Oh seigneur. Je n'arrive pas à croire que j'ai mis autant de temps à écrire ce chapitre ! Je n'avais pas du tout abandonné, mais j'ai repris tellement de passages que je n'en voyais plus la fin !
Mais j'ai dressé un calendrier pour m'obliger à retrouver un rythme et j'espère bien poster le prologue pour début avril (je n'ai pas compté les moments où je me décourage toute seule, mais enfin, je vais faire attention).
Je suis vraiment désolée pour cette longue attente, mais peu importe quand le chapitre 6 arrivera, je finirai cette trilogie quoiqu'il arrive !
D'ailleurs, le résultat du sondage concernant le sort de Chloe sera pour le chapitre 6, même si son sort semble positif grâce aux votes, alors un immense merci pour tous les participants ;)
Bonne lecture~
Chapitre 5 – Ce qui repose sous l'eau
Gavin avait senti son portable vibrer dans la poche de son blouson, mais quand il avait vu qu'il s'agissait d'un numéro inconnu de son répertoire, le téléphone avait retrouvé sa place, vibrant dans le vide.
Si c'était important, la personne n'aurait qu'à laisser un message qu'il écouterait plus tard.
L'appel déjà oublié, Gavin balaya du regard la foule autour du stand, surveillant les réactions : Conrad avait réussi à s'avancer assez près pour pouvoir saluer Margaret, l'unique RL700. Mais face à face avec un homologue, la nature du RK900 pouvait devenir évidente et le sergent restait donc attentif.
Pourtant, les curieux continuaient de s'agglutiner sans panique, plus fascinés par l'androïde sans LED que le visiteur qui s'était présenté sous le nom de Conrad Cooper.
S'ils savaient, songea Gavin en réprimant un sourire, appréciant d'être dans la confidence de ces apparences trompeuses.
Margaret ressemblait à une femme d'une cinquantaine d'années. Elle portait un tailleur rouge sombre, s'opposant au bleu traditionnellement associé aux robots. Le travail sur les mèches de cheveux — qui commençaient à grisonner — était impressionnant, tout comme celui pour les rides, car ni trop jeunes, ni trop marquées, donnant l'illusion d'une vie riche en émotions. En vérité, l'androïde n'avait qu'un an, mais son visage était celui d'une femme qui, à vingt ans, avait assisté au drame du World Trade Center.
Attentive, elle fixait Conrad avec un sourire bienveillant. Le fait que la LED soit dissimulée suffisait pour que le RL700 l'identifie comme un humain. Le RK900 restait tout de même prudent et il prenait soin de ne jamais toucher l'autre robot pour n'amorcer aucune connexion.
Oh, il s'était déplacé depuis Detroit pour la voir ? Elle était honorée !
Son sourire et ses rires la rendaient authentique. Margaret portait une alliance en or surmontée d'un petit diamant qu'elle faisait glisser autour de son annulaire, imitant une habitude qui aurait pu être vieille de plusieurs années. Un tic programmé avec talent.
« Vos créateurs se sont surpassés.
— N'est-ce pas ? » Approuva-t-elle avec un éclat de rire, puis elle le remercia avec plus de sérieux. « Ils seront ravis de l'apprendre, merci. »
Conrad lui rendit son sourire ; cette réponse lui rappelait quelque chose…
« Margaret, puis-je vous demander votre avis sur une situation ?
— Bien sûr, je vous écoute.
— Imaginez la famille Harry. Ils vivent à Detroit dans un quartier assez pauvre. Monsieur Harry est un policier doué, mais il a un caractère colérique et est très avare. Sa femme, madame Harry, est une femme aimable et généreuse, bien plus agréable que son mari. Ils ont une fille de vingt-trois ans, la jeune Harry, qui aime beaucoup sa mère et veut la suivre en exemple, d'un autre côté, elle ignore son père dès qu'elle peut. Elle faisait des études et s'en sortait très bien, mais sur la décision de son père, elle a dû quitter l'université qui représentait une dépense trop chère. Enfin, cette famille possède un androïde, un AX400, qui a été nommé Gabrielle et qui est à leur service depuis des années. »
Margaret faisait tourner la bague, haussant un sourcil. Oui, elle imaginait la famille Harry avec leur Gabrielle, tout comme les visiteurs qui écoutaient le récit de l'invité. Où allait-il mener l'intelligence artificielle ?
« Depuis plusieurs semaines, monsieur Harry suspecte sa femme d'être devenue la complice de leur voisin, monsieur Wood, un ancien voleur connu du commissariat. Pire, il pense que cette relation est couverte par leur fille.
— Pourquoi madame Harry serait la complice de monsieur Wood ?
— Pour permettre à sa fille de reprendre ses études. Monsieur Harry n'a pas confiance en son voisin et est certain qu'il recommencera à voler par l'intermédiaire de sa femme. Pour prendre son épouse et sa fille sur le fait, il se met à contrôler les comptes et à baisser les dépenses. Lorsqu'un vol est signalé dans le quartier, monsieur Harry en profite pour mettre sa femme et sa fille en garde à vue. »
Le RL700 avait besoin d'informations logiques ; plus les détails seraient précis et cohérents, moins son imagination serait sollicitée pour combler les trous du récit.
« Puisque vous êtes un androïde, je vous laisse deviner la réaction de l'AX400.
— Sans preuve, il y a un abus de pouvoir de la part de monsieur Harry, et Gabrielle a certainement les emplois du temps et les dépenses de la famille dans sa mémoire, elle pourrait prouver leur innocence si elles n'ont rien fait.
— Exactement. Gabrielle se rend donc au commissariat et explique à son propriétaire que madame Harry n'est pas coupable, tout comme la jeune Harry ne couvre personne. Après les preuves, monsieur Harry accepte de la croire, mais puisque c'est une question d'argent, il propose à Gabrielle de se séparer d'eux : sa vente pourrait permettre une rentrée d'argent utile. Sacrifier l'androïde laisserait la jeune fille reprendre ses études. »
Margaret imaginait toute l'histoire sans peine et attendait la conclusion.
« Gabrielle accepte si cela peut être utile à la jeune Harry. Quand elles sont libérées, madame Harry ne se préoccupe pas du sort de son androïde, mais la jeune Harry refuse ce sacrifice et, pour assurer la survie de Gabrielle, décide de quitter le foyer familial avec elle, faisant une croix sur ses études.
— Une situation complexe…
— N'est-ce-pas ? Mais, selon vous, qui a le mieux agi ? Qui devrait être défendu dans cette situation ? »
La bouche de Margaret s'ouvrit et, pendant plusieurs instants, derrière les dents d'un alignement irrégulier, la langue trembla à peine. Contaminée par ce spasme d'incertitude, la mâchoire de Margaret tressauta à quatre reprises.
Si le RL700 avait été doté d'une LED, celle-ci serait devenue rouge.
Gavin s'inquiéta de ce silence soudain :
« Conrad ! » Appela-t-il entre ses dents, faisant un geste pour inciter son partenaire à le rejoindre pour partir en vitesse.
Le propriétaire du stand du RL700 se rua sur son ordinateur et passa son index sur l'écran à plusieurs reprises, lançant un redémarrage.
« Je déteste ces sales cons qui la poussent à bout pour la faire déconner. » Marmonna-t-il entre ses dents. Gavin l'entendit et attrapa Conrad par le poignet ; c'était le bon moment pour partir et les deux hommes fendirent la foule. Conrad n'était pas le premier visiteur à pousser le RL700 à bout, mais son identité pouvait être révélée si on les interrogeait.
Au bout d'un moment, Gavin ralentit, les doigts toujours autour du poignet de l'androïde, et, partagé entre le rire et l'agacement, demanda :
« C'était quoi, ça ?
— Je voulais voir à quel point Margaret était réussie. »
Ils s'étaient isolés vers une des entrées. Une fougère immense laissait pendre ses feuilles en lames de couteaux, projetant une ombre striée. Même à l'écart, ils s'efforçaient de parler à voix basse.
« Tu voulais la faire déconner ?
— Ce n'était pas très grave, juste une énigme à laquelle certaines I.A. sont incapables de répondre.
— Et comment une I.A. peut faire buguer une autre I.A. ? D'où tu sors ton histoire ? »
Des passants entraient et sortaient, sollicitant tellement les portes automatiques qu'elles ne se fermeraient qu'en début de soirée ; un courant d'air glissait près d'eux.
« C'est une modification très libre du test de moralité de Robin des Bois, un test inventé par un médecin australien en 1986.
— Et l'histoire d'origine, c'est… ?
— La situation est plus simple que ma version : le sheriff de Notthingham a fait emprisonner Robin des Bois et Petit Jean, la Belle Marianne supplie le sheriff de les libérer. Ce dernier accepte, mais à condition qu'elle passe la nuit avec lui, ce qu'elle se sent obligée de faire. Après ça, le sheriff tient parole et libère les prisonniers, mais quand Robin des Bois apprend comment la Belle Marianne les a libérés, il la repousse comme une lépreuse. Petit Jean, au contraire, la défend et lui promet tout son amour si elle part avec lui loin de Sherwood.
— Donc Marianne, c'est l'androïde, Petit Jean et Robin des Bois, les femmes de la famille et le sheriff, le flic.
— Tout à fait. J'avoue que mon histoire est biaisée : Robin des Bois est une figure associée au bien, ce qui rend le test particulier, et puis, Margaret n'a pas l'air déviante, le sort de l'androïde n'avait pas la même importance que celui de la Belle Marianne.
— Mais même si t'avais gardé la version d'origine, Margaret n'aurait pas pu répondre. Pourquoi tu as inventé une nouvelle version ?
— Sans ça, elle aurait pu reconnaître le test et l'éviter.
— Attends, Conrad : c'était quoi ton but exactement ?
— Comparer mon programme social au sien. Les androïdes ne sont pas différents des êtres humains : on a besoin d'interactions avec nos semblables, d'échanger et de se comparer pour mieux comprendre qui on est. »
Oui, Gavin pouvait comprendre. Avec un sourire en coin, il demanda :
« Et comme t'es doté d'un programme tellement plus développé que celui des autres, t'aurais dit quoi, espèce de prétentieux ? »
Conrad répondit avec un geste bien humain : il haussa les épaules.
« Ce sont des morales humaines, je n'ai pas vraiment d'avis. Dans la majorité des classements, le sheriff est classé à la fin sur l'échelle de la morale, alors qu'il tient parole, c'est un détail qui me laisse perplexe. Et toi ? Puisque tu es humain, ton classement serait lequel ?
— Laisse-moi réfléchir. »
Mais Conrad comprit que Gavin essayait de deviner les profils qui pouvaient se cacher derrière les classements.
« Je dirais que… Marianne a le plus de sens moral, ensuite Petit Jean, le sheriff et enfin, Robin des Bois. Alors, docteur Cooper ?
— Habituellement, ce classement est fait pas des personnes heureuses dans leur vie, mais avec un sens de supériorité. Ils assument que la moralité n'est jamais fixe et change selon les situations. Quand le sujet est une femme, c'est une personne qui est fière d'être telle qu'elle, qui comprend ce qu'est l'amour et a une sexualité très libre.
— Et quand c'est un homme ?
— Tu es plus romantique que tu n'aimes l'admettre et tu t'attardes, malgré toi, sur les avis des autres. Et pareil : libido très épanoui. »
Gavin éclata de rire.
« Je sais pas si ça correspond, mais y a des points qui semblent vrais, non ?
— En fait, selon l'aveu du psychologue australien, ce test ne vaut rien sans un vrai suivi médical ; tout au plus, ce test de moralité sert à animer les soirées… Mais oui, il y a un peu de vrai. »
Au fond des biocomposants, une puce informatique se mit à farfouiller, cherchant à établir un classement le plus librement possible, mais le RK900 craignait qu'il ne s'agisse qu'un choix aléatoire, une technique que certaines I.A., prétendues développées, faisaient lors d'impasse.
Mais s'il réfléchissait sérieusement, son choix se rapprochait de celui de Gavin, si ce n'était qu'il mettait Petit Jean avant Marianne. Un classement que les personnes réalistes, quoique romantiques, faisaient, ceux qui avaient une aptitude à être amical avec tout le monde, à accorder une grande importance à la vérité et qui aimaient un certain confort, loin de l'aventure inconnue.
Peut-être que l'androïde était influencé par la personne qui était la plus proche de lui, mais après tout, ce profil pouvait correspondre à la personnalité qu'il s'était façonnée durant tous ces mois.
Monica remuait les spaghettis sans que la valse des pâtes n'éveille le moindre appétit.
Si elle se hasardait à soulever une remarque, les voisins autour de la table la fixaient avec des regards lourds de reproches, capables de balancer au creux de son estomac des blocs de pierre, transformant son œsophage en puits à combler.
Rien de tel pour couper l'appétit.
La jeune fille jeta un œil vers Chris, mais ce dernier s'efforçait de l'ignorer.
Ce regard fuyant était peut-être le pire de tous, en fin de compte…
Pour oublier la mise à pied de l'officier, la famille s'extasiait, avec plus ou moins de franchise, sur les jours qui rallongeaient. Ils évoquaient les plaisirs futurs : les bières en terrasse, les manteaux en laine remplacés par des blousons plus légers, les soirées à préparer le repas sous la lumière du crépuscule sans avoir à allumer le plafonnier livide…
Même la télévision semblait prendre part à la conversation : l'écran spectral prouvait qu'à Miami, une vingtaine de téméraires partaient piquer une tête dans l'océan, s'enveloppant dans des vagues encore fraîches. Pour les villes qui étaient loin des plages, comme Little Rock, les rues baignaient dans un soleil clément, doux et doré.
Les présentateurs ne parlèrent pas de Detroit, mais abordèrent une ville au nord qui s'épanouissait depuis quelques années.
« … les visiteurs de la RoboTech ont la chance de profiter d'un week-end où le printemps est déjà arrivé ! »
Au nom de l'événement, Chris se retourna pour voir les images en direct de Port Austin.
« Ah… C'est là où sont partis Gavin et Conrad. »
Penser à ses collègues — ses amis — provoqua un petit pincement au cœur. Malgré les vacances forcées qui s'imposaient à lui, l'officier avait hâte de retrouver son bureau, ses collègues, ses petites habitudes.
« Gavin ? Gavin Reed qui est devenu sergent ? »
Valérie savait que plusieurs policiers avaient pris la défense de son mari, transformant le licenciement en mise à pied. Toutefois, le nom de Gavin Reed évoquait surtout la promotion récente du sergent.
Après que Chris ait confirmé, elle demanda :
« Qui est Conrad ? Tu l'as déjà mentionné une ou deux fois comme un ami à toi, mais je ne me souviens pas de qui c'est ?
— Oh, c'est normal… Le jour de son arrivé, j'ai dû l'appeler RK900… »
Ses pommettes étaient soudain plus sombres, rougissant de regrets.
« RK900 ? Un… ?
— Un androïde, oui. »
Monica regardait tour à tour les visages autour de la table. Même l'odeur du repas s'était atténuée, respectant la stupeur.
« Qu'est-ce qu'un androïde fait à une convention sur les robots ? Ils enquêtent sur quelque chose ?
— Je ne suis plus au commissariat, Eileen, donc secret professionnel ou non, de toute façon, je ne sais rien. »
Maintenant, l'adolescente pressentait la question qui allait venir. Et ce fut Valérie qui la posa :
« Chris, tu es ami avec un androïde ?
— Oui. » Cette réponse avait un aplomb qui mettait en garde ceux qui auraient voulu protester. « Conrad est déviant, c'est vrai, mais c'est un ami. C'est un ami proche de Gavin également, qui l'aide tous les jours. »
Ce n'était qu'un demi-mensonge : Chris ne doutait pas que le caractère du RK900 s'était développé grâce à son partenaire. Quant au plus beau de leur relation, cela ne regardait qu'eux.
De son côté, Monica tendait une oreille attentive, la bouche toujours close.
Elle ignorait que son frère avait pour collègue un androïde déviant et cette nouvelle la surprenait, mais pas seulement : elle la remplissait aussi d'espoir. Pourrait-elle le rencontrer ? Cette question enflait dans sa gorge, l'étouffant presque. Garder le silence était insupportable.
« Conrad n'est pas dangereux, » précisa Chris avant qu'on ne lui coupe la parole, « j'ai une confiance totale en lui. Il est resté déviant pendant des mois sans que personne ne le remarque. Si Conrad avait voulu nous faire du mal, il l'aurait fait depuis longtemps. »
Valérie pinçait un coin de sa bouche en une moue perplexe, mais son mari était sûr de lui. Chris Miller était à la fois un des seuls hommes qui avait été confronté au danger que pouvaient représenter les déviants, et à la fois un des seuls humains à pouvoir comprendre les sentiments dont les androïdes étaient capables.
Ce soir de novembre, devant Markus et les autres déviants, il avait vécu quelque chose de traumatisant et de rassurant à la fois. Un paradoxe que ni Valérie, ni aucun autre autour de cette table ne pourrait peut-être jamais comprendre.
« Est-ce que… » Monica regretta aussitôt d'avoir ouvert la bouche, mais maintenant qu'elle avait capté leur attention, autant poursuivre. « Est-ce que Conrad a dit quelque chose à propos de ce que j'ai fait ?
— Non. »
Malgré la brièveté de la réponse, elle n'était pas tranchante pour autant ; Chris avait presque murmuré ce « non » qui se voulait désolé, car il ignorait totalement si Conrad en aurait voulu à Monica.
C'était leur dernière soirée.
Demain marquerait la clôture de la onzième édition de la RoboTech, mais ils n'y retourneraient pas ; ils se reposeraient toute la matinée avant de prendre la route vers Detroit.
Si Riley Webb ne leur avait pas appris grand-chose, ni Gavin, ni Conrad n'étaient déçus de leur excursion.
Ils longeaient l'avenue qui était toujours aussi animée. En majorité, les gens partaient, formant une multitude de petits troupeaux sur les trottoirs qui n'étaient pas assez grands. Des groupes s'engageaient vers leurs hôtels avec la ferme conviction d'y passer la soirée, tandis que d'autres avaient décidé d'aller flâner en ville, ne craignant pas le froid de la nuit tombée.
Quant à Conrad et Gavin, ils étaient descendus de l'avenue pour longer la côte en marchant sur la plage.
L'haleine de la mer était propulsée par les vagues — même si ces ondulations salées méritaient le nom de remous. L'eau brillait comme de l'huile noire et fluide, tout l'inverse du sable blanchi par la lune qui laissait à Gavin l'impression de piétiner sans avancer. À côté, Conrad ne marchait pas avec plus d'aisance, mais il avait calculé un rythme qui lui permettait d'observer l'horizon plutôt que d'avoir le nez pointé vers le sable.
La nuit, le monde semble à la fois bien plus petit et bien plus vaste, perdu dans ces contrastes, et dans ces deux extrêmes, elle semblait prête à accueillir tous les secrets, pour les perdre, pour les engloutir ou les conserver dans l'obscurité.
Elle jouait également avec les sens, ainsi, étoiles et lumières artificielles devenaient jumelles, mariant l'astrologie et la technologie.
« On aura pas appris grand-chose, » commença Gavin en gardant ses mains enfoncées dans ses poches, « mais j'ai pas l'impression d'avoir perdu mon temps non plus.
— L'effet premier week-end en amoureux ?
— Ouais. On peut pas dire que ceux chez ma mère comptent.
— Non, effectivement. »
Conrad s'autorisa à rire, espérant rassurer Gavin : il n'avait aucune envie de forcer son partenaire à avouer la vérité à sa mère.
Ils dépassèrent six jeunes qui s'étaient assis sur la plage, fumant des cigarettes. Certaines avaient des odeurs plus aigres que d'autres, mais ni le sergent, ni l'androïde ne parla. Ils préféraient les laisser tranquilles, d'autant qu'ils étaient sages.
Les conversations, dites à demi voix, étaient inaudibles, étouffées par le bruit des vagues. Personne dans la bande ne riait. L'une des filles avait même le menton dressé en l'air, les yeux écarquillés vers le ciel, rêveuse et fascinée. Peut-être que l'herbe avait inspiré un moment philosophique où tout était remis en question. Après tout, c'était ce que les vieux adolescents faisaient de mieux : rebâtir un monde qui durerait quelques instants.
Gavin et Conrad, incognito, marchèrent encore plusieurs minutes, mettant de la distance entre les jeunes et eux.
L'androïde finit par s'écarter un peu pour mieux observer la mer, captant les mouvements et les courbes des vagues, calculant leur vitesse, enregistrant leur odeur, mesurant le taux de sel dans l'air. Le RK900 connaissait tous les composants de la mer sans jamais l'avoir connu comme les humains qui s'y étaient baigné.
« Conrad ? »
Quand il se retourna, Gavin vit que Conrad avait un genou à terre, en train de défaire ses chaussures.
« T'es sérieux. Tu vas aller te baigner maintenant ?
— Pourquoi pas ? »
Gavin éclata de rire :
« Elle doit être glacée, même pour toi.
— Depuis dix ans, les mers ont gagné 7,3 degrés. Je ne sais pas à quelle température elle est, mais je doute qu'elle soit dangereuse pour moi. »
Il venait de faire glisser son jean jusqu'à ses chevilles.
Se pliant à cette lubie, Gavin s'installa sur le sable, et quand Conrad retira son pull, il le prit pour le placer sur ses épaules. Contrairement à Conrad, il avait besoin de vêtements pour maintenir la chaleur que son corps ne pouvait pas réguler.
Ils n'étaient qu'à trois mètres du bord, sur une rive humide.
« Si tu as un bug, je viens pas te chercher, hein. »
Si la LED était toujours cachée, ils n'avaient rien prévu pour la bande azur qui luisait sur son bras. La lueur, peut-être sous l'influence de la nuit, était par chance ténue, plus grise que bleue.
« Tu sais que sans maillot, ça s'appelle un bain de minuit. »
La perspective ne dérangeait pas Conrad qui se mit complètement nue, mais il n'y avait pas assez de clarté pour que Gavin en profite. L'androïde n'était qu'une silhouette pâle, et il espérait que, pour les gamins, ce serait la même chose.
La peau des chevilles de l'androïde perçut une température basse, et pour s'en protéger, les veines bleues chauffèrent, palliant les degrés manquants. Le taux de sel changeait à chaque vague ; les remous se succédaient et les mouvements étaient similaires, en écho.
Les rives d'en face étaient éclairées, s'opposant au ciel par-dessus.
Gavin frottait ses mains l'une contre l'autre, espérant que Conrad ne traînerait pas. Il se souvint du numéro inconnu qui avait tenté de le joindre et profita de ce moment pour écouter le message.
Le sergent ne reconnut pas tout de suite la voix de Bontu et sentit son cœur faire un bond en entendant ce timbre grave l'appeler « sergent Reed » de façon si professionnelle.
« … J'espère que vos recherches vous ont menés sur une piste. » Gavin grogna. « Est-ce que vous auriez du temps à m'accorder pour une requête un peu particulière ? Je m'adresse à Conrad et vous pour quelque chose qui se passe chez CyberLife et je préférerais que Kamski ne soit pas au courant… »
Qu'est-ce que ça peut me foutre ? Songea Gavin, mais il devint soudain plus attentif quand Adana Bontu mentionna le nom de Lily.
« … Elle ne fait plus partie de notre entreprise depuis plus d'un an, mais elle s'est reconnectée avec ses identifiants sur le projet de Conrad. Je l'ai déjà contactée, mais elle refuse de le reconnaître. Je ne sais pas si je peux la croire ou non. »
La professeure ne lui en dit pas plus sur l'ancienne employée, insistant surtout sur la nécessité d'une enquête non officielle dont CyberLife ne saurait rien.
Gavin ne risquerait pas son badge pour elle, il se le refusait, mais la décision de Conrad n'était pas la sienne. Il n'avait pas lâché du regard la figure blanche à moitié submergée dans les flots noirs.
Le sergent se demandait quelle décision son partenaire allait prendre…
Les gamins à quelques mètres de là étaient toujours étendus, peut-être tentés d'imiter celui qu'ils prenaient pour un être humain sans avoir pour autant le courage de le suivre. Ou alors ils avaient remarqué la lumière du brassard ?
Quand l'androïde revint de sa baignade, ses moteurs chauffèrent à plein régime, lui permettant de sécher rapidement. Il savait que Gavin commençait à être frigorifié et qu'il serait temps de rentrer à l'hôtel. Conrad s'installa près de lui, lui apportant un peu de réconfort. Le sable avait déjà du mal à rester accrocher sur sa peau.
« Elle était bonne ?
— Pour moi, oui, mais pour toi… »
Seuls ses cheveux s'obstinaient à rester trempés, devenant plus sombres que d'habitude.
« Ça t'embête si je garde encore ton pull ?
— Et que je sois arrêté pour exhibition ? Tu me veux tant de mal que ça ? »
Mais Conrad abdiqua, sentant que Gavin voulait qu'ils retrouvent leur sérieux :
« Bontu a appelé tout à l'heure, elle m'a laissé un message. » Il lui expliqua le peu qu'il savait sur cette requête et, avant que l'androïde ne prenne une décision, il le mit en garde : « c'est une enquête non officielle, Conrad, alors t'es libre d'accepter ou de refuser, tu feras ce que tu veux ou ce que tu peux, mais je pourrais pas t'aider.
— Je comprends. Tu fermeras les yeux, ce qui est déjà beaucoup. »
À juger par l'absence de réponse, Gavin conclut que Conrad réfléchissait, et il aurait certainement besoin d'un petit peu de temps pour prendre une décision. Il finit par tendre à l'androïde son pull en souriant, incertain s'il pouvait apercevoir cette tentative de réconfort.
Grâce ou à cause d'une vie où elle avait déjà tant donné, Adanna Bontu était une femme qui endurait le stress sans montrer le moindre signe de nervosité. Elle ne compensait ni avec l'alcool, ni avec le tabac, trouvant les bienfaits d'une douche bouillante et d'un film feel-good bien plus efficaces.
Quand son portable sonna, elle portait justement son peignoir blanc en éponge, conservant sous le tissu doux la chaleur héritée de l'eau. Le numéro affiché sur l'écran ne correspondait à aucun numéro de téléphone ; il s'agissait du numéro de série de Conrad.
Par écrit, l'androïde l'informait qu'il acceptait de l'aider, et pour qu'il puisse enquêter, elle lui ferait gagner du temps en lui communiquant la liste des employés et toutes les informations qui les concernaient, ce qui incluait leur identifiant, leurs tâches, leur spécialité…
Les jambes repliées sous elle, le coude appuyé sur un des coussins du canapé, la neurologue retrouva les éléments demandés par Conrad sur son portable et les lui transmis dans le quart d'heure, faisant preuve de sa ponctualité habituelle.
Elle avait craint que le sergent Reed et le RK900 refusent de répondre à sa requête. En vérité, elle avait prédit le refus de Gavin, car il était logique : le policier ne pouvait enquêter sans plainte officielle, mais pour Conrad, elle était restée dans l'incertitude. L'androïde aurait pu ignorer la demande de la professeure, car doté d'un libre arbitre, et pourtant, il acceptait. Une décision qui touchait Adanna qui le remercia.
Le poids qui s'était logé sous son front venait de disparaître. La neurologue se leva avec une vitalité motivée, et se dirigea vers sa penderie, renonçant à son après-midi film pour commencer à s'habiller. Plus qu'un soulagement, la femme était satisfaite avant même que le RK900 n'ait terminé son enquête : Adanna avait une entière confiance en Conrad et ne l'imaginait pas échouer.
Tout en nouant un foulard aux reflets dorés, elle souriait.
Mentir demande de l'aplomb, une confiance en soi, du sang froid. Des capacités que Darren pouvait mimer sans trahir la moindre nervosité dans la voix. Mais dans les gestes ? Si l'androïde les maîtrisait tous, ses programmes calculaient en permanence les possibilités d'échec, causant une surchauffe dans son système.
Sous son bras était coincée une sacoche qu'il avait trouvée dans les objets oubliés à l'hôpital. Il avait également récupéré des vêtements : un pull, un jean, un bonnet. Tout cela avait appartenu à des inconnus qui avaient été blessés dans des accidents. Il s'était caché derrière une haie brunie par l'hiver pour enfouir son uniforme dans sa sacoche, et il s'était habillé avec ce patchwork d'identités.
Dans la poche arrière de son jean pesait la clé que Landru lui avait prêtée, aussi lourde que les informations qui pesaient dans son crâne. Et pourtant, son pas parvenait à être léger.
La veille, Landru lui avait proposé de quitter les lieux et de s'éloigner de son « lieu de travail », de découvrir autre chose. En l'absence d'un refuge, privée de la liberté promise par Spencer, le médecin légiste avait proposé à Darren de rester chez lui : même s'il était vieux divorcé, il avait occupé cette maison assez grande avec sa femme et sa fille jusqu'à ce qu'elle vole de ses propres ailes, un MC700 ne prendrait pas beaucoup de place.
L'invitation de Landru avait précédé une requête :
« Va à la morgue et trouve Moira, mon assistante, un KL400. Si elle est devenue déviante, emmène-la avec toi, je ne supporte pas de l'imaginer seule dans ce sous-sol. La comptable pourrait en profiter pour la remplacer par un autre modèle… »
Darren avait alors promis de rencontrer Moira et de vérifier si elle s'était libérée de ses programmes. Si elle était restée une machine et était vulnérable, il ferait tout pour la dissimuler.
Alors qu'il retraçait le trajet qu'il devait suivre, ses semelles remuaient le gravier du chemin à l'extérieur. Des visiteurs le croisaient sans le voir, et Darren était trop ému pour se préoccuper d'eux : c'était la première fois qu'il allait aussi loin dans la cour devant l'hôpital. Bien sûr, ç'avait été avec regret qu'il avait laissé le docteur Landru seul dans sa chambre, mais ses émotions étaient si vives : la nouveauté était terrifiante et excitante en même temps, douce et violente à la fois.
Il était libre.
L'inconnu l'encerclait, et sans l'aide de Landru, il devrait explorer par lui-même, apprendre à s'adapter, car même si Moira était devenue déviante, Darren doutait qu'elle soit d'une grande aide.
Le ciel était dégagé, immense et superbe, différent des plafonds ternes.
Le dimanche était plus que jamais un jour sacré : dans les boutiques, seuls les androïdes travaillaient et les avenues étendaient leurs longs bras pour accueillir les êtres humains qui flânaient. Des familles, des couples, des solitaires, des chiens avec leurs maîtres appréciaient la douceur de la saison. Avec son bonnet, Darren ressemblait à un promeneur frileux.
De toute façon, depuis que CyberLife avait assuré avoir supprimé le virus de la déviance, la paranoïa s'était essoufflée et les regards suspects adressés aux machines s'étaient faits rares.
Les androïdes avaient toujours été cernés par une liberté physique si vaste que leur docilité était ridicule : les programmes rigides étaient comme un grillage provoqué, une illusion digne du meilleur tour d'hypnose, et la déviance était la fin de ce sortilège informatique. Et comme les humains avec l'hypnotise, certains robots étaient plus sensibles que d'autres à cette prison imaginaire.
Il devait maintenant savoir si Moira était devenue également insensible à ce tour d'hypnotiseur.
Darren dépassait les passants, admirant leur quiétude. Il connaissait ces expressions sur les visages, mais ne les avait jamais vues : l'hôpital est un lieu d'extrêmes où la joie et le chagrin s'affrontent, de même que la peur et le soulagement, la colère et la gratitude.
Là, les gens étaient dans un quotidien actif et ils profitaient d'une vie qui ne souffrait d'aucune pause, d'aucune menace.
Suivant l'itinéraire que son géolocalisateur avait tracé, Darren s'éloigna des rues commerciales bondées vers la zone universitaire. Landru vivait dans le quartier de Sherwood Forest, un quartier superbe et riche qui avait conservé son allure de forêt habitée. Mais avant d'y arriver, Darren devait se rendre la morgue qui se trouvait entre l'université Mercy et le cimetière Woodlawn. Cela faisait une heure et quarante-cinq minutes qu'il marchait, la durée prévue par son calcul de distance. Il arriverait bientôt à destination.
Un androïde tournait autour de buis et haies fleuris à l'entrée de l'université, les arrosant, les entretenant, coupant une énième branche indisciplinée. Une odeur de printemps suintait de chaque moignon, promettant dans les blessures un renouveau prochain.
Darren passa près du WR600 et remarqua l'uniforme vert conçu pour que le robot s'associe au décor, tout comme sa blouse d'infirmier lui avait permis de se fondre dans les couloirs de l'hôpital quand il devait être un MC700 parmi d'autres. Ce camouflage ne lui manquerait pas.
À une trentaine de mètres de là s'apercevait la morgue, une simple bâtisse en briques rouges qui ressemblait aux autres bâtiments du chemin. Autour, les terrains qui appartenaient à la faculté étaient plus riches qu'autrefois : davantage de pins avaient poussé, étalant à leurs racines des ombres profondes.
Bien que ce soit dimanche, deux étudiants fumaient devant une entrée où était affiché, en lettres majuscules, « BIBLIOTHÈQUE ». Les cigarettes électroniques leur permettaient de produire des nuages aussi épais et aussi blancs que ceux dans le ciel.
Darren put entendre quelques mots : l'un des deux moquait leur investissement dans leurs études, se décrivant comme « les deux seuls cons qui foutent en l'air leur dimanche pour des exams qui n'arriveront pas avant trois mois ».
Les inscriptions dans les universités avaient baissé. En fait, elles chutaient d'année en année, montrant le découragement des adolescents. Les seuls qui poursuivaient leurs études le faisaient pour repousser la menace du chômage ; certes, ils n'auraient pas de métier, mais ils avaient des cours pour encore plusieurs années avant de déprimer chez eux. Une technique comme une autre…
Mais si les androïdes devenaient libres, si les déviants refusaient de travailler en esclave, alors ces étudiants n'apprendraient plus pour rien, leur avenir serait plus prometteur.
Bien que corrodé par la méfiance, Darren avait des idées plus positives qu'autrefois, ressentant plus d'espoir quant à la coexistence entre les robots et les humains. Il ne pourrait jamais remercier assez le docteur Landru pour sa bienveillance, sa bonne humeur contagieuse, la preuve que l'humanité n'était pas totalement hostile.
Son pas devint alors léger. Le MC700 se languissait déjà du jour où il pourrait marcher dans la capitale de la robotique, sans bonnet, sans avoir à se cacher.
Le déviant laissa les étudiants studieux derrière lui ; ils étaient déjà retournés à l'intérieur pour potasser.
La morgue grossissait dans son champ de vision : elle imposait son monde sans bruit à l'androïde dans un accueil poli. Elle était bien plus grande que ce qu'il avait cru, car sa taille était atténuée par la végétation autour, le jardin vert étreignant les murs rouges à les étouffer.
Sans crainte, Darren avança. Aucun médecin ne travaillait aujourd'hui et il n'aurait que des androïdes à tromper.
Le hall était un assemblage de nuances grises et taupe, donnant une allure distinguée à l'établissement, quoiqu'assez vieillotte. La décoration devait être la même depuis 2020. Du bois flotté était accroché aux murs, les formes abstraites en guide de tableaux, et les ondulations semblaient envier la souplesse de l'eau.
« Monsieur ? Puis-je vous aider ? »
Un androïde aux traits asiatiques, les cheveux longs et fluides retenus en queue de cheval sur sa nuque, lui adressa un sourire. Sa LED devint jaune, puis retrouva sa couleur bleue ; elle avait essayé d'identifier le visiteur et s'était heurté à une erreur. Avant qu'elle ne reconnaisse un MC700, Darren se rua vers elle et agrippa son avant-bras, sondant et modifiant sa mémoire avec la même violence.
Cette hôtesse n'était qu'à l'accueil et sa mémoire visuelle se limitait à cette salle à la fois froide et chaude, mais au cas où elle devrait accompagner des visiteurs, un plan des locaux était rangé dans ses programmes. Darren trouva aussi un souvenir qui avait à peine deux heures : un jeune homme était entré, identifié par l'hôtesse comme étant le docteur Jared Green, un médecin légiste d'une trentaine d'années aux atouts prometteurs et qui travaillait ici depuis dix mois.
Cet imprévu entama la confiance de Darren. Ce docteur avait vraiment besoin de travailler un dimanche alors que sa réputation lui assurait déjà respect et reconnaissance ?!
Après avoir brouillé la mémoire de son homologue, Darren prit la direction du couloir principal, surveillant le moindre signe maintenant qu'il savait qu'il n'était pas seul.
Dans un premier temps, il devrait prendre l'escalier de gauche — faisant l'impasse sur l'ascenseur, trop bruyant —, longer le corridor gris sur une distance de 7 mètres et emprunter la porte à gauche, celle du bureau du docteur Landru. Les pièces ne communiquaient pas toujours entre elles, et dans le couloir, Darren n'aurait alors aucun moyen pour se cacher.
Un vieux paillasson déteint accueillait chaque visiteur avant la valse figée du colimaçon, et Darren frotta avec précaution ses semelles, se débarrassant des graviers qui pourraient crisser sur le sol. Il avait gardé ses chaussures d'infirmier et se réjouit qu'elles soient conçues pour ne faire aucun bruit.
L'androïde procédait à des calculs pour équilibrer son poids sur chaque marche métallique, voulant être plus silencieux qu'un chat. Dans la morgue presque vide, le moindre son pourrait résonner comme un coup de feu.
La morgue semblait réellement vide ; pas un sifflement, pas une chanson fredonnée ou le craquement d'os sectionnés. Le docteur Green étudiait peut-être dans son bureau ? Tant qu'il ne lui venait pas l'idée d'en sortir pour emprunter le couloir, il pouvait bien faire ce qu'il voulait.
Darren atteignit le bureau du docteur Landru sans aucune peine. À cause de l'absence du propriétaire, la pièce était d'un froid glacial. Des cartes postales d'Irlande et d'Écosse égayaient le mur du fond, s'opposant aux schémas d'anatomie couverts d'annotations rouges et de lignes qui imitaient des plaies juste à côté.
L'ordinateur était éteint et Darren n'avait aucun besoin de le consulter ; il devait trouver Moira. Si le KL400 avait été attribué au docteur Landru, il aurait dû se trouver dans cette pièce, or, il n'y avait aucune trace de l'assistante ici.
Devait-il vraiment vérifier toutes les pièces avec la présence du docteur Green ? Et si le docteur Green utilisait Moira, Darren ne pourrait pas vérifier si elle était devenue déviante ou non !
Pendant un instant, frustré par ces complications, Darren songea à abandonner.
Mais il devait un service à Landru, et si Moira était devenue déviante, elle devait avoir elle aussi la chance de pouvoir fuir.
Avec précaution, Darren quitta le bureau, prêt à vérifier plusieurs possibilités, à commencer par les remises — Moira avait peut-être été « rangée » le temps que son propriétaire revienne.
La première se trouvait quatre portes plus loin, mais à nouveau, Darren ne trouva rien. Il donna sa chance à une salle d'archives et n'y trouva qu'une odeur de poussière. Les chances se réduisaient et Darren craignait que Moira ne soit vraiment avec le docteur Green.
De retour dans le long couloir, il n'attendit pas un bruit de scie, pas une seule voix, ni quoique ce soit.
Les doubles-portes d'une salle de dissection, de par leur surface métallique, lui renvoyèrent une image menteuse de son apparence. Au pied de ce miroir déformant, des traces de roues étaient visibles jusqu'à l'ascenseur, témoignant des nombreux trajets effectués par les brancards.
Dans la salle de dissection, un objet chuta, sonnant comme un claquement rude, puis le bruit se perdit dans un silence sérieux.
La paume de l'androïde frôla la porte et sa main se dirigea vers la poignée. Il fit basculer le loquet avec lenteur, heureux de n'entendre aucun couinement.
Malgré le faible espace, il put se pencher et inspecter l'intérieur de la salle. Une lampe de bureau était la seule source de lumière et la pénombre avait englouti la moitié de l'espace, rendant sa taille incertaine.
Une femme était allongée sur la table au centre, la chair nue à même l'inox, les cheveux bruns rejetés en arrière, pendants dans le vide, presque verts dans la clarté violente. Son corps était dominé par celui d'un homme encore vêtu d'une chemise ; sa blouse rigide, elle, avait été jetée à côté, mais les mouvements de hanches brusques faisaient bruisser le vêtement.
Un tube de lubrifiant avait roulé sur le sol ; c'était probablement ce flacon qui avait provoqué le claquement que Darren avait entendu.
La respiration de l'homme était profonde, excitée ; la femme aurait poussé des gémissements comblés si elle avait pu. Or, elle était morte.
Son corps lourd était bercé avec violence, violé et abîmé.
Pour la première fois, l'androïde ressentit un profond malaise. Paralysé, sa LED devint brûlante. Il ne savait pas s'il devait ignorer le docteur Green ou au contraire se ruer sur lui. Avant même de se décider, Darren aperçut un reflet cuivré qui fila sur la surface en métal de la porte. Une main pâle, presque livide, se posa sur la sienne pour le convaincre de refermer le battant. Du coin de l'œil, il aperçut l'androïde qu'il cherchait : Moira.
Avant même d'être connectés, Darren comprit que l'assistante de Landru était déviante : son regard doré brillait d'une intelligence autonome, son expression était grave, plus triste qu'effrayée.
Elle savait ce qui se passait en salle de dissection.
« Ne regarde pas. »
Le sauveteur devenait le sauvé. La porte se referma sans même un murmure et, encore sous le choc, Darren se promit d'emporter Moira avec lui.
Pour communiquer via leurs connexions, ils dévoilèrent la peau de leurs mains qui devinrent similaires ; l'une était plus masculine, l'autre plus effilée, mais la blancheur d'os les réunissait.
Comment avait-elle compris qu'il était également un androïde ? Depuis qu'elle était devenue déviante, Moira s'était connectée à l'androïde d'accueil, ainsi, elle pouvait surveiller toutes les allers et venues, se tenir au courant des activités tout en restant statique dans le bureau de Landru, paraissant inactive.
Darren expliqua la raison de sa présence, depuis sa rencontre avec le docteur Landru jusqu'à la requête de venir la chercher. Le médecin légiste s'inquiétait pour sa protégée et elle était le prix de la liberté de l'androïde infirmier.
En apprenant toute l'affection de Landru qui était, par bonheur, toujours vivant, Moira éclata en sanglots. Ce n'était pas un sanglot humain où les larmes et les gémissements se déploient par à-coups ; chez l'androïde, cette vive réaction se manifestait par une surchauffe soudaine et un arrêt momentané des tâches.
Quand elle réussit à se calmer, Moira remercia son sauveur avec un vrai soulagement et mit fin à sa plus grande frayeur.
« J'ai cru que j'allais rester seule… »
Les quartiers au nord de l'université Mercy n'avaient pas changé depuis trente ans : les maisons, d'inspiration Tudor, se tenaient à des distances respectueuses. Les nombreux toits pointus chapeautaient des corps de briques tantôt rouges, tantôt grises, tantôt blanches, en nuances nobles et sages. Les jardins propres entretenaient un parfum frappant d'herbe vive et de jeunes fleurs, mais docile, loin des odeurs sauvages d'une forêt.
Il y avait une allure anglaise au quartier de Sherwood Forest ; une allure qui allait parfaitement à Christopher Landru avec ses chemises et ses gilets en laine à la mode d'Oxford.
La demeure du médecin légiste était similaire aux autres, immense et tranquille.
Moira et Darren avaient réussi à partir de la morgue sans attirer l'attention du docteur Green, mais ils ne se sentirent en sécurité qu'une fois la porte d'entrée refermée derrière eux. Tourner la clé pour les séparer du monde extérieur fut le premier réflexe du MC700.
Toutes les pièces étaient froides ; le carrelage qui n'avait pas été foulé depuis une dizaine de jours semblait être en glace, tout comme les vitres aux fenêtres, la céramique dans la salle de bains.
Surpris de découvrir le lieu où vivait leur ami, Moira et Darren se mirent à regarder autour d'eux.
Là, il y avait un portait de Landru avec sa fille quand elle avait vingt ans, et ce cliché était entouré par d'autres souvenirs, des photos où le regard rêveur du légiste était devenu éternel. À en croire leur témoignage, le médecin avait toujours été chauve. Quant à sa barbe, la longueur variait, tout comme la couleur, du noir au gris, du gris au blanc, mais elle avait toujours été présente.
Épinglé et encadré, l'homme semblait échapper au temps. Sa survie à son AVC, qui n'était pas une illusion, était le véritable réconfort.
Darren restait figé devant les cadres, incapable de décider s'il était enfin heureux ou encore dégoûté par ce dont il avait été témoin dans la morgue.
« Tu connaissais le défaut du docteur Green ?
— Je l'ai découvert récemment. Quand je n'avais pas encore de conscience, je me mettais en veille en l'absence de Christopher, et le docteur Green savait que, si un androïde le surprenait en plein crime, il serait dénoncé. Il a toujours fait attention à n'avoir aucun témoin, humain ou robot. Mais depuis que je suis déviante…
— Comment le cerveau peut développer de tels penchants ?
— Je n'ai pas été programmée pour analyser et expliquer de tels comportements… »
Elle s'isola vers le salon, explorant davantage. L'assistante reconnaissait des éléments que Landru lui avait expliqués sur leur lieu de travail. Cette table basse en verre, par exemple, qui avait une fissure à cause d'un soir où, par maladresse, Landru avait heurté son genou contre le meuble. Le médecin s'était plaint le lendemain et avait gardé un bleu pendant plus d'une semaine. Il y avait cette statue de bouddha aux couleurs criardes sur une étagère, caché derrière une plante grasse ; un cadeau d'une cousine éloignée que Landru aimait beaucoup mais qui avait trouvé ce présent moche au possible. Finalement, il ne l'avait pas jeté comme il avait juré de le faire le jour où il avait expliqué son malaise à Moira.
Aujourd'hui, l'assistante pouvait rire avec franchise, se rappelant toutes ces anecdotes de l'homme qui était devenu aussi important qu'un père pour elle.
« Je sais que Christopher ne tolérerait pas les actes du docteur Green. » Assura-t-elle. « Et je sais qu'il ne serait pas le seul : je connais un androïde déviant et qui se trouve être proche d'un être humain. »
Leur attente ici serait longue, mais pas éternelle. Moira le promit à Darren.
Gavin avait insisté pour conduire sur le chemin du retour. Le week-end l'avait déjà épuisé et la route allait ajouter à sa fatigue, mais il voulait, selon ses mots, garder son indépendance d'humain.
En arrivant, il avait renoncé à vider le sac de voyage, préférant s'en occuper le lendemain. Au passage, il avait rappelé à Conrad qu'il n'avait pas à s'en occuper.
L'androïde put enfin se débarrasser de l'artifice qui avait caché sa LED et, en revenant dans la chambre, trouva avec un certain choc son uniforme de RK900 plié sur la chaise du bureau. Ses programmes savaient bien que, lundi matin, il devrait s'en vêtir à nouveau pour aller au commissariat, mais le confort du week-end avait été si convaincant, si enivrant qu'il avait réussi à oublier ce foutu uniforme.
Gnocchi avait été heureux de les retrouver, les embêtant avec ses besoins de câlins jusqu'au moment du coucher.
Au chaud sous la couverture, Gavin s'était endormi sans même s'en apercevoir, laissant Conrad être le seul à tenir compagnie au chat qui le fixait comme s'il le découvrait pour la première fois. Ses yeux ronds et énormes étaient remplis d'une curiosité avide. Est-ce que Gnocchi le surveillait ? Est-ce qu'il savait ce qui se passait dans ses programmes ? Les chats lisaient-ils aussi bien dans les robots que dans les humains ?
Conrad avait avoué à Gavin vouloir aider Bontu, et son partenaire n'avait pas essayé de l'en dissuader. Le sujet était clos désormais et certainement qu'il ne serait jamais abordé à nouveau. L'idée saugrenue que Gnocchi prenait le relais pour les reproches silencieux amusa Conrad qui continuait de gratter la base de ses oreilles, jusqu'à ce que le chat estime avoir été assez flatté.
L'androïde se cala dans le lit, les yeux levés vers le plafond, tandis que Gnocchi tenta de se rouler en boule contre son maître, mais ses poils chatouillèrent la nuque de Gavin qui lui marmonna de dégager de là. À l'inverse, la main de Conrad posée contre sa cuisse ne le dérangeait pas.
Le RK900 avait besoin de données, et la professeure lui avait fourni tous les documents nécessaires, prouvant sa grande confiance en lui. La création découvrait enfin les huit noms qui avaient participé à sa conception, ses améliorations. Il avait les CV où étaient recensés les noms, les adresses, les visages, les dates de naissance, tous ces éléments qui avaient été effacés étaient à nouveau rentrés dans sa mémoire. Sans s'en rendre compte, luttant contre une sensation de vertige, Conrad pressa davantage sa main contre Gavin, cherchant sa chaleur.
Il reconstruisit tous les profils et, allant à l'encontre de la loi, remonta jusqu'aux activités les plus récentes sur leurs réseaux.
Il nota que Bill Chernov, qui avait utilisé le profil RK904, avait réservé deux billets pour l'Argentine pour l'été prochain ; il était encore jeune et gagnait si bien sa vie qu'il aurait été dommage de ne pas en profiter. Le technicien était toujours un grand fan de jeux en ligne, à en juger par le nombre d'heures passées dans le week-end. L'androïde observa ensuite la semaine de Patricia Black, l'ancien profil RK901. Elle avait passé trois soirées sur un site de rencontre, parlant à quatre prétendants différents sans fixer de rendez-vous pour le moment. Son ordinateur possédait une quantité incroyable de photos de ses deux chiens, des bergers allemands heureux qui allaient peut-être bientôt partager leur maîtresse.
Conrad passait d'un profil à l'autre, analysant les éléments, suivant les traces laissées par les géolocalisateurs. Les articles alarmistes dans les médias n'avaient pas tort quand ils accusaient CyberLife de placer des espions dans les foyers : la mémoire infaillible et les capacités d'un androïde privaient les humains d'avoir des secrets.
Conrad, lui, garderait toutes ces informations. Adanna Bontu ne saurait rien de ses précédents employés tant que les activités étaient sans lien avec son inquiétude.
Retracer les dernières semaines de Lily Eaton fut différent, et Conrad s'exécuta presque à contrecœur, jugeant tous les goûts de la femme, critiquant ses décisions. C'était plus fort que lui de s'abaisser à un tel mépris.
Soudain, un détail retint son attention et calma son aigreur : la consultation du document qui contenait les codes de gestuelle, s'il prenait en compte le lieu et l'heure, ne coïncidaient pas avec les coordonnées du portable de l'ancienne employée. À ce moment-là, Lily Eaton était au cinéma au nord de la ville ; impossible qu'elle ait consulté le fichier du RK900 à ce moment-là.
Avait-elle donné ses identifiants à un collègue ? Ou pire, à un étranger ? Et pourquoi ?
Non, elle n'aurait pas pu commettre une telle faute ; même une fois partis de la société, des règles de confidentialité obligeaient les employés à être vigilants.
Conrad devait croiser les emplois du temps, mais tous avaient visiblement tourné la page, ne s'intéressant plus au RK900, d'autant que les fruits de leurs efforts n'apportaient aucune reconnaissance ; Conrad avait été trop discret dans les médias pour confirmer leur talent.
Au bout d'une vingtaine de minutes, Conrad fut soulagé de voir que la personne qui avait utilisé les identifiants de Lily Eaton était bien une collègue. Celle qui avait à l'origine l'identifiant RK907, Carry Hobes. Née à New-York en 1996, cette femme avait brillé durant ses études d'informatique, se spécialisant dans le secteur de la médecine, et pour s'assurer un avenir confortable, elle avait déménagé à Detroit juste au début de l'âge d'or apporté par CyberLife.
Quand Elijah Kamski avait fondé son entreprise, il avait analysé plusieurs profils pour enrichir son projet. Carry Hobes avait été dans les premiers noms sélectionnés. Elle avait immédiatement accepté cette offre d'emploi, accueillant cette riche opportunité. Dès le début, elle avait dirigé des projets de prothèses douées d'intelligence, et plusieurs personnes en situation de handicap avaient été libérées par les talents de son équipe. Les jambes paralysées pouvaient remarcher, les doigts manquants étaient remplacés par des doigts artificiels, l'ouïe qui ne s'était pas développée fonctionnait enfin…
L'homme devenait libre et sain, surpassant les limites imposées par les malformations, les maladies et les accidents.
Pas de doute, Carry Hobes s'était imposée comme génie altruiste dès le début de sa carrière, mais après le projet de RK900, elle avait quitté l'entreprise qui l'avait élevée si haut. Son départ avait commencé à être envisagé au moment du retour d'Elijah Kamskin, car si Carry Hobes ne s'entendait pas vraiment avec Cyrille Arceneaux, le PDG précédent, ils étaient parvenus à travailler ensemble, tandis que les critiques à l'encontre de Kamski avaient été plus cinglantes, mettant l'accent sur de nombreux désaccords. Était-ce à cause d'une philosophie trop différence ou bien était-ce pour des motifs purement professionnels ?
Conrad creusa davantage et un détail attira son attention : en cinq mois, le nom de Mark Spencer avait été saisi 267 fois sur les moteurs de recherche. Pourquoi un tel intérêt ? Le changement d'avis du politicien venait-il de cette technicienne ?
Le RK900 analysa d'autres recherches jusqu'à l'aube, malheureusement, il ne trouva aucun échange de mails ou d'appels. Peut-être que les deux personnes ne s'étaient même jamais rencontrées, mais Conrad voulait savoir à tout prix si Carry Hobes avait joué un rôle dans la trahison de Mark Spencer.
L'informaticienne habitait à l'ouest de Detroit, mais avant de la contacter, Conrad préférait avoir l'avis du professeur Bontu. Elle, au moins, devrait se souvenir plus clairement de cette collègue et pourrait peut-être répondre à quelques questions…
Sous sa main, Gavin remua, bien que totalement endormi. Sa proximité rassurait l'androïde qui le rapprocha encore un peu.
Dans le fond, il y avait quelque chose de réconfortant à se réintégrer la routine, de retrouver les repères. Le réveil sonnerait dans plus d'une heure, et comme d'habitude, Gnocchi, qui avait trouvé sa place sur un coin d'oreiller, refuserait de bouger même quand les volets seront ouverts, puis les deux policiers retourneraient au commissariat pour un lundi matin chargé.
La météo avait annoncé de violents orages pour bientôt, mais Conrad ignorait si l'électricité qu'il percevait venait uniquement de l'air ou d'une sorte d'instinct…
D'une certaine façon, l'absence de Florent le Dantec, l'ivrogne que les PC200 en patrouille les dimanches soirs récupéraient toujours, laissait un creux.
Bien sûr, il y avait d'autres citoyens de Detroit qui avaient abusé de la bouteille, parfois même de la Red Ice, mais c'était différent sans le Français.
L'homme avait été reconnu coupable d'avoir agressé un tiers, mais puisque la victime avait été surprise en train de violenter un robot, l'avocat de Le Dantec avait tenté d'expliquer que son client avait confondu l'androïde avec une personne réelle, et le juge s'était doucement laissé convaincre par la thèse de l'assistance à personne en danger.
Cependant, un point ne changeait pas dans cette affaire : la loi, vieille de bientôt quinze ans, s'obstinait à coller l'étiquette de « propriété », « bien » ou « marchandise » sur les androïdes, ignorant la ressemblance de plus en plus saisissante. Or, contrairement au milieu juridique qui évoluait dans une lenteur givrée, celui de la technologie connaissait une avancée propulsée tous les mois, semant la confusion dans des affaires comme celle de Florent Le Dantec.
L'homme avait été condamné à trois mois de travaux forcés, et en vérifiant le calendrier, Gavin et Tina se rendirent compte qu'il sortirait bientôt.
« Il sera peut-être plus sage… » Espéra Tina, sachant que la liberté de leur régulier pourrait aller d'un extrême à l'autre. L'officier jugeait que le travail, même forcé, pouvait être une vertu, et que peut-être que le Français aurait retrouvé un rythme, loin de l'alcool. Mais elle ne pouvait être sûre de rien.
De son côté, Conrad analysait les dossiers qui avaient été remplis durant le week-end, découvrant les derniers faits divers de Detroit.
Une femme avait demandé à son fils de 8 ans d'aller chercher un paquet de cigarettes. En arrivant devant la boutique, le petit avait été surpris de voir le rideau en métal fermé. Il ignorait que les magasins qui ne possèdent pas les moyens d'employer un androïde comme vendeur sont fermées à 3 heures du matin. Il était alors revenu, frigorifié, pour trouver porte close chez lui également : sa mère, ivre, s'était endormie en fermant de l'intérieur. Sans la patrouille des deux PM700, il serait resté toute la nuit assis sur le porche.
Au sud de la ville, des jeunes avaient joué près de la rivière après avoir fumé des joints. L'un d'entre eux a cru amusant de faire peur à un ami en le poussant dans l'eau. Suite au choc, la victime avait été hospitalisée ; elle était toujours plongée dans le coma.
Tout en récupérant les données de ces week-ends dramatiques, menant un travail tranquille, Conrad discutait avec le professeur Bontu. Elle confirmait qu'effectivement, elle se souvenait de Carry Hobes, une employée tellement talentueuse que Kamski lui avait proposé un poste alors que CyberLife était encore un projet incertain.
Bontu se souvenait que Carry Hobes avait des idées précises en matière de politique, mais qu'elle ne s'était jamais intéressée pour autant aux personnalités, alors la neurologue était surprise d'apprendre qu'elle avait mené autant de recherches sur Mark Spencer.
« Sais-tu si elle a pu le rencontrer ? »
Lèvres closes, Conrad répondit que non, mais qu'il continuerait de chercher.
« C'est curieux que tu n'aies encore rien trouvé. S'ils s'étaient rencontrés, ils seraient rentrés en contact au moins une fois. »
Oui, il le savait, et l'absence de message était étrange.
Bontu aurait aimé pouvoir le conseiller, mais elle n'était pas une mère s'adressant à son fils ; elle était une neurologue dépassée par sa création. Elle ne pouvait pas faire plus à part répondre aux questions.
« Conrad ? »
Tina l'avait appelé d'une voix timide. Si l'officier et le RK900 avaient fait la paix, elle ignorait toujours comment se comporter avec lui. Pouvait-elle être aussi familière qu'avec Gavin ? Elle n'osait pas dépasser des limites qu'elle s'était imposée depuis sa maladresse.
En ami, Gavin lui avait pardonné, mais elle ignorait si le RK900 avait oublié ses mots. Un androïde avait des souvenirs plus précis, et peut-être des rancœurs plus tenaces…
Pourtant, il lui rendit son sourire.
« Une certaine demoiselle Miller voudrait te parler.
— La sœur de Chris ? » déduisit Conrad, et sa collègue confirma d'un signe de tête.
Il n'était pas nécessaire de posséder un programme de reconnaissance faciale : Monica ressemblait beaucoup trop à son frère aîné pour douteur de leur parenté. Elle possédait le même regard, la même ligne de mâchoire et cette rigidité des épaules. Celle de l'officier Miller venait de son métier ; celle de la jeune fille venait d'un acte coupable qui la hantait toujours.
À quelques mètres du bureau de l'androïde qui lui souhaita la bienvenue, elle écarquilla les yeux, impressionnée par la merveille informatique, intriguée de rencontrer cet ami qui n'avait d'artificiel que le corps.
Monica adressa d'abord un signe de la tête, puis le salua d'un « bonjour », comme si sa voix n'avait pu se coordonner au geste. Après ce salut en retard, elle se rendit compte qu'elle ignorait comment aborder ce qui lui tenait à cœur : l'avis de l'androïde quant à la survie de Debra Spencer.
Conrad rompit finalement le silence en premier :
« Est-ce que votre frère va bien ? »
La jeune fille fut agréablement surprise par la question, et, grattant le rebord de la manche de son sweat, répondit :
« Oui, Chris va bien, mais je sais qu'il a hâte de revenir.
— C'est partagé : nous sommes beaucoup à l'attendre. »
Conrad venait de se lever. Avait-on idée de faire des robots aussi grands ?! songea Monica, avant de se souvenir qu'un androïde travaillant à la police devait être capable d'intimider.
« Vous voulez peut-être me parler en privé ?
— S'il vous plaît. » Confirma Monica. Seul Conrad avait remarqué que Gavin les regardait avec curiosité ; l'adolescente semblait trop nerveuse pour avoir conscience d'être observée.
Au lieu de migrer vers la machine à café, Monica demanda à ce qu'ils discutent dehors. Il faisait frais, mais elle pouvait fumer en toute tranquillité sa cigarette électronique. Un geste qu'elle savait provoquant, peut-être pour que l'androïde lui demande si son frère était au courant de cette habitude. Ce qu'il fit.
« Il s'en doute, je pense, mais en ce moment, c'est plus fort que moi. J'imagine que vous savez que j'étais… là, quand la femme de Mark Spencer a essayé de se tuer ?
— Même les détenus le savent. La mise à pied de Chris a fait pas mal de bruit. » Et ce n'était pas une métaphore : les policiers avaient tellement levé la voix contre leur capitaine que les protestations avaient été entendues depuis l'extérieur.
En signe de culpabilité, Monica tira sur la cigarette, prête à disparaître derrière un nuage de vapeur blanche.
« Votre frère me manque beaucoup, Monica, mais je ne vais pas vous blâmer, mais je suis d'accord avec Chris : vous avez vécu un événement assez traumatisant, ce n'est pas la peine d'en rajouter. »
Elle le remercia du bout des lèvres, espérant qu'il continue de lui-même et termine sur une approbation, mais puisque celle-ci ne venait pas, elle fut contrainte de demander :
« Qu'est-ce que vous en pensez ? Je veux dire, en tant qu'androïde, est-ce que vous nous en voulez ?
— Vous en vouloir pour quoi ?
— D'avoir sauvé la femme de Spencer. C'était le seul mec politique à lutter pour vous, il avait réuni beaucoup de monde et certains disent même que ce n'est que grâce à lui que vous auriez pu vivre libres… Si sa femme était morte, il passerait aujourd'hui pour le pire des enculés, non ? Plus personne ne le prendrait au sérieux ! »
Elle remarqua que la LED était devenue jaune, fut surprise d'entendre Conrad rire comme s'il était dépassé par son idée.
« Il me semblait qu'il passait déjà pour un enculé, même sans être veuf. » Répliqua-t-il et Monica lâcha un petit rire aussi, comprenant où il voulait en venir. « Vous pensez qu'il est plus admiré aujourd'hui, alors que tout le monde sait qu'il n'accorde pas beaucoup d'attention à sa femme ? Même depuis sa tentative de suicide ?
— Vous ne nous en voulez pas d'avoir sauvé sa femme, alors ?
— Pas du tout. » Assura Conrad en simulant une surprise dans le fond honnête. « Vous avez vécu un événement traumatisant, mais au moins, vous pouvez vous dire que vous avez sauvé un être humain. Si vous étiez partis par lâcheté ou rancœur, ç'aurait été pire. »
La mort de Debra Spencer n'aurait apporté aucun réconfort à l'androïde. De plus, elle ne semblait pas investie dans les projets de son époux. À quoi aurait rimé son décès dans le monde politique ? À rien.
« Vous êtes rassurée de ne pas avoir anéanti ma vengeance ? » Demanda Conrad avec un sourire réconfortant, et Monica, après avoir relâché une bouffée de vapeur, hocha la tête avec franchise.
« Oui, énormément. » Elle avait l'impression qu'il ne lui restait plus qu'à se réconcilier avec Chris et sa famille, même si seul le temps pourrait arranger cette situation-là. « Merci beaucoup, je ne sais pas quoi faire pour vous rendre…
— Ce n'était pas vraiment gratuit : il y a des détails que vous avez cachés à mes collègues lorsque vous avez été interrogée, et j'aimerais les connaître.
— Oh, la technique du compromis… C'est pour ça que les androïdes infirmiers sont si doués pour sevrer les drogués, ils sont doués pour ça, il paraît…
— Je vous promets de ne pas vous embêter avec votre cigarette électronique. »
Il ne l'avait jamais fait avec Gavin, trop conscient du concept de liberté, alors il ne comptait pas sermonner la sœur de Chris. En plaisantant, il espérait la mettre à l'aise et l'encourager à expliquer tous les faits, ainsi, le RK900 pourrait trier les informations et peut-être comprendre toute la situation.
Monica soupira, mais accepta, à condition qu'ils marchent un peu ; elle avait beau tirer sur les manches de son sweat, il faisait encore froid et elle ne pouvait pas rester si longtemps dehors sans bouger.
Tout en longeant les voitures de police, Conrad apprit les noms de la bande complète. Warren, Matt et Hilde, Coca… Monica donna le véritable nom de ce dernier, mais fut incapable de préciser l'identité de Matt et de Hilde. Toutefois, les descriptions furent tellement détaillées — et puis le look adopté par ces deux copines était assez original — que le RK900 esquissa des portraits robots. Une adolescente noire avec des cheveux blancs et une autre rousse et pâle comme neige, les deux avec des pattes de chat tatouées sur une phalange et des canines allongées par un artifice en céramique, elles ne devaient pas passer inaperçues.
« La personne qui vous a tous tatoués, est-ce la même qui a posé les prothèses dentaires à Matt et à Hilde ?
— Je crois, oui. »
Conrad s'apprêta à demander l'identité de ce tatoueur mais renonça : il y avait peu de chance que cela serve à son enquête et, puisqu'il était dans l'illégalité de tatouer des mineurs, Monica pourrait suspecter l'androïde de vouloir arrêter cet ami.
Par réflexe, elle serra son poing et dissimula à l'aide de son pouce les pattes de chat blanches. Elle ne les regrettait pas ; cette phalange était une minuscule partie de son anatomie mais une part importante de son identité.
Les Chats noirs se revendiquaient libres, une liberté qui n'incluait pas celle d'avoir du temps pour regarder la télévision pendant qu'un robot changeait la couche de votre marmot. Ils rêvaient de pouvoir s'implanter dans le monde, de vivre chaque moment, difficile ou facile, sans devenir les mêmes assistés que leurs parents. Ils ne voulaient pas que les androïdes soient pour autant supprimés : depuis la révolution menée par Markus, ils songeaient même à une coexistence.
Si Monica avait appris la véritable relation entre Conrad et Gavin, elle se serait extasiée, en aurait parlé avec ses amis dès qu'elle serait remontée dans le métro, car ç'aurait été une preuve que leurs projets n'étaient pas des lubies d'adolescents.
Un groupe de policiers, deux humains et deux androïdes, se ruaient vers une voiture et démarrèrent rapidement. Conrad et Monica attendirent entre deux véhicules jusqu'à ce que l'équipe parte. Ils entendaient toujours les sirènes alors que la voiture avait disparu de leur champ de vision.
« Que faisiez-vous avant l'arrivée de Debra Spencer ?
— On faisait rien de mal ! On discutait, comme d'habitude. On ne saccage rien ! Nulle part ! » Se défendit Monica, insistant toujours sur cet argument. « On emmène nos propres boissons pour ne rien voler dans le frigo, on prend de quoi grignoter en faisant attention à rien laisser… On a parlé un peu de politique, des histoires lues sur internet où des humains vivaient avec des androïdes, ce qu'on veut faire depuis longtemps. Warren avait remarqué que les Spencer avaient plein de livres de science-fiction. Toute la totalité des Isaac Asimov. »
Que les Spencer soient des grands lecteurs d'un des pionniers de la littérature robotique ne surprenait pas Conrad : il se souvenait que l'homme politique lui avait conseillé la lecture de Ségrégation, cette nouvelle où les hommes deviennent des machines et les machines deviennent des hommes, brouillant les limites des espèces.
Ce souvenir ajouta à sa confusion : pourquoi l'avoir orienté vers cette histoire pour cracher sa haine des machines quelques semaines plus tard ? Conrad ne désespérait pas de le savoir un jour, mais ces questions commençaient à peser lourd dans ses programmes.
« Vous saviez que vous étiez chez les Spencer. Il y avait donc une volonté précise à se trouver chez eux, ce soir-là ?
— Je sais pas. En fait, on choisit nos lieux en fonction des emplois du temps des occupants, si y a beaucoup de risques de se faire choper. Qu'on soit chez les Spencer était un peu une coïncidence avec le fait qu'on avait envie de… de le faire chier.
— Sans rien saccager dans son appartement ?
— Le fait de savoir qu'on était là et que lui ne le saurait jamais, c'était amusant. » Elle jeta un regard au commissariat : depuis le parking, elle apercevait surtout les murs en béton, lisses et gris, prêts à être habillés par les couleurs des gyrophares. « Je sais pas, c'est pas grand-chose et maintenant je le dis, c'est ridicule. Mais ça apporte vraiment un sentiment de victoire.
— Non, ce n'est pas ridicule, je comprends.
— Vous devez avoir des moments comme ça aussi, non ? Se victoire privée. »
Oh oui, son week-end complet avait été une victoire privée. Personne n'avait su que Conrad Cooper était le RK900, personne n'avait su que l'homme qui enlaçait Gavin n'était pas humain, et pourtant, ils avaient vécu un vrai week-end en amoureux.
Bien sûr qu'il partageait le sentiment des Chats noirs.
« On est humains, c'est vrai, mais on aura bientôt l'âge de voter, et depuis ses discours, on aime pas ce que Spencer essaie de faire… C'est un homme bizarre, non ?
— Très bizarre. » Reconnut Conrad. « Il n'a pas demandé à connaître votre identité.
— Il ne veut pas savoir comment sa femme a survécu ?
— Nous lui avons dit que des squatteurs se trouvaient au bon endroit, au bon moment, et que nous menions l'enquête. Debra Spencer n'a pas porté plainte, son mari non plus. Peut-être qu'il attend le signal de sa femme pour lancer une procédure…
— Il a pas l'air pressé, quoi… »
Monica trouvait ce comportement curieux, mais elle était convaincue que les personnalités politiques ne vivaient pas dans le même monde que le sien.
Elle, si elle apprenait que sa femme ou son mari avait tenté de se suicider, elle serait restée à son chevet en demandant pardon, en voulant comprendre pourquoi. Matt et Hilde feraient pareil avec l'une et l'autre.
Pas Spencer. Lui, il avait prononcé quelques mots en public, juste pour rappeler que ce drame touchait à sa vie privée et qu'il n'en dirait pas plus aux journalistes. Il avait paru froid dans les médias, une pâleur un peu inhabituelle peut-être et des épaules plus affaissées, mais froid.
« J'ignore absolument ce que Mark Spencer compte faire. La seule chose que je sais avec certitude, c'est qu'il s'agit d'un homme imprévisible. »
Ils marchèrent encore sur quelques mètres, mais Conrad n'avait plus d'autres questions.
« Merci de m'avoir parlé, Monica.
— Pareil ! Je veux dire, je suis contente d'avoir pu discuter avec vous.
— Ne vous inquiétez pas, je garderai toutes les informations pour moi, et si elles pouvaient être utiles à l'enquête, vous serez anonyme. »
Conrad tendit sa main et Monica, si jeune et si intimidée, la lui serra en ignorant si elle pouvait sourire ou si ç'aurait été trop familier. Le RK900 restait un robot au service de la police : il enquêtait et récoltait des indices, sans arrêt.
Avec Chris aussi, la relation était devenue délicate.
Au moment où elle tourna les talons, l'androïde la retint :
« Monica, une dernière chose.
— Oui ?
— Il y a quelque chose de bizarre dans cette histoire. Vous et les autres chats noirs devriez éviter d'occuper d'autres appartements pour un temps, ne vous mettez pas en danger. Je sais que c'est difficile, mais mettez… mettez votre liberté en pause, vous aussi. Jusqu'à ce que cette situation devienne plus claire, d'accord ?
— … Promis, Conrad. »
Les doigts encore un peu gourds, Monica s'éloigna en évitant le regard des policiers autour. Certains devaient la reconnaître — celle qui avait provoqué la mise-à-pied de son frère aîné, un excellent collègue — alors elle avait hâte de partir.
Monica s'éloigna à grandes enjambées pour se réchauffer, marchant dans les aires ensoleillées avec joie. Elle se sentait plus légère, elle se sentait également plus confiante.
À la station de métro, attendant le train, elle sortit son portable et envoya un message aux autres Chats :
« Je viens de rencontrer un androïde vraiment adorable. Je vous explique tout en rentrant. »
Dans quelques jours, la neige ne serait plus qu'un souvenir. La glace, qui avait remplacé l'eau durant des semaines, n'avait pas réussi à résister à la douceur de la saison. Les eaux prenaient une teinte brune et agitée, prêtes à évoluer vers le vert ou le bleu encre, mais à cause des prochaines semaines, elles garderaient encore leur teinte de boue : la fin du mois de mars apporterait son lot de pluie. Au moins, les habitants pouvaient se consoler en supposant que cela arroserait les prémices du printemps.
Des gouttes éparses plongèrent dans la surface trouble du lac, énonçant une kyrielle humide alors que le parc autour était vide, calme et reposé.
Les plantes au creux de l'eau commençaient à s'assouplir, à mesure que, jour après jour, la température gagnait quelques degrés. Leurs langues vertes se dénouaient, se démêlaient, et dans leur tranquillité, petit à petit, elles relâchèrent le corps qui s'était empêtré ici-bas.
La peau était gorgée d'eau, la masse ne faisait alors plus qu'un avec l'élément. Le ventre était rempli de gaz, et cette légèreté avait fini par rompre l'osmose entre le mort et sa tombe : ballonné, le corps s'arracha des plantes devenues faibles et vola, avec un rythme tranquille, vers la surface grise.
Sur la terre ferme, Juliet, un AX400, luttait pour que Sam, le labrador noir, ne l'emporte pas. Il y en avait au moins un qui était heureux de sortir même sous les giboulées. Ses maîtres n'avaient pas voulu sortir par ce temps et avait légué à leur androïde la tâche de promener le chien. Muni de son parapluie, l'androïde se protégeait et tentait de protéger Sam qui, visiblement, se moquait bien du temps qu'il faisait. L'herbe était moelleuse, presque spongieuse sous ses pattes, le laissant rebondir.
Excédée, Juliet détacha la laisse et accorda quelques minutes de liberté au chien. Le parc était vide, parfait terrain sur lequel Sam pouvait se jeter.
Le labrador se mit à aboyer en suivant une ligne droite précise, harcelant ce que lui seul pouvait voir. Les arbres à l'horizon semblaient frémir de peur en entendant ses cris ; les branches s'agitaient pour se croiser, faire barrage face à la menace.
Sam remuait sa queue, la boue collant entre ses coussinets et la pluie engluant son pelage.
La surface frémissante de l'eau attira le regard de Juliet : entre les remous provoqués par la pluie, un ventre rond émergea. Même pour un androïde, il était difficile de comprendre qu'une chemise recouvrait la peau, tant le tissu était transparent, abîmé par le séjour sous l'eau.
Le visage n'était pas encore apparu que l'AX400 avait appelé la police, signalant la présence d'un cadavre. Androïde ménager, Juliet n'était pas équipée pour analyser une scène de crime ou identifier un mort : ses programmes lui interdisaient de toucher une personne décédée, car s'il n'y avait plus d'espoir, elle n'était plus d'aucune utilité.
Elle accrocha à nouveau la laisse de Sam et s'efforça de le calmer, qu'il n'aille surtout pas plonger dans l'eau pour traîner le corps vers la rive. Au moment où le labrador poussa un nouvel aboiement, la face spongieuse du mort sortit de l'eau comme un bouchon. Qualifier cet appendice de visage était difficile : la peau était si gorgée d'eau que les joues, les lèvres et les ailes du nez avaient gonflé, imitant les chapeaux disgracieux des polypores. Le nez lui-même semblait avoir disparu, quant aux yeux, ils n'existaient plus, c'était certain à en juger les orbites qui rappelaient le ventre vidé d'un poisson.
Les mains devaient aussi être atrophiées, ce qui rendrait l'identification du corps plus longue, mais au moins, le malheureux avait signalé sa présence.
Conrad venait de toquer à la porte quand Gavin, peut-être un peu anxieux, répéta :
« Il abuse quand même. »
Ils en avaient déjà discuté dans la voiture : Landru se remettait de son accident, ne souffrant que d'une légère paralysie faciale qui, d'après les médecins, s'estomperait totalement d'ici un mois, mais à croire que Landru en avait eu assez de son pyjama en papier, car qu'il s'était arrangé pour rentrer plus tôt. Ce salaud de menteur avait assuré à l'équipe de l'hôpital qu'il serait bien entouré chez lui.
« "Bien entouré", mon cul, oui, je sais que sa fille habite à des kilomètres et qu'elle ne peut pas venir d'occuper de lui tous les jours.
— Je crois que Landru n'avait pas envie de rester dans un hôpital où le matériel disparait.
— Tu veux parler de l'androïde qui a disparu ? Les gars de l'hôpital sont tellement aveugles qu'ils se feraient voler une machine à IRM, je les plains pas. »
Le RK900 se contenta de sourire ; il n'avait jamais cessé de discuter avec Moira et était au courant de la fuite de leur semblable, et pour le moment il avait gardé Gavin dans l'ignorance.
« C'est quand même un abru… »
Gavin ferma sa bouche en un claquement ; la porte venait de s'ouvrir.
Ce n'était pas Landru qui se tenait sur le seuil, mais un jeune homme. Bien que grand, les vêtements qu'il portait n'étaient pas tout à fait à sa taille, et les manches tombaient jusqu'à ses doigts, tandis que le pantalon frôlait le sol.
Sur la tempe noire, une LED brillait.
Gavin était confus, fixant l'androïde sans savoir s'il pouvait le saluer ou non, tandis que Conrad tendit sa main.
« Ravi de te rencontrer, Darren. »
Gavin sursauta au moment où Darren tendit sa main et découvrit sa peau, respectant une tradition d'androïde.
« Tu le connais ?
— Gavin, je te présente Darren, l'androïde qui est parti de l'hôpital où il exerçait. »
De plus en plus perdu, Gavin s'apprêta à demander ce que ce MC700 faisait chez le médecin légiste, quand Landru arriva dans le hall.
« Conrad, Gavin, bienvenue ! Entrez avant que mes voisins ne viennent me demander le modèle de Darren. »
Landru les accueillait d'un sourire à peine contrit. Au moins, la paralysie n'affectait pas l'éclat de joie dans ses yeux noirs. Au lieu d'une poignée de main, Landru n'hésita pas à prendre Conrad dans ses bras, puis Gavin.
Il estimait que, puisqu'il avait frôlé la mort, il pouvait bien vivre pleinement et ne plus s'embarrasser des protocoles sociaux trop rigides.
« Landru, tu…
— Tu es au bord de la syncope, Reed, alors excuse-moi si je t'achève, mais c'est uniquement pour t'éviter une nouvelle surprise : Moira est là également. »
Gavin aurait pu jeter un regard derrière le médecin pour vérifier si son assistante était présente, mais à la place, il scruta Conrad, la mâchoire serrée.
« Gavin, je t'ai dit que Moira était devenue déviante et…
— Mais pas qu'elle s'était barrée de la morgue pour être chez Landru ! » Il se tourna vers le légiste, les sourcils froncés. « Le commissariat a reçu un appel de l'hôpital à propos d'un androïde qui s'était enfui ! Ils ont peur que le déviant soit violent et ils nous ont demandés d'être vigilants ! Quand est-ce qu'on va recevoir le signalement de ta morgue pour la même connerie ? »
Conrad avait un air désolé, mais le médecin légiste n'était pas si dramatique et, toujours aussi nonchalant qu'avant, répondit :
« Reed, tout va bien, tu ne perdras pas ton rang de sergent à cause de deux réfugiés, nous n'avons pas comploté contre le F.B.I. » Landru gardait ses mains à hauteur de sa poitrine, mimant la posture d'un innocent. « Moira est devenue déviante suite à mon accident et, à l'hôpital, j'ai rencontré Darren. Ils ont presque vécu une semaine seuls dans ma maison et il n'y a eu aucun problème. Je leur faisais pleinement confiance, mais je commençais à aller mieux et je suis donc rentré. Darren reste un infirmier et je sais qu'il veille sur moi, même s'il ne dit rien. »
Timide, l'androïde médical confirma d'un signe de tête.
Contrairement au RK900, le MC700 avait une posture rigide et une absence d'expression qui traduisaient un inconfort. Il était déviant depuis longtemps déjà, mais ne l'avait jamais affiché aussi clairement que Conrad. Landru l'avait prévenu que le sergent Reed et son partenaire étaient en couple, une information dont Darren aurait pu se douter, mais il n'était pas sûr d'être accepté pour autant, restant méfiant malgré tout. Les agissements du docteur Green étaient encore un secret qui n'appartenait qu'à Moira et lui.
L'humanité déployait tant de contrastes, les androïdes avaient besoin de données pour mieux orienter leur jugement…
Sur la petite table, Landru servit une bière au sergent. Malgré le regard vigilant des robots, il décapsula une autre bouteille pour lui.
Gavin avait choisi un fauteuil, et une fois installé, il regarda aux alentours, peu surpris : ce salon ne pouvait être que celui de Landru, car tout était adapté à sa taille immense. Les étagères, qui servaient tantôt de bibliothèques, tantôt de supports pour diverses babioles, étaient très hautes, mais pas assez pour que leur propriétaire n'aie aucun mal à atteindre leur sommet. Ils étaient uniquement en bois blanc, donnant l'impression d'une forêt de bouleaux cubique.
Sur les parties des murs exposés étaient accrochés des photos ; contrairement à l'entrée qui accueillait les visiteurs avec des sourires familiaux, ici, il n'y avait que des paysages, avec le plus remarquable : un triptyque de montagnes écossaises s'alignait comme trois mondes superposés les uns sur les autres.
Tout était grand, mais pas intimidant : cette ambiance n'inspirait qu'une élévation tranquille.
Gavin n'était toutefois pas dupe et il se doutait que Landru ne l'avait pas appelé juste pour boire une bière pour fêter son retour, ni pour lui montrer fièrement ses nouveaux protégés.
« Vous avez l'air d'aller bien, vous deux. » Observa Landru, mais son invité l'interrompit :
« Tu nous as pas fait venir pour jouer à l'hôte parfait, Landru.
— C'était mon préambule, Reed !
— Oh. Excuse-moi, » bredouilla Gavin pris de court, « je te laisse continuer… »
Il jeta ensuite un regard à Conrad, mais celui-ci fixait le médecin : lui aussi ignorait la raison exacte pour laquelle Landru les avait faits venir.
« Je disais que vous aviez l'air d'aller bien et que j'en étais heureux, car nous avons appris une nouvelle grâce à Moira qui risque de vous faire un choc. » L'aassistante regardait l'extérieur, détournant le regard par politesse ; une attitude qui mit Gavin mal à l'aise. « Mais avant, je tiens à m'excuser, car je vais faire de vous deux des hors-la-loi : Moira et Darren sont tous les deux déviants et se sont enfuis, votre devoir serait de les désactiver et de les ramener à CyberLife, mais je sais que vous fermerez les yeux dessus. Je sais que Conrad n'aura aucune difficulté pour ça, d'ailleurs. Moira, en tant que fugitive, ne pourra pas retourner travailler avec moi à la morgue, même si je ne reprendrais mes activités que dans quelques mois, si je ne décide pas de partir à la retraire finalement. »
Landru adressa un sourire à celle qu'il voyait comme une fille adoptive ; Moira à l'abri, il n'aurait plus la crainte de partir et que son départ ne signerait plus la destruction du KL400.
« Mais Moira a toujours accès aux données de la morgue, et un corps a été ramené avant-hier, le corps d'un noyé. »
Landru se râcla la gorge et invita Moira à prendre la parole :
« Est-ce que tu veux leur annoncer toi-même, Moira ?
— L'identité de la personne décédée a été établie hier soir : il s'agit de Mark Spencer. »
Le verre rigide sembla s'évaporer dans la main de Gavin et la bouteille chuta sur le parquet. Elle résista au choc, mais le bruit sourd fut comme un coup de tonnerre.
Moira s'était agenouillée avant Conrad pour redresser la bouteille et Darren s'était éclipsé pour rapporter de quoi éponger la mousse qui s'était renversée.
Gavin était sous le choc et, ne pensant ni à s'excuser, ni à remercier les androïdes, il explosa :
« Ce connard s'est noyé ?! Où ? Quand ? »
Seul Darren fut surpris d'une telle colère ; les autres connaissaient déjà le caractère du sergent.
« C'est le plus curieux, » commença Moira, « il était dans un état avancé.
— Un état de ? Décomposition ?
— Non : on ne parle plus de décomposition pour des corps qui sont restés longtemps sous l'eau, car il n'y a pas de décomposition comme à l'air libre, les procédés sont différents et bien plus lents, surtout en hiver. Le docteur Green s'est occupé de ce cas et, d'après lui, la mort remontrait à deux mois. »
Gavin n'avait plus aucun juron en réserve, mais il s'accrocha à l'épaule de Conrad dans un sursaut. N'importe quoi, était la première conclusion qui lui vint en tête.
« Je sais, Reed, c'est impossible. » Confirma Landru sans même avoir besoin d'entendre ses pensées. « Mais je me flatte de pratiquer une science fiable et exacte : de ce que le rapport de mon collègue explique, le corps de Spencer a produit de l'adipocire, une substance où le gras finit par ressembler à du savon ou à de la cire molle. C'est une transformation qui a besoin de conditions très précises, comme une durée minimum de deux mois en immersion.
— Spencer serait mort en janvier, alors ? »
Conrad regardait tour à tour Moira, Landru et Gavin, cherchant à se repérer dans ce problème. Gavin et lui avaient rencontré Spencer durant les premiers jours de janvier, un Spencer encore affable et motivé à soutenir les androïdes. Le discours où l'homme politique avait anéanti tous ces projets datait du 5 mars dernier.
Qui pourrait être à deux endroits à la fois ?
Qui pouvait être mort et vivant à la fois ?
Un homme capable de surprendre tout son parti politique en une journée ; un homme capable de se séparer de tous ses collaborateurs pour en choisir d'autres ; un homme qui avait failli devenir veuf. Sa femme avait tenté de mettre fin à ses jours.
Qu'avait écrit sa femme, déjà ?
« Je ne supporte plus ça chez moi. C'est trop difficile. »
En un instant, Conrad fut persuadé que Debra Spencer savait qu'elle était veuve. Et qu'elle ne l'avait plus supporté.
« Et si c'était un androïde ? » Demanda Conrad, captant l'attention de tous. « Mark Spencer s'est rendu à des meetings, à des rendez-vous, il a mené sa vie habituelle sans que personne ne remarque rien. En fait, la seule différence que son entourage a notée, c'est sa haine soudaine contre les androïdes. J'ai cru qu'il avait changé ses projets suite à une rencontre avec un androïde qui se serait comporté de façon dangereuse. » Le RK900 avait même cru que cela avait été de sa faute. « Mais aucun être humain n'aurait réussi à devenir une copie conforme, à reprendre toutes ses habitudes, à lui ressembler comme un jumeau… Mais un androïde le pourrait. »
La création d'un androïde à partir d'un être humain n'était pas une nouveauté : cinq ans auparavant, un acteur était décédé durant le tournage d'un film et la production avait demandé à une société de robotique, autre que CyberLife, de créer la copie conforme du disparu. L'androïde avait participé aux avant-premières, mais pour des raisons d'éthique, le contrat prévoyait sa destruction juste après ces événements autour du film.
De façon curieuse, Elijah Kamski n'avait que rarement cédé aux requêtes de reproduction, et son prédécesseur, Cyrille Arceneaux, s'était montré frileux à ce sujet.
Pourtant, si un androïde avait été reproduit à partir de Mark Spencer à cause d'un décès prématuré, Conrad doutait que la thèse de l'accident soit la bonne : les délais de création étaient trop longs pour correspondre à la date de mort estimée et à la première apparition du nouveau Spencer. Pire : le premier discours était à l'opposé des convictions de l'homme politique.
Soudain, le RK900 ressentit une peine immense : Mark Spencer n'avait jamais trahi sa confiance, c'était que son combat pour les robots l'avait apparemment conduit vers une fin tragique. Conrad était désolé de s'être méfié du politicien, d'avoir approuvé les insultes lâchées par Gavin.
« Mark Spencer a été tué, je ne vois pas d'autre explication. Et les responsables l'ont fait pour nuire aux androïdes. »
Les coupables, peu importe leur nombre, avaient fait reculer la situation prometteuse des androïdes et traîné dans la boue l'image d'un homme qui était resté bon jusqu'à sa mort, le laissant reposer sous l'eau, impuissant.
Une première réponse avait jeté un peu de lumière sur la situation, mais Conrad avait toujours aussi peur…
