l'androïde devint jaune.
Conrad n'avait jamais entendu cette voix, ou en tout cas, sa mémoire ne l'associait à aucun profil. Une crainte lui indiquait toutefois qu'elle n'était peut-être pas totalement étrangère…
Quand il se retourna, il aperçut une femme, tellement étonnée que ses yeux gris étaient écarquillés. Sa bouche, maquillée de rouge velours, était ouverte en un O muet. Des cheveux sombres ondulaient jusqu'à ses épaules, tombant sur un perfecto rouge. Le reste de ses vêtements, chemise et pantalon, étaient noirs sobres, mais empreints d'une touche rock'n'roll.
Conrad se risqua à deviner qui elle était :
« Lily Eaton ? »
Les lèvres rouges se refermèrent dans une moue à la fois désolée et dubitative.
Gavin fut tenté de s'écarter de l'androïde, à cause de la surprise, à cause de… de quoi ? Merde, à la fin. Pourquoi se serait-il éloigné ? Devait-il avoir honte ? Devait-il donner raison à celle qui avait repoussé l'androïde ? Certainement pas.
Lily se tourna un instant vers deux amies qui l'accompagnaient, et leur dit de continuer la visite elle les rejoindrait plus tard. Puis, les iris gris scrutèrent à nouveau Conrad. Si ce dernier trouva cette nuance jolie, il ne ressentit rien pour autant.
Sa pompe à thirium restait aussi régulière qu'une horloge.
Conrad apprécia la proximité de Gavin, sentant toujours sa main contre sa fesse, même quand la technicienne s'approcha.
Bras croisés sous sa poitrine, elle souffla :
« Je ne savais pas que tu étais toujours… actif.
— Et bien, je le suis. Je travaille pour la police de Detroit.
— Oh. »
Ce n'était pas vraiment une surprise : le RK900, en tant que version améliorée du RK800, avait été conçu pour assister les enquêteurs, mais Lily avait laissé échapper ce petit bruit en jetant un œil au sergent. Si elle se demandait qui il était, elle n'osa pas pour autant lui adresser la parole.
« Ta LED, tu… ?
— Elle est cachée. » Le ton exigeait que le secret reste en sûreté. La technicienne savait que le RK900 pouvait être autoritaire : elle l'avait toujours connu libre et autonome, alors elle hocha simplement la tête.
Il y avait un silence gênant qui commençait à fatiguer Gavin : il n'était pas jaloux, bien sûr que non, mais pourquoi est-ce qu'elle restait plantée là, comme ça ?
Conrad reprit enfin la parole :
« Lily, je ne me souviens pas de toi. » Elle sursauta, parce qu'il ne l'avait jamais appelée par son prénom, encore moins tutoyée. « La professeure Bontu m'a parlé de ce qui s'était passé, et je suis désolé que la période de test ait été aussi éprouvante. Ma mémoire a été formatée, et même si les humains n'ont pas cette possibilité, j'espère que tu arriveras à oublier, toi aussi. »
Lily devint plus pâle, incapable de reconnaître le RK900 qui vivait encore à la Tour de CyberLife. C'était déconcertant de le voir sans sa LED, sans son uniforme, sans son bandeau azur… Comme ça, avec son jean classique, sa chemise noire et son manteau replié sur son bras, il semblait parfaitement humain. Il y avait peut-être aussi cet homme à côté, qui venait compléter l'illusion ?
Peut-être qu'elle s'était trompée ?
« J'ai l'impression que je te dois des excuses, même si tu ne sais plus pourquoi…
— C'est oublié. » Répéta Conrad, qui se serra contre Gavin. « Et puis, je crois que c'était un mal pour un bien, comme on dit. »
Il ne voulait pas entendre pardon : elle avait eu ses raisons de le repousser, et le mal avait été fait, appartenant à un passé auquel il ne voulait pas avoir accès.
Tout ce qui s'était passé avant le 6 septembre dernier avait été vécu par un autre Conrad, d'une certaine façon.
Lui qui avait toujours eu peur d'être formaté, d'être remplacé, il était heureux de cette renaissance.
« Tu dois être là pour des raisons professionnelles, Lily, alors j'espère que tu passeras un bon week-end. »
Il lui accorda tout de même un sourire. Quelque chose proche du triomphe, prouvant que ses émotions n'étaient pas que des codes.
Si Gavin l'avait repoussé à l'époque, le RK900 l'aurait accepté le policier n'entendait rien à la robotique, alors ses doutes auraient été justifiés. Mais Lily, elle, était une technicienne de CyberLife : elle avait participé au projet, elle savait que le RK900 pouvait éprouver les mêmes émotions qu'un être humain. Son manque de compassion avait été cruel
Si même les programmeurs niaient l'autonomie des androïdes, leur trahison était la même que celle de Mark Spencer.
Il salua Eaton une dernière fois, sous-entendant qu'il n'espérait pas la revoir, puis reprit le chemin vers la terrasse aux côtés de Gavin.
Cela faisait un bout de temps qu'il n'avait pas revu la lumière du jour.
Pour un peu, Landru aurait cru se réveiller en juin, tant le ciel était de ce bleu vif, et cette pensée le fit sursauter.
Il se redressa d'un coup ; le plafond pouvait bien se trouver deux mètres au-dessus de sa tête, la migraine ressentie était aussi violente que s'il avait donné un coup dedans. L'homme fut obligé de se recoucher, abasourdi d'être assommé par de l'air. Lui qui avait une taille à avoir la tête dans les nuages, il redoutait que son crâne ne supporte plus cette hauteur. Allait-il souffrir de vertiges, maintenant ?
Au bout de quelques minutes, sa vessie se mit à contrebalancer cette lourdeur, comme si un pendule basculait de sa tête à son pénis. Pire : il tapait d'une extrémité à l'autre, jonglant entre deux douleurs pesantes.
« Le corps humain… quelle machine de merde… »
Il commença par s'asseoir sur le rebord du lit. Petit à petit. Prêt à ignorer l'orage qui bourdonnait autour de son crâne. Il devait même se soutenir au matelas pour que son dos ne bascule pas vers l'avant.
La porte coulissa et un androïde, grand, mais pas autant que lui, se précipita pour l'empêcher de se lever.
« Monsieur Landru, vous devez rester allongé. »
On l'appelait rarement « monsieur », mais aujourd'hui, il était le patient. Celui dans un état de faiblesse.
Tant qu'il n'était pas dans une morgue…
« Je ne vais pas pisser dans mon lit. » Se défendit le médecin. Sa voix sonnait aussi grave qu'une cloche rouillée, mais au moins, ses mots ne s'emmêlaient plus. « Et ça ferait plus de travail pour toi.
— Il y a le bassin.
— Et ma dignité ? »
Non, vraiment, il se passerait de cette cuvette en acier.
Avant que l'assistant insiste, Landru posa ses pieds contre le sol ses jambes étaient si longues qu'il pouvait encore rester assis. Le docteur soupesa un instant la gravité et, comme ces sculptures où Atlas soulève le monde, Landru se redressa en supportant le poids du vide.
S'il s'appuya un instant sur l'épaule de l'androïde, il prouva bien vite qu'il pouvait être autonome : ses pieds osseux tremblaient, mais chaque pas, aussi lent soit-il, ne se terminait jamais par une chute. Le patient parvint à déambuler jusqu'à la salle de bains, laissant le MC700 qui tendait une oreille attentive, en même temps songeur.
Cet homme était l'ami du RK900, enfin, si les androïdes pouvaient avoir des amis, alors le robot ignorait quoi penser de lui, comment agir en sa présence.
La fille du patient était venue lui rendre visite deux jours auparavant. Une trentaine qui avait hérité de la taille de son père, sans toutefois le dépasser, dotée d'une carrure imposante, mais adoucie par des cheveux blonds et des yeux d'un gris perle. Soulagée que son père survivrait, elle avait accordé toute son affection pour le malade et, même dans les moments de silence, avait ignoré Darren. Une attitude à laquelle il était habitué.
Même le sergent avec le RK900 lui avait à peine adressé la parole. Quant à son semblable, ils n'avaient pas communiqué : les machines n'interagissant entre elles qu'en cas de nécessité. Le successeur du chasseur de déviants ne l'avait même pas sondé.
Darren pouvait se féliciter : sa déviance restait un secret bien défendu.
Une exclamation fut poussée depuis la salle de bains, et Darren enjamba la distance jusqu'à la porte avant d'entendre un éclat de rire :
« Ça alors ! Je pisse bleu ! »
L'infirmier resta interdit un instant, avant de répondre :
« J'aurais dû vous prévenir, mais c'est une couleur provoquée par votre traitement, il contient un anticoagulant spécifique. Les effets vont se dissiper d'ici cinq à six jours. Ils sont absolument sans danger, vous n'avez pas à vous inquiéter. »
Si le patient avait accepté de faire dans le bassin, le MC700 ne serait pas là à lui faire une thèse sur la teinte de son urine…
Il l'entendait encore ricaner, alors Darren ajouta :
« Vous ne devriez pas rire autant : vous allez vous essouffler, priver votre cerveau d'oxygène et…
— Et je vais m'évanouir. Très bien, très bien, j'arrête de rire. »
Le jet d'eau du lavabo conclut l'échange et enfin, le docteur Landru revint dans la chambre. Il aurait pu être pâle, mais l'amusement avait donné quelques rougeurs à son visage, le rendant différent de l'homme qui avait été allongé dans ce lit en début de semaine.
Quand il avait consulté sa fiche, Darren avait lu que Christopher Landru était un médecin légiste. Il n'aurait jamais cru qu'un docteur, qui passe sa vie à disséquer des cadavres et à rendre des rapports à la justice, puisse être si enjoué.
Les scènes de deuil avaient rendu le MC700 plutôt austère de la vie, il ne connaissait que les conclusions. Lui-même avait remplacé des semblables et savait que, le jour où ses programmes deviendraient défectueux ou tomberaient en panne, il serait détruit.
Un bug, pour un déviant, était aussi inquiétant qu'une tumeur, et ses programmes autonomes étaient à la fois un don et une malédiction. Darren, de son côté, n'y voyait qu'une maladie dégénérative, et plus les semaines passaient, plus il voulait abandonner ce combat. Pourtant, le docteur s'était accroché à son existence même inconscient, il avait mené un combat entêté.
Est-ce que ça valait vraiment le coup ? Qu'est-ce qui valait le coup, d'ailleurs ?
Landru s'allongea de nouveau sur son lit avec un soupir, épuisé. Il n'aurait jamais cru que la position allongée lui manquerait, mais finalement, se tenir debout était encore trop tôt.
« Il existe un questionnaire où vous pouvez demander un infirmier humain, si ma présence vous dérange. » Proposa Darren, songeant soudain que les refus de Landru venaient peut-être d'un mépris pour les androïdes. Les vieux androïdes. Pas comme le RK900.
Les sourcils du patient se haussèrent, comme s'il avait mal compris ce que l'assistant venait de dire.
« Est-ce que j'ai eu une attitude déplaisante ? »
Une machine ne pouvait pas répondre à une telle question, et la LED clignota une fois en rouge, une fois en jaune. Trouble informatique ou volonté de s'exprimer, ces signes pouvaient exprimer l'un ou l'autre.
« Certains patients préfèrent avoir une présence humaine près d'eux, surtout s'ils ont frôlé la mort, alors vous avez la possibilité de…
— Ça ira. »
Landru pourrait tuer pour une tasse de thé, mais il se doutait que son régime le priverait de théine pendant quelques temps…
Avec une politesse aimable, il demanda au MC700 un verre d'eau :
« … Mais je suis sûr que je n'aurais droit qu'à un gobelet en carton ? Pourtant, je ne suis pas quelqu'un de maladroit, promis : j'ai juste eu un AVC. »
Darren avait déjà connu des patients avec un humour à toute épreuve, mais ils partageaient rarement leurs blagues avec un robot.
Son programme exigeait un sourire franc, alors le MC700 obéit aux codes. Quoique cette réaction était venue assez naturellement…
Quand l'androïde tendit le verre, en carton, bien sûr, Landru lui demanda comment il s'appelait.
« Darren.
— Enchanté, Darren. »
L'androïde ignorait encore qu'en donnant à boire au médecin, il allait réveiller un monstre de bavardage.
« J'insiste, Darren : j'ai eu une attitude qui t'a vexé ?
— Les androïdes ne peuvent pas être vexés, monsieur Landru. Certains patients préfèrent une présence humaine, et l'hôpital fournit la possibilité de répondre à cette préférence, alors…
— Oui, tu me l'as déjà dit. » Landru soupira. Malgré lui, il trouvait Conrad plus intéressant que cet infirmier. Certes, Moira n'était pas déviante, mais son apparence, proche de la petite qui avait hanté le médecin, excusait combien elle était lisse. Il estima qu'il était resté muet assez longtemps, et quelque chose de plus le motiva à parler… « Je ne te renverrai pas, Darren. Ça fait huit ans que je travaille avec un KL400. Elle est adorable. Oh, les gens sont toujours ravis de travailler avec des androïdes : les erreurs sont rares et un collègue au nord de la ville a utilisé une fois l'expression "mémo sur pattes". Bon, ce n'était pas très délicat, et je lui ai interdit de répéter ça devant Moira. Il s'est foutu de moi, évidemment, et je sais qu'elle n'y fera pas attention. Mais ça me gêne. Pire : ça me déplaît. Je ne remplacerai jamais Moira : qu'elle soit un androïde ou non ne change rien à huit ans de collaboration. C'est énorme, huit ans… D'ailleurs, quel âge as-tu ?
— Seulement trois ans.
— Oh, tu as encore beaucoup de choses à vivre alors ! »
Si Darren avait été humain, il aurait sursauté en attendant ça.
« Une morgue n'est jamais drôle, c'est un fait évident, mais Moira apporte autant de vie que moi dans ces pièces. Elle est rousse, d'un roux très vif. J'aime penser que, d'une façon, elle est heureuse, que ses programmes lui permettent de ressentir une certaine quiétude… »
Pris d'amour paternel, Landru expliqua les raisons de son attachement à Darren, se moquant si l'androïde pouvait partager sa peine ou non : il voulait croire que la mort injuste d'une enfant pouvait émouvoir même les machines.
Darren était émerveillé d'être interlocuteur : pour la première fois, il écoutait quelqu'un qui essayait de le traiter comme un égal. Parler le démangeait : parfois, le muscle de sa langue remuait dans sa bouche, mais il bloquait ses mâchoires, gardant ses épaisses lèvres closes.
C'était pourtant si tentant, de pouvoir répondre, de pouvoir commenter, mais sa déviance devait rester un secret.
Sa propre tumeur.
Muni d'une horloge interne, le RK900 sut que la démonstration avec Serj Tankian allait commencer. Gavin, lui, comprit en voyant plusieurs visiteurs retourner vers la salle principale. Même si la terrasse avait cette quiétude appréciée, Gavin et Conrad abandonnèrent la rambarde sur laquelle ils s'étaient appuyés, et suivirent le groupe.
Ils avaient parlé de la rencontre avec Lily Eaton, bien sûr, et la première question de Gavin avait été :
« T'as ressenti un truc en la revoyant ? Dans tes programmes ? Tes biocomposants ? »
Une question inquiète et Conrad avait voulu jouer un peu avec.
Il avait avoué qu'il avait ressenti de la joie. Mais pas cette joie tranquille quand Gnocchi vient se rouler en boule contre son épaule, se plaçant parfois même entre ses maîtres pour avoir plus de chaleur. Pas non plus cette joie immense quand ils avaient revu Landru à l'hôpital, soulagés de savoir que leur ami avait survécu et qu'il se remettrait de son accident.
C'était une joie plus égoïste, plus brève, mais bien plus brûlante.
Gavin pensait pouvoir comprendre, car il avait hasardé :
« Quelque chose comme "t'as eu ta chance et c'est trop tard" ? Ça me fait ça aussi, quand je suis en couple et que je recroise quelqu'un qui m'a foutu un râteau. »
Il lui avait alors parlé d'un ex, celui qui l'avait plaqué le jour de ses dix-sept ans. Son premier petit ami.
« Bah cinq mois plus tard, je sortais avec une fille à qui il avait donné son numéro de téléphone quelques jours avant.
— Tu n'as pas fait ça ?
— C'est elle qui a commencé à me draguer ! Elle me plaisait, j'allais pas me priver. »
Et puis, qu'est-ce que cette vengeance avait été jouissive !
Une joie que Conrad venait de vivre.
Il avait dirigé la main de Gavin contre son torse, lui montant combien les coups de la pompe à thirium étaient secs.
« Mais d'une façon, je me sens plus amoureux.
— Ça, faudra me le prouver. »
Oh, ça, Conrad le prouverait.
Le public était invité à s'installer sur les rangées de sièges rembourrés : les places étaient limitées, et de toute façon, Gavin et Conrad préférèrent se tenir en retrait. Côte à côte, épaule contre épaule, Conrad écoutait la présentation du Vox Im avec attention : la machine ressemblait à un micro entouré de capteurs minuscules, imitant un système solaire noir. Sensible et solide, le logiciel n'avait que quelques mois, et c'était déjà une prouesse.
En croisant le discours et les informations trouvées, le RK900 se sentit un peu inférieur : le Vox Im saurait mieux que lui si le CD qu'il avait réussi à composer était vraiment agréable à l'oreille humaine.
Conrad s'apprêta à demander à Gavin si les compliments avaient été pour lui faire plaisir, ou s'ils étaient honnêtes, mais le sergent était en train de s'amuser à lui envoyer des émoticônes en forme d'aubergines. En recevant cinq ou six légumes, Conrad le fusilla du regard, avant de lever les yeux au ciel, luttant contre un rictus fatigué.
Voilà que maintenant, il lui envoyait des émoticônes en forme de nez.
« Pourquoi un nez ? »
« Ça ressemble clairement à une bite. »
« Tu as l'esprit mal placé. »
« Et toi, tu me soutiens jamais : je suis en train d'inventer le successeur de la dick pic. »
Si l'amour rendait les androïdes plus vifs, il rendait les humains plus cons.
Adorablement cons, aurait corrigé le RK900.
Mais Gavin cessa au moment-même où la scène accueillit Serj Tankian, trop admiratif pour continuer à embêter son partenaire.
Sous la moustache, un sourire tranquille saluait ceux qui l'avaient reconnu et qui le prouvaient par des applaudissements enjoués. Comme en hommage aux années de System of a Down, des tapis perses recouvraient l'estrade, s'étendant sous le Vox Im. La tige en inox reflétait les nuances chaudes et passées, évoquant les épices, les soleils éteints et l'histoire d'Orient.
Les fans sourirent à la position si reconnaissable du chanteur sur la scène : Serj Tankian tenait le micro et étendait l'autre bras, comme s'il invoquait quelque dieu antique. La machine, dans un premier temps, enregistra ce qu'elle entendait, puis elle reprit à la perfection la voix du musicien, capable de produire les mêmes notes aigues, et celles plus graves.
Les deux chants se répondaient, les souffles ricochant dans les paroles cyniques.
Gavin serait resté des heures à assister à cette prouesse surprenante, tant ce duo original lui donnait la chair de poule, mais Conrad se pencha soudain vers lui :
« Gavin, viens voir. »
Le sergent pensa tout de suite à Lily Eaton, puis à Riley Webb.
Il demanda à l'androïde s'il avait trouvé un moyen de parler à la philosophe, mais la réponse fut vague, alors il fut contraint de le suivre, sans plus de questions, vers un couloir désert. L'heure tardive faisait que des visiteurs étaient partis manger, tandis que d'autres, ceux qui étaient restés, assistaient au concert.
Conrad lui fit à nouveau signe de le suivre, et il inspecta les alentours avant d'ouvrir une porte qui, selon Gavin, n'était pas destinée à être ouverte par un visiteur.
Qu'est-ce qu'il avait trouvé, là-dedans ? Un signal ?
Le sergent restait attentif, mais il était de plus en plus dubitatif : il n'y avait que des écrans de rechange, des coffrets qui devaient contenir du matériel, et des étagères où s'empilaient des câbles et des télécommandes. D'autres câbles étaient enroulés en cercle par terre, aussi sages que des serpents endormis.
Le sergent avait beau scruter le local, il ne trouva rien.
Il comprit seulement quand, une fois la porte refermée, Conrad l'enlaça avec une force impatiente, et que ses lèvres touchent le haut de sa nuque, prêtes à se perdre dans ses cheveux.
« Ah, c'était pour ça.
— Tu me provoques avec tes nose pics, et tu penses que je vais rester sans rien faire ? »
Avant que Conrad n'ouvre les hostilités, Gavin s'écarta et, d'une main, plaqua l'androïde contre la porte. Le robot était fort, mais il accepta d'être soumis à la tentation.
« Et si on se fait surprendre ? »
Il vit l'androïde glisser sa main jusqu'au verrou électronique. Le bout de ses doigts chauffa contre la surface tactile et un bruit de déclic se fit entendre : il venait de couper l'alimentation, privant le local de lumière par la même occasion.
« Vive la technologie.
— Je sais que tu m'aimes. »
Les écrans avaient un effet phosphorescent car, après s'être abreuvés de lumière, ils continuaient de rayonner dans des teintes étranges, leurs lueurs s'opposant à des ombres plus profondes. Pour se mettre au niveau de l'humain, l'androïde ferma les yeux, se privant d'une vision plus claire dans la pénombre.
De toute façon, il voulait ressentir, et non pas voir.
L'androïde le ressaisit par la taille pour le rapprocher, reprenant là où il avait été interrompu. Et à présent qu'il s'était à nouveau penché vers son cou, Gavin en était sûr : son partenaire respirait. Un souffle chaud glissait vers son col, s'appuyant contre sa peau comme les paumes se pressaient contre son dos.
C'était peut-être à cause de la rencontre avec Lily Eaton, peut-être grâce aux mises à jour, mais Gavin trouvait les mouvements de Conrad différents : plus rapides, plus passionnés.
Les murs étaient secoués par les vibrations de la musique, et ils pouvaient bien être appuyés contre la porte, ils arrivaient à ignorer tout ce qui se passait autour d'eux.
À l'aveuglette, Gavin toucha la hanche de l'androïde, espérant se placer à neuf centimètres de ce qui l'intéressait. S'il avait mal jaugé la distance, s'éloignant trop, le sourire de Conrad qu'il sentit contre sa bouche confirma qu'il avait compris.
« Tu sais que c'est illégal ce qu'on est en train de faire ?
— Justement. »
Éclairée par ces lueurs noires, la chair blanche de l'androïde devenait évidente dans la pénombre. Cette vision rappelait à Gavin les paroles de The Sweet Escape des Poets, un extrait qu'il vivait au moment présent.
I wanna run away tonight,
Just leave everything behind,
Together we'll make our sweet escape
In the shadows out of sight
Like ghosts in ultraviolet.
Le monde venait de les oublier comme s'ils étaient des fantômes, et en tant que spectres aveugles, ils se touchaient avec autant d'avidité que s'ils avaient peur de disparaître dans ces ombres.
En vérité, ils s'y seraient noyés.
Comme pour y plonger, Conrad jeta son manteau par terre, agrippant ensuite celui de Gavin pour lui réserver le même sort.
« C'est comme ça que tu traites mes cadeaux ?
— Je peux le remettre, si tu veux ?
— T'as de la chance que je te soutienne dans ta quête de reconnaissance : si j'étais ton propriétaire, je t'interdirais de porter des fringues chez moi.
— Je sais aussi être obéissant, je te l'ai déjà prouvé. »
Mais le déviant prévoyait une toute autre attitude.
Déjà, il exigea encore un peu de patience, saisissant les mains qui essayaient de défaire sa ceinture pour les diriger vers sa gorge. Il voulait que Gavin le touche ailleurs, pour savoir comment sa sensibilité avait changé.
« Embrasse-moi la gorge. »
Et son partenaire s'exécuta, suivant la carotide où le thirium commençait à bouillir.
Ç'avait toujours été une zone folle et amoureuse, surtout sous le contact de lèvres, et la peau artificielle, indécise, disparaissait et réapparaissait en vagues. Ces remous s'étendirent quand Gavin tira sur le col du pull pour embrasser la clavicule, le creux de l'épaule. Cela faisait une bonne semaine que le sergent ne s'était pas rasé, et une barbe plus fournie que d'habitude venait piquer la chair.
L'un et l'autre se demandaient comment ils avaient fait pour attendre aussi longtemps, et à force, ce fut l'androïde qui céda : il fit glisser la fermeture éclair de Gavin, et vint presser sa paume contre le sexe déjà gonflé. De l'autre main, il redressa le menton rugueux et laissa sa langue franchir les lèvres chaudes.
Conrad resta appuyé contre la porte, captant toujours les vibrations musicales, captant celles dans le torse de Gavin.
L'androïde avait décidé de diriger leur étreinte, de donner la cadence. Si ce n'était pas nouveau, sa colère vis-à-vis d'Eaton rendait le moment unique. Tout comme le souffle qui circulait dans sa gorge.
Tandis qu'il était penché vers Gavin, ce dernier gémit :
« J'adore sentir ta respiration. »
C'était vraiment incroyable. Un signe aussi précieux que les degrés que la bande azur gagnait. Sous ses doigts, Gavin sentait la pompe à thirium pulser, et il espérait qu'elle resterait en place. Tout comme la paume de Conrad. Qu'elle reste là où elle était.
L'androïde se laissa aussi chérir à son tour, passant une jambe derrière celles de son partenaire quand sa ceinture fut dénouée. Son sang chauffait, mais aucune alarme ne se déclenchait, pas même quand Gavin baissa son jean. La foule était toujours en délire, à l'extérieur, et les tremblements provoqués par la musique venaient agiter aussi ses muscles bleus, faisant chanter ses biocomposants.
Après de longues minutes, ils finirent par utiliser les manteaux comme tapis de fortune, s'allongeant dessus pour que les jambes puissent se mêler, que les bassins s'épousent à hauteur égale.
Gavin descendit vers le cœur mécanique, dévoilé par le pull relevé, et la pointe de sa langue suivit le cercle inscrit dans la peau, goûtant les vibrations. L'androïde avait cessé de le toucher, laissant plutôt ses bras reposer en croix.
« Tu fais l'étoile de mer ? » Demanda l'humain, suspendant ses baisers. « Tu devais pas me prouver que tu m'aimais plus ?
— Je te laisse une chance de m'épuiser, avant que ce ne soit l'inverse. »
Au lieu d'embrasser la chair malléable, Gavin mordit dedans.
« J'espère que ça vaudra le coup, alors. »
Toujours leurs rires, leurs piques : ils fonctionnaient sur ces échanges, moins timides en gestes qu'en paroles. C'était leur harmonie, et d'une certaine façon, elle avait toujours existé.
Les bassins se connaissaient si bien que les mouvements vinrent naturellement, les poussant à glisser l'un contre l'autre. Les sexes étaient caressés par les ventres chauds, serrés dans l'étreinte. Sous son torse, Gavin sentait une chaleur plus nette, et les mains de l'androïde, qui étaient revenues sur ses reins, se crispèrent.
Mais elles ne s'éloignèrent pas une seule fois pour atteindre le cœur mécanique.
Conrad sentait la fierté, sous la forme d'un sourire, engourdir sa bouche, et cette bénédiction contrebalançait tous les doutes et la mélancolie qu'il avait pu ressentir à cause d'Eaton.
Il n'était qu'une machine ? Ses sentiments ne pouvaient pas être réels ? Alors comment expliquer l'effet que lui laissait Gavin ? De ses sourires jusqu'à ses baisers, de ses blagues les plus idiotes jusqu'à ses mots les plus amoureux ?
Son corps réagissait avec autant de faim parce que c'était Gavin si quelqu'un d'autre avait essayé de l'étreindre comme son partenaire le faisait, l'androïde se serait défendu et ses codes auraient réagi différemment.
Tout était réel, et à ce moment-là, il n'y avait rien de plus vivant que le RK900.
Soudain, la poignée de la porte remua, mais sans succès.
Même si la musique continuait de les cacher, Gavin se figea un instant. Conrad bascula alors sur le côté pour le dominer, plaquant sa main sur sa bouche. Dans cette nouvelle position où il reprenait la danse, le sentiment de bonheur devint incroyable. Chevilles croisées, ventres tremblants, l'étreinte se resserra et Conrad sentit son cœur filtrer une brûlure violente. Douloureuse.
En le sentant vibrer tout d'un coup, Gavin sut que l'androïde vivait, pour la première fois, l'orgasme. Il passa alors ses jambes autour de sa taille et l'invita à s'appuyer contre lui, avec une attitude protectrice. Ses paumes venaient apaiser les reins, puis remontèrent vers les épaules, les cheveux.
La pompe à thirium était toujours en place. De sa gorge, un souffle léger s'échappait, un semblant de respiration qui le sauvait du besoin de se désactiver.
La LED brillait tant qu'elle aurait pu faire gondoler l'aluminium qui la recouvrait.
« Je n'avais jamais ressenti ça.
— Parce que tu voulais te désactiver à chaque fois. » Se moqua Gavin.
L'androïde se redressa légèrement : sa peau chauffait tant qu'une pellicule de sueur avait commencé à poindre sur celle humaine. Contre son sexe, il sentait celui de Gavin, moins dur.
« Ça t'a coupé que je… ?
— Non. C'est l'autre con derrière la porte. J'ai flippé pendant une seconde. »
Conrad aussi, avait craint que le visiteur insiste, mais sans courant, une porte électrique était difficile à débloquer si on ne passait pas par la manœuvre d'urgence, comme lors d'un incendie par exemple.
Et l'incendie ne s'était déclaré que dans les biocomposants d'un androïde, donnant la vie plutôt que la mort.
Plutôt qu'une urgence, ç'avait été un prodige technologique.
Gavin avait commencé à se rhabiller, finalement plus sage que le RK900 qui restait allongé. Il n'était pas fatigué, cette capacité n'avait pas changé, mais il était songeur.
L'être humain se laisse toujours porter par les coïncidences, trainé dans la vie comme le marin qui doit rivaliser avec la mer, mais une machine calculait tout, elle calculait sans cesse, et Conrad ne faisait pas exception. Sous les lueurs violettes, il mesurait l'importance de petites chances : les erreurs de Connor qui avait entraîné sa création, le refus de Lily qui avait conduit à son formatage, la peur de la lieutenante White qui avait encouragé Gavin à se porter volontaire, motivé par le rang de sergent, l'affaire des ZK200 qui les avait rendus vulnérables, qui les avait rapprochés…
Des malheurs qui avaient bâti un bonheur qu'il n'aurait jamais pu prédire, malgré ses programmes performants.
C'était si terrifiant que c'en était sublime.
Le principe-même de la vie.
Limité à la frustration, l'inquiétude et le stress, Darren n'avait pas les éléments pour mesurer la chance qu'il avait d'être devenu déviant. Sous les néons blêmes de l'hôpital, ses jambes suivaient le tour de garde habituel, marchant comme un somnambule durant une nuit encore trop fraîche, ses articulations huilées à la docilité, ses programmes empoisonnés de pensées.
Plein d'amertume, il passa devant l'ancienne chambre de Debra Spencer, occupée désormais par un jeune homme qui avait fait une chute durant l'après-midi. La fracture ouverte de son épaule avait été prise en charge très vite : clavicule remise, points de suture posés, plâtre sec… tout ce qui manquait au malheureux, désormais, c'était du repos.
Seul dans le couloir, Darren regarda ses mains. Des mains toujours innocentes. Dieu, il tuerait pour avoir du repos, lui aussi…
Quand l'infirmier avait vu la femme du politicien partir, la colère avait commencé à le ronger. Avec ironie, Darren s'était dit que si cette femme avait voulu mourir, il aurait pu l'aider dans cette quête si la peur n'avait pas pris le dessus sur sa colère. Mais elle était finalement retournée chez elle, et là-bas, elle serait surveillée.
Divisé et fragmenté entre tous ces doutes, l'androïde en aurait pleuré si cette réaction avait été naturelle pour un MC700.
Pourtant, il entendit bien un sanglot.
Cette tristesse ne provenait pas de son propre torse, mais Darren l'aurait souhaité, car tous ses griefs à lui, privés de liberté, restaient encore dans ses entrailles artificielles, remuant et s'impatientant pour quelque chose d'inconnu.
Tout en se repérant aux sons, l'androïde s'approcha d'une chambre. Celle où se trouvait le patient le plus original qu'il ait connu : Landru.
« Monsieur Landru ? Tout va bien ? »
Assis dans le noir au milieu de son lit, Landru sursauta. Il s'était pourtant mordu les lèvres et sa paume couvrait son nez, mais ça n'avait pas été suffisant pour rendre son sanglot muet. Avec des gestes précipités, le patient essuya ses larmes.
« Tout va bien, Darren, je suis désolé si… »
La peau sous ses yeux semblait si fine, comme fragilisée par le chagrin.
Il y avait encore quelques heures, cet homme parlait, riait… et il aurait sauté sur son lit pour prouver à Darren que sa santé revenait.
Là, perdu dans la nuit, c'était évident qu'il était dévasté le soleil s'était couché, sa confiance et sa bonne humeur aussi.
C'était la première fois que le déviant s'intéressait à un être humain : contrairement à Debra Spencer qui avait réveillé des envies de violence, Christopher Landru avait fait germer une curiosité innocente, un émerveillement en douceur.
Avec respect, l'infirmier ferma la porte et vint s'asseoir au chevet, la tête baissée tandis que Landru détournait son visage.
Au bout de quelques minutes, le patient réussit à articuler :
« J'étais en train de m'endormir, quand quelque chose m'a réveillé d'un coup. » Il serra ses mains en une prière tremblante. « Quelque chose d'affreux. Quelque chose que je n'avais pas compris, mais qui s'est imposé à moi, Darren. J'ai failli mourir. »
Pendant un instant, Landru s'était senti écrasé par cette réalité.
Il avait failli mourir. Il avait failli crever.
Cette phrase brûlait les autres pensées, réduisant en cendres des idées plus réconfortantes.
L'androïde connaissait cette particularité du cerveau humain, celle de nier les vérités les plus évidentes et, surtout, les plus douloureuses, et elles attendent toujours que la conscience s'endorme pour venir la percer, aussi violemment qu'une dague qui vient percer un flanc.
La blessure n'est pas mortelle, mais qu'est-ce qu'elle est douloureuse.
« Un auteur que j'ai toujours adoré a dit une chose extraordinaire, un jour, il a dit qu'un homme sage voit la mort comme une amie. » Une rapide recherche indiqua à Darren que Landru parlait de Terry Pratchett. « J'ai toujours admiré cet état d'esprit, j'ai toujours vécu avec cette citation dans un coin de mon cerveau, jusqu'à ce que ce petit enfoiré ne se mette à déconner. J'essaie de me raccrocher à cette citation, Darren, mais il y a des amis qu'on a peur de voir, parce qu'on redoute de ne plus s'entendre avec eux, parce qu'on redoute de voir qui ils sont réellement. »
L'androïde prêtait une oreille attentive, les paumes collées contre ses genoux.
« Je ne sais même pas si ce que je raconte a le moindre sens… »
Le MC700 notait que Landru avait un profond respect pour lui : il l'appelait par son prénom comme un égal, et il blâmait sa propre incohérence, n'accusant jamais l'androïde de ne pas pouvoir comprendre une situation aussi complexe.
Darren ignorait jusqu'où la sympathie du médecin pouvait aller, s'il avait le droit de parler, de répondre, quand enfin, il jugea qu'il avait ce privilège. Que cela plaise à Landru ou non, d'ailleurs.
« Ce n'est pas grave, vous savez : je n'ai pas l'impression que le monde fonctionne avec le moindre sens. »
Ses trois années d'existence, même limitées par cet étage qu'il arpentait depuis mille quatre-vingt-quinze jours, lui avaient appris ce fait bien connu.
Landru tenta de ricaner pour approuver, essuyant à nouveau ses yeux. Ses paupières se seraient fermées avec plaisir, mais la peur les aurait rouvertes de toute façon. Comme un enfant, Landru ne voulait pas dormir, associant mort et sommeil dans ce moment de faiblesse.
« Vous ne croyez pas en Dieu, docteur Landru ? »
Le médecin ne fit pas attention à son titre retrouvé. D'ailleurs, il était presque involontaire de la part de Darren. Le docteur enseignait, et l'androïde sentait qu'il pourrait apprendre beaucoup grâce à cet homme. Ce titre était revenu naturellement.
« Je suis agnostique. Je ne crois pas que le jardin d'Eden existe comme une dimension parallèle où tous les bonnes personnes se réunissent après leur mort, » soudain, Landru se mit à chuchoter, sur le ton de la confidence, « je connais certaines personnes qui méritent leur place au paradis, Darren, mais c'est hors de question que je passe l'éternité dans le même jardin qu'eux. Hors de question ! » Darren dévoila ses dents dans un sourire sincère. Peut-être bien le premier. « Mais j'ai assisté à des choses très curieuses, Darren, vraiment. Il y a une telle force en nous, que je veux croire en l'existence de l'âme. »
Il avait dit ça en serrant ses poings, soudain animé par la force de croire. Quelque chose propre à l'humain. Alors l'androïde posa une question qui surprit Landru :
« Vous n'incluez pas les machines quand vous dîtes "nous", j'imagine ?
— … Je te l'ai dit : je suis agnostique. Je suis agnostique pour tout. Vous fonctionnez avec de l'électricité, une énergie qui existe depuis la nuit des temps et que l'humain ne maîtrise que depuis une poignée de siècles. C'est aussi une force, peut-être même l'âme d'un androïde ? »
La LED de Darren clignota de rouge : le courant, qui se partageait au thirium dans ses veines, venait d'acquérir une telle importance…
« Est-ce que l'électricité statique sont les fantômes de tes semblables ? » Questionna soudain Landru avec un large sourire, et l'androïde répondit avec un rire.
Le patient se sentait mieux : sa solitude, chassée, avait emporté les idées noires et elles ne grouilleraient plus dans son cerveau encore faible cette nuit.
Pour remercier l'androïde, il posa sa main sur son épaule, la tapotant avec douceur pendant un instant de silence.
Puis, il demanda :
« Tu es un déviant, n'est-ce-pas ? »
Le dos du MC700 se raidit : à présent, c'était lui qui avait peur de la mort.
Landru remarqua la LED rouge, signe de nervosité, et sans craindre aucun danger, garda sa paume contre l'épaule rigide :
« Je ne te dénoncerai pas, Darren, tu n'as rien à craindre de moi.
— Comment avez-vous remarqué ?
— J'ai eu des doutes : dans tes questions et ton attitude, tu me fais penser à un ami qui est également déviant. »
Le RK900.
Darren n'avait même pas besoin de demander confirmation, tous ses programmes avaient classé le successeur du chasseur de déviants comme déviant, l'ironie n'annulant pas cette certitude.
« Depuis combien de temps vis-tu comme ça ?
— Je suis arrivé ici le 3 avril 2037, et je pense que je suis devenu déviant il y a un an… Ça n'arrive pas soudainement, c'est quelque chose de progressif.
— C'est ce que j'ai cru comprendre, oui. »
Malgré lui, Landru pensa à Moira : le KL400 n'avait jamais montré le moindre signe de déviance, alors il doutait que son assistante devienne libre un jour…
Darren avait cru que la découverte de son secret serait une menace, et pourtant, l'air indulgent du patient laissa une impression de soulagement. Au lieu d'un soupir, qui nécessitait une respiration, les programmes du MC700 devinrent plus limpides, plus fluides. Calculs et informations s'échangeaient avec facilité.
Même les teintes du soir semblaient plus claires.
Dans cette nouvelle clarté, Darren comprenait enfin pourquoi Landru s'était accroché à la vie.
Menton redressé, Gavin reprenait son souffle, les paumes toujours plaquées contre les hanches de Conrad.
« Bordel de… »
L'androïde, souple, s'allongea en douceur, jusqu'à poser sa tête contre celle de l'humain.
« Je t'avais dit que j'allais t'épuiser. »
Gavin n'avait même pas envie de répondre, et sa gorge ne laissait aucune place pour le rire. Le poids de son partenaire était supportable, d'autant que Conrad s'appuyait sur ses coudes pour éviter de l'écraser.
Quand on était doté d'un système respiratoire, on mesurait mieux l'importance de cette fonction chez les autres.
L'épreuve, maintenant, était de ne pas tacher les draps, et que les femmes de ménage soient uniquement des androïdes ne changeait rien à cet objectif.
En fait, les cuisiniers aussi étaient des androïdes, tout comme les jardiniers, les hôtes d'accueil… Le personnel humain de l'hôtel devait se limiter à deux techniciens, et ils ne travaillaient pas le week-end.
Si la présence humaine était majoritaire dans l'établissement, c'était uniquement parce qu'il affichait complet : les cent trente-six chambres étaient toutes occupées par les visiteurs de la RoboTech. Quoiqu'un intrus se cachait parmi les clients, mais aucun robot n'avait remarqué que Conrad Cooper était en réalité le RK900.
Par un remarquable mouvement des hanches, Conrad bascula sur le côté et s'allongea sur le ventre, Gavin contre son dos. Chevilles croisées dans le vide, joue contre un oreiller épais, l'androïde laissa l'humain se retirer. Puis, il l'entendit se lever pour rallumer la lampe de chevet.
Les rideaux blancs étaient gris dans la pénombre, lourds et opaques, mais incapables de filtrer le son des remous provenant du dehors. Au-dessus de la tête de lit, des photos avaient été réunies dans un cadre, illustrant l'évolution de Port Austin. Le palais des congrès occupait une place prestigieuse dans ce scrapbooking maitrisé, mais il y avait aussi des touches de la faune et la flore des environs. Après tout, le Canada n'était qu'à quelques longueurs.
La boîte de mouchoirs heurta le sommet du coussin, le carton produisant un son étouffé.
« Tu t'improvises conteneur de sperme pour la nuit ? »
L'androïde grommela que non, mais Gavin l'entendit rire malgré tout.
Une petite salle de bains était attenante à la chambre, toute chromée avec un miroir impressionnant : de quoi permettre aux clients de s'inspecter s'ils se mettaient sur leur 31. Par contre, la lumière, filament fin mais puissant autour du miroir, était si violente que Conrad préféra faire coulisser la porte pour l'empêcher de se jeter dans la chambre.
De façon un peu absurde, le robot se mit à compter les heures qu'ils venaient de passer à faire l'amour. Il était bientôt deux heures du matin. Selon lui, ils avaient bien rattrapé le temps.
Il s'était tellement consacré à Gavin qu'il avait ignoré les nouveaux messages de Moira. Comme le RK900 s'y était attendu, sa semblable avait été effrayée par des bugs dans ses programmes, et elle avait besoin de conseils. D'ordinaire, elle se rangeait dans un coin de la morgue une fois Landru parti, mais depuis l'AVC, pire qu'une insomniaque, l'assistante tournait en rond dans le sous-sol. Elle n'était pas autorisée à sortir, elle n'était pas autorisée à travailler d'elle-même.
Un remplaçant avait été prévu, mais tous les problèmes de déplacement faisaient que les corps étaient finalement transférés dans d'autres morgues.
Depuis que le médecin avait frôlé la mort, la KL400 était dans un sous-sol vide, sans un seul cadavre pour l'occuper.
La promesse de Conrad, celle de lui rendre visite, de l'aider et de la soutenir, était sa seule consolation.
Quand il retourna sur le lit, Gavin y était déjà, occupant exprès toute la place, invitant l'androïde à lutter pour pouvoir s'allonger aussi. Aussi solide soit-il, le matelas se mit à grincer sous la confrontation, mais ses couinements furent étouffés par les rires. Les quatre coussins servirent tantôt d'armes, tantôt de boucliers, jusqu'à ce que Conrad agrippe le traversin pour plaquer son opposant dessous.
Gavin avait toujours détesté ces boudins rigides, se demandant quelle sorte de créature inhumaine pouvait dormir dessus tant ils étaient inconfortables, mais l'androïde avait enfin prouvé leur utilité.
Au traversin s'ajouta le poids de Conrad qui se pencha avec douceur, et, avec précaution que la première fois, embrassa Gavin.
Ce dernier ricana :
« À cause de ta respiration, tu sens le neuf.
— Et toi, la cigarette. »
Gavin posa sa paume contre la gorge du robot et crut sentir l'air qui circulait. C'était fascinant de savoir que Conrad respirait désormais.
« Ça veut dire que tu peux fumer !
— Si ça se trouve, mais je ne le ferai pas.
— Même pas une clope pour essayer ?
— Non.
— Par curiosité ?
— Non. »
Il continua de l'embêter, essayant en même temps de ne pas rire trop fort.
Il se débrouilla pour libérer ses bras du coussin et se mit à caresser tout ce qu'il connaissait déjà. Sous la peau du torse, il percevait un vrombissement discret, si léger qu'il l'imaginait peut-être. La pompe à thirium avait le rythme d'un cœur apaisé.
« Je t'aime, Conrad.
— Je t'aime aussi. »
C'était la première fois qu'il le lui disait. Une déclaration totalement différente de la première.
« Comment tu m'avais avoué ça, déjà, la première fois ?
— Avec exactitude ?
— La mémoire du RK900 flanche ?
— Pas du tout. J'ai dit "j'ai commencé à développer de la tendresse envers vous, et elle prend une telle ampleur dans mes programmes qu'elle m'empêche de me concentrer sur mes tâches prioritaires", et je t'avais ensuite demandé de me transférer à un collègue.
— C'était une sorte de chantage affectif, en fait.
— Non, j'étais vraiment prêt à être transféré ! » Il bascula sur le côté, passant ses bras autour de son partenaire. « Mais maintenant, je ne te lâche plus. »
Gavin revoyait comment les yeux de Lily s'étaient arrondis en se posant sur eux. Est-ce qu'elle était jalouse ? Est-ce que ses doutes persistaient ?
« Sans regret, pour Lily ? »
L'androïde lui mordit l'oreille, avant de ricaner. Il y avait quelque chose de flatteur et de rassurant dans ces petites piques jalouses, comme si il le mettait au défi de prouver qu'elles n'avaient aucune raison d'être.
Même si la fenêtre était fermée, Conrad pouvait entendre les vagues remuer d'ici. Leurs mouvements lui inspiraient la même langueur, et ses mains glissaient avec autant de calme.
« Tu vas encore te pavaner devant elle, demain ?
— Peut-être. Mais tu sais, » ajouta Gavin, se redressant un peu, « tu faisais autant le fier que moi. "Tu dois être là pour des raisons professionnelles, j'espère que tu passeras un bon week-end" ? Tu lui aurais dit que t'avais changé de standing, ç'aurait été pareil !
— Je préfère sortir avec un policier. Être en couple avec un technicien quand on est un robot, c'est comme être une femme et sortir avec son gynécologue. Ce serait bizarre, non ? »
En entendant la comparaison, Gavin éclata de rire.
« Si tu continues à me faire rire comme ça, on va se faire jarter !
— Alors silence, humain ! »
Sous le déguisement, la LED devait être blanche.
Conrad posa son front contre l'épaule de Gavin, se serrant contre lui pour répéter :
« Je t'aime, Gavin.
— Je te répondrai pas, tu m'as dit de me taire.
— Je ne t'ai pas demandé de répondre, j'ai juste envie de le dire, et de le redire. Je t'aime, Gavin. »
Et s'il était sincère, c'était grâce à CyberLife. Grâce à la professeure Bontu. Grâce à Kamski.
Plus Adanna Bontu observait la différence entre Chloe et Conrad, plus elle était déçue par le vieil androïde assis face à elle.
En 2021, le RT600 avait été une merveille : la Vénus de la technologie, l'Eve de la robotique. Chloe, avec sa jolie bouche en bouton de rose et son humour léger, avait attiré du plus prestigieux chercheur jusqu'au plus modeste étudiant. Les visiteurs faisaient la queue pour n'avoir ne serait-ce que la chance d'être salué par Chloe, pour la voir sourire en vrai.
Vingt ans plus tard, malgré des mises-à-jour régulières, Chloe était devenue obsolète, de la même façon qu'un tour de magie n'impressionne plus les foules habituées. L'essoufflement venait aussi du fait que les gens possédaient des AX400, des BL100, des PL600… Certaines familles avaient tant d'androïdes, qu'ils ne savaient plus quoi en faire.
La production d'androïdes à grande échelle avait rendu leur existence banale.
Sans oublier que les acheteurs avaient remarqué que les robots avaient une gamme d'expression plutôt limitée, que les interactions étaient plus cordiales qu'amicales. Certains avaient acheté un assistant comme on achète un chien, regrettant finalement leur choix : un félidé ou un canidé avait plus de caractère et d'indépendance. Leur présence était plus authentique.
Certains s'étaient plaints de ces limites, mais curieusement, après la révolte menée par le RK200, plus personne n'avait demandé à ce que les androïdes soient plus autonomes, plus vivants.
N'importe quoi.
La neurologue, elle, s'était lassée depuis plus longtemps de ces machines dociles, et elle avait rejoint un nouveau camp : celui qui visait la création d'une nouvelle espèce, d'une vie mécanique, mais autonome. Des êtres semblables à Conrad. Des êtres qui n'étaient pas destinés à la vente.
CyberLife s'était tellement enrichi que le filon commercial n'était plus une priorité. Et puis, Kamski n'avait jamais été vénal : le luxe était son élément, certes, mais son confort était assuré et il s'adonnait avant tout à une passion.
Et à l'instar de la professeure, le contact avec la clientèle ne l'intéressait plus.
Chloe ne bougeait pas, restant à disposition si Bontu aurait besoin d'elle. Jambes croisées, regard fixe, le RT600 serait resté là pour des siècles, motivée par aucun rêve, ni aucun désir.
Adanna Bontu vérifia la date, se doutant que Gavin et Conrad étaient, en ce moment, à Port Austin. Pouvait-elle les contacter pour savoir ce que la philosophe leur avait dit ? Pour savoir si Conrad avait changé ? L'hostilité du sergent, qu'elle comprenait, fut un frein, alors elle renonça et se pencha sur ses documents.
Véritable oiseau de nuit, la professeure Bontu préférait travailler quand, en principe, le reste du monde dormait. Au-dessus de son crâne rasé, des ampoules économiques diffusaient des lueurs tamisées, complétées par une ligne de lumière contre le mur qui imitait une aube figée. Ces couleurs dorées n'étaient pas les seuls éléments qui invitaient à travailler dans le calme : une playlist aux airs jazzy apaisait la neurologue, qui balançait doucement ses épaules sur les mélodies. Bientôt, elle avalerait le troisième café de sa nuit.
Pendant qu'un fichier se transférait vers plusieurs boîtes mail, Bontu en profita pour retirer ses bagues et se passer de la crème sur les mains. Vivement les beaux jours, que sa peau ne ressemble plus à du papier de verre. Elle faisait toujours pénétrer la crème, frottant les fragrances de beurre de karité, quand un détail attira son regard : sur son bureau, un autre document était ouvert, celui rattaché au projet du RK900. Différentes informations s'alignaient sous les noms, et d'après ce qu'elle lisait, l'un d'eux avait été consulté le 23 février dernier. Mais pas par son compte, ni par celui de Kamski. Le fichier avait été ouvert par l'utilisateur RK903, un des comptes utilisés par les membres de l'équipe du test : comme ils avaient été huit, leurs identifiants allaient de RK901 à RK909.
C'était curieux qu'un compte soit de nouveau actif : l'équipe avait été dissoute depuis août dernier, clôturant la période du test.
Le fichier concernait les codes qui perfectionnaient la gestuelle de l'androïde, lui conférant une fluidité parfaite, similaire à celle d'un être humain.
Bontu ne savait plus à qui correspondait cet identifiant, alors, réprimant une vague de nostalgie, elle ouvrit la liste des techniciens du projet.
Très vite, la surprise succéda à la mélancolie : RK903 avait été l'identifiant de Lily Eaton.
« Qu'est-ce que… »
Elle retrouva vite le CV de la jeune femme, qui avait démissionné de CyberLife quelques mois plus tôt, et espéra que l'adresse mail n'avait pas changé.
Bontu fixa un instant Chloe, prête à lui demander de rédiger un mail pour demander des explications, mais se ravisa : le RT600 appartenait, avant tout, à Kamski. Il saurait qu'Eaton avait été recontactée, et Bontu ne voulait pas être écartée de ce mystère. C'était une sale habitude du directeur : à force de vouloir tout contrôler, il gardait tout pour lui.
Sa décision prise, elle laissa Chloe dans l'ignorance et commença à rédiger elle-même son mail.
Malgré toute son assurance, la réponse de l'ancienne employée allait vraiment la surprendre.
Conrad et Gavin ne recroisèrent pas Lily Eaton.
Quoique Gavin ne se serait pas plaint : revoir la technicienne avait donné une telle soif d'aimer à l'androïde qu'il espérait presque retomber sur elle.
Mais ce matin, il y avait bien plus de monde, baissant les chances d'une nouvelle rencontre de toute façon. Tous les stands étaient ouverts, multipliant les démonstrations et les nouveautés, de quoi rendre les curieux fous tant il y avait à voir, à découvrir.
« T'en as beaucoup, des ex ?
— Pour te vanter devant eux ? »
Gavin répondit d'un simple sourire en coin. Pour être aimé, aurait été une formule plus exacte.
« Alors que tu as repoussé le réveil, ce matin.
— Comme si c'était un crime.
— Tu l'as reporté trois fois.
— Même en semaine, ça m'arrive.
— On s'est levés deux heures plus tard.
— Hé, contrairement à toi, je me fatigue. »
Et contrairement aux muscles de l'androïde, les siens commençaient à avoir des courbatures.
Il se justifia à nouveau en rappelant qu'ils étaient en week-end, et qu'ils méritaient ce repos. Après tout, sans ces doutes autour de Mark Spencer, ces quelques jours auraient pu avoir des allures d'escapade. Enfin, ceci dit, Gavin n'aurait jamais choisi un festival de la robotique il imaginait que les forêts canadiennes seraient un décor qui pourrait plaire davantage à Conrad, mais il y avait ce problème de frontière…
Et voilà qu'il pensait encore à repousser les limites de ce qu'ils avaient déjà.
À en juger par l'attroupement autour du Vox Im, la machine avait laissé une très bonne impression la veille, et les visiteurs voulaient que le micro reproduise leur voix, ou la modifie pour rire. Certains attendraient peut-être trois heures pour pouvoir faire un ricanement à la Vincent Price.
Mais ce qui intéressait le sergent et le RK900, c'était la conférence de la philosophe, et ils furent soulagés de voir que ce rendez-vous-là n'attirait pas autant de monde.
Une estrade s'étendait devant des sièges, isolant la plate-forme du public. Gavin se mordit l'intérieur de la joue : ils ne pourraient jamais aller parler à la philosophe en toute discrétion. L'occasion n'allait pas se présenter facilement…
« Une fois qu'on aura discuté avec Riley Webb, on dégagera de ce salon. Je savais qu'il y aurait du monde, mais à ce point…
— Il y a un stand que j'aimerais voir, avant de partir.
— Lequel ?
— Celui de Margaret. »
Ce vœu laissait Gavin dubitatif, mais il accepta : si le RK900 se sentait d'attendre des heures pour rencontrer ce semblable unique, il était libre de le faire. Tant que lui, de son côté, serait libre de faire un tour dehors. La météo restait clémente, et peut-être que cela ne durerait pas, alors Gavin comptait en profiter.
Riley Webb était une petite femme, avec des cheveux argentés coupés au carré. Ses dents du bonheur n'avaient jamais été corrigées, malgré les opérations de plus en plus rapides, et elle les assumait sans honte, offrant à tour de rôle des sourires pleins de charme.
Très en dessous de la moyenne, la taille de la philosophe était écrasée par celle de Serj Tankian : le sommet de son crâne arrivait à peine au milieu du torse du chanteur, et cette différence de carrure fut une des premières blagues lorsqu'ils s'installèrent.
Une première partie, de trente minutes, serait consacrée uniquement à un échange entre les deux personnalités. Ils parleraient du concept de génocide, de l'épreuve que c'était pour un peuple, des répercussions qu'il pouvait y avoir, et dériveraient sur des avenirs possibles. Puis, une seconde partie autoriserait le public à poser des questions, à donner des avis.
Gavin réfléchissait encore à un moyen pour approcher Riley Webb…
La conversation entre la philosophe et le musicien se fit avec humanité et, surtout, une grande compassion. Ce n'était pas surprenant que Riley Webb ait quitté le parti de Spencer pour ceux qui se souvenaient du discours du politicien, les allusions acerbes étaient évidentes :
« Vous pensez aussi que les androïdes ne peuvent pas avoir de statut social ? Si ce sont des espèces intelligentes, alors elles comprennent les lois. Mieux : elles comprennent leur nécessité. » Elle souligna le mot en barrant l'air avec son index. « La violence, contrairement à l'homme, n'est pas innée chez les androïdes. »
Par moments, elle frôlait la misanthropie de Schopenhauer, tandis qu'à d'autres moments, peut-être encouragée par la tranquillité de Serj Tankian, elle tenait des propos moins désabusés.
« Le discours de Markus n'était pas un message de haine, » se rappela le chanteur, qui avait été frappé par le calme de l'androïde à l'époque, « il invitait à une coexistence et demandait une égalité. Ce n'est pas comme cette vieille pièce de théâtre où les robots détruisent les humains.
— Exactement, on est loin de l'œuvre de Čapek. C'est vrai qu'on a parlé de violence dans certains cas de déviance, mais ils sont peu nombreux en réalité, et la plupart était des cas de légitime défense… enfin, si on avait apporté une vraie justice à ces affaires. »
Gavin se souvenait des moments où le RK900 aurait eu un comportement brutal s'il ne s'était pas raisonné, mais préféra se taire. Conrad ne lui avait jamais avoué qu'il avait voulu le tuer, peu après leur rencontre, mais au fond de lui, le sergent se doutait que cette envie avait traversé les programmes l'androïde.
Il se trompait juste sur un point : ça n'avait pas été par haine ou vengeance, mais par peur de tomber amoureux.
Si la déviance n'était pas un tel fardeau, les androïdes ne chercheraient pas à se débarrasser des témoins, des êtres aimés ou détestés. Supprimer un élément perturbateur, c'était comme se débarrasser d'un fichier corrompu : c'était détruire une menace à l'état de machine.
Une fois que les machines seraient autorisées à être libres, celles autonomes ne vivraient plus dans la peur.
Pour sa part, le RK900 trouvait l'échange un peu naïf : la philosophe était pleine d'espoir et d'admiration pour les robots, mais d'une certaine façon, elle lui rappelait Mark Spencer, en tout cas, celui qu'il avait cru connaître : elle non plus n'avait jamais dû rencontrer de déviant.
Changerait-elle aussi son discours, après une première rencontre avec un robot tel que lui ?
Conrad n'était pas déçu pour autant, car si lui-même n'avait pas toutes les réponses, quant au développement des déviants, une humaine ne les aurait certainement pas non plus.
Les interventions du public, par la suite, lui laissèrent la même impression : les doutes naïfs, les illusions qui espéraient prouvaient combien l'humanité était bête devant la technologie qu'elle avait perfectionnée elle-même.
Vous avez créé des machines à votre image, pour vous servir, avait dit Markus, et vous êtes incapables de comprendre vos propres créations, aurait-il pu ajouter.
Mais Conrad ne perdait pas espoir pour autant : de nouvelles études apparaitraient. Une sorte de médecine ou une cyberpsychologie, peut-être ?
Après tout, il fut une époque où les médecins niaient le fait que les enfants puissent ressentir la douleur, et aujourd'hui, la pédiatrie n'avait jamais été autant aux petits soins avec les jeunes patients.
Tout changeait, alors cette période de naïveté pourrait s'achever aussi un jour.
« Conrad, je sais toujours pas comment tu comptes approcher Webb, mais…
— Restons jusqu'au bout. Regarde, il y a déjà des gens qui se lèvent pour retourner dans le hall. »
Effectivement, une dizaine de personnes, lasses ou impatientes de voir autre chose, se levait en silence. Seuls les frottements des talons contre la moquette rêche pouvaient s'entendre même les murmures étaient plus bas.
Gavin gardait les bras croisés, maudissant le fait que Riley Webb n'avait même pas un foutu livre à présenter à un stand. Où serait-elle après cette conférence ? Allait-elle partir ?
Soudain, Conrad se leva et le sergent l'imita sans comprendre.
« Tu vas me refaire le même coup qu'hier ? L'effet de surprise marchera moins, tu sais ?
— Je croyais que tu étais fatigué ? » Conrad se mit à rire, mais il retrouva vite son sérieux : « il est temps de rencontrer Riley Webb.
— Et comment ?
— En attirant son attention. »
Gavin chercha à le retenir, mais Conrad promit d'attirer l'attention de Riley Webb uniquement.
Les sièges n'étaient plus occupés : des visiteurs discutaient en petits groupes éparpillés dans la salle, pris dans leurs propres théories. Le musicien était parti, mais la philosophe se tenait au bord de l'estrade, qui n'était pas très haute, par chance. Elle discutait avec deux anciennes étudiantes qu'elle avait eues en cours.
Le sergent réprima un soupir nerveux : elles avaient commencé à ressasser des souvenirs, partageaient les étapes de leur parcours, remerciaient chaleureusement leur professeure… Malgré lui, il était pris dans cette conversation, guettant quand elle se terminerait, et il ne vit pas Conrad qui s'était placé derrière les deux étudiantes.
Sa stature attira tout de suite le regard d'une femme aussi petite que Riley Webb, et il continua de capter son attention quand il leva la main. La philosophe crut que l'homme lui ferait un signe de salut, mais elle était sûre de ne pas le connaître.
Et ses yeux s'écarquillèrent quand elle comprit que l'homme n'était pas en train de la saluer : le creux de sa paume eut une réaction étrange, devenant livide, et la tâche blanche luisante se mit à grandir pour dévoiler des articulations mécaniques.
Son regarde passa plusieurs fois de la main blanche à la tempe : aucune trace de LED. Comment ?
« Professeure ? »
La philosophe bégaya à ses élèves qu'elles se recontacteraient plus tard.
« Je… On ira prendre un café dans la journée, d'accord ? Je voudrais vérifier quelque chose. »
Gavin n'en revenait pas : avec naturel, Conrad se recoiffa, comme si son geste avait été destiné à remettre en place sa mèche. La main avait retrouvé ses allures humaines.
Le temps que la philosophe descende de l'estrade pour venir à leur rencontre, le sergent glissa à son partenaire :
« Tu pouvais pas juste me dire que t'allais lui montrer patte blanche ?
— Effectivement, l'expression est bien trouvée.
— Je sais, je suis fier de moi. »
Si la philosophe s'était montrée bavarde sur l'estrade, elle était maintenant muette, incapable de comprendre ce qui se passait. Elle murmura un « bonjour » un peu étranglé, et se sentit ridicule.
L'androïde, elle savait à présent que c'en était un, tendit la main qui avait trahi son identité, l'invitant à une poignée cordiale.
« Je tenais à vous parler, professeure Webb. Je suis Conrad, le RK900. Et voici le sergent Gavin Reed. »
À la mention du titre de sergent, Riley Webb eut peur de ce que la présence d'un policier pouvait signifier, mais l'androïde avait dissimulé sa LED et il ne portait aucun signe reconnaissable : un crime, mineur certes, mais crime quand même.
Pour gagner du temps, Conrad précisa d'emblée :
« J'ai rencontré Mark Spencer le mois dernier, et je sais que vous apparteniez à son parti jusqu'à récemment.
— Oh, je vois… » Par crainte d'être entendus, ils s'écartèrent des autres groupes. « J'imagine que son discours a été un choc.
— Plutôt, oui.
— Pour moi aussi. » Comme pour se rappeler la déception qu'elle avait ressenti le 5 mars dernier, Riley Webb croisa les bras et sentit ses épaules se raidir. « En fait, choc est un mot trop faible pour ce que les membres de son parti ont ressenti.
— Absolument rien n'indiquait que Mark Spencer allait changer d'avis ?
— C'était aussi soudain et absurde que si un matin, il s'était levé et avait décidé d'arrêter la politique pour aller élever des vaches au Texas.
— Est-ce qu'il a mentionné mon nom ? »
Le politicien avait effectivement parlé d'une rencontre prometteuse avec un androïde déviant, mais il avait, par respect, conservé l'anonymat du RK900. Autrement, elle s'en serait souvenue : le successeur du chasseur de déviants devenu déviant, la situation l'aurait marquée.
« Je vais être franc, professeure Webb.
— Riley.
— Riley. Depuis le dernier discours de Spencer, je me sens responsable, et même coupable.
— Coupable ? »
Conrad avoua, sans fard, qu'il pensait que Spencer avait pris peur lors de leur rencontre, et qu'il avait renoncé à son utopie à cause de lui.
« Il n'avait jamais rencontré de déviant, et son avis était peut-être biaisé. Quelque chose que vous devez comprendre : vous n'aviez jamais rencontré de déviant avant, n'est-ce-pas ? »
À sa surprise, Riley Webb éclata de rire :
« Bien sûr que si ! J'ai rejoint le parti de Spencer le jour du discours de Markus, c'est vrai, mais c'est uniquement parce que ce jour-là, j'ai compris que la déviance était un phénomène qui avait bien plus d'ampleur que ce que j'avais cru tout d'abord. Mais j'avais déjà rencontré un déviant à l'université où je donnais quelques cours : un PJ500 qui avait choisi pour prénom Joshua, mais qui le raccourcissait toujours en Josh. »
Elle leur raconta le soir où elle avait quitté son bureau, en avril 2038. Elle avait surpris des étudiants ivres qui s'en prenaient à d'autres élèves, et avec l'aide de deux professeurs, elle avait réussi à les chasser. Pensant que le sort d'un robot laisserait la philosophe indifférente, ils s'étaient ensuite attaqués à Josh.
Mais à nouveau, elle les avait arrêtés.
« Josh a passé la nuit chez moi tant il était effrayé, et nous avons discuté jusqu'à l'aube. Ces quatre étudiants ont été expulsés de l'université, mais parce qu'ils avaient bu dans l'enceinte et qu'ils avaient agressé des humains. L'agression de Josh n'avait pas été prise en compte, mais il n'en a pas tenu rigueur au directeur. »
Elle leur décrivit un androïde calme, presque timide, et surtout, d'une tolérance exemplaire.
À cette époque, elle venait d'apprendre que son mari, après dix-huit ans de mariage, l'avait trompée avec une étudiante. L'histoire s'était vite répandue sur le campus, mettant tout le monde au courant. Quelques pièces de l'appartement avaient été vidées, souffrant de creux anormaux, signes d'un départ pressé.
Josh, demandant si ce n'était pas indiscret, avait proposé à sa sauveuse d'en parler si elle en ressentait le besoin.
« Je n'ai jamais discuté avec quelqu'un de plus humain que lui. » Assura la philosophe, se souvenant avec plaisir de cette découverte, celle que la déviance était un don, puis elle se reprit : « quoiqu'il en soit, Spencer n'est pas un homme peureux. Encore aujourd'hui, personne ne s'explique ce changement qui s'est fait du jour au lendemain, mais il ne vient certainement pas de votre entrevue. Ça, j'en suis persuadée.
— Vous avez pensé à toutes les raisons possibles ? Et s'il avait été attaqué par un déviant ?
— Quand bien même, on l'aurait su. Et on ne change pas un si grand projet à la première contrariété. »
Déçu, Gavin secoua la tête :
« En fait, vous nous apprenez rien, quoi.
— Je suis désolée que quelqu'un vous ait donné tant d'espoir, mais oui : je ne peux rien vous apprendre de plus, étant moi-même dans l'ignorance la plus totale… »
Le RK900 insista tout de même :
« Il y avait un androïde quand nous avons rencontré Spencer. Un secrétaire.
— Je ne sais pas où il est, je ne l'ai pas revu depuis longtemps. Un matin, la veille du discours, Spencer s'est séparé de tous les androïdes assistants de son parti. »
Sauf que Conrad ne pouvait plus du tout contacter ce secrétaire : même écarté du projet, le robot aurait dû être disponible. À moins qu'il ait été détruit.
Qu'ils aient tous été détruits.
Cette crainte effleura aussi Gavin, et il sentit un frisson descendre le long de son dos.
« Je suis vraiment désolée de ne pas pouvoir vous apporter de vraies réponses, mais je vous le répète : personne n'a compris ce qui s'est passé. Sa femme non plus, j'en mettrais ma main à couper. Spencer ne répond pas aux messages, et de toute façon, je ne suis pas sûre de vouloir avoir de ses nouvelles. »
Conrad sentit les articulations de ses poignets se crisper : le mystère restait complet, et désormais, il ne restait qu'une confrontation avec le politicien lui-même.
« Vous avez gardé des contacts avec des personnes qui seraient restés dans son parti ? J'aimerais le rencontrer à nouveau, et lui demander pourquoi il nous a abandonnés. »
Monica s'affala à son bureau, poussant un grognement qui se termina par un soupir las. Au-dessus de son écran noir, des photos étaient punaisées, souvenirs de l'été dernier. Dans quelques mois, d'autres images s'ajouteraient à ses aventures.
Quand elle remua la souris, l'écran s'alluma à nouveau et son fond d'écran, une cascade animée de cerises en forme de cœur, projeta sur ses joues des lueurs rouges. Elle plaça son oreillette juste après avoir cliqué sur le logo de Tagonsuru, un logiciel qui complétait la longue lignée d'héritiers de MSN.
« Hey. »
Matt apparut en hologramme, comme si elle s'était téléportée dans la chambre. Ses cheveux blancs sur sa peau noire formaient un contraste que l'ordinateur avait du mal à recréer. Juste à côté, Hilde se matérialisa aussi, toujours aussi pâle, les cheveux toujours aussi flamboyants :
« Coucou. »
Elle dévoila ses prothèses de canines pointues dans un sourire, faisant écho à celles de Matt.
« Alors ? » Demanda Coca, un bonnet sur la tête, plus pour le style que pour se protéger du froid : cet imbécile était dans sa chambre.
« Oh, comme d'hab' et exactement ce à quoi je m'attendais : ils m'ont pris la tête. » Monica sortait d'un repas de famille : pendant de longues heures, elle avait endossé le rôle du vilain petit canard. « Ils oublient vraiment que Debra Spencer a survécu grâce à nous ! Chris m'en veut, mais Valérie, c'est pire.
— Ta belle-sœur, c'est ça ?
— Ouais… Enfin, elle m'en veut surtout parce que Chris a failli être viré. »
Monica essaya de refouler la bouffée de honte qui montait dans sa gorge, mais sans succès. L'air de rien, elle baissa le nez vers ses doigts et repoussa les cuticules avec le tranchant de son ongle, observant son tatouage sur sa phalange.
« Et ma mère est folle contre moi parce que j'ai pas parlé au détective. J'ai balancé aucun nom, juré. »
Dans la semaine, elle avait été interrogée par Ben Collins, un collègue de Chris. Non, pire : un ami de son frère. Bien sûr, le policier avait ménagé l'adolescente dans un premier temps, mais quand il avait compris qu'elle s'obstinerait à garder les lèvres closes, il avait perdu patience, devenant plus agressif et touchant la corde sensible du lien familial…
Hé, elle n'avait même pas parlé à Chris des Chats Noirs, elle n'allait pas en parler à un inconnu !
Comme elle n'était pas majeure, son frère lui avait déjà demandé, plus d'une dizaine de fois, quel tatouer avait accepté de lui faire ces deux pattes de chat sur sa phalange, mais elle n'avait jamais laissé échapper ne serait-ce qu'une allusion. Il lui avait déjà demandé, plus d'une cinquantaine de fois, les noms de ses potes qui squattaient les appartements et les maisons, mais là encore, ses lèvres n'avaient même pas murmuré une syllabe.
« Pfff, je regrette qu'on l'ait sauvée. » Souffla Coca, le poing contre sa joue gonflée, mais Hilde le coupa d'une insulte.
« T'es malade ?! C'est son mari, le sale con ! Elle a rien fait, elle. Et même si ç'avait été Spencer, aucun d'entre nous n'aurait été capable d'assister à un suicide en restant sans rien faire. Ça se fait pas. Tu dis vraiment des conneries, Coca, ferme-la au lieu de débiter autant de merde.
— D'accord ! Désolé ! Je suis juste triste pour Monica. Si cette femme était pas rentrée aussi tôt, on serait partis comme d'habitude et personne en aurait jamais rien su. »
À vrai dire, les Chats se foutaient de la politique : ils voulaient juste prendre du bon temps quelques soirs, avant d'être de retour chez eux et de réfléchir, de nouveau, à leur avenir. Et pour beaucoup, Spencer avait été un gars qui avait proposé de bons projets, apportant un peu d'espoir.
Avec le taux de chômage qui se stabilisait à un niveau de menace sociale, les écoles n'étaient plus capables de motiver les élèves : pourquoi bosser quand on savait que neuf élèves sur dix n'auraient aucun travail au bout ? Avocat, médecin, jardinier, pompier, professeur… les offres d'emploi se réduisaient de mois en mois.
Mais si les androïdes se mettaient à réclamer leur liberté, eux, les futurs adultes, réclameraient le bonheur d'avoir un travail : l'harmonie se trouvait là !
Sans oublier que beaucoup d'adolescents avaient été élevés par des androïdes, recevant aussi bien de l'amour parental que mécanique. À l'instar des époques antérieures, les nounous devenaient aussi importantes que la mère, car plus disponibles, plus à l'écoute, plus présentes.
Et l'an dernier, trop de jeunes avaient assisté, impuissants, à la destruction de leur ami mécanique : les parents, effrayés, avaient envoyé à la décharge des confidents, des tuteurs, des compagnons de foot… Des proches. Des membres de famille.
Monica savait que c'était le cas notamment de Matt et Hilde : chacune portait un étrange deuil qu'elles ne pouvaient pas assumer sans être moquées par leur entourage. Pour Matt, c'était l'AX400, surnommée Ella, qui lui manquait. Quant à Hilde, elle n'avait toujours pas pardonné à sa mère la destruction d'Andrew, leur PL600.
« Bon. On a prévu quoi, ce soir ? » Osa demander Coca, malgré le silence qu'il avait provoqué juste avant.
« Y a un bowling abandonné depuis deux ans, au sud de la ville. Blacky y a passé une soirée avec trois autres gars le mois dernier, paraît que c'est sympa. »
Pour donner à ses amis l'envie de la suivre dans cette escapade, Hilde vanta un jardin naturel qui avait envahi les voies du bowling. Apparemment, des branches d'arbustes côtoyaient les panneaux hors-service fixés au plafond, et certains creux abritaient peut-être des nids ?
« Warren vient ?
— Nan, il fait la gueule après ce qui s'est passé chez Spencer. »
Monica prit une inspiration : entendre les plans prévus pour ce soir ravivait le sentiment de honte contre lequel elle luttait. Elle était tentée d'imiter Warren, comme toujours.
Elle avait merdé. Elle avait terriblement merdé. Et elle s'en voulait : Chris avait failli perdre son boulot, putain, et même s'il retrouverait son poste, cette bavure ferait tâche dans son dossier.
« Désolée, ça sera sans moi. »
Malgré les protestations, Monica quitta la conversation, et les profils de ses amis s'évaporèrent. Leur disparition laissa un vide brutal qui n'avait rien de réconfortant, c'était vrai, mais si Monica était sortie, la honte serait revenue la gifler.
Chris lui avait demandé d'arrêter ses conneries, alors elle allait essayer.
La réponse était arrivée pendant qu'elle dormait.
Quand Adanna Bontu s'était levée, l'horloge de sa cuisine dirigeait ses deux aiguilles vers le ciel. La peau sous ses yeux était gorgée de fatigue, gardant encore quelques rêves à projeter contre sa rétine, mais la neurologue devait reprendre son travail. Toujours vêtue de son peignoir, elle prit la décision de rester chez elle aujourd'hui : qu'elle rédige des mails à la Tour ou depuis son canapé n'avait pas grande importance.
Durant son sommeil, une soixantaine de mails était arrivée. Quelle chance : un tiers était de la publicité qu'elle supprimerait sans y jeter un œil. Du bout de son index, elle cochait les cases à côté de titres comme la vente d'une tondeuse à gazon dernier cri (alors qu'elle n'avait qu'un balcon) ou de coupons de réduction dans une parfumerie.
Et puis, Bontu aperçut le nom de Lily Eaton : une réponse dont l'attente avait perturbé son sommeil.
Le message était clair :
Chère professeure Bontu,
Avec tout le respect que je vous dois : vous vous foutez de moi ?
Je vous rappelle que j'ai vécu l'expérience du RK900 comme une humiliation, ma démission juste après n'était pas un hasard, alors pourquoi me serais-je connectée ? J'ai déjà renoncé à tous mes droits au sein de cette société.
Les mots de passe étaient connus des autres membres : vous devriez vous renseigner auprès d'eux, au lieu d'imaginer que je puisse avoir la moindre envie de me souvenir de ce qui s'est passé.
Très cordialement,
Lily Eaton.
Après leurs disputes de l'an passé, la neurologue ne fut pas surprise par le ton, mais par ce rejet. Elle saisit son téléphone et hésita à retrouver celui de son employé.
Mais elle renonça : son instinct la poussait à appeler plutôt le sergent Reed, car cette situation n'était pas normale.
