Trop occupé à frotter vigoureusement mes mains sous le jet d'eau puissant, les larmes aux yeux, je ne t'entends pas pénétrer à l'intérieur de la salle de bains, ni non plus t'approcher derrière mon dos. Je ne te sens que lorsque tu poses ta main sur mon épaule et que j'entends ton souffle derrière ma nuque. Je peux presque voir tes yeux se baisser vers mes mains tremblantes.
– Tu as encore du sang sur les mains ?
Tu serres un peu plus fort mon épaule pour me témoigner ta compassion et je ne réagis pas à ton geste, bien qu'en moi-même il me réconforte un peu. Je sais ce que tu penses, je le pense aussi – ce n'est pas ma faute, je n'ai pas eu le choix. C'était lui ou toi, et je n'aurais pas supporté de te perdre. Je n'aurais pu prédire que son mouvement allait rendre mon tir fatal pour lui. Je ne cesse de me le répéter dans ma tête, tel un mantra, pour dissiper ces images hors de mon esprit. La mort, je la connais. Cependant, je ne peux me faire à l'idée d'avoir tué quelqu'un. Ce n'est pas quelque chose dont j'ai l'habitude, bien heureusement.
Et ce sang qui a séché et que je frotte depuis plusieurs minutes ne cesse de me le rappeler, sans compter que cela ne remonte qu'à quelques heures. Même si l'essentiel a disparu dans l'évier à présent, le peu qu'il reste et que j'ai du mal à retirer y suffit.
– Il en reste un peu…, soufflé-je, alors que je lâche mes mains pour repérer les dernières traces.
Tu t'écartes de moi pour te mettre sur ma droite et les observer à ton tour. En levant le visage vers toi, je te vois plisser les yeux, désolé, sachant que c'est pour toi que j'en suis venu à une telle extrémité. Mais tu n'as pas à l'être ; de ce point de vue-là, je ne le regrette pas.
C'est le simple fait d'avoir tué un être humain qui me trouble autant, même si la personne en question était loin d'être innocente dans cette affaire. Cependant, il aurait dû répondre de ses crimes en prison, pas par la mort.
– Ce n'est pas –
– Tu n'as pas à t'en faire, tu sais, ça va aller, le rassuré-je en me remettant à ma tâche. Ça ne devrait plus me prendre tant de temps.
Je ne vois plus ton visage, puisque le mien est tourné vers la vasque, mais je devine que tu fronces les sourcils. C'est tellement toi, aussi.
– Je ne te parle pas de cela, répliques-tu alors que je constate qu'il ne reste plus rien sur mes mains.
Je ferme le robinet et tends ensuite la main vers la serviette de bain pour m'essuyer, toujours sous ton regard inquisiteur.
– Tu devrais peut-être aller voir quelqu'un pour ça, tu sais, te hasardes-tu d'un ton hésitant.
Je ferme les yeux au sous-entendu clair et secoue la tête en même temps que je remets la serviette sur le présentoir.
– Pour en parler.
– J'ai juste besoin de temps et de tranquillité, soupiré-je en me retournant finalement vers toi pour plonger mon regard dans le tien, rempli d'inquiétude. De rentrer chez nous, ou éventuellement aller chez le comte, à Champignac – depuis combien de temps n'y sommes-nous pas allés, d'ailleurs ? J'ai juste besoin de… juste passer du temps ensemble, loin de… tout ça.
Loin des aventures. Avec ce qu'il s'est produit, j'ai eu ma dose pour un moment. Quelques jours suffiraient peut-être à me faire réviser mon jugement, qui sait… Tu me considères avec scepticisme, cherchant une trace de mensonge ou de vérité voilée dans mes paroles, mais il n'y en a pas. Je n'ai pas besoin de rendre visite à un étranger, même un professionnel spécialisé, pour passer outre cela. Peut-être dans quelques semaines ou quelques mois, si je ne parviens pas à m'en remettre et que mon état en vient à se dégrader. Cela m'étonnerait fort, vu les circonstances.
Après un instant de réflexion, je m'approche pour te tapoter l'épaule, une ébauche de sourire sur les lèvres. Je vois à ton regard que tu t'inquiètes. Je sais que je peux compter sur toi et cela me soulage. Par ta simple attitude, même gauche, tu me signifies que je ne suis pas seul, et cela fait toute la différence.
Je me détache de toi et te fixe quelques instants. Malgré mon geste, tu ne sembles pas rassuré pour autant. Mon sourire n'est sans doute pas des plus convaincants, j'en conviens.
– Je t'assure, mon vieux. Ça va passer. Cela ne fait que quelques heures, c'est normal que je sois encore ébranlé. J'ai juste besoin de digérer et de me distraire un peu.
– … Si tu le dis, finis-tu par lâcher, peu convaincu.
Un silence ponctue tes paroles et nous nous jaugeons quelques instants. Tu détournes les yeux le premier, gêné, avant de décider de le rompre :
– Alors, tu préfères rentrer chez nous ou aller chez le Comte ?
– Tu crois que c'est vraiment la préoccupation du jour ? m'esclaffé-je.
L'histoire n'est encore pas complètement bouclée, surtout du point de vue juridique, même si je sais que je ne serai pas inquiété. Le principe de légitime défense est déjà reconnu et prouvé ici, grâce à plusieurs témoins dont des agents de police. Cependant, les conséquences de cette affaire devraient être telles que les retombées prendront des jours, soit autant de temps qu'il nous faudra rester ici.
Au moins jusqu'à temps que notre contribution s'achève et qu'il ne serve plus à rien que nous nous attardions ici.
– Ce n'est pas exactement le même endroit, répliques-tu avec une grimace, en croisant les bras.
Je souris, un peu plus léger devant ton attitude. Tu commences à argumenter sur l'importance de choisir, car l'itinéraire à prendre serait totalement différent. Je sais ce que tu essaies de faire. De me distraire. Je ne te remercierai sans doute jamais assez pour cela. Que serais-je sans toi à mes côtés, mon meilleur ami ?
– Je crois que je préfèrerais rentrer chez nous d'abord, fais-je après un instant de réflexion. Le Comte est certainement occupé avec ses recherches et j'aimerais être tranquille quelques jours, surtout avec ceux qui vont suivre…
Je n'ai pas besoin de poursuivre. Tu comprends aisément et tu hoches la tête en réponse en signe d'assentiment. Il aurait peut-être été plus logique d'aller chez le Comte, le coin étant isolé alors que Bruxelles… Cependant, je ne désire pas risquer qu'il s'aperçoive de quelque chose. Je veux oublier, et non en discuter – et le vieil homme est loin d'être un idiot. Il verrait rapidement que quelque chose ne va pas. Je préfère donc que nous ne soyons que tous les deux.
De toute façon, je me doute que c'est ce que tu préfères aussi : tu es généralement moins emballé que moi par ses recherches, d'autant que tu n'y comprends pas grand-chose et que cela a tendance à te frustrer.
Cela m'évite ainsi d'avoir à argumenter.
– Bon, le choix est vite fait alors ! t'écris-tu avec enthousiasme avant de songer aux prochains jours, et cette simple perspective douche ton ardeur. Enfin, encore faut-il qu'on y arrive…
– Ce n'est pas un drame, et puis ce n'est pas comme si nous sommes particulièrement utiles maintenant. Nous pouvons toujours jouer aux touristes pendant ce temps.
Une activité que tu apprécies particulièrement et qui, je sais, te redonnera le sourire. Après tout, le coin s'y prête bien et est d'ailleurs réputé pour ses fabuleux paysages et ses attractions architecturales, ce dont nous n'avons pas pu profiter jusqu'à présent.
Effectivement, c'est le cas.
D'autant que, dans le même temps, une idée te vient soudain à l'esprit et ton visage l'indique clairement, exultant plus encore que quelques secondes plus tôt.
– Et avec un peu de chance, j'aurai peut-être un sujet pour un reportage ! Avec tout ça, j'ai complètement oublié mes délais ! Il faut que…
La suite de tes paroles se perd dans des grommellements difficilement distinguables et je te vois te précipiter hors de la pièce, pris dans tes pensées, me laissant ainsi seul. Je jette un coup d'œil vers la vasque. Seul de l'eau glisse sur ses contours. Je me décide alors à quitter la pièce, le cœur plus léger qu'à mon arrivée. Je n'avais aucune raison d'y rester.
Et je ne m'y suis que trop attardé.
