– Attends deux secondes, Spip ! Je vais chercher le nécessaire et je reviens !
Spirou appuya ses propos en enjoignant d'un geste l'écureuil à conserver sa position assise tout en reculant avant de quitter la pièce d'un pas rapide. Il grimpa l'escalier qui menait à l'étage en quelques secondes, et quelques autres pas furent nécessaires pour rejoindre la porte de la salle de bain, car c'était dans cette pièce que se trouvait la petite pharmacie de la maisonnée. Elle contenait quelques médicaments de base et de quoi soigner les petits bobos du quotidien. En l'occurrence, dans le cas présent, la petite plaie que Spip s'était faite à la patte.
Il entendit quelqu'un siffloter au travers de la porte mais n'y prit pas réellement garde ; s'il avait reconnu la voix de Fantasio – de toute façon, ce n'était pas comme s'il y avait beaucoup d'options – et devinait qu'il se trouvait à l'intérieur de la pièce, rien n'indiquait qu'il n'avait pas le droit d'entrer – par pudeur et par respect, même s'il l'avait déjà vu dans son plus simple appareil. Aucun bruit de chute de gouttes d'eau n'était perceptible donc le reporter ne devait pas prendre sa douche. A savoir ce qu'il faisait à trainer là, mais là n'était pas la question ni ses affaires.
Il ouvrit donc la porte en grand, et ce simple fait raffermit sa détermination ; s'il avait été tout nu, il l'aurait fermée à clé.
Son regard tomba d'abord sur le placard à pharmacie au-dessus de la grande vasque, dont les battants étaient recouverts d'un miroir. Etrange car il se serait attendu à retrouver Fantasio face à elle. La salle de bain n'était pas très grande et il n'y avait pas une foule d'activités à y pratiquer hormis la toilette. D'un mouvement instinctif, poussé par la curiosité, il balaya la salle du regard à sa recherche. Enfin, entama, car il le trouva bien vite. Sous la douche. Il se figea. Fantasio était sous la douche. Et pas pour y faire des réparations, non, ou n'importe quoi d'autre d'absurde qui aurait pu lui traverser l'esprit…
Non, il faisait ce que l'on faisait habituellement dans une douche. Il se lavait.
Il déglutit. Fantasio était nu et se tenait actuellement de profil. Tout dans son attitude traduisait qu'il ne l'avait pas vu. Les yeux fermés, il continuait de chantonner tout en se frottant avec du savon, répandant une couche mousseuse sur son corps qui estompait ses contours mais jurait bien peu avec sa peau déjà si pâle. Il sentit son cœur battre plus vite sans qu'il le voulût, et ses joues s'échauffer avec la sensation que la température montait dans la pièce. Cependant, s'il y avait bien de la buée sur les surfaces vitrées, signe que son ami avait un peu exagéré sur l'eau chaude, cela ne pouvait expliquer cette chaleur soudaine qu'il ressentait alors que le jet n'avait pas été rallumé. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il le voyait ainsi, et ce ne serait sans doute pas la dernière. Leurs aventures impliquaient parfois une promiscuité très importante, bien que cela fît un moment qu'ils n'y avaient pas été soumis. Alors pourquoi cette vision lui faisait-elle un tel effet à présent ? Même s'il avait du mal à l'identifier, il était conscient que ce n'était pas de la simple gêne. Il avait déjà ressenti un trouble similaire par le passé à l'égard de son ami, mais la sensation lui paraissait plus intense qu'auparavant. Ou peut-être la percevait-il mieux, à présent qu'il avait conscience de son existence.
Oh mon dieu, il m'a vu ! s'écria-t-il en pensée, effrayé, lorsque Fantasio finit par se tourner vers lui, intrigué par le courant d'air qu'il percevait. Il arrêta de siffloter par la même occasion. Les yeux du blond s'écarquillèrent lorsqu'il constata sa présence, sa silhouette statufiée et son air fiévreux, presque malade.
– Spirou ? Mais qu'est-ce que tu –
Il n'eut pas le temps de terminer sa question. Sa voix suffit à faire réagir le rouquin, et surtout à le faire agir. Il ne lui fallut pas davantage pour s'enfuir après de piètres excuses réduites à des borborygmes quasi inaudibles. La porte claqua et résonna dans l'ensemble de la maison, mais cette maigre barrière ne suffit pas à calmer les battements erratiques du cœur de Spirou. Ni ses tremblements intempestifs ou sa respiration haletante, comme s'il venait de courir un marathon. Ni sa bouche anormalement sèche et pâteuse ou cette sueur qui coulait sournoisement sur son front, ses joues et le long de son dos, lui procurant quelques frissons glacés sur son corps en ébullition, tandis qu'il se tenait plaqué contre le mur du couloir juste à côté de la porte qu'il venait de fermer avec violence. Il lui semblait qu'elle tremblait encore sous le choc mais il se doutait que ce n'était que lui. Il ferma les yeux et chercha à calmer son souffle bien trop rapide. A travers la cloison mal isolée, il entendit des bruits étouffés en provenance de son ami mais il savait qu'il ne surgirait pas dans l'instant – jamais il ne débarquerait dans cette tenue, nu et recouvert de bulles de savon, dans le couloir, exposé aux fenêtres et donc à la vue de leur voisinage. Il entendit l'eau se remettre à couler, et fut donc ainsi assuré que Fantasio ne viendrait pas lui réclamer des comptes. En même temps, pourquoi l'aurait-il fait ? Ce n'était pas la première fois qu'il le voyait dans son plus simple appareil. C'était lui-même qui surréagissait.
Il avait donc le temps de se reprendre. Il porta une main lasse sur son visage mais celle-ci tremblait tout aussi bien que le reste de son corps. Mais que lui arrivait-il donc ? Pourquoi une scène aussi anodine provoquait-elle, chez lui, un tel déferlement d'émotions ? Il ne se comprenait plus !
Son dos glissa le long de la surface lisse et il se retrouva en position assise avant même de le réaliser, les jambes pliées en un angle inconfortable. Instinctivement, il les déplia jusqu'à les allonger à plat contre le sol, les deux mains encadrant à présent son visage et ses doigts frottant ses tempes, tandis qu'il sentait la migraine arriver. Il ne se comprenait plus. Ce n'était pas la première fois qu'une telle chose lui arrivait, c'était –
Les bruits de l'autre côté se firent plus fort après l'arrêt du jet d'eau et le glissement sonore de la vitre qui isolait la cabine de douche du reste de la pièce. Il devina sans mal que Fantasio en était sorti et qu'il ne tarderait pas à quitter la pièce. Cela le fit bondir sur ses pieds malgré l'élancement de son crâne que son geste trop vif provoqua, et il s'empressa de quitter le support que lui offrait le mur pour se précipiter vers les escaliers. Si la montée quelques minutes plus tôt avait été rapide, la descente le fut plus encore – tant et si bien qu'il faillit tomber et faire l'essentiel sur les fesses ou en roulant. Cela ne le dissuada pas de continuer et, d'un pas tout aussi rapide, il gagna le salon qu'il traversa d'un bout à l'autre sans regarder autour de lui. Il ignora ainsi Spip qui se redressa à son entrée et couina avec interrogation tout en le suivant du regard, perplexe devant son attitude empressée. Et pourquoi ne venait-il pas vers lui alors qu'il lui avait expressément demandé de l'attendre et de ne pas bouger le temps qu'il apporte le nécessaire pour le soigner ? Pourquoi ses mains étaient-elles vides ?
Spirou gagna la cuisine et se jeta sur l'évier. Il tendit le bras pour saisir un verre propre qu'il remplit d'eau. Il le vida d'un trait mais cela étancha à peine sa soif – elle n'eut que le mérite d'apporter un peu de fraicheur au four qu'était devenue sa cavité buccale. Il se resservit et but avec autant d'avidité, puis un troisième verre, un peu plus calmement. Ce ne fut que là que la brûlure qui l'étouffait commença à s'estomper, et le quatrième verre fut avalé plus tranquillement. Il posa alors le récipient sur le plan de travail, haletant après une telle prise de boisson sur un laps de temps aussi court – il avait presque été en apnée tout ce temps. Il le repoussa pour poser les deux mains à plat de part et d'autre du bac de l'évier et s'appuyer ainsi sur le meuble, dépité. Après quelques secondes, il soupira. Son cœur se calmait progressivement et son souffle était plus stable, et si la sueur était encore présente, les pores de sa peau daignaient enfin cesser d'en excréter davantage. Les choses revenaient enfin à la normale, mais il avait fallu du temps. Pourtant, jamais cela n'aurait dû être nécessaire car jamais cela n'aurait dû se produire. Que lui arrivait-il donc ?
Il reporta un peu plus son poids sur ses avant-bras, et ses mains commencèrent à se faire plus douloureuses à la pression croissante qui s'exerçait sur elles. Il n'en tint pas compte. Ce n'était rien, ce n'était pas le problème. Sa réaction l'était. Et ce n'était pas la première fois. Cela faisait plusieurs semaines déjà que cela avait commencé et que cela durait, et c'était de pire en pire ; c'était de plus en plus fréquent, envers de plus en plus de choses, des détails anodins dont il s'était bien accommodé jusqu'à présent sans que cela ne lui fît jamais rien, et son trouble était de plus en plus intense – enfin, à nuancer tout de même, cela restait à la mesure de la cause de son agitation. Même des détails stupides le faisaient réagir ! Sa façon de se vautrer sur le canapé, avec autant de grâce qu'un sac à patates jeté négligemment là jusqu'à temps qu'on reprête attention à lui ! Ses gestes rapides et peu méthodiques lorsqu'il déboutonnait quelques boutons en pestant alors qu'il avait trop chaud, jurant après ces derniers qui refusaient d'obéir au millième de seconde où il exécutait son geste. Sa manière de griffonner des notes sur les feuilles de son carnet, ébauches d'un énième article qui avait de grandes chances de ne jamais voir le jour… Même sa façon de mâchonner sa pipe avec un air distrait tout en lisant son journal, dont il s'était lui-même surpris à scruter le geste pendant de nombreuses secondes !
Il se redressa et ses mains quittèrent la surface en bois pour se plaquer sur son visage, masquant ses traits. Mais que se passe-t-il donc ? se demanda-t-il une fois encore, effaré, avant de reculer de quelques pas puis de se rappeler l'existence de son verre usagé. Il prit quelques instants pour le laver, le rincer et le poser sur l'égouttoir, s'écartant de ses pensées et de ses interrogations par la même occasion. Mais elles revinrent au galop une fois sa tâche achevée, tandis qu'il s'essuyait les mains sur le torchon qu'il rejeta négligemment sur son portoir.
Pensé comme cela, on pourrait croire que l'amour et le désir seraient liés à tout cela ! ricana-t-il dans son esprit en quittant la cuisine, rejoignant le salon et Spip qui attendait toujours sur son petit coussin, dressé sur ses pattes arrière. Lorsqu'il réalisa la portée de ce qu'il venait de penser, il se figea en plein milieu de la pièce, les yeux agrandis de stupeur, estomaqué et horrifié. Ai-je réellement pensé être potentiellement amoureux de Fantasio ? finit-il par réussir à se dire après quelques instants, expirant comme sa respiration s'était précédemment coupée. C'était tout simplement impossible. Fantasio était son meilleur ami, il le connaissait depuis longtemps et leur relation avait toujours été ainsi – sauf au début où ça avait été plus houleux – alors pourquoi en serait-il autrement, à présent ? Et puis, il s'agissait d'un homme ! Ils étaient tous les deux des hommes, cela ne se faisait pas !
Je ne peux pas l'aimer, se convainquit-il, tandis que son cœur s'accélérait et se serrait en même temps, ce qui lui procurait une sensation étrange et douloureuse, pas réellement physique mais bien réelle.
Je ne peux pas. S'il voulait être rassuré, cela ne fonctionna pas. Il s'approcha du canapé pour s'y laisser choir. L'écureuil, négligemment abandonné à son sort, en profita pour l'apostropher mais cela ne résonna que comme des bourdonnements à ses oreilles. Ainsi, il continua de se morfondre tout en réfutant la pensée qu'il venait d'avoir.
Je ne peux pas. Spip quitta finalement son coussin pour sauter sur ses cuisses et l'invectiver juste sous son nez. Même ainsi, perdu dans ses songes, il mit du temps à s'apercevoir de sa présence. Son comportement ne s'expliquait toujours pas. Il ne pouvait être amoureux de lui, alors que cela pouvait-il être ?
La petite plaie ensanglantée, à présent auréolée de croûtes sèches rouges noirâtres, fut placée juste sous ses yeux et cette fois, enfin, il réagit. Il recula d'abord un peu la tête d'un geste instinctif, avant de réaliser et de jeter un regard d'excuse à l'écureuil.
Cela me passera.
– Oh, Spip, je suis désolé !
Il avait été tant troublé par la vision de son ami nu qu'il en avait oublié son autre ami pourtant dans le besoin et la raison pour laquelle il s'était rendu dans la salle de bains. Il se maudit intérieurement, lui et ce trouble récurrent et inexplicable. Il fallait réellement qu'il cessât, ce n'était plus seulement dérangeant, Spip en faisait les frais à présent !
Il se releva, contrit devant un écureuil excédé qui croisait les pattes avant, comme sur le point de taper du pied tant son air était fâché.
– Je… je vais aller chercher des bandages !
En espérant qu'il parvînt à les récupérer, cette fois. Pas comme son premier essai.
Cela finira bien par me passer, espéra-t-il. Car ce n'était plus possible de faire avec – cela commençait à avoir des conséquences sur les autres et Fantasio lui-même finirait par se poser des questions. Et que pourrait-il lui répondre alors que lui-même recherchait les réponses ?
Il reprit une nouvelle fois la direction des marches pour retourner à la salle de bains et y croisa Fantasio. Son regard baissé sur son journal lui évita de le confronter, mais cela n'empêcha pas son cœur d'accélérer une fois de plus lorsque leurs épaules se frôlèrent. Encore une fois.
Cela me passera.
Il soupira, dépité, alors qu'il gagnait l'étage. Il n'y avait aucune explication, de toute manière – et peut-être n'en aurait-il jamais. Peut-être se torturait-il trop de manière inutile ; après tout, cela finirait bien par disparaitre.
Cela me passera.
En espérant que ce fût vrai, et que cela se réalisât bientôt.
