« Est-ce que tu me crois si je te dis que j'ai peur ? »

North avait posé cette question sans même regarder Josh.

« Pourquoi je ne te croirais pas ? Mes sentiments sont les tiens, comme tes émotions sont les miennes.

— Je pensais que tu avais une meilleure estime de moi malgré cette connexion… »

North, la figure forte de leur groupe, qui gardait ses failles comme s'il s'agissait de secrets, n'aimait pas reconnaître quand ce sentiment la saisissait. Elle se voulait pierre angulaire, elle voulait mettre son squelette de titane à l'épreuve pour défendre ceux qui lui étaient chers, préférant ignorer qu'ils ne la condamneraient pas pour ses moments de faiblesse.

Après tout, ils partageaient la même composition.

Au fond de la ruelle, cachés dans la pénombre rendue possible par l'absence de lampadaires, plusieurs androïdes s'encourageaient, certains prêts à recommencer ce qu'ils avaient tenté durant l'hiver 2038, d'autres à succéder à leurs semblables tués durant leur rassemblement.

S'il avait osé, si les risques n'avaient pas été aussi élevés, Josh se serait agenouillé près de North pour la porter sur une épaule, la hissant en reine, pour lui rappeler qu'il pouvait la soutenir lui aussi.

Mais ç'aurait été l'exposer aux balles qui allaient pleuvoir. Car ils le savaient : il y aurait d'autres morts ce soir, mais elles ne seraient pas vaines.

À l'idée qu'ils pourraient être à nouveau séparés, Josh agrippa la main de North et la serra.

Et alors qu'aucun des deux ne s'y attendait, leur accablement prit une ampleur terrifiante…

« Markus ! » Murmurèrent-ils en même temps.

La connexion vers le RK200 venait d'être interrompue aussi subitement que s'il venait de…

« Non, ce n'est pas possible. » North se tendait, soudain furieuse. « Josh, reste connecté avec Simon, je vais concentrer mes échanges avec Conrad.

— Et pour la marche ?

— On y va. »


Conrad perdit sa connexion avec Markus en même temps que les autres. Bien sûr, il imagina les mêmes scénarios possibles, incluant la mort de son nouvel ami…

Et la voiture n'arriverait à Detroit que dans seize minutes.

« Gavin, accélère.

— Je suis déjà au-dessus de la limite, Conrad.

— Je t'ai demandé d'accélérer. » Sa réplique claqua comme une gifle.

À la fois surpris et en colère, Gavin jeta un regard à Conrad. S'il avait pu voir la LED, il aurait remarqué qu'elle était rouge, mais il ne pouvait apercevoir que le côté gauche du profil de l'androïde, vide d'expression.

« Et je t'ai répondu que j'étais déjà au-dessus de la limite ! Tu veux que je nous foute en l'air ?

— Alors arrête-toi dès que tu peux et laisse-moi conduire ! »

Conrad le regardait enfin, la lueur rouge sur sa tempe enfin en évidence, mais Gavin détourna son regard, se concentrant à nouveau sur la route.

« Je suis désolé… » Finit par lâcher Conrad. « Markus est… je ne sais pas… c'est comme s'il avait cessé d'exister.

— Tu veux dire qu'il est comme mort ?

— Ou alors, il l'est réellement… »

Gavin resserra ses mains sur le volant, encore vexé d'avoir être la cible de l'inquiétude de Conrad.

« T'aurais pu me le dire simplement, au lieu de me parler comme ça. Excuse-moi de pas être doté d'une puce pour communiquer avec vous. »

Depuis le réveil des quatre rebelles, Gavin s'était senti exclu : toutes les différences entre les deux espèces avaient entaché l'histoire que l'homme essayait de poursuivre avec son partenaire, déséquilibrant leur harmonie, fragilisant leur complicité.

« Je suis désolé, Gavin, je n'aurais pas dû me laisser emporter par mes émotions… Être déviant n'a pas que des avantages…

— C'est bon. Excuses acceptées. » Sa réponse sèche faisait comprendre à Conrad que ce n'était pas tout à fait le cas, mais il savait que les colères, chez Gavin, duraient toujours au-delà du raisonnable…

C'était son fonctionnement, c'était leur fonctionnement et à l'inverse du sergent, le RK900 s'autorisa à sourire. Heureusement que Gavin était là pour lui.

« North et Josh ont commencé leur marche. Simon semble encore vivant, mais il ne communique plus, ce qui veut dire qu'il y a une menace… une menace qui pourrait surveiller nos communications, et je crains pour Bontu également…

— Ok, on vise CyberLife alors. » Gavin précisa l'adresse sur le GPS.

« Pas "on", Gavin. » Et avant que son partenaire ne proteste, Conrad continua : « les déviants ont déjà attiré l'attention. Tu sais ce qui va se passer : tu vas être appelé pour contenir cette manifestation, voire les éliminer. Si tu te rends à CyberLife, ce sera un abandon de poste. Pire, une trahison.

— Alors quoi ? Tu montes seul à CyberLife et je tire sur tes potes en attendant que tu comprennes ce qui se passe ?!

— Pour l'instant, je n'ai pas d'autre plan. »

Impossible d'arrêter la voiture au beau milieu de la route, pourtant, Gavin aurait voulu freiner et prendre le temps de réfléchir, trouver autre chose…

Sauf qu'ils n'avaient plus le temps.

Certainement pas après avoir perdu la communication avec Markus.

« Garde ton téléphone. Tout le temps. Je pourrais te dire ce qui se passe.

— Compte là-dessus. Et s'il y a un souci, Conrad, tu me préviens. Je rappliquerai, uniforme ou pas. »

L'androïde allait essayer de l'en dissuader en lui expliquant, avec humour, qu'aucun androïde ne s'en prendrait au sergent Reed cette nuit — car ils savaient qui il était pour le RK900 —, et qu'il survivrait immanquablement à cette révolte pour payer alors les conséquences de sa rébellion… mais le tableau de bord de la voiture se mit à sonner avant qu'il tente de plaisanter.

C'était Tina.

« Gavin ? T'es où ?

— On revient d'une inspection de véhicule avec Conrad.

Oh

— On est sur le chemin de retour. Qu'est-ce qu'il y a ? »

Ils savaient déjà ce que la policière allait leur annoncer : la marche des androïdes signalée par les premiers témoins inquiets.

Pour épargner à Tina la tâche compliquée de trouver ses mots, Conrad dit :

« Ne vous inquiétez pas, Gavin vous rejoindra seul.

Conrad, je suis désolée

— Ça va. En tant que déviant, il vaut mieux que je reste à l'appartement. »

Gavin serra les dents en entendant ce mensonge.

Pendant un instant, il songea que ce mensonge pourrait devenir une réalité : il pourrait conduire Conrad chez eux, tenter de le mettre en veille ou essayer de l'y retenir par tous les moyens possibles, faire que l'androïde reste à l'abri…

… et Conrad lui en voudrait jusqu'à la fin de ses jours.

Non, Gavin ne pouvait pas faire ça : il ne pouvait pas isoler Conrad de cette lutte qui lui était si chère, il ne pouvait pas le priver de cette opportunité. L'androïde connaissait déjà les risques et il les avait acceptés au moment où il avait rejoint les quatre déviants.

Les événements allaient suivre leur cours.

« Tina. » Lâcha Gavin en espérant mettre fin à leur discussion. « Je dépose Conrad et j'arrive. Préviens l'équipe. »

Quand il raccrocha, il jeta un regard à la fois colérique et désespéré à Conrad.


Pour les androïdes, un virus. Pour l'être humain, un pistolet.

Adanna Bontu levait les mains en l'air face à la menace, incapable de faire autrement. Simon, de son côté, restait à l'écart du faux Mark Spencer, se méfiant du contact.

Il avait pourtant tenté de se jeter à ses pieds pour rejoindre le corps immobile de Markus, au moins pour s'assurer qu'il était toujours en vie, mais la professeure l'avait mit en garde à temps : qu'il garde ses distances avec l'intrus venimeux.

« Est-ce que vous possédez votre propre conscience ? » Demanda Bontu. « Ou est-ce à Carry Hobes que je m'adresse ?

— Mes créateurs écouteront et verront tout ce que vous voulez leur dire ou leur montrer, mais ils connaissent déjà vos arguments, professeure Bontu.

— Et je connais les leurs… »

Inutile de chercher à convaincre un messager mécanique.

Ses créateurs — oh, Bontu n'était pas dupe, elle savait que Carry Hobes en faisait partie, cependant, elle ne pouvait deviner le nombre de complices, ni même s'ils existaient bien — avaient pensé à tout en effaçant leur identité.

Créateurs et dirigeants anonymes ordonnaient, le pantin soldat exécutait.

L'absence d'émotion ne rendait pas le robot moins menaçant. Au contraire : son regard fixe, aux paupières figées, pesait sur la professeure, prêt à réagir au moindre geste. Même les mouvements de respiration des narines, de la gorge et de la poitrine étaient enregistrés, presque perçus comme des signes de lutte.

Des signes de survie.

Si Bontu tentait de toucher à son ordinateur, le faux Spencer appuierait sur la détente et la balle se logerait dans son crâne avec une précision mortelle.

Bien sûr, quelques personnes, dont Kamski, comprendraient que quelque chose ne se déroulait pas comme prévu : l'absence du discours de Markus serait remarqué, mais au bout de combien de temps ? Quand oseraient-ils venir ? Tous avaient reçu l'ordre de ne pas déranger Bontu et ses invités.

Mais il restait une personne qui pouvait les aider…

« Comment avez-vous passé les caméras de sécurité ?

— Il s'est fait passer pour un visiteur authentique, un être humain… » Souffla Simon. Il venait de communiquer avec Conrad, sans que le faux Spencer le remarque. Ce qui avait amené le PL600 à comprendre : « … car il est dépourvu de système de connexion. »

L'intrus n'infirma, ni ne confirma, mais Bontu mesurait l'utilité d'une taupe isolée : impossible de le pirater à distance, impossible que les autres androïdes le détectent. Le faux Spencer avait des désavantages : s'il ne pouvait pas communiquer avec sa créatrice, il ne pouvait pas l'alerter d'un danger…

Mais souhaitait-elle réellement qu'il survive à cette nuit ? Il n'était qu'un pion.

Et peut-être qu'il pourrait être remplacé par un autre robot du même modèle.

« La mort de Mark Spencer n'a pas été rendue publique, » continua Simon. « Aucun androïde n'a détecté l'incohérence de sa présence. »

Bontu réfléchissait à toute allure. Si Simon pouvait communiquer avec les autres androïdes, elle supposait — espérait — qu'il avait déjà prévenu Conrad ; ils sauraient organiser un plan. Mais le faux Spencer avait conscience de ses points faibles et composerait en les gardant à l'esprit.

Si elle avait été plus proche de son ordinateur, Bontu aurait pu voir l'écran, un support pratique pour afficher les messages et les caméras de surveillance, mais la machine de Carry Hobes la surveillait. Un pas vers son bureau et c'était la mort assurée.

« Professeure Bontu. » L'appela le faux Spencer. « Tournez votre écran vers moi. Doucement. Vous savez ce qui se passera si vous tentez quoique ce soit. »

À pas mesurés, Bontu se déplaça sur le côté pour accéder à son bureau. La force d'un seul doigt fut suffisante pour orienter l'écran aussi fin que du papier, l'orientant de façon à ce que son ennemi puisse le voir.

« Le programme des caméras de surveillance. Lancez-le. »

De mauvaise grâce, Bontu s'exécuta. Que pouvait-elle faire à part obéir ?

Sur l'écran, plusieurs cadres montraient ce que les caméras de surveillance enregistraient : hall, couloirs, ateliers… Ainsi, le faux Spencer remédiait à son désavantage : il savait que Simon préviendrait un allié, mais son arrivée serait tout de suite remarquée.

Malgré l'activité à l'entrée, entre toutes les allers et venues, ni Conrad, ni North, ni Josh ne pourraient s'approcher en toute discrétion.

La professeure jeta un regard au déviant, essayant de s'excuser de son impuissance : impossible qu'il communique avec elle avec l'écran mis en évidence, impossible de lui apporter le moindre soutien.

Les secondes semblaient interminables, pourtant, la suite des événements ne prit qu'une poignée de minutes…


Un orage menaçait, abaissant le niveau du ciel à la moitié de la tour de CyberLife. Ce phare articulé de lumières semblait aspiré par les nuages sombres, devenant à moitié concret, à moitié nébuleux.

Bien sûr, la voiture était garée juste devant le bâtiment ; il n'avait jamais été question que Gavin ramène Conrad à l'appartement.

« Je t'emprunte ça. »

Conrad venait d'ouvrir la boîte à gants pour saisir les gants en cuir qui s'y trouvaient. Les températures étaient encore fraîches pour la saison et Gavin ne les rangerait pas dans son placard avant cet été.

« … Tu vas me faire croire que tu as peur de prendre froid ?

— Non, tu sais que je ne crains pas le froid. »

Gavin ouvrit la bouche pour demander plus d'informations, mais abandonna avant même d'essayer : Conrad aurait déjà fait part de ses projets s'il l'avait voulu.

Pourtant, l'androïde n'ouvrit pas la portière tout de suite.

« Gavin. » Gavin sentit une main presser sa cuisse. « Je te promets que j'ai tout fait pour revenir.

— Tu as tout fait ? Pourquoi tu parles au pa… ?

— Les plans de Carry Hobes ont fonctionné pour qu'on se retrouve dans des impasses, mais je lui réserve également des surprises. »

Gavin ne perdit pas son temps à demander : peut-être que Conrad manquait de temps, peut-être qu'il redoutait d'être écouté par l'ennemi, dans tous les cas, il ne pouvait pas s'étendre. Mais même s'il devait se dépêcher, l'androïde se pencha et plaça ses mains contre la mâchoire de Gavin pour l'embrasser avec une force désespérée.

Un moment puissant qui contredisait la confiance affichée plus tôt.

Quand Conrad tenta de reculer, ce fut au tour de Gavin de s'accrocher à lui, prolongeant l'instant. Et Conrad céda pour profiter de ces quelques secondes précieuses.

Elles n'empêcheraient pas son plan de fonctionner.


L'androïde qui jouait le rôle de Mark Spencer depuis tant de semaines nota sans satisfaction l'arrivée du RK900 dans le hall de la tour : ce sentiment de succès serait réservé à Carry Hobes, la commanditaire.

Contrairement au faux Spencer qui avait entré sur l'écran d'accueil des identifiants de visiteur — indications provenant de Hobes pour lui permettre d'entrer sans alarmer quiconque —, le RK900 était connu comme allié et pouvait circuler librement dans la tour.

Il lui faudrait moins de sept minutes pour atteindre le bureau d'Adanna Bontu.

« PL600, va rejoindre Adanna Bontu. Doucement. »

Simon obéit tout en fixant l'arme. Il savait qu'elle servait de précaution au cas où Bontu essayait de se rebeller, mais les dégâts seraient aussi fatales pour une pompe à thirium que pour un cœur humain.

À présent que les deux otages étaient côte à côte, il s'agissait désormais de garder un œil sur eux et d'attaquer le RK900 dès qu'il arriverait. Le faux Spencer se colla alors contre le mur, à un pas de la porte du bureau, prêt à bondir sur son opposant.

Le PL600 préviendrait sûrement son allié en lui disant où l'ennemi se tenait, mais cela n'avait aucune importance : tout ce qu'il fallait, c'était un contact peau à peau pour infecter le RK900, pour transmettre le même virus qui avait mis le RK200 hors service.

Il suffisait juste d'un contact. Même bref, même infime.

Puis, les éléments perturbateurs les plus importants seront éliminés pour que la machine puisse mener sa mission jusqu'au bout.

Bontu se risqua à regarder Simon, regrettant de ne pouvoir communiquer par la simple pensée. Avec le robot qui les surveillait, elle ne pouvait même pas lui prendre la main…

Elle comprit soudain pourquoi Kamski avait demandé à Chloe de le rejoindre pour qu'ils discutent sans aucune présence autour d'eux : il la protégeait. Il savait que les androïdes avaient prévu une nouvelle marche ce soir, il savait que Markus comptait réitérer son discours, il savait que des luttes blesseraient les deux espèces, comme durant l'hiver 2038… et Chloe serait isolée de tout ça.

Bien qu'elle ressentait de l'amertume, la professeure ne pouvait pas en vouloir au génie de la robotique : Chloe était sa création la plus chère. Elle était à la fois fille, amie… et peut-être même une âme sœur. Kamski ne prendrait certainement pas la risque de la perdre.

Si Bontu savait que Simon, de son côté, ne ressentait pas la moindre inquiétude…

Quand la porte du bureau coulissa, laissant apparaître le RK900, Adanna Bontu essaya de pousser un cri d'avertissement — peut-être même un appel à l'aide. Par un geste presque mécanique, elle desserra le foulard chatoyant autour de sa gorge, libérant la détresse qui se formait, déchirée entre le gémissement et le cri, mais trop tard : le faux Spencer agrippa le poignet de sa nouvelle victime.

Avec la même soudaineté que Markus, Conrad s'écroula au sol, désarticulé et statique.

Dans un silence religieux, le faux Spencer et Bontu regardèrent le visage immobile du RK900. Les yeux écarquillés captaient la lumière, au point de devenir presque blancs. Les lèvres encore entrouvertes, Bontu ne parvint qu'à penser à un seul mot : fin.

Dressée au-dessus de sa seconde victime, la machine aurait pu se formuler cette même conclusion, mais alors qu'il comptait se charger de ses deux otages, une main gantée le saisit soudain au bras.

L'androïde se retourna et aperçut un visage devenu familier : celui du RK900. Sa LED allumée, bleue.

Vivant ?!

En apprenant que Markus avait été attaqué par la machine ennemie, Conrad avait demandé toutes les informations possibles à Simon, et la plus importante était celle concernant le contact fatal : le faux Spencer ne pouvait contaminer « à distance », il avait besoin d'une connexion tactile. Les gants protégeraient Conrad, lui permettant de saisir son rival sans risque.

Mais ça n'avait pas été la seule précaution : avant même que Gavin ne se gare devant la tour, Conrad avait réquisitionné aux robots de CyberLife un corps d'androïde surmonté de la tête du RK800. Changer la couleur des yeux pour que Connor ressemble comme deux gouttes d'eau à son successeur n'avait représenté aucune difficulté.

Le dernier détail avait reposé sur la tenue : le leurre l'avait attendu à l'extérieur de la tour, portant un uniforme neutre et couvrant. Conrad avait fait l'échange avec son propre costume.

Laissant l'illusion prête entrer, le RK900 avait attendu quelques instants avant de pénétrer dans la tour également. Sans risque, car il avait déduit que lorsque le faux Spencer apercevrait sa cible entrer dans le hall, l'ennemi se concentrerait sur ses otages sans prêter attention aux caméras de surveillance.

Conrad ne s'était pas jeté dans la gueule du loup sans s'être préparé : il avait tout fait pour survivre.

« C'est fini. » Annonça-t-il au faux Spencer, serrant son emprise sur le bras armé, avec l'intention d'abaisser le pistolet.

Sans la moindre expression, le faux Spencer lâcha son arme. La crosse heurta le sol dans un bruit sec, presque terrifiant.

Se rendait-il ?

Oh non, il libérait simplement sa main de cette charge inutile pour commencer à lutter avec son ennemi, opposant une force égale à la sienne. Conrad fut surpris mais réagit assez vite pour reculer, protégeant son visage, seule partie qui n'était pas couverte.

Très vite, Simon s'approcha pour l'aider : à deux, ils pourraient reprendre le dessus.

Comprenant qu'il risquait de perdre, le faux Spencer réussit à se dégager de l'étau autour de ses poignets et esquiva le PL600 derrière lui. Le mieux pour lui était de quitter le bureau de la professeure. Non pas pour fuir, mais pour diviser : ils ne laisseraient pas le corps du RK200 seul, sans surveillance.

Alors, comme s'y attendait la machine, Conrad cria à Simon de s'occuper de Markus avant de suivre le faux Spencer.

La course poursuite provoqua un trouble chaotique dans cet endroit si raffiné, où tout se réglait dans la logique et le méthodique. Si le RK900 perdait sa proie de vue, des cris ou des androïdes retrouvés au sol lui indiquaient le chemin à suivre.

Hors de question qu'il le laisse filer : pour la machine obéissante, il ne s'agissait que d'une mission, elle acceptait son statut de pion, mais pour Conrad, c'était personnel : ce robot avait imité Mark Spencer, un allié qui aurait pu devenir un ami, un être humain qui luttait comme personne en faveur des androïdes… et même si le faux Spencer n'avait pas tué le vrai, même s'il n'avait pas de conscience, cela ne changeait rien au fait que son existence-même avait dissimulé le meurtre.

Avait brisé la confiance de Conrad à tort.

Alors le RK900 n'abandonnerait pas.

Sa colère redoublait même avec l'absence d'émotion, par contraste. Peu importait l'absence de conscience, ça n'attendrissait pas le traqueur.

Markus aurait pardonné à ce Judas. Pas Conrad.


Pour être franc, Gavin ne se souvenait pas vraiment de la nuit du 11 novembre 2038.

Le seul élément clair était le suicide de Hank, un drame qui avait profondément marqué les policiers, lui inclus. Sans oublier qu'ils n'avaient pas eu besoin de faire plus que d'encercler les déviants, le RK800 leur abrégeant la tâche en abattant Markus et les autres leaders.

Le 11 novembre 2038 se résumait juste à un vague chagrin dans le froid et qui avait été ensuite noyé dans de la bière avec Tina.

Mais ce soir, si les leaders de la révolte perdaient, l'alcool ne serait d'aucun réconfort pour le deuil que Gavin porterait…

Pendant qu'il sanglait son gilet pare-balles, Tina lui jeta un regard. Elle ne savait pas que Conrad s'était rendu à la tour CyberLife, mais elle n'était pas naïve : elle aurait beaucoup de mal à croire son ami s'il lui assurait que l'androïde était chez lui, à l'abri.

« Gavin… » Tina l'avait appelé avant de se dire qu'il ne lui dirait pas la vérité. Pas alors qu'il y avait des témoins dans le commissariat. « … euh… vous avez trouvé autre chose sur Billy Collins ?

— Possible. Y a des trucs bizarres qu'il devra expliquer.

— Toujours faire confiance à son instinct.

— Exactement. »

Si Gavin appréciait les efforts de Tina pour le faire penser au boulot, les serpents d'anxiété qui remuaient dans son torse lui donnaient la nausée, rendaient sa respiration difficile. Impossible d'ignorer la situation délicate dans laquelle il était.

Il vérifia le chargeur de son arme, plaça la sécurité.

Le lieutenant en charge de l'équipe commença alors à les appeler un par un, vidant le vestiaire un peu plus à chaque nom beuglé.

« Reed ! »

Son signal de non-retour. Obéissant comme un soldat, Gavin quitta le vestiaire et prit la direction du parking.


North et Josh se tenaient par la main, chauffant leur paume l'une contre l'autre. La pluie dégoulinait de leurs épaules jusqu'à leurs doigts enlacés, apportant un sentiment de lourdeur dans leur marche.

Mais même perdus dans cette averse toute fraîche, ils captèrent l'infime conscience de Markus, comme un murmure électrique au loin, prouvant qu'il était vivant. Simon leur faisait un compte-rendu de la situation : Conrad s'était jeté à la poursuite du faux Spencer, tandis que la professeure Bontu et lui emmenaient Markus dans un atelier au sous-sol pour éliminer le virus. Ne restait plus qu'à espérer qu'aucun effet secondaire grave n'apparaîtrait…

La victoire restait incertaine, mais la situation aurait été plus dramatique sans le succès de Conrad.

Ils n'en parleraient que plus tard, mais North approuverait le choix du RK900 d'attaquer au lieu de pardonner. Elle en aurait fait autant et reprocherait à Markus sa bonté.

« Ils ont commencé à appeler la police. » Fit remarquer un androïde derrière eux.

« Vous êtes libres de fuir. » Répliqua North en jetant un regard aux robots qui commençaient à ralentir. « Mais rester, c'est augmenter nos chances de réussite.

— Dès que Markus sera en état, il parlera. Sinon, Simon prendra la parole. » Promit Josh sur un ton plus doux. « Ce n'est qu'une question de temps. »

Si la méthode était la même, Detroit avait changé : l'avis des humains s'était nuancé, prenant en compte les problèmes de ce nouvel esclavagisme apparu avec la conscience des robots. Des familles avaient appris à se passer de leur PL600 ou de leur AX400, des amants avaient embrassé le célibat plutôt que leur BL100 et les bordels robotiques, des hôpitaux avaient revu leurs effectifs mécaniques à la baisse, privilégiant des humains…

En deux ans, le chômage avait baissé en même temps que les ventes chez CyberLife et les enseignes similaires, prouvant une prise de conscience.

Pourtant, ce n'était pas suffisant : il fallait que les déviants se réaffirment. Marcher comme ils l'avaient déjà fait, c'était demander et accorder une seconde chance à la fois.

Malgré l'optimisme qu'ils cultivaient, North, Josh et les autres ne furent pas surpris d'apercevoir, au bout de l'avenue, un barrage où tourbillonnaient des lueurs rouges et bleues. Les silhouettes casquées se tenaient derrière les voitures, les carcasses en métal les protégeant, eux, les corps de chair.

Bien sûr. Les lois existent et aucune n'est encore en faveur des androïdes.

« Premier avertissement. Dispersez-vous. »

Les citoyens qui habitaient les bâtiments alentours de tenaient à leurs fenêtres. Des rafales d'eau fouettaient les visages, leur faisant payer leur curiosité.

Qu'ils soient des spectateurs d'arène ou des témoins ne faisait aucune différence : les androïdes ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.

Renforçant l'étreinte de leurs doigts, North et Josh firent un pas vers le barrage.


La tour de CyberLife était un dédale et son étroitesse empêchait au faux Spencer de semer son poursuivant. Sa dernière chance pour réussir sa mission, c'était de sortir de là, car dans les allées de Detroit, il trouverait mille cachettes pour tromper le RK900.

Le hall devint une étape de leur course, une case décisive où Conrad, qui avait deviné les intentions de son opposant, ne devait pas se tromper. Cette piste ne se terminerait pas en impasse elle aussi. Hors de question.

Alors que le faux Spencer traversait le hall à grandes enjambées, Conrad réfléchit à une stratégie pour diminuer la distance entre eux. Tirant avantage du sol ciré, il força pour une dernière pointe de vitesse et dérapa, maîtrisant sa chute pour se donner de l'élan.

Si la distance fut réduite, son buste était malheureusement tendu vers l'arrière, ne lui donnant pas l'occasion de saisir la main ou la jambe du faux Spencer.

Mais avec un habile mouvement de jambe, il réussit à frapper du pied la cheville du robot, lui faisant perdre l'équilibre.

La cible parvint à se rattraper à la porte vitrée pour rester debout, mais son visage heurta la surface transparente. Le nez en plastique craqua, se fissurant à l'horizontal. Du sang bleu commença à couler en abondance.

Cet androïde ne pouvait pas ressentir la douleur. Chez une machine, les blessures lançaient tout juste une alerte, signalant un dommage qu'il était raisonnable de réparer dans les plus brefs délais. Un nez abîmé ne représentait pas un danger immédiat, et à l'instar des êtres humains, les androïdes pouvaient survivre à la perte d'un peu de sang…

Pourtant, celui-ci plaqua sa main contre son nez avec une rapidité presque… vitale.

Alors qu'il ne pouvait ressentir ni la peur, ni la douleur.

Conrad comprit que ce geste trahissait autre chose. Un détail qui devait important en rapport avec ce thirium.

Le faux Spencer réussit à ouvrir la porte, laissant l'empreinte indigo couler lentement, huileuse et brillante, et avant que la porte ne se referme, Conrad sortit également.

Sous la pluie qui gagnait en intensité, les marches des escaliers se cachaient sous ce qui ressemblaient à des rapides. Les clapotements, furieux, se transformaient en applaudissements humides.

Tandis que le faux Spencer descendait, ses doigts pinçant la plaie pour l'obstruer, Conrad mesurait sa prochaine attaque. Il comptait profiter de la hauteur de sa position, quitte à fondre comme un animal sur sa cible.

Gardant en tête qu'il devait protéger son visage, seule partie exposée, Conrad se décida et bondit. Il frappa le milieu du dos de son adversaire avec son coude, et sous le poids, la machine s'écroula, ne trouvant aucun obstacle pour s'aider cette fois.

Dans ce moment chaotique où le décor se diluait dans l'averse, le bras du RK900 s'enroula autour du cou du faux Spencer pour le maintenir, comme ferait un chasseur pour un alligator.

Le faux Spencer essaya de se rouler alors en boule, s'inclinant pour projeter son adversaire en avant. Surpris, Conrad bascula et atterrit, sur le dos, dans une flaque de deux centimètres de profondeur.

L'eau qui venait du ciel coulait dans ses yeux, pendant que celle qui stagnait au sol essayait de le retenir, s'infiltrant sous ses vêtements.

Le visage autrefois ami apparut entre les gouttes, sans expression, avant qu'une main ne se dessine dans la pluie, large et menaçante. Conrad croisa ses bras à temps pour se protéger.

S'il se faisait infecter maintenant, qui l'aiderait ? Qui le sauverait ?

North et Josh étaient au front, Simon était resté avec Bontu pour soigner Markus, peut-être même le remplacer pour le discours.

Et Gavin…

Et Gavin, lui…

Pendant un instant, Conrad crut que la pensée de celui qu'il aimait serait la dernière.


Gavin plissait les yeux, mais c'était peine perdue : impossible de voir avec ces trombes d'eau.

« Premier avertissement. Dispersez-vous. »

Malgré cette mise-en-garde du lieutenant, malgré l'averse cinglante, le sergent aperçut les deux premiers androïdes braver l'interdit : ils faisaient un nouveau pas.

Gavin aurait parié qu'il s'agissait de North et de Josh, les carrures le laissaient penser en tout cas, mais il espérait que ce n'étaient pas eux… Il l'espérait vraiment.

Bordel, il préférait vraiment imaginer deux androïdes lambdas qu'il n'avait jamais vus. Qu'il ne connaîtrait jamais.

« Ils avancent, lieutenant.

— Abrutis… » Grogna le lieutenant. « Vos armes ! Ne tirez pas tant que vous n'avez pas reçu l'ordre ! »

À contre cœur, le sergent Reed plaça le fusil à lunette sur le toit de la voiture en même temps que ses collègues et regarda par la jumelle. Maintenant, il pouvait reconnaître les deux alliés de Conrad.

Il étouffa un juron.

« Second avertissement. Dispersez-vous ou nous ouvrirons le feu. »

Les androïdes avaient trois chances : après la troisième mise-en-garde, ils auraient une minute pour changer d'avis.

S'ils s'obstinaient, les policiers avaient l'ordre de les descendre. Aucune exception.

Doigt sur la détente, Gavin grimaçait. Conrad lui pardonnerait, car il saurait qu'il n'avait pas eu le choix… pourtant, cette idée n'allégeait pas ses craintes.

North et Josh firent un autre pas, solennels.

Gavin serra les dents, attendant le troisième avertissement du lieutenant comme on attend un jump scare dans un mauvais film d'horreur.

Mais ce n'est pas un avertissement qui retentit : c'était un cri d'exclamation provenant de sa collègue à droite.

« Qu'est-ce que… ?! »

Des ruelles qui se trouvaient aux abords de l'avenue apparaissaient des silhouettes sombres. Des adolescents couverts de la tête au pied, portant des sweats à capuche ou des cirés pour se protéger de la pluie. Il y en eu d'abord six, puis dix, puis quinze, puis vingt, puis trente…

Gavin estima leur nombre à une quarantaine. Un petit nombre, mais suffisant pour se dresser entre la police et les androïdes.

Tirer sur des machines, c'était une chose. Tirer sur des mineurs ? Oh non. Le G.C.P.D. serait pointé du doigt par le reste du monde…

« Ce sont des ados humains ! » S'exclama une policière, choquée, au cas où des collègues ne l'auraient pas remarqué.

Gavin ignorait quoi faire, mais son œil s'ajustait encore à la lunette pour voir la scène dans les moindres détails. La troupe des Chats Noirs se mêlait à celle des androïdes, brouillant les cibles pour compliquer la mission des tireurs… voire la rendre impossible.

North regardait autour d'elle, les yeux écarquillés, tandis que Josh souriait presque à en rire, ému par le soutien de ces rebelles.

Un moment ahurissant, mais touchant.

Dans la lunette du fusil, Gavin reconnut soudain un visage vieux et marqué — un visage qui n'avait plus rien d'adolescent — et il ne put s'empêcher de lâcher :

« Florent ?! »

À côté de lui, Tina sursauta et regarda alors dans la même direction.

Pas de doute possible : ce S.D.F français qui connaissait mieux les cellules de dégrisement que les policiers eux-mêmes, ce même sans-abri qui avait été arrêté après avoir frappé un individu pour défendre un androïde se tenait là, suivant le cortège avec détermination.


Conrad refusait de revoir Gavin pour la dernière fois à travers un simple souvenir mémorisé dans ses programmes : il le reverrait pour de vrai, il lui parlerait, ils s'embrasseraient, ils rigoleraient, il s'enlaceraient, ils feraient l'amour, ils vivraient…

Lui vivrait. Pas son ennemi.

Du bras, il repoussa la menace du faux Spencer et se redressa, animé par la colère. Son poing se serra et vint frapper le milieu du visage volé, transformant la plaie en crevasse béante. Sous l'impact de la force, l'œil gauche de la machine s'enfonça, prêt à basculer au fond de la boîte crânienne. Animé par la colère, Conrad donna un autre coup de poing contre la mâchoire, tordant l'articulation, ses phalanges s'imprimant dans la joue comme s'il s'agissait d'un morceau de tôle.

Ce nouveau Spencer ne ressemblait plus à l'homme dont Conrad se souvenait : l'illusion avait été brisée, se détachant dans la laideur des déformations. La machine tenta alors le tout pour le tout et répliqua avec des coups violents avec une idée précise : détruire le RK900.

Au pied de cette tour emblématique de leur existence, les androïdes luttaient, à la recherche des points sensibles pour les exploiter.

Conrad glissa soudain pour contourner son opposant et, déterminé à finir ce combat, enserra le cou de la machine, le bloquant. Il essaya d'ignorer les coups qui martelaient son torse et faisaient tressauter sa pompe à thirium, se concentrant sur son objectif : désarmer le faux Spencer.

Le démunir de ses bras.

Les doigts du RK900 visèrent la jonction qui délimitait l'omoplate, la base mécanique des bras. En répétant ses coups, il cabossa la plaque même à travers la chemise. Les morceaux de plastique, en se cassant, déchiraient le coton. En frappant à plusieurs reprises, très rapidement, les plaques finirent par céder, taillant des lambeaux dans le tissu, laissant assez de passage pour que le RK900 puisse engouffrer ses doigts et soulever ces écailles de plastique blanc. Il saisit quelque chose en-dessous, n'importe quoi, et tira.

Les câbles se tendirent, s'accrochant aux organes comme autant de veines bleues emmêlées, anéantissant la conception précise à l'intérieur de la machine.

Sentant que la carcasse du robot se vidait de ses forces, Conrad se redressa et profita du fait que le faux Spencer ne luttait plus pour engouffrer ses mains dans le dos ouvert et saisir d'autres composants. Sans les gants, il aurait senti le sang ruisseler, les coins tranchants des cartes informatiques, la surface tendre des organes… mais il n'y aurait pas prêté attention : Conrad souhaitait uniquement détruire.

Le sang indigo mimait une barbe sous le nez du faux Spencer sans expression, diluée par l'averse.

Des organes d'androïde jonchaient le sol, lavés à l'eau de pluie, soit en miettes, soit difformes.

Incapable de se satisfaire de cette image, Conrad cala ses mains sous les moitiés d'omoplates qui, par miracle, étaient toujours accrochées au corps et les arracha d'un coup sec, détachant les bras inactifs par la même occasion.

Pour confirmer sa victoire, Conrad les jeta au sol.


Il faudrait une bonne heure pour « nettoyer » les programmes de Markus qui avaient été corrompus. Le discours devait donc être assuré par Simon, et ce dernier espérait qu'au réveil de son partenaire, une bonne nouvelle l'accueillerait.

North et Josh lui décrivaient ce qu'il se passait de leur côté : le soutien inattendu des Chats Noirs. Grâce à leur présence, les violences n'exploseraient pas aussi vite que la dernière fois. Encore mieux : elle diminuait les risques de lutte, compliquant la tâche des autorités.

Quant à Conrad…

Et bien, il pouvait assurer que le faux Spencer ne représentait plus une menace.

« Conrad demande si vous avez assez de temps pour venir voir un détail qui l'intrigue ? Contrairement à lui, vous ne pouvez pas être contaminée par…

— Est-ce que la police a ouvert le feu sur North et Josh ?

— Ne vous inquiétez pas, professeure : les adolescents font retarder les ordres, ils ne risquent rien tant qu'ils seront là. Ces Chats sèment un sacré trouble ! » Termina Simon avec un sourire qui se voulait rassurant.

Bras croisés, Adanna Bontu se laissa aller à l'espoir. Une chance que les Chats Noirs aient eu le courage qui manquait à leurs parents. Et puis, cela faisait gagner assez de temps pour lui permettre de descendre pour rejoindre Conrad.

Tant pis pour le parapluie dans son bureau à l'étage, elle agrippa une housse en plastique destinée à conserver les androïdes avant d'être envoyés dans le dernier atelier et s'en servit comme protection.

Dehors, assourdie par la pluie, la professeure essayait de trouver son chemin sans glisser. Les gouttes formaient un rideau continu, l'empêchant de voir.

« Conrad ? » Appela la professeure, et la voix qu'elle espérait entendre lui répondit.

Près d'un corps sans bras, le RK900 s'était redressé, prêt à l'aider si elle tombait. La pluie battait trop le sol pour qu'elle remarque tout le thirium répandu.

« Je crois qu'il y a quelque chose dans le thirium, il a réagi bizarrement quand il a commencé à en perdre. Vite, ou il va se vider de son sang et vous ne pourrez pas l'analyser. » En voyant que la professeure s'arrêtait, attendant visiblement qu'il porte la carcasse, l'androïde se justifia : « je ne peux pas le toucher avec tout le sang qui se répand, je ne sais pas si le virus s'y trouve. »

Impossible de confier la tâche à un autre robot qui serait une victime potentielle, et elle n'avait pas le temps de chercher un employé humain… Quand elle comprit qu'elle devrait traîner le corps du faux Spencer jusqu'au hall de CyberLife elle-même, Bontu poussa un soupir qui tenait presque du grognement.

Elle déployait toujours tant d'efforts pour paraître distinguée, mais cette soirée éprouvante l'épuisait. Sans oublier qu'elle s'était enveloppée dans une housse ridicule qui sentait le neuf.

« Bien.

— Attendez, professeure. » Conrad avait un sourire compatissant. « Si vous l'enveloppez dans cette housse, il ne représenta plus aucun danger pour moi.

— C'est vrai…

— Mais…

— … mais ça veut dire m'exposer à la pluie dans tous les cas. D'accord. »

Ses talons la maintenaient assez haut dans la flaque, mais son tailleur, qu'elle avait choisi consciencieusement en vue du discours de Markus, serait aussi trempé que si elle s'était jetée dans la rivière de Detroit.

Avec un geste sec, elle se sépara de la housse pour l'étendre sur le faux Spencer comme s'il s'agissait d'un drap — ou plutôt un linceul. Ce ne fut pas difficile de rabattre la protection autour du corps, mais elle n'était pas tout à fait adaptée à la corpulence qui imitait celle de Mark Spencer, alors Bontu dut batailler un peu avec la fermeture éclair.

Une fois le danger empaqueté, la professeure courut se mettre à l'abri sous le préau de la tour pendant que Conrad se chargeait de traîner son ennemi vaincu jusqu'au hall.

« Je ne pourrais pas vous accompagner au laboratoire, professeure… J'avais prévu de rejoindre la révolte.

— Là où se trouve Gavin.

— Exactement. »

Elle hocha la tête et tendit ses mains. Il les prit dans les siennes, les serrant. Ce contact-là, il s'y exposait avec joie.

« Je t'envoie tout ce que je peux trouver à propos de cette machine, Conrad. Va vite.

— Merci. »


Simon discourait finalement seul : sur les écrans fournis par CyberLife, son visage apparaissait sans celui de la professeure Bontu. Mais personne ne pouvait douter de l'aide de CyberLife : le bureau qu'on voyait derrière et le logo de l'entreprise suffisaient pour prouver le soutien de Kamski.

« … réitérons notre demande. Nous croyons en la coexistence entre humains et androïdes. Nous demandons… »

Les chaînes de télévision n'étaient pas piratées, mais elles participaient toutes à une diffusion en direct. D'autres chaînes proposaient des débats entre politiciens, journalistes, économistes et tant d'autres jacasseurs qui avaient un mot à dire sur la situation.

Aux côtés de Moira et Darren, Landru zappait à la recherche de chaque image de la marche, espérant reconnaître Gavin ou Conrad.

Depuis le Milwaukee, dans son salon exigu, Virginia Reed procédait au même balayage médiatique afin d'être sûre que son fils n'était ni blessé, ni… non, inutile de paniquer maintenant : les journalistes assuraient que les clans se faisaient face sans violence pour le moment.

Mais s'ils commençaient, ce serait un massacre.

North, Josh et les autres se contentaient de répéter d'une voix forte les demandes essentielles de Simon. Les êtres humains, en tout cas ceux qui s'impliquaient dans la cause, applaudissaient dans la rue, recouvrant le bruit d'averse. Des portables photographiaient la scène avec des flashs retentissants, l'immortalisant.

Malgré l'intensité du bruit, Conrad était encore trop loin pour les entendre avec son propre système auditif : il vivait le moment à travers ses alliés alors qu'il traversait les avenues, pressé d'apparaître devant Gavin, de lui montrer qu'il avait survécu et qu'il revenait auprès de lui.

Des voitures du G.C.P.D. roulaient à toute allure, faisant tournoyer leurs lueurs comme des auras. Ils auraient pu l'embarquer pour contenir la révolte des robots, mais Conrad n'était pas le seul androïde dehors à se diriger vers le noyau du mouvement : tous les arrêter leur ferait perdre du temps.

Et puis, les ordres avaient changé.

Cette fois, les dirigeants ne se détournèrent pas de leurs obligations : très vite, ils contactèrent le porte-parole des déviants, proposant une rencontre. En attendant, les forces de police et les androïdes devaient se disperser dans le calme pour ne pas inquiéter la population.

Une bonne nouvelle qui poussa Conrad à sourire alors qu'il n'était plus qu'à deux avenues du point de rencontre.

D'après ce qu'il pouvait entendre grâce à ses connexions, les discussions entre Simon et les autorités se déroulaient dans la plus grande courtoisie, mais tant qu'elles n'étaient pas conclues, les troupes garderaient leur position sur la scène de Detroit.

L'averse se calmerait bientôt, même si, dès cette nuit, un vent de panique soufflerait dans le monde de la presse : des journalistes prendraient d'assaut CyberLife pour dévoiler les secrets de la tour, le meurtre de Mark Spencer et le complot contre les androïdes seraient révélés, des interrogations sur l'avenir seraient soulevés… Ils présenteraient des unes mémorables pour illustrer cette nuit qui forçait la société à couler vers une cohabitation.

Quels droits auront les robots ? À quoi ressemblera vraiment leur liberté ? Où vivraient-ils ? Comment ? La production d'androïdes sera-t-elle stoppée, remplacée par des réserves de membres et de composants destinés à remplacer les éléments défectueux ?

Il faudra plusieurs années, voire plusieurs décennies pour trouver des réponses à toutes ces questions, tout comme des terrains d'entente, des lois équitables… mais ces débats se feront sans Conrad : il ne demandait pas grand chose, juste de garder son poste au sein de la police et de vivre avec Gavin.

Rien de plus que ce bonheur égoïste qui existait déjà.

Se sentant déjà comblé, le RK900 surgit soudain au milieu de l'avenue. D'autres androïdes apparaissaient aussi à d'autres croisements, marchant vers le groupe pour grossir les rangs, donnant l'impression d'amplifier les vœux qu'ils scandaient.

Ils obéiraient à l'ordre de se disperser… mais pas immédiatement.

Conrad, lui, longea l'assemblée, refus ant de disparaître dans la foule. Au contraire, il s'apprêtait à rejoindre la tête du groupe pour faire face à la police. À ses collègues.

S'ils connaissaient la déviance du RK900, les policiers ne s'attendaient pas à le voir ici : certains, confiants, furent soulagés, se sentant protégés, tandis que d'autres redoutaient une trahison… mais un seul comptait vraiment pour Conrad.

Parmi les visages qu'il analysait, l'androïde aperçut enfin Gavin. Contrairement à l'androïde qui se sentait victorieux, le sergent était encore paralysé par l'inquiétude.

« Avance pas. » Articulait-il doucement. « Avance. Pas. »

Mais les autres androïdes suivaient l'exemple de Conrad et s'approchaient. Les policiers n'avaient toujours pas l'autorisation de tirer, ils ne pouvaient que resserrer leurs mains sur les crosses ou frôler les gâchettes : trop d'enfants risquaient d'être victimes de balles perdues, et des civils témoins pourraient également être blessés, ce qui entraînerait un scandale d'une ampleur explosive.

Un AX400 se tint face à une jeune policière et, pendant que la pluie dégoulinait sur leur silhouette similaire, l'androïde plaça doucement ses mains en coupe sur celles de la femme.

Et les réchauffa.

Ce contact fut imité avec d'autres policiers dont les signes de peur étaient les plus discrets : des robots tendaient leurs mains pour les apposer contre celles trempées et frigorifiées, les réchauffant sous les paumes où remuait une activité électrique intense.

Sans le RK900, la peur serait encore tenace et aurait rendu cette tentative d'harmonie impossible, mais le partenaire du sergent Reed, depuis de nombreux mois, avait prouvé que la déviance ne représentait pas nécessairement un danger.

Et que la reconnaissance d'une nouvelle espèce vivante était justifiée.

Les témoins aux fenêtres filmaient la scène, hésitant à descendre tant que la pluie battrait le bitume, tandis que d'autres délaissaient les tablettes et téléphones pour applaudir à nouveau, prouvant leur implication à encourager l'entente.

Petit à petit, les policiers déposèrent les armes : leurs supérieurs l'ordonnaient, conscients qu'ils récolteraient les louanges de la presse et des citoyens par ce geste pacifique.

Et pendant que les liens se tissaient autour d'eux, Gavin hésitait encore à prendre Conrad dans ses bras. Après tout, ils étaient observés…

Ils restèrent face à face alors que Gavin essayait d'ignorer les regards étrangers. Pour briser ce silence, il demanda :

« Qu'est-ce qui s'est passé ? C'est quoi cet uniforme ?

— Je me suis battu avec celui qui se faisait passer pour Mark Spencer.

— Quoi ?! » Gavin ne put s'empêcher de saisir l'épaule de Conrad. « Et tu l'as… ?

— Éliminé, oui.

— Et tu n'as rien ?

— Peut-être le torse un peu cabossé, mais rien de grave. » L'uniforme collait au corps de l'androïde et Gavin effleura l'endroit où se trouvait la pompe à thirium. « Adanna va analyser l'androïde qui remplaçait Spencer, et nous pourrons remonter jusqu'à Carry Hobes pour l'arrêter. »

Et ça sera fini.

Gavin se ressaisit : même s'ils mettaient la main sur Carry Hobes et prouvaient que les derniers discours de Mark Spencer visaient à freiner les lois en faveurs des androïdes, la lutte que menaient Conrad et les autres ne serait pas remportée avec cette seule victoire.

Il y aurait encore ce fossé entre eux.

« Et après ?

— On avisera. Prouver que Mark Spencer ne s'est pas retourné contre nous était ma priorité. Le reste… et bien, Josh, North, Simon et Markus, quand il sera rétabli, s'en occuperont mieux que moi. »

Gavin allait approuver d'un signe de tête, se laissant rassurer, quand Conrad passa un bras autour de sa taille. Avant même qu'il puisse protester, son partenaire l'embrassa avec une fougue de survivant : le buste repoussé en arrière par la force du baiser, Gavin eut le réflexe d'agripper les épaules de Conrad.

Un silence tomba avec la surprise générale, agrandissant le moment qui aurait dû être intime. Encerclés, ils offraient une nouvelle version du baiser de Times Square, plus imprégnée, plus dévouée.

À la place des marins rassemblés à New-York, les soldats réunis ici étaient soit mécaniques, soit organiques, formant une foule qui exprimait un soulagement plus timide. Encore incertain. Au lieu du ciel clair du 15 août 1945, la nuit pluvieuse de ce 3 avril 2040 fermait l'image dans une étreinte serrée, confondant les nuances sombres des uniformes, des manteaux, des parapluies aux alentours… et pour percer cette masse, des LEDs brillaient.

Enfin, il restait une dernière différence : cette étrange réunion ne marquait pas la fin d'une guerre, mais le renouveau d'une lutte.


À l'aube, l'épisode historique ne semblait plus aussi grand : les questions succédaient à l'euphorie, la logique annihilant l'excitation. Les jours se succédaient afin que la monotonie se reforme.

Dans le commissariat, avec un calme peu naturel, Conrad attendait, assis au bureau du sergent Reed.

L'activité dans le commissariat s'apparentait à un fourmillement d'insectes : les allers et venus électrifiaient l'air, créant un mouvement perpétuel et plutôt chaotique. Quatre collisions sur cinq avaient été évitées entre deux policiers qui marchaient trop vite tout en tenant une tasse de café ; la cinquième, malheureusement, provoqua un tumulte. Il ne restait de l'accident qu'une grande flaque mal épongée et une forte odeur boisée.

Androïdes et humains ne s'adressaient la parole que par nécessité absolue : de la témérité de la veille qui les avait poussés à s'associer, il ne restait plus rien. Les questions avaient eu le temps de surgir durant la nuit, semant un certain trouble. Avaient-ils eu la bonne réaction ? Pouvaient-ils troquer la tranquillité apparente d'une société dirigée par l'Homme pour affronter de longues années d'une paix peut-être impossible ?

Certains le souhaitaient toujours — beaucoup même —, quant aux autres, ils culpabilisaient d'avoir peur, ils culpabilisaient de vouloir retrouver leur quiétude.

Seule Tina avait salué Conrad ce matin, et elle repassait régulièrement, lui adressant des sourires bienveillants que l'androïde lui rendait à chaque fois.

Sûrement que lorsque les autorités auront parlé avec les leaders du mouvement d'indépendance, l'atmosphère dans le commissariat, dans Detroit, et même dans le pays, s'allégerait.

Le téléphone sur le poste de Gavin se mit à sonner et, le sergent étant en intervention, Conrad décrocha.

« Est-ce que je parle bien à Gavin Reed ? Avez-vous quelques minutes pour répondre à nos questions sur le baiser que…

— Merci, mais nous ne souhaitons pas en discuter. Je vous souhaite une bonne journée. »

C'était le quatrième journaliste qui se heurtait à la politesse du RK900.

L'androïde et son partenaire se retrouvaient au centre des attentions : des rédacteurs cherchaient à étoffer des histoires, comme celle des Chats Noirs ou encore de l'homme français déjà condamné pour avoir défendu un androïde, mais le baiser passionné entre les deux policiers — l'humain et le robot — suscitait un intérêt particulier.

Mais Conrad n'avait pas l'intention de répondre. Quant à Gavin… oh, et bien lui, il insulterait à foison les curieux…


Les portes dans le couloir de l'appartement restaient closes, mais Gavin aurait parié que les résidents de l'immeuble huppé, peu habitués aux interventions de la police, avaient collé leur oreille contre les portes. Derrière les murs, ils ne pouvaient pas voir les gilets pare-balles et les armes qui faisaient de la troupe une mini armée, mais ils restaient aux aguets.

Sans vérifier s'ils étaient bien épiés ou non, le sergent, suivi de quatre collègues, avançait d'un pas décidé vers le numéro 56.

Près de la sonnette, le nom de Carry Hobes était gravé sur une plaque en titane clair, brillant d'une teinte presque laiteuse. Innocente. Au lieu de toucher le bouton, Gavin donna quatre coups puissants contre la porte, la faisant trembler.

« Carry Hobes. Ouvrez. »

Si elle n'était pas là, ils le découvriraient vite : Gavin lui laissait trois chances avant d'ordonner à ses hommes de défoncer la porte avec un bélier… mais il n'eut pas l'occasion de toquer une seconde fois : un carillon artificiel avertit que la porte venait d'être déverrouillée.

Et le panneau glissa.


Même en restant au commissariat, Conrad assistait à la rencontre avec les dirigeants de Detroit à travers Markus et les autres. Il ne souhaitait faire aucune intervention — les leaders de la révolte s'en sortaient très bien sans lui —, se cantonnant au rôle d'observateur discret. Au moins, il avait la confirmation que Bontu était présente, de même que Kamski.

Quant à l'intervention chez Carry Hobes, malheureusement, Conrad ne savait rien : aucun androïde n'avait été réquisitionné pour l'arrestation de l'ancienne employée de CyberLife. Par sécurité pour les robots.

Lors de l'examen du faux Spencer, Bontu avait confirmé l'existence d'un virus informatique qui pouvait se transmettre par contact tactile, de même que le mode autonome qui empêchait la machine de se connecter à distance… ni d'être repéré. Un désavantage et un avantage à la fois.

La taupe meurtrière avait reçu ses instructions à l'avance et les suivait, mais impossible pour un androïde de les lire dans ses programmes : pour se connecter, il fallait le toucher et être « empoisonné ».

Mais le thirium cachait autre chose : des particules indépendantes qui permettaient une géolocalisation, comme une puce discrète implantée dans l'androïde pour savoir où il se trouvait. Juste une précaution pour que le maître de la machine puisse le suivre.

Cette petite technique demandait des compétences informatiques que Hobes avait, et Bontu avait de quoi prouver que c'était bien son ancienne employée qui avait conçu cet androïde… mais pas que les ordres venaient bien d'elle, ni que Mark Spencer avait été tué par sa main.

Toutefois, la création d'un robot à l'effigie du politicien démontrait au moins qu'elle savait.

Conrad devait donc patienter au commissariat, pour sa propre sécurité.

À nouveau, le téléphone sonna. Un autre journaliste tentait sa chance.


Soit Carry Hobes était une femme qui avait l'habitude de rester distinguée, soit elle savait qu'elle serait emmenée par la police sous les yeux de quelques témoins indiscrets : il n'y avait rien de naturel à porter un tailleur gris sombre chez soi, complété par des derbies cirés. Ses cheveux attachés en une queue de cheval serré ajoutaient à l'allure stricte.

Sa carrure filiforme, maigre, voire sèche, laissait entrevoir son salon et Gavin remarqua un sac à main bordeaux posé sur une petite table.

Avec une telle contenance, Hobes faisait passer les policiers en armure moderne pour des brutes.

« Carry Hobes, vous êtes arrêtée pour votre implication dans le meurtre de Mark Spencer.

— L'attirail était vraiment nécessaire… ?

— Oui. » Répondit Gavin en lui faisant signe de se retourner pour la menotter dans le dos. « C'est la procédure avec les individus dangereux.

— Je ne suis pas armée, je ne représente aucun danger.

— J'ai pas dit uniquement dangereux pour les êtres humains. »

Deux agents prirent le relais pour s'occuper de l'informaticienne pendant que le sergent avança d'un pas dans l'appartement. Une fouille s'imposait, et vite : dans l'air, Gavin venait de sentir une odeur âcre. Une odeur de brûlé.

Il se précipita vers la source de la puanteur, vers ce qui semblait être la salle de bains.

La petite fenêtre au-dessus de la douche était ouverte, invitant un filet de fumée noire à serpenter vers l'extérieur, loin de la masse noire qui se recroquevillait dans le creux du lavabo. Il fallut plusieurs secondes à Gavin pour comprendre ce qui avait été brûlé là : grâce au bout de couverture et les franges de papiers qui rougeoyaient encore, le sergent devina qu'il s'agissait de cahiers.


« Je viens de recevoir un texto de Peter, Conrad. » Tina s'assit sur le rebord du bureau. « Sophia et lui sont en train d'embarquer Carry Hobes au poste.

— Aucune nouvelle de Gavin ?

— Non. Il doit être occupé… S'il y avait un souci, les collègues nous préviendraient. »

Conrad approuva d'un signe de tête. Il savait que Carry Hobes avait déployé des moyens extrêmes, mais elle ne serait pas assez stupide pour attaquer des policiers chez elle.

Non, elle devait être plus maligne que ça…

Elle connaissait l'informatique, et elle avait justement travaillé sur le projet du RK900 : elle connaissait le points faibles de l'androïde le plus abouti de cette génération. Il ne s'agissait pas d'un réseau pédophile qui utilisait les ZK200 de façon clandestine, il ne s'agissait pas d'une folie meurtrière comme celle de Samuel Brooks : Carry Hobes le connaissait déjà et avait prévu un plan en sachant comment le berner.

À Conrad d'exploiter les failles si elle essayait de passer à travers les mailles du filet.


« Gavin, on embarque l'ordi.

— Mouais… Ça m'étonnerait que ça serve à quelque chose. » Protégé par ses gants, le sergent tira une feuille noircie. Au cas où le feu n'aurait pas fait son travail, Carry Hobes s'était assurée de garder ses secrets en les rayant avec un marqueur noir. « Hobes a pris assez de précautions : je parie qu'elle n'a rien enregistré dans son ordi et qu'elle avait tout compilé dans des cahiers en papier. »

Des données, des enregistrements ou des géolocalisations qu'on avait tenté d'effacer, un androïde pouvait les retrouver comme un hypnotiseur peut faire resurgir des souvenirs, mais avec une méthode plus ancienne comme réduire en cendres du papier ? La société avait appris à composer uniquement avec l'informatique, oubliant les valeurs sûres du papier et de l'encre. Carry Hobes savait qu'en consignant tout dans des cahiers à l'écrit, les preuves seraient hors de portée, même pour le RK900.

« Trouvez ce que vous pouvez. » Dit Gavin en laissant couler l'eau du robinet ; peut-être qu'il y avait quelque chose à sauver dans cet amas brûlé. « Dès qu'on revient au commissariat, on interroge à nouveau Collins, mais pas pour Green : pour son lien avec Hobes. »


Après avoir raccroché au nez d'un sixième journaliste, Conrad reçut enfin les nouvelles qu'il attendait : Gavin lui avait envoyé les photos prises dans l'appartement, lui montrant à quel point Carry Hobes avait pris de l'avance sur eux. La suite du plan, l'informait-il, était de réinterroger Billy Collins et d'espérer avoir deux versions différentes à confronter.

Piéger les coupables en les isolant et en les exposant aux incohérences, c'était un grand classique, mais ça fonctionnait dans la plupart des cas.

Pourtant, Conrad se remémora un autre élément qui pourrait apporter un peu de lumière dans cette affaire : la femme — la veuve — de Mark Spencer.

L'androïde s'était isolé à l'étage, dans le local qui avait servi de salle d'archives et qui servait de fumoir pour quelques policiers, dont Gavin. Le chauffage marchait bien trop fort pour cet espace exigu, alors l'humidité à l'extérieur avait fait apparaître de la buée sur l'unique fenêtre, cachant la vue.

En se tenant à l'écart pou pouvoir appeler Debra Spencer, Conrad manqua l'arrive de Carry Hobes au poste. Peut-être pour le mieux.

Au bout de deux tonalités, la veuve décrocha.

« Bonjour madame Spencer. Je ne crois pas avoir eu l'occasion de vous présenter mes condoléances pour votre mari. C'est un ami qui me manque beaucoup.

… Qui est-ce ?

— Je m'appelle Conrad.

Conrad ?… Oh… vous êtes le RK900 qu'il a rencontré l'an dernier ?

— Oui. »

Elle n'avait pas raccroché, mais le silence qui suivit indiquait presque qu'elle mourrait d'envie de mettre fin à leur conversation.

« Vous n'avez jamais parlé à la police, madame Spencer, mais je me permets d'insister : appliquer la loi fait partie de mes fonctions, mais le meurtre de votre mari est devenu une affaire personnelle.

Je… Oui, évidemment… Je ne peux pas imaginer combien vous avez dû être déçu quand

— Quand une machine à son image s'est faite passer pour lui pour faire croire qu'il avait changé ses projets pour les androïdes ? C'est impossible à imaginer, je suppose.

Je suis désolée.

— Je vous crois, mais j'aimerais comprendre, madame Spencer. Avez-vous gardé le silence sous la contrainte ? Avez-vous reçu des menaces ?

Je suis désolée, je ne peux rien dire

— Carry Hobes a été arrêtée, Billy Collins est déjà sous notre surveillance, vous n'avez plus rien à craindre. »

Conrad entendit un gros soupir. Il y avait plus de chagrin que de peur dans ce sanglot étouffé.

« Je ne peux pas vous parler, je suis désolée

— Vous n'êtes pas sur écoute, madame Spencer, je peux vous le certifier : j'ai coupé toutes les connexions extérieures. Vous êtes la seule personne qui…

Vous êtes au commissariat, je le vois sur l'appli de géolocalisation. Je sais que des gens pourraient vous écouter, à votre insu peut-être, je ne sais pas avec quel programme, mais j'ai appris à me méfier de la technologie… Il n'y a pas que des miracles dans ce domaine, même Mark le savait. »

Le RK900 aurait pu lui répondre qu'en tant qu'androïde, il captait mieux les intrusions de connexion qu'un être humain, mais il savait surtout que tous les arguments logiques possibles ne parviendraient pas à raisonner quelqu'un qui avait peur.

Avant qu'elle ne soit tentée de raccrocher, Conrad réfléchit à une solution et lui proposa la seule possible :

« Madame Spencer, je vous rappelle dans trente minutes. Je serai isolé et je pourrais vous écouter.

Non, Conrad, c'est

— Si vous, vous ne voulez pas que la vérité éclate, ce n'est pas mon cas, madame Spencer. Je ferai tout pour comprendre comment et pourquoi votre mari est mort. Vous ne pourrez rien faire pour m'en empêcher. »

Ce fut lui qui raccrocha. Une façon de faire comprendre qu'il avait le contrôle de la situation.

En redescendant, il avertit Gavin par message qu'il devait s'absenter pour l'enquête. S'il ne pouvait rien dire pour l'instant, il lui promettait qu'il ne serait pas en danger et qu'il lui expliquerait tout à son retour.

C'était moins difficile d'échapper aux questions tant que le sergent n'était pas revenu au commissariat.


Le taxi se gara à une cinquantaine de mètres de là où Billy Collins avait abandonné sa voiture.

Le véhicule avait été emporté depuis, et malgré l'épisode de pluie, l'herbe écrasée, la terre remuée et les branches écartées étaient des détails qui ne trompaient pas. Un point d'isolement parfait pour permettre à Conrad d'insister auprès de Debra Spencer.

Impossible de savoir pourquoi la veuve Spencer avait accepté de reprendre leur conversation. Désespoir ? Fatigue ? Crainte ?

Confiance ?

« … Vous saviez que Mark Spencer avait été remplacé par une machine, saviez-vous qu'elle avait été créée par Carry Hobes ?

Non, je ne connaissais pas les noms, ni les… Conrad, j'ai été un pion dans cette affaire. C'est inutile de…

— Vous êtes la femme de leur victime, vous teniez plus de la reine que du simple pion sur leur échiquier, madame Spencer, alors ils ont forcément communiqué avec vous. Comment faisaient-ils ?

Uniquement par courrier. Et avant que vous ne le demandiez : non, je ne gardais pas les lettres, j'avais la consigne de les brûler.

— Je vois… » Tous employaient la même technique : brûler les messages. « Ce que je ne m'explique pas, c'est comment ils ont réussi à faire pression sur vous, madame Spencer. »

Bien sûr, Conrad avait parcouru les articles de presse de ces dernières années sur ce qui touchait à la vie privée de Mark Spencer : Debra et lui étaient mariés depuis de nombreuses années, ils avaient mené une vie de couple classique où l'amour s'était peut-être tari mais pas au point de faire planer l'ombre d'un scandale.

Si elle n'avait pas comploté contre son époux, avec quoi parvenaient-ils à la museler ?

« Qu'est-ce qu'ils ont trouvé et que vous essayez de cacher ?

Pardon… ?

— Je ne vois que deux possibilités : ou vous êtes responsable de la mort de votre mari, ou vous êtes victime de chantage. »

Un silence creusa une tension. Peu importe, Conrad préférait cette absence de réponse à la tonalité qui aurait suivi si Debra avait raccroché.

Son immobilité et sa voix qui ne résonnait que dans sa tête rendaient la forêt vivante : des mésanges et des merles apparaissaient ou disparaissaient entre les feuillages qui redevenaient verts à mesure que le printemps revenait. Quand ils apercevaient la silhouette humaine, ils fuyaient avec des bruissements d'ailes acharnés.

Au moins, les fleurs et les plantes, elles, continuaient de s'ouvrir, renaissant aux pieds de l'androïde qui avait rêvé de leur splendeur, et ce, depuis qu'il avait compris qu'il était déviant, au début de l'automne dernier.

« Madame Spencer. Comme je vous l'ai expliqué, Carry Hobes a été arrêtée. On ne peut pas prouver si elle a tué votre mari ou non, nous n'avons aucun coupable actuellement, mais la création d'une machine avec son apparence est suffisant à la condamner pour complicité. Billy Collins aussi sera entendu aujourd'hui pour parler de ses relations avec Hobes. Ils ont sûrement des complices, et il me suffit d'un doute pour que vous soyez convoquée au commissariat… ou bien vous pouvez m'aider dans mon enquête et vous serez protégée.

… J'ai envie de croire que vous êtes honnête avec moi, Conrad, mais… Et si… et s'il y avait une troisième possibilité à votre problème ?

— Une troisième possibilité ?

Ouiqui réunirait les deux premières que vous avez formulées. »

Conrad comprit soudain que la culpabilité de Debra Spencer était bien plus grande que ce qu'il avait d'abord imaginé. Et il devina alors…

« C'est vous qui l'avez tué.

Non. Mais c'est tout comme

— Expliquez-moi ce qui s'est passé.

… je vais tout vous raconter… » Il entendit un claquement sur une surface en verre. Sûrement qu'elle venait de se servir un verre d'eau. « Mark a toujours été sensible à la cause pour les androïdes, persuadé que les intelligences artificielles étaient une nouvelle forme de vie. En novembre 2038, le discours de Markus a renforcé ses convictions et ses collaborateurs ont fini par prendre ses projets au sérieux. Nous étions… nous étions tellement convaincus que Markus réussirait. » Mais c'était sans compter l'interruption du RK800, réduisant les espoirs à néant. « Avec les événements, nous avons investi dans un centre de rééducation avec l'idée qu'il accueillerait désormais toutes les personnes en situation de handicap, humains comme androïdes. Nous savions qu'il y en aurait beaucoup avec les violences de certains propriétaires, de certains policiers… Pour ce projet, nous avons fait un emprunt important, persuadés qu'on pourrait le rembourser en quelques mois. Tout le monde était très enthousiaste, au début, mais dès décembre 2038, les objectifs ne semblaient plus aussi faciles… Mark l'a très mal supporté et s'acharnait. Parmi ceux qui étaient ses collaborateurs, beaucoup se révélèrent sceptiques à accueillir des androïdes, surtout des déviants. Je crois avoir rencontré Carry Hobes au début de 2039… elle a repris les rênes du projet et expliqua clairement à Mark qu'elle ne comptait pas venir en aide aux androïdes, considérant que les êtres humains en situation de handicap étaient trop délaissés, encore aujourd'hui, et qu'ils représentaient sa priorité. Apparemment, cette règle lui tenait autant à cœur que celle de Mark avec ses androïdes… Mais Hobes, avec d'autres associés, gagna plus de pouvoir. L'argent reste un moyen certain… »

Il l'entendit boire une gorgée, puis respirer. Elle cherchait ses mots.

« Puis, quelques mois plus tard, votre cas n'est pas passé inaperçu. Markus avait été abattu par votre prédécesseur, mais son discours avait marqué les esprits, c'était indéniable, et Mark a songé à vous rencontrer. Si vous pouviez travailler ensemble, les projets reprendraient et Mark pourrait avoir à nouveau du poids pour le centre de rééducation. Mark représentait donc un obstacle pour Hobes, mais je ne sais pas si elle aurait été jusqu'à… J'ignore qui a ordonné le meurtre de Mark, mais je sais qui l'a tué.

— Qui était-ce ?

Jason. Son secrétaire androïde. Celui que vous avez rencontré en même temps que Mark au restaurant.

— Mais… Pourquoi aurait-il… ?

Je n'ai pas dit qu'il l'avait tué volontairement. Comme je vous l'expliquais, en début d'année, nous avons commencé à voir que notre situation économique devenait problématique avec l'emprunt que nous ne pouvions pas rembourser. Nous savions que vous pourrez faire bouger les choses comme Markus l'avait fait, Conrad, mais le temps commençait à manquer. Quand il a reçu votre message, Mark était… il avait tellement hâte de vous rencontrer, il avait hâte de travailler avec vous, par passion et par nécessité ! Mais certains associés voyaient cette prochaine collaboration d'un mauvais œil… Nous avons reçu des menaces. Par lettres. Uniquement des messages écrits sur papier. Ils faisaient mention des soucis d'argent qui pourraient être rapportés aux médias… nous avons… triché, Conrad. » L'androïde comprenait que Mark Spencer avait détourné des fonds et que sa femme ne l'avouait qu'à demi-mots, par crainte que Conrad soit déçu. « Si ça parvenait aux journalistes, votre rencontre avec Mark n'aurait rien changé : il aurait été déchu de ses fonctions, plus personne n'aurait voulu travailler avec lui. C'est sous cette menace qu'on m'a demandé, un jour, d'écrire un message à mon mari et de le lui laisser à notre domicile : il devait se rendre avec Jason à une rencontre avec des associés pour discuter de la situation.

— Quand était-ce ?

Le 22 janvier. J'étais inquiète et je me suis rendue sur les lieux, je n'ai pas reçu d'interdiction, et… Il n'y avait personne. Seulement Mark et Jason. La voiture était garée en bas d'un bâtiment qui s'est révélé être vide. Quand je suis arrivée… »

Conrad l'entendit pousser un sanglot. Comme s'il s'agissait du premier qu'elle pouvait enfin exprimer après des mois de silence contraint.

Malgré les larmes, il comprit qu'elle avait vu Jason tuer le politicien avec une barre en métal, répétant des coups donnés derrière la tête. Lui fendant le crâne.

« J'aurais aimé porter plainte, Conrad, vraiment ! Mais c'était impossible, car… c'est juste après que j'ai vu ce… cette machine qui ressemblait à Mark… Il avait le message que j'avais écrit dans la main et m'a fait comprendre qu'il s'agissait du seul élément qui avait poussé Mark à se rendre à cette adresse… j'étais la première suspecte. Ce complot serait devenu un simple meurtre conjugal… »

C'était donc ça qui la maintenait dans un mutisme terrible.

« Avez-vous communiqué avec les associés qui en voulaient à votre mari après le 22 janvier ?

Jamais directement. L'androïde qui se faisait passer pour Mark disparaissait puis réapparaissait en m'apportant des messages, des consignes qu'il avait écrites lui-même pour que je ne puisse pas reconnaître l'écriture. Il s'assurait ensuite que je les brûle tous sans exception, pour ne laisser aucune trace… Je n'ai aucune preuve, Conrad ! Je n'ai rien, et si vous creusez pour faire éclater la vérité, je serai la principale suspecte ! »

Carry Hobes, si c'était bien elle — mais Conrad n'en doutait plus — avait tout prévu : Jason, une fois piraté, s'était révélé être l'arme parfaite en ayant assez de force pour tuer rapidement Spencer et ne laisser aucune trace.

Inutile de chercher ce qu'il était advenu de l'androïde : il avait été détruit.

Sans le corps du robot, il n'y avait aucune enquête informatique à mener : seul celui de Mark Spencer était remonté à la surface et tous les soupçons se porteraient sur la jeune veuve qui n'avait pas voulu parler à la police.

Puisqu'elle avait caché la mort de son époux, c'est qu'elle était certainement coupable.

Pendant un instant, Conrad se demanda s'il serait prêt à faire condamner Debra Spencer si c'était le sacrifice nécessaire pour que Carry Hobes soit condamnée elle aussi… mais quel intérêt ? Aucun élément ne prouvait la culpabilité de l'informaticienne.

Malgré ses efforts, malgré ses compétences, malgré ses aptitudes, le RK900 se retrouvait dans une impasse, dépassé par une des personnes qui l'avaient créé.

Sauf si les événements après la marche d'hier soir pouvaient jouer en sa faveur… Là, peut-être qu'il arriverait à la traîner en justice…

« Je vous remercie de m'avoir parlé, madame Spencer. Je garderai vos aveux pour moi. » Elle ne parvint pas à le remercier autrement qu'avec un nouveau sanglot. « Vous seriez la seule exposée et ce n'est pas ce que je souhaite. Votre mari ne le souhaiterait pas non plus.

J'aimerais vous aider, Conrad, j'aimerais aussi rendre justice, mais nous avons été dupés

— Je sais. Mais il reste encore une solution. Je vous demanderai juste une chose : quand le meurtre de votre mari sera enfin rendu public, qu'on saura qu'une machine a pris la parole à sa place, répondez à tous les journalistes qui vous le demanderont que Mark Spencer n'a jamais tourné le dos aux androïdes et qu'il voudrait voir son combat continuer. »


Malgré les messages envoyés, Gavin n'avait reçu aucune réponse de la part de Conrad.

Cela faisait vingt minutes qu'il était revenu au commissariat, laissant deux agents s'occuper de la procédure administrative pour Carry Hobes tandis qu'il essayait de comprendre pourquoi et où Conrad était parti.

« Toujours aucune nouvelle ? » Demanda Tina.

Elle n'avait pas vu l'androïde partir et avait été incapable de répondre aux questions de Gavin quand il avait débarqué à son bureau, encore vêtu de son attirail d'intervention, furieux d'être tenu à nouveau dans l'ignorance.

« Non. Il me fait de plus en plus souvent le coup, ces derniers temps…

— C'est qu'ils grandissent vite ! » Essaya de plaisanter son amie, et après un froncement de sourcils pour marquer son mécontentement, Gavin s'adoucit un peu :

« C'est très crade comme humour, quand t'y penses.

— Oui, c'est vrai, désolée ! Mais quand tu y penses… Conrad est vraiment très, très jeune. Surtout par rapport à toi. »

Quand elle parvint enfin à arracher un ricanement à Gavin, Tina s'autorisa à sourire franchement.

« Je suis sûre qu'il a une bonne raison, t'en fais pas. »

Même s'ils n'en avaient pas encore parlé autour d'un verre — il fallait reconnaître que depuis que Gavin n'était plus célibataire, leurs virées dans les bars s'étaient raréfiées, comme à chaque fois qu'un ami trouve son âme sœur —, Tina imaginait sans peine que les récents événements avaient un impact sur la vie de couple de son ami.

Pendant un instant, elle hésita à lui rappeler qu'il pouvait se confier à elle s'il en avait besoin, mais il le savait déjà, n'est-ce-pas ?

Avant qu'elle ne se décide, Gavin se redressa d'un bond :

« Conrad ! »

Tina sursauta en même temps, regardant vers l'entrée où elle aperçut l'androïde, intact. Pire : il souriait. Ce qui faisait fulminer Gavin.

« Efface ce sourire de salopard, j'étais mort d'inquiétude !

— Je t'ai dit que je ne risquais rien. J'avais juste besoin de m'isoler pour m'entretenir avec un témoin potentiel… » Sur ces mots, son regard presque blanc passa de Tina à Gavin. « Qui souhaite rester anonyme. Son identité n'a pas beaucoup d'importance, car je n'ai rien appris, à part que Carry Hobes est intouchable.

— Ne raconte pas n'importe quoi : deux collègues sont en train d'interroger Hobes, et deux autres s'occupent de Collins. Je mettrais ma main à couper qu'il prétendait avoir renversé Jared Green pour couvrir un complice dans cette affaire. »

Le légiste était toujours hospitalisé mais sa vie n'était plus en danger. Ceci dit, personne n'imaginait qu'il ait pu voir son agresseur et ce n'était pas une piste à creuser. Tous les éléments étaient réunis ici, dans le commissariat.

Il fallait juste poser les bonnes questions, jouer avec les suspects et démêler le vrai du faux.

« Et moi, je mettrais ma main à couper que Billy Collins finira par avouer qu'il recevait des lettres manuscrites qu'il devait brûler. » Gavin haussa les sourcils, ne s'attendant pas à cette hypothèse. « Ils ont utilisé le même système pour mon témoin.

— Tu penses que Hobes faisait ça pour tout le monde ?

— Elle dira qu'elle recevait les mêmes consignes, Gavin. On ne retrouvera aucun document : toutes les preuves sont parties en fumée. Littéralement.

— Alors quoi ? On aura rien au bout, c'est ça ?… » Conrad haussa les épaules, et Gavin resta dubitatif face à cette réaction si… désinvolte. Même Tina restait bouche bée. « C'est rare que tu sois aussi pessimiste. Ça veut dire que tu baisses les bras ? Toi, le RK900 ?

— Je suis vaincu, oui. » Conrad tira alors une des deux chaises devant le bureau du sergent Reed et s'installa dessus. « Mais je ne vais pas m'arrêter là : je souhaite porter plainte. »

Gavin et Tina ne surent quoi répondre. À vrai dire, ils n'étaient même pas sûrs d'avoir bien entendu, surtout en voyant le sourire en coin de l'androïde. Ce visage ne pouvait pas être influencé par les émotions ou les idées, ce qui signifiait que ce rictus n'était pas involontaire. Il cachait quelque chose de précis. Mais quoi ?

« Tu déconnes ? » Lâcha le sergent. « Conrad, même la base dans l'ordinateur ne me laisserait pas faire : la date de naissance te prendrait pour un mioche, ton nom de famille ne peut pas avoir de chiffre, et… attends… sauf si tu forces l'ordi ? C'est ça ? Tu vas pirater mon ordi ?

— Ce ne sera pas la peine, Gavin. Utilisons les mêmes méthodes que Hobes : faisons un dépôt de plainte sur papier. »

Tina attendait l'approbation de Gavin, mais un problème persistait et elle le rappela :

« Les lois n'autorisent pas les androïdes à porter plainte, Conrad… pas encore, peut-être, mais pour l'instant…

— Exactement : pas encore. Je ne peux pas prouver que Hobes a tué Mark Spencer, mais elle a conçu l'androïde qui l'a remplacé, Bontu nous fournira les preuves ce soir, et même si elle peut prétendre que c'était sous la menace qu'elle a créé cette machine, elle a conçu une menace pour les androïdes. Et pour ça, je peux porter plainte contre elle directement. »

Ils commençaient à voir où voulait en venir Conrad, mais ils doutaient de l'efficacité…

« Mais… Et si ça ne sert à rien ?

— Je veux tenter le coup.

— Même si ça risque de prendre plusieurs années ?

— C'est le résultat qui comptera. Je peux attendre dix, même vingt ans tant que je peux réussir à la faire tomber. »

Si le dépôt de plainte était rédigé maintenant, il attendrait, à l'abri, d'être saisi lorsque les androïdes auraient des droits, des lois les protégeant. Si Markus et les autres parvenaient à obtenir ce qu'ils désiraient tous, s'ils réussissaient à faire changer les mentalités, alors cette plainte ne serait pas un acte vain.

Et il pourrait être pris en compte avant plusieurs décennies.

Juste une bombe au tic tac secret, armée de papier et d'encre pour exploser un jour. Les armes de Hobes se retourneraient contre elle.

« D'accord, Conrad. » Gavin s'installa à son bureau. « Je te fais confiance.

— Merci. » Même si la situation demandait un professionnalisme exemplaire, Conrad s'autorisa à prendre la main de Gavin pour appuyer sa reconnaissance. « Une fois que ce sera fait, j'irai voir Carry Hobes. J'aimerais la rencontrer au moins une fois. »


Au bout de deux heures d'interrogatoire, Billy Collins avait craqué, reconnaissant qu'il n'était pas au volant de sa voiture quand Jared Green avait été percuté à la sortie de la morgue : il avait balancé alors quelques noms, montrant l'étendu du réseau.

Les suspects avaient été convoqués à leur tour, malheureusement, ils se reprochaient tous les mêmes choses : la menace, la contrainte, le chantage.

Comme Conrad l'avait prédit, tous prétendaient avoir reçu des messages écrits sur des feuilles de papier avec pour consigne de les détruire, protégeant donc l'auteur qui dirigeait toute cette machination.

Personne ne semblait être responsable du meurtre Mark Spencer alors que le tout le monde savait que, depuis fin janvier, le vrai politicien était mort.

Et là encore, à chaque question, la culpabilité était rejetée sur un autre.

Même si les alentours du lac où le corps de Spencer avait surgi étaient fouillés, les policiers ne trouveraient aucun indice. Un crime pudique est un crime parfait.

Ce qui conduisait à la pire frustration qu'un policier puisse ressentir : connaître la vérité, mais ne pas avoir les éléments pour la prouver devant un tribunal.

Conrad aurait voulu faire condamner Carry Hobes pour marquer sa supériorité sur une humaine qui voulait étouffer la cause androïde… mais aussi pour Mark Spencer dont la mort serait rendue publique dans la journée.

L'autopsie, pratiquée par un collègue pendant l'hospitalisation de Jared Green, n'avait rien révélé de plus que ce que les enquêteurs ne savaient déjà. Aucune preuve sur le corps ne ferait condamner Hobes.

Seul le dépôt de plainte serait efficace, mais c'était un secret que Conrad comptait garder.

Après une journée entière passée dans cette salle qui commençait à sentir la sueur, la queue de cheval de Carry Hobes s'était relâchée. À force d'être assise là, les plis de son pantalon restaient marqués même quand elle étendaient ses jambes, fatiguée.

Son troisième gobelet de café de la journée était vide. S'il était meilleur, elle en aurait redemandé un autre, mais il fallait croire qu'ils servaient du jus de carton exprès, par rancœur.

L'unique porte dans le coin de la pièce s'ouvrit et Carry Hobes s'apprêta à demander, cette fois, un verre d'eau, mais en voyant le RK900 entrer, elle oublia sa requête.

« Oh. » Souffla-t-elle. Aucune admiration, juste de la surprise. L'informaticienne connaissait déjà l'androïde. Après tout, elle avait planché sur son projet pendant des mois. « Le sergent Reed m'a dit que je représentais un danger pour les androïdes, ça veut dire que je suis reconnue comme innocente ?

— Non. »

Par opposition, Conrad gardait ce sourire en coin. Il savait qu'elle n'avait aucun moyen de lui faire du mal : avant d'être emmenée dans cette pièce, Hobes avait été fouillée et privée de ses objets électroniques.

Serein, le RK900 tira la chaise en face de son ennemie et s'installa :

« Je souhaitais vous parler.

— Me reposer les mêmes questions que tes collègues et surveiller mon rythme cardiaque ?

— Ce serait perdre du temps. Quelques battements de plus ne constituent pas une preuve suffisante.

— Nous avons vraiment réussi ton programme social : tes piques, tes sarcasmes…

— Ce n'est pas vous que je dois remercier, ni aucun autre membre de CyberLife. J'ai développé ce que vous m'avez laissé grâce aux personnes de mon entourage. Comme un authentique être humain le fait. On appelle ça la psychologie sociale. »

Carry Hobes se mit à rougir de colère, mais elle se ressaisit. Ils ressemblaient à une tante qui refusait de discuter avec un neveu insolent…

« Je sais que vous vous êtes mise à haïr les androïdes : selon vous, les progrès technologiques devraient servir à concevoir des organes artificiels, des membres connectés, de la nanotechnologie pour combattre des maladies orphelines… au service des êtres humains qui en avaient besoin. Mais CyberLife a préféré investir dans des androïdes pour faciliter la vie autrement : quand une avocate ou un médecin est trop fatigué pour faire la vaisselle et passer l'aspirateur, un PL600 s'en chargera, lui laissant le temps de se reposer. Quand un acteur ou une sportive doit être en déplacement pour son métier, loin de son enfant, pas de souci, un AX400 se chargera de l'éducation et de veiller sur lui. Au lieu d'aider les plus démunis, les créations de CyberLife ont motivé des vices comme la paresse ou l'ignorance, pas vrai ?

— C'est un vieux schéma qui se répète.

— On ne change pas la nature humaine. Mais que se passera-t-il une fois que les androïdes deviendront indépendants ? Qu'est-ce qui nous remplacera dans vos demeures et vos villes ? »

Carry Hobes lui rendit son sourire, presque mordante :

« Peu importe : personne ne s'intéressera au sort de ceux qui ont besoin de soutien.

— Je suis d'accord avec vous. C'est malheureux d'avoir déployé tant de moyens criminels qui n'aboutiront à rien. Tous vos efforts, toutes vos espérances ne changeront pas la société. Je suis surpris que vous n'y ayez pas pensé ! C'est pourtant évident que tout le monde finira par revenir à la case départ une fois qu'un substitut aux androïdes aura été trouvé. Vraiment. J'aurais honte d'être humain. »

L'informaticienne lâcha un rire face à un tel culot, puis secoua la tête. Elle l'avait connu neuf et naïf, tout frais de l'atelier de création, mais depuis, le RK900 avait changé : son caractère s'était développé.

« Narcissique, hein ? Tu as l'impression que le monde entier tourne autour de toi, n'est-ce pas ?

— Oui, j'ai cette impression. » Répondit-il avec aplomb et sans la moindre honte, ce qui la déstabilisa.

Cette femme avait du talent, la tête plein de projets humanistes et louables, mais elle vivait en décalage dans un monde aux priorités absurdes.

Pendant un instant, elle avait presque souhaité que les déviants se mettent à aider les personnes démunies. Mais pourquoi le feraient-ils ? Ils souhaitaient obtenir leur liberté, leur vie, et elle savait qu'ils gagneraient.

Après un silence, sans l'ombre d'un sourire, elle répondit :

« Moi aussi, j'ai cette impression. »

Ce constat se teintait presque de tristesse, mais Conrad n'avait pas l'intention de compatir. Il finit par se lever sans ajouter un mot et quitta Hobes.

Il ne savait toujours pas s'il finirait par la piéger grâce à sa plainte, mais le trouble qu'il avait jeté restait une satisfaction. Mark Spencer était mort, mais ses projets perdureraient.

En traversant le couloir, Conrad passa devant les cellules de dégrisement et reconnut un ami.

« Florent ?

— Salut, Conrad. » Le Français était allongé sur la banquette et il dressa seulement un bras, trop fatigué pour se lever. Même depuis son côté, l'androïde pouvait sentir les effluves d'alcool.

Aucun des Chats Noirs n'avait pourtant été arrêté ! Tous les intervenants, humains et androïdes, étaient repartis dans le calme, disparaissant sans provoquer de remous.

« Qu'est-ce que vous faîtes ici ?

— Boah, j'ai un peu bu cette nuit… Un de tes collègues m'a retrouvé vers midi dans un parc où je pionçais et… voilà.

— Vous avez recommencé à boire. » Lui reprocha Conrad en croisant les bras, mais Florent se mit à rire :

« J'ai juste fêté votre victoire d'hier et… me suis laissé emporter.

— Vous savez, on a gagné la bataille mais pas la guerre, ne fêtez pas chaque victoire où vous risquez de passer du temps dans cette cellule.

— Mais une première bataille, faut marquer le coup ! »

L'androïde gardait les bras croisés.

« Première et dernière fois, Florent.

— Ok, ok… » Bougonna l'homme en rabattant son bras devant ses yeux. « Mais si tu deviens plus con que Reed, on va plus être potes… »

Difficile de discuter avec lui tant qu'il dessoûlait, Conrad se promit alors de repasser devant la cellule demain matin à la première heure pour discuter avant que Florent ne soit relâché. Il espérait que ce serait une petite rechute sans gravité… Sans oublier de le remercier d'avoir défendu, à nouveau, les androïdes.

Après cette rencontre, Conrad rejoint Gavin à son bureau.

Son partenaire l'attendait, appuyé contre le rebord de la table, portant déjà son manteau. Derrière lui, près de l'écran d'ordinateur, quelque chose reposait.

« Un livreur a laissé ça pour toi. » Lui expliqua Gavin en s'écartant pour que Conrad voie le bouquet d'orchidées. Dans un pot caché par de la soie bleue, cinq fleurs se dressaient, les pétales en forme de papillons blancs mouchetés de bleu, au-dessus de feuilles vertes et épaisses.

Une petite carte pendait autour de l'orchidée du milieu, moins tachetée que les autres, plus haute que ses voisines.

« Je suis fière de toi.

A. B. »

Gavin avait lu par-dessus son épaule. Ne pouvant s'empêcher de plaisanter, il lâcha :

« Est-ce qu'on peut dire que Bontu est… genre, ma belle-mère ?

— Tu préférerais avoir Hobes ?

— Certainement pas. Comment ça s'est passé, au fait ? Tu lui as dit que tu avais porté plainte ?

— Oh non : si ça fonctionne, ça lui fera une sacrée surprise, mais si ça échoue, je me serais ridiculisé. »

Gavin s'esclaffa, approuvant la tactique un rien perverse.

« Au moins, tu gardes le moral.

— Ce n'est pas une victoire. Mais ce n'est pas un échec non plus. Je veux juste qu'on puisse vivre comme avant, Gavin. Que les gens n'aient plus peur de moi parce que je suis déviant, et que tu ne sois pas regardé comme une sorte de dégénéré parce que tu es avec un androïde. »

Même s'il choisit de ne pas répondre, Gavin hocha doucement la tête.

« D'ailleurs…

— Oui ?

— J'ai eu des nouvelles de ma mère.

— Ah ?

— Elle a été… choquée par ce que tu as fait.

— De t'avoir embrassé ?

— Elle l'a vu à la télé. »

Conrad lui offrit un sourire compatissant, comprenant que Virginia Reed n'avait pas vraiment approuvé leur relation. Cela viendrait peut-être…

« Si tu as besoin d'affection maternelle, tu pourras toujours appeler Bontu. » Blagua l'androïde avant de soulever le pot d'orchidées avec beaucoup d'affection, se sentant développer un intérêt particulier pour les plantes.

En prenant la direction du parking, il demanda à Gavin s'ils pouvaient s'arrêter chez un fleuriste.

« Visiblement, je ne peux compter que sur ma "mère" si je veux recevoir des fleurs.

— Je t'en offre si t'en veux ! » Protesta Gavin. « Je pensais pas que tu… Enfin, je sais pas comment je réagirais si toi, tu m'en offrais, donc je me disais que ça t'intéressait pas.

— Je m'en voudrais de porter préjudice à ta virilité. »

Gavin lui donna un coup de coude dans le bras.

« Je te préviens : si Gnocchi les fait tomber, je le défendrai.

— Je lui ferai vomir ses boules de poils dans tes chaussures. »