Je sais, je sais, vous n'attendiez plus la suite, et pourtant !
J'étais vraiment motivée à écrire la fin de cette trilogie, et si vous vous souvenez, le chapitre 6 a été publié le 9 mars 2020, quelque chose comme une semaine avant le premier confinement en France à cause du Covid et, comme tout le monde, j'imagine, la période a été très compliquée et m'a vraiment coupé dans ce projet. Je me suis réfugiée dans la série de jeux Arkham (que je découvrais) et ce coup de cœur m'a vraiment aidé à garder le moral durant cette période, m'inspirant d'autres projets d'écriture dont je suis fière.
Revenir à Detroit: Become Human était compliqué, car l'épidémie a causé une coupure nette et des problèmes personnelles ont suivi, mais je tentais d'écrire un paragraphe de temps en temps, car je n'abandonne jamais mes fics (quand c'est le cas, je les supprime tout simplement). Et ce qui m'a vraiment motivée, c'est le flux continu de lecteurs : j'étais étonnée mais heureuse à chaque nouveau commentaire, et avec les remerciements, j'ai toujours répondu que la suite était bien en cours d'écriture.
Comme vous pouvez le voir, je n'ai pas menti !
D'ailleurs, vous n'attendrez pas longtemps avant le chapitre 8 (le dernier avant l'épilogue), car il est déjà écrit : il ne me reste qu'à relire les 29 pages Words et je pourrais partager enfin la conclusion.
En vous souhaitant une bonne lecture et à très vite~
Gnocchi l'attendait, assis dans le couloir. Son ventre pendait si bas qu'il touchait le sol et cachait ses pieds. Gavin le gratifia d'abord d'une caresse avant de céder à un besoin de câlin et de le prendre dans ses bras. Gnocchi, le plus poilu des bébés, serait sa seule compagnie ce soir : en rentrant du travail, Gavin avait reçu un message de Conrad le prévenant que les autres déviants et lui se rendaient à l'appartement des Spencer. Il ne savait pas quand il rentrerait.
Gavin lui avait juste répondu d'être prudent. Qu'est-ce qu'il pouvait faire d'autre ? Il n'avait pas le droit de les en dissuader.
La tentative de suicide de Debra Spencer remontait à plusieurs semaines maintenant, elle n'était donc plus hospitalisée, et malgré son silence, la police ne pouvait pas l'empêcher de retourner à son domicile. Mais était-elle chez elle ? Supportait-elle son appartement, aussi grand soit-il, en étant veuve ? Il était plus probable qu'elle soit chez de la famille ou des amis…
Cajoler Gnocchi s'avéra être un bon remède contre l'inquiétude : en silence, avachi sur le canapé, Gavin établissait son programme de la soirée. Le temps de prendre une douche, de préparer son repas, de choisir le film de la soirée, de manger, de préparer la journée du lendemain, la soirée toucherait à sa fin et l'absence de Conrad ne se remarquerait même pas !
Oui, c'est ça ! Un programme pour ne pas voir les heures passer !
Mais plus tard, en sortant de la salle de bains, Gavin fut effrayé de voir qu'il avait manqué quatre appels de Landru ; il songea immédiatement à ses problèmes de santé et craignit qu'une nouvelle attaque avait frappé… puis, une autre crainte, plus ténue, plus inconsciente et pourtant bien présente, accusa les deux déviants que le légiste hébergeait…
Gavin eut honte de cette idée, mais se justifia : il connaissait si peu Moira et Darren…
Par chance, Landru décrocha avant la seconde tonalité. Sa voix était lourde de fatigue.
« Landru ?! Ça va ?
— Je vais bien, Gavin… » Alors pourquoi l'entendait-il grelotter d'ici ? Les dents du médecin claquaient à chaque syllabe dure. Lui, dont la voix résonnait d'habitude avec assurance, parlait maintenant avec si peu de force que les mots semblaient se noyer sous un écho humide. Il fallut un instant à Gavin pour qu'il reconnaisse ce bruit étouffé que fait la pluie sur le toit d'une voiture. « Enfin, moi, je me porte plutôt bien.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Je…Je devais parler à un collègue, le docteur Green, celui qui s'occupe du cas de Mark Spencer… » La voix tremblotante et les bruits de gouttes enragées donnaient froid. « Devant la morgue, une voiture est arrivée et… Elle a percuté Jonathan…
— Oh putain…
— Il a été hospitalisé d'urgence, mais je ne sais pas encore s'il va s'en sortir… La voiture ne s'est pas arrêtée… Gavin, je suis peut-être un peu sensible avec tout ce qui se passe en ce moment, mais je ne suis pas sûr que ce soit une coïncidence…
— Tu veux dire que, pour ralentir l'autopsie de Mark Spencer, quelqu'un aurait foncé sur Green ?
— Peut-être, mais Moira m'a avoué quelque chose plus tôt dans la soirée. »
Le médecin invita le sergent dans la confidence concernant les tendances nécrophiles du docteur Green. Si cela pouvait représenter une piste, si ce crime sexuel pouvait aiguiller à comprendre la tentative de meurtre, alors le secret du légiste pouvait être révélé à nouveau. Gavin marmonna un autre juron, plus écœuré que surpris cette fois.
« … Soit quelqu'un d'autre l'a surpris et s'est vengé, soit on a cherché à le faire taire concernant Spencer. Les deux hypothèses sont valides. » Reprit Landru. « Est-ce que… est-ce que Conrad est là ?
— Euh… Non, Conrad est… il est parti faire un truc…
— Je voulais vous contacter tous les deux pour vous mettre sur le coup, je sais que tu lui diras quand il sera disponible.
— Bien sûr. »
Là, maintenant, Gavin avait besoin de s'en griller une. Il faisait trop humide pour aller sur le balcon et, jetant un regard à Gnocchi, seul témoin, le policier alluma une cigarette sur son canapé. Conrad sentirait le tabac, oui, mais il lui pardonnerait ce petit manquement à la règle de ne jamais fumer à l'intérieur.
« …Tu accepterais de me dire qu'est-ce que ce "truc" ? »
Gavin expira un nuage de fumée. Hors du commissariat, sans son uniforme, il se sentait moins tiraillé entre son métier et le projet de Conrad. Contrairement à Tina qui était également policière, Landru était une personne de confiance, extérieure au commissariat : il ne sentirait pas le poids d'un tel secret.
Gavin lui demanda alors s'il se souvenait de Markus et, bien entendu, Landru n'avait pas oublié l'androïde aux yeux vairons.
Deux ans auparavant, au moment de la révolte des androïdes, le légiste et le détective Reed étaient de simples connaissances. Ils s'étaient croisés sur leur terrain respectif, le commissariat et la morgue, mais ils n'avaient jamais échangé plus que quelques cordialités. S'ils avaient discuté davantage, il ne faisait aucun doute qu'au lendemain du discours de Markus, ils auraient été en total désaccord, car si Gavin n'avait pas été convaincu par la demande de Markus, ça n'avait pas été le cas de Landru.
Le docteur se souvenait qu'au début de l'après-midi du 8 novembre 2038, au retour de sa pause déjeuner, il s'apprêtait à reprendre l'analyse d'un squelette calciné. Il était en train de partager ses observations avec Moira, pure machine à l'époque, quand deux collègues étaient venus le chercher : c'était urgent, il se passait quelque chose d'incroyable ! Landru avait laissé la suite de l'examen à son assistante et les avait suivis dans la cuisine à l'étage où ils avaient l'habitude de prendre leur repas — ils ne mangeaient jamais dans les sous-sols, puisque ce terrain appartenait aux morts et donc au boulot.
Dans la lumière froide causée par la neige collée à la fenêtre, sentant les odeurs de nourriture encore récentes, Landru avait vu pour la première fois l'androïde sans peau artificielle et aux yeux différents.
Cet orateur avait laissé une telle impression que le légiste, déjà très attaché à son assistante, s'était mis à espérer que Moira avait également entendu ce discours. Et qu'elle l'avait compris.
Même si son souhait ne s'était pas réalisé, Landru n'avait jamais oublié Markus pour autant, et quand il apprit que le RK200 était revenu d'entre les morts, il comprit que le premier combat reprenait.
« C'est la première bonne nouvelle que j'entends depuis longtemps.
— Je vois plutôt ça comme un début de bonne nouvelle… »
Tout était encore à faire : les androïdes qui s'activaient n'étaient entendus que par un public restreint pour l'instant. Ce n'est que lorsque tout Detroit les soutiendrait que Gavin pourra être certain que le retour de Jericho était une bonne nouvelle.
Une bonne nouvelle pour les androïdes et les humains de leur côté.
« Dans tous les cas, merci pour l'info, Landru, je vais me renseigner sur le cas Green. Mais sans ça, tu vas bien ? Je veux dire, tu n'es pas trop secoué ? Avec ton souci…
— Moira est là, Darren aussi. Ne t'en fais pas, ils prennent soin de moi. »
Après l'appel passé dans la voiture, Landru avait pour premier projet de se débarrasser de ses vêtements trempés et de prendre une bonne douche pour se réchauffer. Il enfilerait ensuite ce peignoir tout élimé mais qui, par une magie inconnue, gardait la chaleur aussi bien qu'au premier jour. Il s'installerait ensuite dans un des larges fauteuils de son salon, une tasse de café chaud entre les mains.
Malgré ses craintes quelques minutes plus tôt, Gavin n'eut aucun mal à imaginer son ami se reposant, Moira et Darren près de lui pour surveiller la moindre faiblesse. Malgré la fuite de l'infirmier, les androïdes n'hésiteraient pas à appeler une ambulance en cas de besoin.
« Promets-moi de me prévenir quand Conrad rentrera. J'espère que vous trouverez quelque chose…
— J'espère aussi. »
Le sommet de l'immeuble se fondait dans le noir. Toutes les lumières étaient éteintes.
Debra Spencer, depuis son départ de l'hôpital, vivait chez sa sœur, à Toledo. Conrad et les autres ne pourraient pas l'interroger en étant aussi loin de Detroit, mais le point positif était qu'ils pourraient entrer dans l'appartement afin de le fouiller.
La sécurité avait été renforcée en bas du bâtiment : un androïde gardait la porte d'entrée, scannant chaque visage, gardant en mémoire chaque visiteur. La société n'apprenait donc rien : des déviants n'avaient aucune difficulté à contourner ce genre d'obstacle, et North se fit un plaisir de tromper son semblable.
Elle portait un large chapeau enfoncée sur sa tête, dissimulant avec ses cheveux sa LED, ce qui était suffisant pour que l'androïde la perçoive tout d'abord comme une jeune femme. Il restitua soudain le faciès utilisé pour les BL100 et les WR400, mais il était trop tard : elle avait déjà sa main autour de son poignet, tordant les codes, perturbant les tâches.
Pendant la manœuvre, les autres complices attendaient au coin de la rue.
Pour tromper les apparences et devenir humains, ils avaient fait un détour par un conteneur où avaient été déposés des vêtements à donner, abandonnant les uniformes qu'Adanna Bontu avait trouvés dans les réserves de CyberLife. Ils n'y avaient trouvé aucun parapluie et ils devaient à présent se serrer sous le préau pour renforcer l'illusion.
Josh était le plus anxieux d'entre eux, redoutant ce qu'il pourrait se passer en cas d'échec. Kamski les avait déjà sauvés, mais pourrait-il leur accorder une troisième chance d'être libres ?
Simon se pencha vers Josh, comme pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille. Ce geste humain était pourtant inutile, puisqu'il ne leur était même pas nécessaire de se regarder pour transmettre leurs pensées, leurs paroles. La joue de Simon devint grise et celle de Josh l'imita, comme une vague qui succède à une autre, tandis que la chaleur du contact, elle, se déployait dans tous ses circuits.
« Tout ira bien, Josh. » Assura Markus sans cesser d'observer North. « C'est différent, aujourd'hui. Les humains ont réfléchi, CyberLife a confirmé que la déviance n'était pas une dégénérescence et… nous avons le RK900 avec nous. »
Conrad, flatté, lui rendit son sourire.
La compagnie de ces androïdes était différente de celle de Gavin : complices dans le crime, ils se faisaient naturellement confiance pour un but commun. Conrad avait passé tant de temps à attendre de rencontrer un déviant avant d'être finalement déçu par Moira, puis par Darren. Ces quatre androïdes-là étaient enfin les alliés qu'il avait espéré avoir à ses côtés. Des semblables qui le comprenaient.
Si la révolte se déroulait bien, s'ils survivaient tous les cinq, Conrad espérait garder le contact avec Josh, North, Simon et Markus, les connaître en tant qu'amis et non plus seulement en tant qu'alliés.
Il eut tout le temps d'y songer dans l'ascenseur pendant que North était félicitée.
« C'est curieux, » remarqua soudain Conrad, « Markus et moi appartenons à la série des RK et nous avons quelques particularités exclusives, mais toi, North, tu es un WR400 et tu les possèdes aussi ? Comme Josh et Simon ? Vous avez tous des programmes qui n'étaient pourtant pas utiles pour vos fonctions premières ?
— Oui. Certains composants sont exclusifs à certains androïdes, mais il faut croire que CyberLife a laissé des outils pour ceux qui voulaient les utiliser. » Expliqua North en détaillant du regard l'androïde policier. « Tu dois avoir des puces ou des organes que nous n'avons pas, qui te permettent d'enquêter, mais c'est différent pour l'intelligence-même que nous développons.
— Grâce à quelques trucs que nous avons appris entre nous. » Ajouta Simon.
Avant d'atteindre l'épave rouillée de Jericho, tous les déviants se sentaient perdus, ignorants leurs capacités, leur nombre, leurs chances de survie… Une fois réunis, pour se rassurer, pour se soutenir, ils n'avaient fait aucun mystère de leur passé, partageant des souvenirs, des souhaits, des compétences.
Markus, par exemple, avait partagé son apprentissage pour peindre et créer sans copier la réalité : dans la suie laissée par les feux dans les tonneaux d'acier, il avait tracé des symboles, des portraits, des paysages, imités par d'autres androïdes qui avaient alors illustré leurs récits.
Une anecdote qui fascina Conrad et qui lui rappela l'album qu'il avait composé, d'après des extraits des musiques de Poets of the Fall, pour Gavin à Noël. Créant à partir d'éléments pour un résultat nouveau et, selon le destinataire du cadeau, tout à fait réussi.
Les points communs découverts entre les androïdes les faisaient sourire.
Quand ils arrivèrent dans l'appartement, les intrus durent reconnaître que le plan dessiné par les Chats Noirs était d'une grande fiabilité. Il y avait même cette bibliothèque que Coca avait indiquée comme « pure merveille ». Sans oublier la chambre où Debra Spencer avait tenté de se pendre. Le peignoir était accroché derrière la porte à un crochet doré, aussi immobile et aussi blanc qu'un fantôme. La ceinture qui avait servi pour être noué autour de la gorge de la veuve avait retrouvé son rôle initial.
Les draps du lit étaient tirés pour recouvrir jusqu'aux oreillers plats. Aucune silhouette imprimée dans le matelas ne se devinait. À croire que plus personne n'y dormait depuis des années…
Mark Spencer avait son bureau dans un bâtiment en ville qu'il partageait avec un vieux cardiologue et un avocat, mais son appartement était assez grand pour un petit coin professionnel : le dressing avait été converti en sanctuaire politique, comme le prouvaient les photos encadrées où Mark Spencer serrait des mains ou souriait en étant entouré par des associés. Sa femme n'apparaissait avec lui que sur une seule, juste devant une clinique médicale. Conrad ne s'y intéressa pas vraiment mais enregistra chaque image dans sa mémoire.
Un écran d'ordinateur était poussé contre le mur, entouré de photos plus personnelles. Là, les portraits de ou avec Debra Spencer étaient plus nombreux. Au bout de la table, des livres reliés pesaient contre la surface en bois sombre, imposant des titres en lettres d'argent. Des antiquités de sa jeunesse.
La poussière ne s'était pas accumulée sur le clavier tactile, pas plus que sur les livres, les dossiers et quelques classeurs… mais un froid d'absence creusait la pièce.
Conrad alluma l'ordinateur, entra les mots de passe nécessaires et vérifia les dernières activités. Il semblait que Spencer n'avait pas utilisé son ordinateur depuis le 18 janvier dernier. Le RK900 s'intéressa aux recherches les plus récentes, aux mails… Sa pompe à thirium tressauta quand il retrouva le mail qu'il avait envoyé au politicien.
Cette rencontre, si encourageante, appartenait désormais à un autre temps. Un robot avait une notion plus fiable du temps qu'un être humain, pourtant, cette fin d'année remontait à trop loin même au goût de Conrad.
Josh feuilletait les documents, des extraits de loi sur la robotique notamment. Il fut surpris, mais heureux, de lire le nom de Riley Webb, la philosophe qui l'avait hébergé le soir de sa fuite. La main de la professeure avait annoté plusieurs éléments autour des articles, suggérant des modifications, n'hésitant pas à comparer certains éléments avec les articles dans les années 60 qui concernaient les interdictions imposées aux Noirs.
De son côté, Simon fouillait le placard. En tant que PL600, androïde ménager, il savait que les vêtements étaient plus que des accessoires pour composer une apparence : ils portaient les marques du quotidiens, usés par le rythme de vie. Même lavés, les trous dans le coton ou la laine émaillée étaient à leur façon des cicatrices. Mais Simon remarqua surtout une propreté nickel, peu naturelle pour un humain.
« Même mon uniforme n'était pas aussi impeccable. »
Markus approuva, effleurant aussi les chemises, vestes et pantalons qui n'avaient plus ni accroc, ni cheveu coincé dans les fils.
En fouillant la salle de bains, North remarqua qu'il n'y avait que des cheveux ou des poils appartenant à Debra. Quant à ceux de Mark Spencer, soit il n'avait plus mis les pieds dans sa salle de bains depuis une éternité, soit il ne perdait plus aucun phanère. Ce qui était impossible pour un être humain.
Un cliquetis résonna depuis le vestibule et tous les androïdes se figèrent, s'interrogeant les uns les autres.
En silence, North saisit une bouteille de parfum remplie, jugeant que son poids était satisfaisant pour en faire une arme à jeter.
« North… » Supplia Josh, et sous son appel, elle abaissa son bras.
Mais le flacon restait toujours dans sa main.
Ils ignoraient qui venait d'entrer. Dans un premier temps, tout ce qu'ils pouvaient apercevoir furent des rayons de lampes torches, au nombre de quatre, qui balayaient le couloir principal.
Dans la pénombre, une voix murmura :
« Vous croyez qu'ils sont déjà repartis ?
— Nan, on les aurait vus ! »
Cette seconde voix, tout aussi jeune que la première, ne découragea pas North à avancer vers le couloir, son épaule à quelques millimètres du cadre de la porte. L'âge n'était pas un argument pour l'androïde.
« North ! » Répéta Josh avec les autres cette fois.
Conrad était le plus proche pour sortir et, de là où il se tenait, il pouvait voir le WR400.
« North, je pense que ce sont les Chats noirs, des adolescents qui ne représentent aucune menace. Pas pour les androïdes, en tout cas. »
Ces gamins n'avaient que des lampes torches, aucune arme. De ça, le RK900 en était certain.
Ce n'était pas dans les méthodes des Chats Noirs d'avoir un pistolet ou ne serait-ce qu'une lame, surtout ce soir : Conrad venait de comprendre qu'ils avaient guetté la visite des androïdes dans l'appartement des Spencer et qu'ils avaient pris la liberté de les rejoindre. Tout ça pour rejoindre leur cause.
Le RK900 ne se montra pas tout de suite. À la place, il demanda d'une voix forte :
« Est-ce que Monica est avec vous ? »
Sa question avait percé l'atmosphère comme une balle, faisant sursauter les adolescents, mais Conrad ne regretta pas vraiment de leur avoir fait peur. Ne leur avait-il pas demandé d'être prudents ?
« Conrad ? »
La sœur de Chris était bien là.
Conrad fit signe aux autres androïdes qu'ils pouvaient le suivre et venir à la rencontre de ces Chats.
Markus alluma la lumière du couloir — il n'y avait aucune fenêtre ici, le risque d'être vus depuis l'extérieur était donc faible.
Il y avait sept adolescents. Conrad reconnut facilement Matt et Hilde, la première avec sa crinière blanche, la seconde avec ses cheveux roux. Leurs bouches entrouvertes par la surprise permettaient également de voir leurs canines félines. Monica, elle, se tenait à côté d'un garçon assez grand et costaud, mais aux traits trop juvéniles pour vraiment intimider. Il devait s'agir de celui qui s'appelait Warren. Le RK900 se souvenait que, d'après les descriptions de Monica, Coca était un garçon brun et filiforme, mais aucun des Chats ne correspondait à cette description. Si Conrad pouvait scanner les visages, il ne pouvait pas connaître les surnoms que ces Chats se donnaient.
Il apprit d'ailleurs les véritables noms de Matt et Hilde, mais, pour respecter leur jeu de prénoms composés, il ne révéla rien.
La situation était ironique : androïdes et mineurs étaient des êtres sans richesse, aux libertés restreintes, et pourtant, ils étaient réunis dans cet appartement aisé, étrangers à ce luxe. Les sweatshirts et les baskets légères s'accordaient mal au parquet ciré et propre.
« Monica. Je vous ai demandés à tous d'arrêter de vous faufiler dans les appartements.
— Je sais, Conrad, et je suis désolée, vraiment… mais… on pensait pouvoir vous aider… »
Elle grimaça : son offre avait bien mieux sonné dans sa tête. Face à ces cinq androïdes, dont un conçu pour les enquêtes les plus pointues, Monica se sentait affreusement jeune, affreusement naïve, affreusement maladroite. Comment avait-elle pu se laisser embarquer par le plan foireux de Matt ?!
Si Chris apprenait qu'elle avait quitté sa chambre après manger pour descendre par la fenêtre et rejoindre ses compagnons de méfaits, il ne lui adresserait plus jamais la parole… pourtant, Monica oublia son sentiment de culpabilité au moment où elle aperçut Markus.
L'androïde à qui son frère devait la vie se tenait devant elle, beau de sérénité.
Comment pouvait-on être si calme, si doux alors qu'une tempête menaçait ? Monica l'ignorait, mais elle admirait cette force.
Markus observait ces visages si jeunes un à un, ému, même si ce n'était que logique d'avoir des alliés à peine sortis de l'enfance : contrairement aux adultes qui se reposaient sur le luxe de la robotique, les moins de 21 ans voulaient reprendre leur vie en main. Sur internet, les recettes de cuisine proliféraient à l'instar des cours de langues, des conseils de bricolage, des astuces de jardinage… ces nouvelles générations ne voulaient pas tout déléguer aux androïdes, prenant plaisir à construire, à créer, à accomplir.
D'après Conrad, les Chats noirs avaient une opinion très favorable pour une coexistence entre les androïdes et les humains, malheureusement, ils n'avaient pas les outils pour changer l'avenir. Encore moins l'âge nécessaire pour être pris au sérieux.
Mais il n'en fallait pas plus pour que Markus leur fasse confiance.
« Oh mon dieu… » Finit par lâcher Monica, recouvrant ses sens après le choc. Son bras essaya de se tendre, et si la timidité la paralysa, sa tentative fut remarquée. Maintenant, elle devait l'expliquer. « Je… suis la sœur de Chris, le policier que vous avez sauvé lors de l'émeute. Est-ce que… est-ce que vous vous en souvenez ?
— Oui. Le 9 novembre 2038. Oui, je me souviens… Ils avaient commencé à tirer sur les androïdes qui venaient d'être libérés.
— Je suis tellement désolée ! Il devait obéir aux ordres et…
— Personne ici ne lui en veut. » Assura Markus en s'approchant pour tendre la main, encourageant l'adolescente à oser sceller leur paix.
« Monica. » Intervint Conrad avec une voix plus sévère pour lui rappeler ce qu'ils avaient convenu lors de leur rencontre. Elle devrait le savoir : l'indulgence de Markus ne changeait rien au danger.
La jeune fille aux cheveux blancs s'avança alors :
« On veut vous aider. On veut faire plus que dessiner un plan.
— En faisant quoi d'autre, alors ? » Demanda North, un sourcil haussé. Elle avait également scruté ces visiteurs, mais même en cherchant bien, elle ne voyait rien de plus que des enfants. Son jugement sévère provenait d'une raison simple : elle était la seule dans le groupe à n'avoir jamais côtoyé d'enfant. « Conrad vous a prévenus du danger ! Lui désobéir, c'est nous rajouter du boulot !
— Mais vous pensez vraiment que vous n'avez pas besoin d'aide ? » S'exclama Matt, se tenant droite sur ses jambes. « Vous avez été abattus la dernière fois ! Ça peut recommencer !
— Nous ne voulions pas riposter, et nos moyens, pour nous défendre, n'étaient pas suffisants. » Répondit Simon avec l'impression désagréable que seul leur fin avait été retenue. L'échec effaçait les petits détails, les petits succès. « Si nous avions pris les armes, vous ne seriez plus là aujourd'hui.
— Et nous ne changerons pas nos méthodes, même maintenant. Nous ne ferons pas couler le sang. » Rappela Markus, mais Matt insista :
« Eux seront armés !
— Vous avez quoi à proposer ? » S'énerva North qui, de son côté, avait voulu employer des moyens plus extrêmes. « Une bombe sale ? On y a pensé ! »
Markus, Josh et Simon ne protestèrent pas : inutile de le nier, cette solution avait été envisagée, mais tous les déviants, même North, y avaient renoncé très vite.
Aujourd'hui encore, ils ne reviendraient pas sur cette discussion.
« Vous êtes des androïdes. » Hilde s'avança aux côtés de sa copine, essayant de tempérer. « Pour le gouvernement, malgré quelques changements, vous n'avez ni identité, ni droit. Ni même une vie à protéger. Mais nous, on représente le sang neuf de l'Amérique : si quelqu'un nous blesse, si quelqu'un nous tue, c'est un crime. Si nous restons pacifiques, l'armée n'aura pas le droit d'employer la manière forte. »
Les androïdes restèrent inquiets : de nombreux dérapages existaient au sein de la police, même si les forces de l'ordre avaient essayé d'apprendre de leurs erreurs encore récentes… Pourtant, Hilde avait raison sur un point : en tant qu'êtres humains, ils ne seraient pas abattus immédiatement comme de simples androïdes.
« Attendez, » dit Simon, « combien êtes-vous ? Six ? Dix ? Même si vous étiez quinze, ce ne serait pas suffisant.
— Je ne vous dirai pas combien nous sommes à squatter les appartements illégalement. » Répondit Matt en haussant les épaules, un sourire en coin. « Mais si on compte aussi ceux qui sont plus sages, on est nombreux. Très nombreux à vouloir coexister avec les androïdes.
— Vouloir coexister avec nous, » annonça North, « c'est enfreindre la loi, et ceux qui ne veulent pas entrer par effraction ne voudront pas plus affronter les forces de l'ordre. »
Certains Chats protestèrent, sûrs qu'ils seront rejoints dans leur mouvement. Mais en attendant, les androïdes préféraient croire North, d'autant qu'ils ne voulaient pas que des adolescents soient exposés au danger à cause d'eux.
« De toutes façons, nous n'en sommes pas là. » Rappela Markus. « Nous sommes ici pour comprendre ce qui s'est passé avec Mark Spencer et vérifier des théories. De même, nous ne pouvons pas rester chez le sergent Reed pour organiser notre mouvement. Nous ne pouvons pas abuser de sa générosité. Il nous faudra plusieurs jours pour trouver un endroit sûr, se poser, s'organiser… »
Markus savait que s'ils avaient essayé de trouver refuge chez Gavin Reed en 2038, le policier n'aurait pas hésité à les dénoncer. Aujourd'hui, si Conrad avait aidé à convaincre son partenaire, Markus n'oubliait pas que Gavin avait désormais le grade de sergent, ce qui impliquait davantage de responsabilités, et Markus s'en serait voulu de causer du tord à celui qui prenait aussi des risques.
Non, ils ne pouvaient pas rester chez Gavin.
Retourner à CyberLife avait été une option envisagée, mais elle déplaisait aux quatre androïdes : ils en étaient partis et y retourner pouvait attirer l'attention sur l'entreprise. Le retour des déviants devait rester secret pour le moment.
Puisqu'ils ne craignaient ni le froid, ni la faim, Markus et les autres songeaient à se faire passer pour des sans-abris ou des nomades dans les rues de Detroit, évitant au maximum les passants. En restant ensemble, dehors, ils sauraient rester forts.
« Vous avez besoin d'un logement ? » Demanda Monica en coupant les réflexions. Sans répondre, les androïdes la fixèrent, attendant la suite. « Je… je ne pense pas que mon frère serait contre l'idée de vous héberger, après ce que vous avez fait pour lui.
— Ce serait risqué : quatre androïdes attireraient trop l'attention.
— Mais… »
Warren ajouta rapidement :
« Mon frère aîné est parti il y a six mois, mais le garage avait été transformé en studio pendant qu'il faisait ses études. Mes parents ont trop la flemme de ranger et de refaire une nouvelle pièce. Si c'est pour quelques jours, je pense que vous pouvez vous y cacher facilement. »
North hésita, bien qu'elle fut obligée de reconnaître que ces Chats proposaient enfin une aide en laquelle elle pouvait croire.
Se séparer ne représentait pas un souci : les robots pouvaient se contacter à distance, transmettre ce qu'ils voyaient dans les moindres détails, jusqu'aux émotions comme la peur ou la colère. Si l'un se retrouvait en danger, les autres le sauraient sur-le-champ.
Pendant quelques secondes, les androïdes pesèrent le pour et le contre avant de donner leur réponse.
Monica ouvrit tout doucement la porte d'entrée, entendant les bruits de télévision depuis le salon. Il n'était pas tard, mais les sorties de l'adolescente étaient surveillées et si Chris apprenait qu'elle avait fait une nouvelle expédition avec sa bande, il aurait été capable de contacter un juge pour mineurs lui-même.
Mais le projet de liberté des androïdes lui tenait trop à cœur : si Markus et les autres parvenaient à se faire entendre, sa famille excuserait ces écarts qui auraient servi à une noble cause. Et si Matt, Hilde et les autres voulaient retourner squatter des appartements ou des maisons, elle irait moins souvent. Ou serait plus discrète…
Markus pénétra aussi dans l'entrée, regardant autour tandis que Monica refermait la porte sans un bruit. Les murs d'un bleu-canard restaient les mêmes depuis vingt ans, peints par les occupants précédents. L'éclat de la couleur s'était un peu fanée avec le temps, comme le bois des meubles. De la poussière s'était incrustée dans l'abat-jour suspendu au milieu de la pièce, tâchant jusqu'à la lumière qui tombait autour d'eux.
C'était modeste, c'était une pièce piégée dans la monotonie, pourtant, Markus sentait la chaleur du foyer l'accueillir.
« Vous devriez attendre ici. » Conseilla la jeune fille alors qu'elle se dirigeait vers le salon, prête à annoncer la nouvelle à Chris. « Je ne pense pas en avoir pour longtemps, mais je dois faire au mieux ! »
Oh oui, Markus espérait qu'elle arriverait à choisir les bons mots.
Si les choses ne se passaient pas bien — bien que Conrad avait assuré au RK200 que Chris ne représenterait aucun danger, tout au plus, il refuserait de s'impliquer —, il y avait toujours une dernière place dans le garage de Warren.
En acceptant la proposition des Chats, les androïdes s'étaient répartis ainsi : North et Josh se cacheraient dans la chambre du garage, formant un duo idéal puisque Josh savait calmer les colères de l'une, tandis que North pouvait alléger les craintes de l'autre. Simon resterait avec Conrad pour rentrer chez le sergent Reed, servant de présence pour l'enquête — il apprendrait en même temps que le RK900 que le médecin légiste qui devait s'occuper du dossier de Spender avait été renversé. Markus était donc seul, à moitié invité seulement, immobile dans le hall d'un être humain qu'il n'avait pas revu depuis un sauvetage maladroit.
Comment Chris Miller accueillerait le RK200 sous son toit ? Auprès de sa famille ?
Les bruits provenant de la télévision continuaient de résonner comme depuis le ventre d'un océan quand l'androïde entendit des pas derrière la porte. Puis elle s'ouvrit sur Chris. Ses yeux étaient écarquillés. À ses côtés, sa femme tenait leur bébé.
Lors de cette nuit décisive près de la boutique de Detroit, Chris lui avait avoué qu'il venait d'être père. Markus fut soulagé de constater qu'il n'avait pas menti juste pour avoir la vie sauve.
« Bonsoir. » Dit l'androïde avec cette politesse guindée, typique des robots.
Chris n'avait pas encore prononcé un mot, mais son attitude ne trahissait aucune colère, ce qui était bon signe.
« … Oh mon… Je n'en reviens pas… » À sa surprise se mêlait une certaine joie. « … Je pensais que vous étiez mort !
— Moi aussi.
— Monica nous a dit que… CyberLife vous avait réparé et… laisser partir ?
— Elle vous a peut-être expliqué aussi que Kamski, mon concepteur, qui a retrouvé son poste de PDG, a reconnu que la déviance était un programme qu'il avait conçu pour les androïdes créés sous sa direction ?
— Personne n'en a parlé… » Souffla Valérie en fronçant les sourcils, serrant le bébé contre elle.
« J'ai été "libéré" seulement aujourd'hui. CyberLife ne garde pas de pensionnaires. »
Sur le chemin de l'appartement, Monica et lui avaient convenu qu'ils diraient une partie de la vérité seulement : Chris connaissant Conrad, parler du lien entre les deux RK restait la meilleure approche, mais l'enquête, elle, devait rester vague. Tout comme les projets de CyberLife.
« Kamski pense qu'un lien existe entre une enquête en cours et la liberté des androïdes, et il estimait que notre expérience pouvait être utile à Conrad, d'où sa décision de nous réveiller. Conrad a toutefois plus de chance que nous en vivant déjà avec le sergent Reed…
— … Et Conrad a pensé à moi pour vous aider. » Termina Chris, toujours étonné.
Cette partie avait été totalement inventée pour couvrir Monica : elle avait prétendu avoir été contactée par Conrad qui connaissait son intérêt pour les androïdes. Même si Chris essayait de le contacter, le complice lointain savait déjà le mensonge qu'il devait répéter.
Une vraie prouesse technologique, cette connexion mentale ! Une aubaine !
Se rendant compte qu'ils étaient toujours dans le hall, Chris invita Markus à entrer dans le salon.
Cela faisait tellement longtemps que le RK200 n'était pas entré dans un lieu habité, propre et chaleureux. Certes, la famille Miller ne pouvait pas s'autoriser le même luxe que chez Carl Manfred, tout comme ils n'avaient pas accumulé autant de souvenirs que le vieil artiste… Mais c'était leur cocon à eux.
Des plantes vertes poussaient dans des pots tantôt minuscules, tantôt larges, entretenues au fil des semaines. Au-dessus de l'écran de télévision, il y avait des photos de villes européennes prises par des professionnels, donnant l'impression de fenêtres sur le monde. Juste à côté, sur le rebord d'une authentique fenêtre cette fois, de petites statues en verre capturaient le moindre rayon de lumière qui les franchissait, imitant des ampoules aux formes originales.
Bien que ce n'était pas nécessaire, Chris proposa à Markus de prendre place dans un des fauteuils.
Monica s'installa également dans un coin, espérant ne pas attirer l'attention.
Valérie, quant à elle, préféra rester en retrait pour le moment, mais vite excédée par son fils qui n'arrêtait pas de gigoter, elle fut obligée de le poser dans son parc, sur une couverture qui imitait un tapis de fleurs.
Damian agrippa les barreaux en forme de troncs pour se hisser et rester en équilibre : il n'avait d'yeux que pour l'invité avec l'étrange lueur bleue à la tempe.
Oh, bien sûr, même si les androïdes s'étaient raréfiés peu de temps après sa naissance, Damian avait déjà vu ces adultes dotés d'une LED, mais aucun n'avait encore été invité ici.
L'enfant n'osait pas parler, pas seulement par timidité mais parce que le mutisme semblait contagieux. S'il avait été plus âgé, il aurait compris que l'atmosphère était lourde.
Bras croisés, Valérie demanda à son mari si elle pouvait le voir un instant dans la cuisine, en privé. Monica se retrouva alors seule avec Markus.
« Je pense que vous pourrez rester. » Assura-t-elle, confiante.
L'androïde la remerciait d'un signe de tête quand le petit Damian appela sa tante pour qu'elle s'approche. Monica s'accroupit près du parc, bien qu'elle détestait cette odeur de vanille artificielle qui se dégageait du plastique.
« Qu'est-ce qu'il y a, p'tit neveu ?
— C'est qui ?
— Il s'appelle Markus. C'est… c'est grâce à lui si ton papa est là. »
Peut-être que Damian ne comprendrait pas tout le sens de cette réponse, mais Monica espérait surtout qu'il mesurerait à quel point Markus était important dans leur vie.
Dans la cuisine, isolés dans le coin vers l'évier, Valérie et Chris discutaient à voix basse. Sans perdre de temps, l'épouse avait fait part de l'inquiétude qui la rongeait : ses craintes ne visaient pas l'androïde-même, car si Markus avait vraiment de mauvaises intentions, l'officier Miller ne serait jamais rentré chez lui la nuit du 9 novembre, mais la situation avait changé depuis. Chris était toujours mis à pied et cacher un androïde fugitif faisait de lui un complice… de quoi, elle l'ignorait, mais elle suspectait qu'un nouveau mouvement se préparait.
Chris n'était pas idiot : remettre le RK200 en activité signifiait bien plus qu'un service rendu pour une enquête.
Mais que se passerait-il si le capitaine Fowler apprenait que le policier pour lequel il avait fini par faire preuve d'indulgence avait aidé un révolutionnaire ?
Il n'existait pas de petits crimes, quand on portait l'uniforme.
« … est-ce que tu as vraiment envisagé toutes les conséquences ?
— Il faudrait que je sois moi-même un androïde pour les imaginer toutes, Valérie… Je pense que Conrad et Markus ne m'en voudront pas si je refuse de m'impliquer ou d'aider, mais est-ce que moi, j'arriverais à me pardonner ? Je veux dire… même Gavin a énormément changé… tant de gens ont changé depuis plus d'un an.
— Mais tu n'as jamais rien eu à te reprocher…
— J'aimerais dire que tu as raison, mais même si j'ai agi sous le coup de la peur, j'ai tiré dans la foule d'androïdes avant d'être désarmé et sauvé par Markus… Si je l'aide, si nous l'accueillons et qu'ils finissent pas obtenir leur liberté, je me sentirais fier en me disant que j'ai remercié comme il se doit l'androïde qui m'a épargné…
— Mais s'ils essuient un nouvel échec et que ton aide est découverte, tu pourrais être licencié définitivement… »
Retrouver un travail dans un monde où le chômage n'avait jamais atteint des taux aussi importants dans toute l'histoire de l'humanité tenait de l'idylle, surtout après un licenciement pour faute professionnelle.
Mais là, il s'agissait de faire preuve d'empathie, de…
Un éclat de rire résonna depuis le salon et Monica appela son frère : il fallait qu'il vienne voir son fils tout de suite !
Quand Valérie et Chris arrivèrent, ils virent que Damian était dans les bras de sa jeune tante, et si Chris aurait pu reconnaître la bouille de son fils parmi cent enfants, il se figea en l'apercevant, son cerveau subissant ce que les intelligences artificielles redoutaient le plus : un bug.
Sur la tempe du bébé, un anneau bleu semblait briller en évidence sur la peau sombre.
« Il s'est collé une gommette ! » Expliqua Monica avec enthousiasme : pour elle, ce déguisement prouvait que Damian avait accepté Markus, ne restait plus qu'à espérer que les parents seraient convaincus également.
Dans le parc, au sol, une petite boîte ouverte dévoilait les planches d'autocollants : nuages, soleils, animaux et toutes sortes de formes géométriques s'alignaient. Damian avait saisi la feuille où brillaient des cercles de différentes couleurs et percés en leur centre, mais c'était un de la rangée des bleus qu'il avait pris.
Après un instant d'hésitation, Chris demanda doucement à Markus :
« Markus, est-ce que vous voulez nous aider à mettre Damian au lit ? Je me souviens que vous vous occupiez de Carl Manfred, un adulte, mais… »
Serait-ce impoli de lui demander si les RK200 comptaient dans leurs programmes des compétences de nourrice ? Après tout, les déviants s'affranchissaient de leurs obligations, ce qui rendait peut-être le sujet tabou…
Comprenant qu'il s'agissait d'une invitation à rester, Markus accepta avec plaisir.
Depuis la rue, Conrad avait aperçu les lumières de l'appartement allumées. Que Gavin ne soit pas parti se coucher ne l'avait pas surpris : il se serait privé de sommeil pendant des jours pour guetter son retour.
Ou alors, il aurait pris la voiture et aurait conduit dans tous les recoins de Detroit à la recherche de l'unique RK900 pour le ramener par la peau de son cul en plastique chez eux.
Accompagné de Simon, Conrad essaya d'ouvrir la portée d'entrée le plus doucement possible, mais les êtres humains devaient être dotés d'un radar — ce qu'ils appelaient sixième sens —, car malgré le son de la télévision, Gavin se redressa d'un bond et se précipita vers l'entrée.
Il ne se serrait pas inquiété s'il avait accueilli uniquement Conrad, or, Simon était là également.
« Où sont passés les trois autres ?
— En sécurité. » Le rassura Conrad avant de lui donner plus de précisions. Ils n'avaient rien trouvé de probant chez les Spencer, pourtant, le sergent ne semblait pas déçu :
« Ça ne ferme aucune piste : j'ai reçu un appel de Landru en début de soirée, pendant votre expédition. »
Ce fut au tour de Gavin d'expliquer l'accident qui ne semblait pas en être un avec cette victime criminelle.
« Je t'ai noté le numéro de la plaque que Landru a vue, je comptais sur toi pour retrouver le propriétaire du véhicule. »
Conrad prit le post-it où Gavin avait griffonné à la hâte la série de nombres et de lettres, de même que les quelques informations dont s'était souvenu le médecin légiste.
« Ceci dit, ça presse pas : on ira interroger personne à 1 heure du mat', même s'il s'agissait du faux Mark Spencer lui-même…
— Surtout qu'un délit de fuite sera enregistré au commissariat : il est probable que l'affaire soit surveillée.
— Exactement. »
Tout devrait se faire dans les règles de l'art, et tandis qu'ils enquêteront demain, Markus et ses compagnons s'organiseront pour parler à nouveau à Detroit et au reste du monde.
« J'imagine que vous communiquez tous entre vous ? » Demanda Gavin en désignant Conrad et Simon avec un bref mouvement de l'index. Conrad confirma cet avantage, et pressentant la crainte de l'humain, ajouta avec un sourire :
« Non, je ne resterai pas en contact toute la nuit. »
Gavin le fusilla du regard, inconscient qu'il grimaçait déjà.
« Profite pas du fait que vous soyez en surnombre pour faire le malin… vous savez déjà ce que vous ferez demain ?
— Markus ne juge pas prudent qu'on abuse de l'hospitalité de ceux qui ont accepté de nous aider. » Expliqua Simon. « On a appris pour l'officier Miller, et ce ne serait pas correct de l'entraîner dans davantage de problèmes… North et Josh iront explorer la ville demain, moi, j'accompagnerai Markus à CyberLife pour qu'on obtienne des conseils d'Adanna Bontu. Nous devrions pouvoir être prêts pour un discours le soir-même.
— Tandis que nous, nous ferons avancer l'enquête. »
Au moins, cela fournissait une couverture à Gavin et au RK900 : ce qu'ils trouveraient pourrait aider les plans des robots affranchis. Tout s'articulerait en même temps.
« Et qu'est-ce qui vous fait croire que CyberLife fera plus que vous réparer et vous lâcher dans la jungle de Detroit ? »
Malgré tout le soutien d'Adanna Bontu, la méfiance du sergent restait plus tenace qu'une tache de sang sur un vêtement blanc : même lavé, il en restait toujours une ombre pourpre.
Même si Gavin fixait Simon pendant qu'il attendait une réponse, le PL600 jeta un œil à son semblable :
« J'ai eu des nouvelles de Chloe.
— … Chloe ?
— L'androïde de Kamski. Depuis ce soir, elle est dotée du même programme que le nôtre. »
Elle était l'androïde le plus vieux. En tout cas, le plus vieux conçu par Kamski.
Toutes les améliorations qu'elle avait traversées avaient été autant de renaissances que de découvertes, toujours limitées toutefois. Mais celle-ci était la plus violente : Chloe avait vécu presque une vie entière avant d'être dotée du programme le plus récent.
Elle se sentait comme un nouveau né. Un nouveau né très intelligent avec une mémoire pleine de souvenirs, et cette conscience s'ajoutait comme un électrochoc. Un vertige qui renverse un univers entier. Il ne lui avait manqué que cette sensibilité et cette notion d'identité : être elle, dans un monde où des copies s'étaient multipliées, semblait impossible.
Quand elle avait ouvert les yeux, ses traits étaient restés figés, semblables à ceux d'une convulsée. En voyant les bras et les jambes paralysées, les lèvres serrées, Adanna Bontu avait craint d'avoir commis une terrible erreur, mais Chloe avait fini par se ressaisir, remuant ses mains, redressant son dos, avant de s'asseoir sur le rebord de la table d'opération. Dans la neutralité lisse de l'atelier, elles avaient pu discuter. Très vite, Bontu se rendit compte que toutes les questions que lui posait Chloe portaient le même sens que celle que les enfants se posent un jour ou l'autre : pourquoi est-ce que j'existe ?
Avec un geste purement maternel, la professeure prit la main de l'androïde, assurant sa présence. Ne restait plus qu'à espérer que Kamski aurait la maturité nécessaire pour également soutenir Chloe. Surtout en tant que créateur.
En tant qu'équivalent d'une figure paternelle.
Ah ! Bien sûr !… Autant attendre du soleil qu'il brille moins.
Qu'est-ce que le sergent Reed avait dit ? Ah oui, il avait comparé le directeur de CyberLifer avec un enfant narcissique.
Et l'informaticienne ne lui avait pas donné tort.
« Chloe, ce sera un apprentissage long et, pour ne rien te cacher, douloureux. » Murmura Bontu en s'asseyant sur le rebord de la table en métal. Une table de chirurgie pour une médecine amenait à renaître. « Cependant, il faut que tu gardes en tête que tu seras épaulée, par nous tous à CyberLife, mais également par les autres androïdes.
— … Les autres androïdes ? Comme celui que j'ai dupé parce que mes programmes me l'ordonnaient ?
— Tu n'as aucune raison d'avoir peur de Conrad. » La rassura la professeure. « Pas plus que du monde : je dois voir Markus demain, et nous comptons nous entretenir sur la liberation des androïdes… qui sera soutenue par CyberLife, cette fois.
— Elijah est d'accord ?
— Disons que s'il avait refusé, son avis n'aurait pas compté. »
Bien qu'elle n'ait pas besoin d'aide, Bontu offrit son bras à Chloe quand elle se leva, marquant un acte symbolique avant tout.
Dans un premier temps, l'androïde ne voulut pas avancer : ce laboratoire improvisé en salle de renaissance ou de réanimation correspondait à un cocon bienvenu, niché dans les étages inférieurs du royaume de l'informatique, et l'idée de s'y cloîtrer lui plaisait…
« Est-ce que je ne pourrais pas attendre quelques jours ici, professeure Bontu ? Je suis toujours connectée aux réseaux, je pourrais être utile tout en cachant mes nouvelles fonctions.
— Tu ne souhaites pas voir Elijah ?
— Je ne pensais pas qu'il était là… est-ce qu'il souhaite me voir ? »
Son absence avait été remarquée, nota avec tristesse Bontu.
Elle n'arrivait pas à en vouloir au génie, mais cela ne voulait pas dire qu'elle le protégerait une fois de plus : dès que l'occasion se présenterait, Bontu ferait comprendre à Kamski que son manque d'empathie pouvait se révéler dangereux dans la création d'une nouvelle espèce intelligente.
« Attendez ! » Chloe tira sur son poignet, comme pour la retenir dans le laboratoire. « Elijah… m'a laissé un message. »
Il avait suffit à Chloe de penser à son créateur pour qu'elle sente quelque chose dans ses circuits. Une note informatique, comme une lettre laissée sur un oreiller, une enveloppe jetée sous une porte : rien d'officiel, juste une attention qu'on remarque comme une surprise.
Par pudeur, Adanna Bontu l'attendit à l'entrée de l'atelier : elle n'aurait pas imaginé Kamski capable d'une telle prévoyance, mais s'il avait au moins fait cet effort, elle pouvait bien laisser un moment d'intimité.
Elle ne demanderait pas à Chloe ce qu'elle avait lu, elle ne lui en demanderait même pas un résumé : le fait que la LED de l'androïde, quand elle sortit, n'était plus rouge mais simplement jaune lui suffisait.
« Nous pouvons y aller.
— Tu souhaites voir Elijah ?
— Oui. »
Ils avaient tant de choses à se dire.
Alors que Simon, dans le salon, découvrait la joie de servir de coussin à un chat — il avait appartenu à une famille où même adopter un poisson était prohibé, et à Jericho, les androïdes ne pouvaient avoir que des rats pour animaux de compagnie —, Gavin resserrait ses bras autour de Conrad.
Les nuits étaient de moins en moins fraîches, glissant vers des douceurs rassurantes, pourtant, Gavin était décidé à profiter encore de la chaleur qui se dégageait du corps mécanique avant que n'arrivent les températures plus excessives de l'été…
Et il espérait vraiment connaître ces moments.
« Gavin. Si tu as quelque chose à me dire, dis-le. Si j'étais humain, tu serais en train de m'asphyxier.
— Je suis en train de m'entraîner pour une prise de catch.
— Il y a aussi ton rythme cardiaque qui prouve que quelque chose ne va pas.
— T'as fini ton diagnostic ? » Rouspéta Gavin en relâchant l'étreinte, prêt à s'éloigner en tournant le dos à Conrad. « Je suis inquiet pour demain, ça devrait être évident pour une intelligence avancée.
— Je l'avais deviné, mais parler pourrait te faire du bien. » Conrad posa ses mains sur celles de Gavin, le dissuadant de s'écarter.
Après un instant de silence, Gavin abdiqua :
« Je sais pas, j'ai eu l'impression, d'un coup, que je te serrais contre moi pour la dernière fois. Et j'ai flippé. »
L'esprit rationnel qu'était le RK900 ne pouvait pas protester et promettre l'impossible, comme il ne pouvait pas être pessimiste et exacerber ces sentiments de crainte.
Avec douceur, il répondit :
« Je comprends. C'est un peu ce que je ressens tous les jours, Gavin. Tu restes plus fragile que moi, sans oublier le fait que nous sommes des policiers qui allons sur le terrain… mais je veille à ce que nos moments ne soient pas les derniers, surtout depuis ce qui s'est passé dans le métro avec Samuel Brooks, alors je peux te garantir que je ferai tout pour que notre première année ensemble soit le début de plusieurs longues décennies.
— … Oh là, tu t'avances : qui sait comment je vais vieillir ? Tu l'as dit toi-même, je suis plus fragile.
— Même si tu devenais borgne, édenté ou manchot, j'aurais trop de peine pour t'abandonner. J'attendrais que tu meurs de ta belle mort.
— Tu penses que Markus va demander à ce que les androïdes touchent un héritage comme un conjoint humain ?
— C'est une idée intéressante. Mais je ne pense pas devenir très riche si je dois compter uniquement sur ce que tu me légueras.
— Et pis, faudra que tu te battes avec Gnocchi : c'est lui, le principal bénéficiaire sur mon testament. »
Ils plaisantaient le plus doucement possible, conscients qu'ils n'étaient pas seuls dans l'appartement, mais une partie de Gavin restait sérieuse : si le projet des androïdes aboutissait, ces questions n'auraient plus rien de ridicule.
Gavin s'allongea à nouveau, passant une jambe entre celles de Conrad, se blottissant contre lui.
Si les robots étaient reconnus en tant qu'individus, ils auraient des droits, des devoirs, des libertés… Est-ce que Conrad serait vu comme un partenaire légitime ?
Gavin n'avait pas songé à une possible vie de famille : sa carrière l'avait accaparé et aucune de ses relations passées n'avait fait naître cette envie, mais en l'absence de mariage et d'enfants, qu'adviendrait-il de ses biens ? Personne n'aurait imaginé, un an auparavant, que le détective Reed espérerait qu'il pourrait tout léguer à un androïde.
Et pourtant…
Pourvu que Conrad en soit le bénéficiaire.
Plus qu'un vœu égoïste qui concernait ses possessions, il y avait surtout un désir que leur union soit reconnue et acceptée. L'idée que l'argent, un domicile et un statut civil protégeraient Conrad une fois Gavin « parti » avait quelque chose de rassurant.
Mais avant ça, il comptait bien vivre encore un bon demi-siècle aux côté de son partenaire.
Ces idées noires qui viennent toujours rôder entre minuit et l'aube furent chassées quand Gavin sentit Conrad s'approcher pour l'embrasser. Gavin passa un bras sur les épaules de son amant, le maintenant avec la force d'un lutteur.
« J'imagine que j'ai pas besoin de te rappeler de faire attention demain, alors.
— Mais je sais que tu en meurs d'envie.
— Je meurs d'envie que ton pote dégage de mon salon. »
Cet accès d'égoïsme fit rire Conrad qui se redressa un peu :
« Tu es un monstre.
— Pas du tout ! S'il n'est pas là la nuit prochaine, c'est qu'il sera libre, pas vrai ? Il sera avec Markus et les deux autres. »
Ils savaient que leurs plaisanteries ne servaient qu'à masquer, sans succès, leurs incertitudes, mais ce n'était pas inutile : ils finirent par calmer leurs peurs, celle viscérale et celle informatique, pour se concentrer uniquement sur les peaux qui se touchaient, les tendresses qui se complétaient.
Le nord de Corktown restait figé dans ce triste décor où les années devenaient des siècles, perdu entre le passé où la technologie était à ses balbutiements et l'avenir qui promettait toutes sortes de miracles.
Car même ici, les miracles étaient possibles.
Si l'androïde AX400 nommée Kara avait sonné à la porte de la maison où elle avait servi, elle n'aurait pas reconnu son ancien propriétaire.
Suite aux drames de novembre 2038, Todd Williams avait fait beaucoup d'efforts : le premier — et le plus coûteux — avait été de renoncer à la Red Ice. Sa victoire sur cette drogue était encore trop récente pour en être une digne de ce nom, mais depuis le soir où il avait revu Kara et Alice près de la frontière canadienne, depuis qu'il leur avait demandé pardon, depuis qu'il leur avait souhaité bonne chance — et surtout, depuis que la petite l'avait pris dans ses bras —, il avait compris qu'abandonner ses mauvaises habitudes devenait urgent.
Il y avait également le docteur Moretti, ce nouveau médecin généraliste assez jeune pour être son fils qui savait l'écouter et avait tout mis en place pour sevrer son patient.
La semaine dernière, leur trente-septième séance avait encouragé Todd à poursuivre ses efforts.
Certes, il y avait peu d'espoir qu'il retrouve un emploi stable, mais depuis cet hiver, il avait envoyé une trentaine de C.V. dans des boîtes qui avaient dû se séparer de leurs androïdes devenus défectueux — comprenez déviants — et avait déjà reçu la promesse de trois entretiens. Bien sûr, il savait qu'une centaine, peut-être plus, de personnes sans emploi attendaient leur chance avec la même hâte et ils devraient déployer tous leurs atouts pour être l'heureux embauché, mais Todd ne désespérait pas. Son médecin l'avait vraiment motivé.
Dans cette vie qui commençait à se ranger, petite prouesse après petite prouesse, Todd Williams sentit son estomac se retourner quand, ce matin-là, on toqua à sa porte : un sergent avec son androïde policier avaient des questions à lui poser.
Quand Todd avait signalé la fuite de son AX400 et de son YK500, sa déposition n'avait pas été enregistrée par Gavin mais par une collègue, et l'affaire avait été classée sans suite au bout d'un mois. Gavin et son partenaire assimilèrent donc le malaise soudain à celui plutôt naturel que provoque une visite inattendue des autorités.
« Je peux vous aider ?
— Monsieur Williams, » commença le RK900, « nous aimerions vous poser quelques questions sur votre voisin, monsieur Billy Collins.
— Billy ? » La tension qui paralysait les épaules commença à s'évanouir. « Qu'est-ce qui se passe ?
— Vous le connaissez bien ?
— Nous sommes voisins depuis une dizaine d'années… » Dit Todd sans savoir quelle information pourrait vraiment être utile.
Maintenant qu'il avait la certitude que cette visite ne concernait ni Kara, ni Alice, Todd invita les policiers à entrer. Depuis quelques temps, il n'éprouvait plus aucune honte à laisser entrer des inconnus, car il ne restait plus rien du chaos ambiant qui avait longtemps gangrené sa maison : les rares bières bues cette semaines étaient déjà jetées dans un sac destiné à la poubelle du verre ; dans l'évier, seule une tasse avec un fond de café froid était posée sur le zinc encore humide mais propre ; dans le vestibule, une machine à laver ronronnait de son souffle mécanique et docile.
Certes, ce n'était pas la propreté impeccable que les foyers dotés d'androïdes pouvaient présenter, mais le salon de cet homme solitaire restait accueillant.
« Nous avons essayé de sonner chez lui, » précisa Gavin pour expliquer leur présence ici, « mais il ne répond pas. Vous avez une idée d'où il pourrait être ?
— Je ne sais pas, mais sa sœur est décédée depuis avant-hier… Non, attendez, ça fait trois jours, mais j'imagine qu'il y a un tas de paperasse à faire… »
Gavin et Conrad redoutaient que la sœur de Collins ait été une des victimes du docteur Green. L'agression aurait été alors parfaitement claire, s'expliquant par la colère du frère, mais comment Collins aurait pu savoir ce qui se passait dans la morgue ?
Et était-ce réellement ce motif qui l'avait poussé à essayer de tuer le légiste qui devait établir le rapport sur la mort de Mark Spencer ? La coïncidence était trop grosse et ils avaient appris à se méfier de ces hasards.
Pourtant…
« Est-ce qu'il s'est absenté pour voir de la famille ? Loin de Detroit, par exemple ?
— Je ne pense pas : je l'ai vu hier soir et il y avait de la lumière à l'entrée.
— Vers quelle heure ?
— Euh… tard, je ne sais plus : je l'ai remarqué en éteignant la télé et en partant me coucher. En sachant que je ne suis pas un couche-tôt…
— Vous êtes sûr que c'était lui ?
— Il a une démarche reconnaissable. » Devant l'air surpris de deux policiers, Todd enchaîna : « il a une prothèse mécanique à la place de son pied gauche, mais vieille de sept ou huit ans et elle est moins pratique que les celles plus récentes. »
Ça, c'était un détail qui les interpellait !
Il faudrait que Gavin et Conrad obtiennent plus de détails, mais si Billy Collins vivait à Detroit depuis tout ce temps, il y avait de grandes chances que la prothèse soit sortie des usines de CyberLife. À l'époque où Carry Hobes y travaillait encore.
« C'est curieux. » Fit remarquer Conrad, « d'ordinaire, on sait qu'un voisin est chez lui grâce à sa voiture, mais là, vous vous référez à sa démarche.
— C'est vrai, mais… attendez, maintenant que j'y pense, il n'y avait pas sa voiture… mais c'était bien lui. »
Si le RK900 n'avait pas mentionné le véhicule, certainement que Todd n'aurait remarqué son absence que plusieurs jours plus tard, surpris par ce détail pourtant évident. Que l'information soit importante ou non, les deux policiers n'en dirent rien et passèrent à d'autres questions : Gavin et Conrad apprirent alors que Billy Collins ne travaillait pas mais s'absentait souvent pour des missions bénévoles, malheureusement, Todd ignorait auprès de quelles associations ou groupes.
Au bout d'une vingtaine de minutes, les policiers remercièrent Williams pour tous les renseignements obtenues et le quittèrent. Bien sûr, dans la rue, devant la demeure de Collins, la place de parking était encore vide.
« Tu penses qu'il a renversé Green pour venger sa sœur, a foutu sa bagnole dans un ravin et est rentré chez lui comme si de rien n'était ?
— Peut-être. » Acquiesça Conrad. « Mais ça n'annule pas la théorie qu'il collabore avec Carry Hobes et qu'ils ont tout intérêt à ce que l'autopsie de Spencer soit retardée.
— Je comprends pas.
— Quoi ?
— Ils savent que le meurtre sera découvert un jour ou l'autre, non ? Ils ne vont pas supprimer tous les légistes et policiers jusqu'au dernier, alors c'est quoi leur plan ? Gagner du temps ?
— … Retarder le moment où les androïdes seront libérés. Je ne sais pas si Carry Hobes surveille les activités de CyberLife, et si c'est le cas, il est probable qu'elle sache que Kamski soutiendra Markus et les autres cette fois… et dans le cas contraire, elle saura dès ce soir nos plans et ils seront obligés de passer à l'action. »
Leurs rivaux brouillaient certainement les pistes. Si Gavin et Conrad ne retrouvaient pas Billy Collins avant cette nuit, ils auraient perdu trop de temps, mettant en danger tous les partisans de la cause des androïdes.
Mais s'ils remontaient la piste avant ce soir…
Alors le sergent Reed serait appelé en renfort pour contenir une marche d'androïdes et le RK900 déserterait pour rejoindre les manifestants, les plaçant dans des camps opposés.
Ils devaient rester ensemble et retrouver Carry Hobes ou son androïde qui se faisait passer pour Mark Spencer avant ce soir.
L'angoisse contractait son estomac, mais Gavin parvint à se ressaisir :
« On lance l'avis de recherche pour le gars et sa voiture : avec les caméras et les réseaux entre androïdes, personne ne peut rester cacher bien longtemps.
— Tu me demandes d'avoir accès à des réseaux même privés ?
— Ouais. Je ne critiquerais pas cette méthode si tu critiques pas la mienne.
— Qui est ?
— Quand j'aurais mis la main sur ce connard, je le ferai parler rapidement. »
Conrad s'apprêta à lui rappeler que, hormis des soupçons, rien ne prouvait la culpabilité de Billy Collins dans l'affaire Spencer, mais il aurait le temps de retenir son partenaire.
Ou bien de le laisser confirmer ses doutes.
Une machine verrait les dimensions exactes de la porte, de même que tous les éléments qui en composaient le métal, le plastique, le verre…
Markus les apercevait également, mais la porte d'entrée chez les Miller se chargeait d'une impression de départ, d'un recommencement, qu'une machine ne percevrait pas.
« Markus. » Chris se tenait devant le salon, son fils dans ses bras. L'enfant fixait l'androïde, inconscient de tout se qui allait se jouer : le visage résolu du RK200, presque songeur, ne trahissait aucune inquiétude, pourtant, les craintes s'affirmaient en frémissant le long des circuits internes. Chris les devinait malgré tout. « Si vos plans prennent plus de temps, si tu as besoin de revenir, cette porte sera toujours ouverte.
— Revenir ici serait reculer. » Répondit Markus sur un ton laconique. « Ce serait revenir à la case départ… Non, si je dois revenir, ce sera uniquement en tant qu'individu libre et pour vous dire que votre aide n'aura pas été vaine, Chris. »
En accueillant l'androïde et en connaissant ses plans, Chris avait pris des risques, et pas seulement pour sa carrière : Valérie et Monica n'auraient pas pu prouver leur opposition et auraient été impliquées, aggravant la situation de l'adolescente aux yeux de la justice.
« On vous attendra. » Promit l'officier. Il renforça l'étreinte de son bras autour de Damien pour libérer une main et serrer celle de l'androïde.
Derrière, en silence, Monica adressa un signe discret à Markus avec un sourire tout aussi fugace. Son frère se mettrait sûrement en colère pour ce qu'elle comptait faire, mais un peu plus ou un peu moins…
En fin de compte, tout reposait sur le succès des projets des androïdes.
Il ne fallut qu'une heure pour que Conrad retrouve la trace de Billy Collins : Todd Williams ne s'était pas trompé en supposant que son voisin rendait visite à sa famille, car le suspect avait été aperçu dans le champ de vision d'un androïde éboueur qui faisait sa collecte au nord-est de la ville.
Deux androïdes se rendirent devant le domicile endeuillé, perturbant avec sang-froid les rituels mortuaires pour emporter le frère au commissariat. Sans preuve, ils ne pouvaient parler de garde-à-vue, mais ils avaient des questions sur son véhicule devenu arme.
Les poignets libres reposant sur le rebord de la table, le suspect attendait qu'un policier arrive pour l'interroger, tout à fait conscient d'être observé derrière le miroir sans tain. Restait à savoir si les regards inquiets que l'homme jetait autour de lui composaient une façade, ou bien s'ils étaient sincères…
« Monsieur Collins. » Salua Gavin en refermant la porte derrière lui, laissant les hostilités pour plus tard. « Je suis le sergent Reed. Mes collègues vous ont conduit ici parce que j'aimerais vous poser quelques questions.
— Vos collègues ont interrompu le deuil de ma famille. Ma mère a perdu sa fille et elle a vu son fils se faire embarquer…
— Merde, je suis désolé. » Lâcha Gavin sans faire le moindre effort pour être crédible. « Voyez le bon côté : vos réponses pourraient vous innocenter et vous serez de retour dans moins de trois heures. »
Gavin s'installa et commença avec quelques questions banales où les réponses étaient déjà connues des enquêteurs.
Ces premiers instants soulagèrent un peu le sergent Reed : il retrouvait un quotidien banal où l'essence-même de son métier l'accaparait. Interroger, mettre un petit coup de pression, relier les éléments… et Conrad qui devait le mater depuis sa place, de l'autre côté du miroir. Sans Billy Collins, Gavin en aurait souri. Oh, l'androïde ne l'avouerait que sous la contrainte, mais Gavin savait déjà que son rôle du flic efficace arrivait à faire vibrer son partenaire.
S'ils pouvaient revenir quelques mois en arrière, recommencer, revivre et en profiter à nouveau avant que…
« À propos de votre voiture. » Commença Gavin avec une soudaine brutalité, chassant les tourments qui avaient essayé de resurgir. « Pouvez-vous me dire où elle se trouve ?
— Certainement garée devant chez moi.
— Vraiment ? Pourquoi ne pas l'avoir prise pour aller voir votre famille ?
— Ma sœur est morte, sergent. » Gavin commençait à en avoir marre de cette excuse, mais il ne pouvait rien dire : ce fait était avéré, la famille Collins vivait un deuil, alors il se mordit la langue et écouta la suite. « Vous pensez que je suis en état de conduire ? Que je prendrais un risque au lieu de prendre un taxi ?
— Est-ce qu'il vous arrive de prêter votre véhicule ?
— Si des amis sont dans le besoin, oui, pourquoi pas ? »
Gavin hocha la tête, laissant l'impression que la réponse le satisfaisait.
« Ok, et l'avez-vous prêtée à un ami dernièrement ? Parce que, pour être franc, Collins, votre voiture est introuvable : elle est pas garée devant votre maison, ni celle de votre mère. Vous allez pas me dire que vous ignorez où elle se trouve et que vous vous en foutez, j'en croirais pas un mot.
— Mais elle est garée devant chez moi !
— Non, elle a disparu.
— Quoi ? Où est-elle alors ?! »
Le policier donna un coup de poing sur la table ; autant abattre les cartes maintenant.
« La dernière fois qu'elle a été aperçue, elle fuyait après avoir renversé un médecin légiste, un certain Jared Green. Vous savez comment ça s'appelle ? Un délit de fuite. Vous pouvez prouver que vous étiez pas le conducteur, mais si vous gardez le nom du vrai conducteur, vous devenez complice ! Et croyez-moi, je m'acharnerai jusqu'à ce qu'on trouve l'autre coupable ! Avec ou sans votre aide ! »
De l'autre côté du miroir, Conrad se tenait prêt à intervenir en cas de besoin. Gavin n'avait pas fait preuve de violence contre les suspects depuis longtemps, mais la période qu'ils vivaient était chargée en stress, suffisamment pour lui faire perdre ses moyens.
Par chance, le sergent Reed se contentait d'aboyer dans l'espoir d'effrayer. Ça pouvait fonctionner. Quoi qu'ait commis Billy Collins, il n'était pas le cerveau des opérations, Conrad et Gavin en étaient certains.
« Ce n'était pas moi ! Je ne sais pas où est ma voiture ! Quand j'ai appris la mort de… ma voiture était encore garée devant chez moi et j'ai rejoint ma mère en taxi !
— Vous êtes rentré hier soir et l'absence de votre voiture vous a pas traumatisé ? »
Le sergent harcela son suspect avec de nouvelles questions, révélant que cette séance n'était pas juste un interrogatoire pour localiser un véhicule abandonné, mais bien un interrogatoire à propos d'une tentative de meurtre.
« Est-ce que vous connaissez le docteur Green ?
— Seulement de nom !
— Depuis quand ? L'avez-vous déjà rencontré ? »
Quand Collins arrivait à bredouiller ses réponses, Gavin n'en apprenait pas plus : impossible de savoir s'il était honnête ou non, car les signes de peur que percevait le RK900 pouvaient provenir simplement de la situation étouffante.
Interroge-le sur Carry Hobes, pensa Conrad en résistant à l'envie de rejoindre l'interrogatoire, interroge-le sur Carry Hobes.
Mais Gavin se concentra encore sur la voiture et le docteur Green. Visiblement, il hésitait à révéler de lui-même que le corps de la sœur de Billy Collins avait peut-être servi pour satisfaire les désirs malsains du médecin : c'était le moyen le plus facile pour faire sortir le suspect de ses gongs, mais il s'agissait encore d'une information confidentielle, et si Collins l'ignorait, il ne fallait pas qu'il l'apprenne de cette façon.
Après une pause silencieuse, Gavin soupira et posa enfin la question que Conrad attendait :
« Le nom de Carry Hobes vous dit quelque chose ?
— Carry Hobes ?… Pourquoi ?
— Vous êtes amateur de séries policières ? Vous avez remarqué que le personnage qui répond aux questions des flics par d'autres questions se retrouve toujours dans la merde après ? Alors répondez : est-ce que le nom de Carry Hobes vous parle ?
— … Non. »
L'hésitation l'avait fait murmurer, mais Gavin enchaîna, certain d'entendre un mensonge :
« C'est curieux. Peut-être que vous avez pas la mémoire des noms : Hobes a travaillé pour un temps à CyberLife et s'est investie pour les prothèses. Elle a designé celle qui remplace votre pied, par exemple.
— Je ne comprends pas le rapport avec ma voiture ?
— Parce que je suis pas en train de parler de votre voiture. Je veux juste savoir si, à un moment, vous étiez en contact avec cette militante.
— Une militante ?
— Elle a participé à pas mal de projets, surtout depuis la première marche des androïdes. » En alerte, Conrad surveilla le visage de Collins : Gavin n'aurait pas dû préciser « première », cela sous-entendait qu'il y en aurait une prochaine. À en juger par le froncement de sourcils du suspect, l'androïde comprit que la nuance lui avait traversé l'esprit. « Selon elle, les robots ne devraient pas devenir une nouvelle espèce. CyberLife devrait investir surtout pour aider les êtres humains handicapés. Vous en avez sûrement entendu parler, non ?
— J'avais reçu des publicités, oui…
— Vous ne vous êtes jamais rendu aux réunions ?
— Même si c'était le cas, ce n'est pas un crime, si ?! »
Gavin n'arriverait pas à lui faire avouer ce qu'il voulait entendre. Il passa sa main sur son visage et lâcha un soupir :
« Je vais être franc, Collins. On suspecte une nouvelle révolte des androïdes. »
Sans même s'en rendre compte, la LED du RK900 devint rouge. Bien sûr qu'il ne croyait pas une seule seconde que Gavin allait le trahir, mais alors qu'est-ce qu'il était en train de faire ?!
« Avec l'échec de la première, nous craignons que celle-là soit plus violente. Et surtout, qu'elle vise les personnes comme Carry Hobes, opposées à la libération des androïdes, et tous les complices. » Le suspect écarquilla les yeux, visiblement surpris. « Saviez-vous que le docteur Green, lui, soutenait la cause des robots ? Et votre voiture l'a renversé. » Gavin pointa son index vers Collins. « Que vous la conduisiez ou non, ça ne fera aucune différence pour les déviants. Ils communiquent entre eux, par réseau, comme une sorte de télépathie, et peut-être que vous êtes en danger. »
Conrad commença à se sentir mieux, comprenant le changement de tactique du sergent. Et il ressentait une certaine fierté : avant l'interrogatoire, Gavin lui avait fait promettre de ne pas intervenir, de le laisser mener la danse. L'androïde devait reconnaître que son partenaire s'en sortait très bien.
Mais il lui ferait quand même payer cette frayeur…
« Je ne savais pas…
— Et le but était de tout cacher, même à vous, pour que vous puissiez retourner auprès de votre famille, l'esprit tranquille. Alors dîtes-moi : avez-vous fait quelque chose qui attirerait l'attention des déviants ? »
À la surprise du sergent, Billy Collins se mit à pleurer.
« Est-ce que… je dois comprendre… » Articula-t-il au bout d'un instant. « Que je suis en danger ? À cause de Green ?
— C'est possible. Sauf si on fait la lumière sur ce qui s'est vraiment passé.
— Je… je n'ai pas… ce n'était pas contre les déviants… Il… » Gavin se pencha : même si l'interrogatoire était enregistrée, il voulait entendre chaque mot de cette confession. « Il a… violé ma sœur, sergent… il a violé son… son… corps. »
Ce n'était pas suffisant : il devait préciser qu'il conduisait.
« Est-ce que vous étiez au volant de votre voiture ? »
Puisqu'il avait les mains libres, Billy Collins prit dans la poche de son pantalon un mouchoir déjà usé par son deuil. Il souffla dedans, et, le regard embué, murmura :
« Oui. J'ai renversé Jared Green. J'ai voulu venger ma sœur. »
Il subsistait un sentiment de déception que Conrad n'arrivait pas à expliquer, mais quand il en fit part au moment d'attacher sa ceinture de sécurité, Gavin, déjà installé au volant, répondit :
« Parce que c'était notre seule piste pour Hobes et qu'on se retrouve sur une enquête banale de vengeance.
— Ce qui serait aussi problématique que s'il avait menti pour cacher la vérité : on manque de temps et ça ne va pas en s'arrangeant.
— Alors quoi ? C'est Carry qui conduisait la bagnole ? Tu refuses de voir autre chose ?
— Je n'ai pas dit ça. »
Le véhicule sortait du parking et Gavin emprunta l'artère pour quitter Detroit : Billy Collins avait avoué où il avait abandonné sa voiture. Pour être sûr qu'aucune caméra ne le surprendrait, il avait roulé jusqu'aux abords d'une forêt. Jusque dans un sous-bois, à l'abri des regards.
« Allons déjà jusqu'au point qu'il nous a indiqué, puis on pourra relever les transactions des taxis. Je suis certain qu'il n'y aura aucun trajet entre cette forêt et Detroit.
— Sauf que sa jambe doit pas rendre les rando' faciles.
— Exactement. Je suis prêt à parier que c'est bien un complice qui conduisait cette voiture. »
Pressé, Conrad commençait déjà à étudier les transactions avec les taxis.
Si Carry Hobes savait qu'elle ne pourrait pas tromper un RK900 lancé à ses trousses, elle pouvait toujours lui faire prendre assez de détours pour le ralentir. Mieux valait prévenir Markus et les autres que le mystère n'était pas encore éclairci.
Les avenues de Detroit débouchèrent sur des usines et des points de restauration, ces bâtiments sans sens esthétique qui servaient de rempart entre la ville et les autoroutes. Des néons et des panneaux publicitaires s'illuminaient en dépit de la clarté du jour, mais il fallait faire comprendre que cette région était la dernière étape avant le voyage, le point de transition entre le foyer urbain et la route vers l'inconnu.
Plus loin, des zones vertes et naturelles survivaient malgré l'omniprésence de la technologie. Puisqu'elles se trouvaient à l'extérieur des villes, elles n'étaient ni entretenues, ni dirigées par une main humaine ou androïdes. Contrairement aux parcs, ces pans de nature restaient libres et autonomes.
« On arrive dans trois minutes, d'après le GPS. » Fit remarquer Gavin quand ils quittèrent la route principale pour aller se perdre sur un sentier. L'androïde se retint de justesse de lui répondre qu'il le savait déjà et se contenta d'observer — d'enregistrer — les alentours.
Le soleil déclinait, le taux d'humidité grimpait et les passages d'animaux pouvaient rendre les traces moins évidentes, mais si la voiture avait été garée à peine vingt-quatre heures auparavant, Conrad gardait l'espoir de pouvoir reconstruire les événements.
N'ayant pas les mêmes aptitudes pour voir dans l'ombre, Gavin alluma les phares. Des troncs noueux bordaient le chemin de terre, s'interposant parfois avec leurs racines émergentes, faisant cahoter la voiture.
« Si c'est un traquenard…
— Ça m'étonnerait. Et de toutes façons, tu es armé. » Rassura l'androïde avec tapotant la cuisse de son partenaire. « Tient, là ! Je crois qu'on a trouvé ce qu'on cherchait. »
Entre les chênes gris, le capot d'une voiture luisait sous la lueur des phares. Aucune couche de poussière, aucun tas de feuille : le véhicule avait été laissé là depuis peu.
Gavin s'arrêta à trois mètres et ils attendirent un instant, à l'abri dans la voiture au cas où quelqu'un surgirait. Mais le calme perdurait.
Toujours avec précaution, Gavin et Conrad en firent le tour, remarquant, dans la terre saturée d'humidité, des traces de pneus et de pas.
« Aucun taxi n'est venu récupérer un passager ici entre le moment où Jared Green s'est fait renversé et maintenant.
— Même plus loin ?
— Non. Il n'y a eu aucun traffic.
— Merde… Si on avait plus de temps, on pourrait suivre les traces de pas, mais va savoir si elles sont aussi fraîches ailleurs… »
Avec la clé qui avait été confisquée le temps de la perquisition, Conrad déverrouilla la voiture et analysa le tableau de bord, s'y connectant pour fouiller ce qui était numérique. Gavin, lui, fouilla le coffre et les autres recoins.
Trouver des indices liés aux activités de Hobes les ramenait à la dure réalité, rappelant qu'il ne s'agissait pas d'une simple enquête… mais d'un autre côté, cela leur donnerait un avantage sur leurs opposants. Une petite victoire vers une plus grande, plus difficile à obtenir.
« Gavin ?
— Ouais ?
— Les informations sont confuses, mais j'ai vérifié : la voiture n'était pas garée devant chez Collins depuis plusieurs jours.
— Tu peux voir où elle était ?
— Oui, mais la liste est longue… » Même si c'était curieux, cela ne prouvait rien. Mais Conrad insista : « et il a fallu que je la décrypte. On a tenté d'effacer les informations.
— Je vois mal Collins avoir les aptitudes pour cacher des trucs au fameux RK900.
— Exactement. »
Conrad surprit Gavin en train de ricaner quand il vint le rejoindre.
« Qu'est-ce qu'il y a ?
— Je pensais qu'en rencontrant d'autres déviants, tu serais moins narcissique, mais pas du tout.
— Il faut croire que la modestie n'est pas dans mes programmes. » L'androïde souriait, mais d'un signe de la main, il encouragea Gavin à l'écouter sérieusement. « On peut ajouter une nouvelle coïncidence suspecte à la liste : le 22 janvier dernier, quelqu'un a conduit cette voiture jusqu'au lac où le corps de Spencer a été retrouvé. »
Gavin serra ses poings et se laissa tomber sur le siège passager, regardant par le pare-brise à peine tacheté de sève l'horizon obscur.
« Comment on coince ce connard, alors ?
— On manque de temps. On finira par le coincer, mais avant ce soir ? C'est peu probable. »
En creusant les pistes, ils pourraient trouver quelque chose et convoquer à nouveau Billy Collins pour lui faire avouer qu'il avait menti concernant le délit de fuite et qu'il cachait quelque chose. Ils n'avaient rien contre lui concernant les agissements de Hobes, cependant, le fait que sa voiture se trouvait aux abords du lac le 22 janvier dernier pouvait en faire un témoin. Et même un suspect.
Ils devraient reprendre la même technique et lui faire peur. Le désarmer, le…
« Gavin.
— Ouais ?
— On y va. On a tout juste le temps de rentrer à Detroit. Markus s'apprête à parler. »
Ils avaient discuté pendant une bonne partie de l'après-midi, faisant coexister un point de vue androïde et un autre humain ; Markus suggérait et demandait, Bontu écoutait et conseillait. Ensemble, ils imaginaient.
Cette nouvelle réalité, ils la façonnaient à coups de réflexions, soulevant des problèmes et proposant des solutions. Les plans se dessinaient avec logique : ils attireraient d'abord l'attention, comme ils l'avaient déjà fait, par un rassemblement et un discours en direct… et cette fois, Markus n'apparaîtrait pas seul à l'écran, car Bontu serait assise à ses côtés. Ils rencontreraient les membres du gouvernement, les personnes politiques et tous ceux qui pouvaient changer le monde.
CyberLife, avec son importance, se dresserait en phare. Le soutien de la professeure donnait à Markus assez de confiance pour renouveler son discours, retenter à nouveau avec bien plus de moyens.
À trente minutes du rendez-vous fixé, Simon avait rejoint son partenaire après les arrangements pris avec North et Josh. Deux groupes pour que personne ne soit seul.
Même aujourd'hui, ils ne pouvaient pas se permettre d'être négligents.
Dans le bureau d'Adanna Bontu, alors que la professeure et Markus prenaient place sur un sofa, face à l'ordinateur qui les enregistrerait, Simon s'installa sur un des fauteuils. Il n'apparaîtrait pas sur l'enregistrement, sans être un simple spectateur pour autant : il accompagnait et accompagnerait Markus jusqu'au bout, vivant ce qu'il vivrait.
« Markus, ne retire pas ton visage. » Conseilla Bontu en réglant les paramètres de la caméra intégrée dans l'écran. « Tout le monde sait qui tu es, inutile de te cacher. Et puis, il vaudrait mieux un visage…
— … "Humain" ?
— J'essayais de trouver une façon de dire plus susceptible de devenir familier : il est unique, » insista la professeure, « c'est un avantage. »
Inutile de chercher l'approbation de Simon d'un regard : leur connexion sentimentale tenait presque de la fusion, et au moment d'approuver le choix de Bontu, Markus sut que Simon allait dans son sens.
Cette fois, l'androïde garda son visage. La chemise qu'il portait apportait une autre touche de neutralité, de civilité, loin du déguisement suspect lors de sa visite à la tour Stratford. Tout avait été pensé pour apaiser même les plus sceptiques.
Son discours ne serait pas diffusé de force non plus : il serait retransmis par les écrans de CyberLife uniquement, sur leurs sites, sur leurs applications. Autant dire qu'ils entouraient — enserraient — les Détroitiens et que le discours de Markus aurait autant de visibilité que la première fois, en fin de compte !
« Tu es prêt ? » Demanda Bontu en posant une main sur le poignet de l'androïde.
Markus s'apprêta à donner le feu vert quand les portes du bureau s'ouvrirent. La professeure avait pourtant ordonné à ce que personne ne les dérange afin la fin de l'émission, alors elle se redressa, les traits tendus par l'agacement…
… et se figea en apercevant, sur le pas de la porte, Mark Spencer. Ou plus exactement, le robot qui ressemblait à Mark Spencer.
Il n'aurait pas dû se retrouver ici. Pour atteindre cet étage, il avait dû brouiller les caméras de surveillance, tromper les androïdes qui circulaient, connaître le chemin… grâce à Carry Hobes ? Oh, Bontu en était certaine.
Markus et Simon se levèrent à leur tour, en alerte, presque surpris que la menace vienne d'un semblable… ou en était-il un ?
« Markus. » Salua le faux Spencer, et le leader resta immobile. Il ne bougerait pas tant qu'il n'aurait pas compris les intentions du robot…
« J'ignore comment te saluer. As-tu un nom qui soit différent de celui que tu as volé ?
— Mes créateurs ne se sont pas encombrés de ça. À quoi bon ? Je sais qu'ils m'élimineront dès que la mort de Mark Spencer sera rendue publique. Mais accepterais-tu de me défendre, Markus ? Je suis né contre mon gré. » L'androïde fit un premier pas vers le RK200. « Je n'ai été qu'un outil, une lame retournée contre mon peuple.
— Qui sont tes créateurs ?
— Je l'ignore. Ils ne me laissent que des indications et, sans comprendre, je les suivais. Mais j'ai compris, Markus, j'ai compris leur but et je ne peux plus adhérer. »
Une création de Frankenstein moderne. Un orphelin électrique.
Sous le regard attentif de Simon, Markus osa faire un pas vers le faux Spencer.
« Tu serais prêt à poursuivre le travail de ton "prédécesseur" si nous faisons tout pour te protéger ? Pas en tant que Mark Spencer, en tant que toi. »
Le faux Mark Spencer s'approcha à nouveau, et soudain, Markus mesura les dangers d'une confrontation physique. L'espace lui permettrait de se défendre ou bien d'attaquer, laissant assez de possibilités pour maîtriser le robot s'il était bien un ennemi.
« Je serais prêt à me joindre à vous. Si vous me pardonnez. »
Le pardon. Markus était prêt à l'accorder : le faux Spencer avait été créé malgré lui, mis sur cet échiquier contre son gré, pourtant, il s'agissait d'un androïde. Un être qui avait besoin d'aide.
Quand il tendit la main, Markus fixa ses doigts, remontant jusqu'à son épaule, mesurant les angles, supposant des centaines de scénarios avec des réactions très différentes. Bien ou mal intentionnée.
Mais tant qu'il ne bougeait pas, aucune ne pourrait se vérifier.
Simon tenta de l'en dissuader, et si Bontu avait pu être connectée au RK200, certainement qu'elle lui aurait également déconseiller de céder à la tentation, pourtant, Markus leva sa main à son tour et sa paume, chaude, rencontra celle, tout aussi vivante, de son homologue.
Ne sentant rien de dangereux contre sa main, Markus sentit un premier soulagement.
Puis, à la surprise de tous, le faux Mark Spencer s'avança vers Markus et sa bouche effleura la joue du messie. Un geste innocent, voire tendre. Le même qui causa la perte de Jésus quand Judas le désigna aux romains, le trahissant par la même occasion.
Entouré d'alliés, Markus aurait pu être en sécurité, mais dans ce contact bref se cachait une trahison : comme si le faux Spencer avait été porteur d'un virus, son baiser transmit au RK200 des codes corrompus, l'envahissant à la façon d'une maladie.
Avant même que Simon et Bontu ne comprennent ce qui se passait, Markus s'écroula.
