Spirou se retint de frapper son ami au énième soupir qu'il poussa. Au lieu de cela, il se contenta de poser son bras sur ses yeux pour les cacher à la trop forte luminosité ambiante. Le temps était particulièrement clair et chaud, beau, le ciel exempt de nuages. La légère brise rafraichissante qui soufflait au-dessus d'eux et agitait les branchages des arbres à quelques pas de là n'incitait qu'à la paresse. Tout cela ne donnait envie que de profiter de l'instant, ce qu'ils faisaient. Enfin, chacun à sa manière.
– Fantasio, cela ne fait que quelques heures qu'elle est partie…, finit-il par souffler, excédé.
Il ne sut pas si Fantasio l'avait entendu, mais encore fallait-il qu'il eût fait l'effort de l'écouter, ce qui était peu sûr. De ce fait, le reporter ne réagit pas ni de prononça un mot, le regard rivé vers l'immensité bleutée et perdu entre ciel et mer en un endroit inconnu, là où se trouvait Ororéa. C'est-à-dire en un endroit pas si lointain que cela – sur la même île qu'eux, déjà.
Si Spirou aimait partir aux quatre coins du monde et voyager pour vivre des aventures extraordinaires en compagnie de son ami, pour la première fois il regrettait de se tenir en ces lieux et espérait tout au fond de lui que leur départ ne se ferait plus attendre. Il ne parvenait pas à profiter du paysage ni à savourer ces quelques instants de tranquillité pourtant bien mérités. Tout était allé pour le mieux au début, pourtant. Les choses avaient démarré de manière assez classique même si l'aventure en elle-même était peu ordinaire.
Puis Ororéa avait fait son apparition.
La jeune femme avait tout pour elle, il fallait le concéder. Belle, intelligente, gentille et accueillante, dotée d'un beau sourire et d'un caractère affirmé et agréable, elle leur avait été d'une aide précieuse à son échelle, dans la mesure où elle pouvait et avec les moyens dont elle disposait. Il était tout à fait naturel de tomber sous son charme chaleureux de la même façon que pour le cadre paradisiaque dans lequel elle évoluait. Et ce n'était pas Fantasio qui dirait le contraire.
Et là était tout le problème, songea-t-il amèrement tandis que son cœur se serrait à cette pensée. Il retint une grimace et l'ombre appliquée par son bras sur son visage l'aida grandement à la cacher. Il lui avait suffi de quelques œillades et de quelques mots échangés pour en arriver là. Un goût de fer apparut sur sa langue mais, après réflexion, il se rendit compte qu'il n'y avait pas de sang – ce n'était que du dépit. La jalousie, aussi ; ce poison venimeux coulait dans ses veines et les brûlait depuis cet instant. Il empoisonnait ses journées et avait détruit le début de sympathie qu'il avait tout d'abord éprouvé à l'égard de la jeune femme, aussi facilement que le vent balaierait un fétu de paille. Il devait lutter contre lui-même pour conserver une belle façade, sympathique et joyeuse, telle que tout le monde imaginait qu'il était – car après tout, c'était Fantasio le râleur de leur duo, Fantasio qui se fâchait pour tout et pour rien ! Mais pas pour cette fois. Cette fois, c'était lui. Cependant, il avait de très bonnes raisons. En son sens, du moins. Jamais il ne les avouerait à voix haute.
Pourquoi lui infligeait-on une telle épreuve ? Voir son ami tomber en quelques secondes sous le charme d'une étrangère, alors que lui-même l'aimait en secret depuis de nombreux mois et n'avait aucun espoir de voir ses sentiments être un jour réciprocités. Comment surmonter une telle injustice ? Et pire encore, il se devait de garder une certaine image afin que jamais personne ne le devinât, et il se devait donc d'agir en conséquence comme le meilleur ami qu'il aurait dû rester mais ne voulait plus être : comme un soutien et une aide. Mais comment se résoudre à envoyer celui qu'il aimait dans les bras d'une autre ? C'était tout bonnement impossible !
La seule chose qui le consolait un tant soit peu dans toute cette histoire, même si cela le désolait un peu pour Fantasio, était que la jeune femme ne paraissait pas partager son attirance. Elle agissait avec le blond de la même manière que Spirou – à moins qu'elle ne fût attirée par les deux hommes en même temps, ce qui compliquerait quelque peu la situation. Spirou refusait de songer à cette éventualité, de probabilité faible ; il ne l'aimait pas ni même ne l'appréciait, et jamais il ne souhaiterait partager Fantasio avec elle. Il le désirait pour lui seul.
– Tu crois qu'elle pense à moi ?
Le rouquin eut envie de se frapper la tête contre le sol, mais le fait que celle-ci reposait actuellement sur le sable brûlant lui évita de songer à mettre l'idée à exécution. Il dut prendre sur lui pour ne pas exprimer la colère grandissante qui grondait en lui à l'égard de cette amourette de passage. S'il l'avait pu, il l'aurait déchiqueté à pleines mains jusqu'à ce qu'il n'en restât plus rien. Evidemment, les choses étaient loin d'être aussi simples.
– Ne crois-tu pas que tu exagères, Fantasio ? Il y a de grandes chances pour qu'on la revoie demain ou dans les jours qui viennent !
Il aurait pu être élu roi de la comédie pour le coup. Non seulement sa voix ne trahissait nullement sa haine à l'égard de cette malheureuse affaire, mais il avait même réussi à lâcher ces mots sur le ton de la plaisanterie. Il était tenté de se féliciter mais n'était pas du tout d'humeur. Il n'aimait pas mentir, même si la situation actuelle l'y contraignait. De toute façon, il était trop effondré pour s'enthousiasmer de quoi que ce fût – à moins qu'Ororéa vînt à apparaitre pour révéler à Fantasio qu'elle ne l'aimerait jamais et que ce dernier confirmât que cela lui importait peu, finalement, ou qu'il s'efforcerait de passer à autre chose.
Ce rêve était bien trop beau pour se réaliser. Au moins, Ororéa n'apparaissait pas pour faire l'exact inverse.
Fantasio secoua la tête pour rejeter les paroles de son ami, même s'il savait qu'il avait entièrement raison. Sa réaction était démesurée, surtout alors que peu de temps s'était écoulé depuis leur dernière entrevue.
– Ce n'est pas le cas ! Pourrais-tu, s'il te plait, cesser un peu de bailler au soleil et soutenir davantage ton vieux camarade ?
– Mais c'est ce que je fais mon ami, même si tu n'en as pas conscience, répondit Spirou après un bâillement comme pour donner raison au blond, les yeux toujours fermés.
Fantasio fronça le nez avec scepticisme.
– Ce n'est pas très apparent, rétorqua-t-il dédaigneusement avant de retourner un regard malheureux en direction du sable humide qu'il pétrissait, pour former des tas informes qui ne ressemblaient à rien – il fallait le vouloir pour y voir quelque chose.
L'eau léchait la berge à quelques centimètres d'eux à peine et comme Fantasio étendait ses jambes à plat devant lui, il arrivait de temps à autre qu'elle vînt lui lécher ses pieds nus. Si la fraicheur contrastait avec la température écrasante autour d'eux, elle était appréciable. Il ne protesta donc pas ; il hésitait même à s'avancer un peu pour en faire également profiter ses jambes, elles aussi laissées en grande partie découvertes par son short large et fleuri.
Les habitants locaux vendaient ces derniers à prix d'or pour les touristes distraits et Fantasio n'avait su résister quand ils étaient passés devant une des échoppes, très enthousiaste à l'idée d'acheter de nouvelles choses. A moins que ce ne fût la perspective d'alimenter l'économie de l'arc insulaire où vivait Ororéa. Dans le même état d'esprit, il avait acheté le t-shirt qui allait avec ainsi que le collier de fleurs, ce qui lui offrait une tenue pour le moins colorée et hétéroclite. Si Spirou ne boudait pas l'idée d'apercevoir ainsi un peu plus le corps de son ami, sur lequel il fantasmait en secret, l'idée que d'autres le vissent eux aussi le chagrinait beaucoup. Chaque coup d'œil d'une femme à son encontre lui hérissait le poil, et ce quel qu'en fût la raison – si cela se trouvait, aucune n'avait véritablement regardé pour apprécier la vue. Cela aurait peut-être vexé ce dernier, mais pour sa part, le savoir l'aurait soulagé.
– Et je n'exagère pas, insista finalement le reporter tout en continuant de fixer l'horizon, après avoir conservé quelques secondes de silence. Je l'aime.
A ces mots, Spirou soupira et redressa le buste pour se mettre en position assise. Il se frotta le visage et répandit ainsi de manière involontaire une couche de grains de sable qui irritèrent sa peau. Il grogna de dépit puis il se frictionna le dos pour chasser l'essentiel d'entre elles. Pour sa part, lui-même avait également opté pour un short large mais sa chemise était posée à côté de sa serviette. Il s'était mis torse nu car la chaleur et la sueur l'insupportaient. Tout au fond de lui, il avait également ressenti le besoin de se révéler aux yeux de son compagnon. Comme si, pour une mystérieuse raison, la vue lui donnerait envie de s'intéresser à lui et de le voir autrement que comme son meilleur ami, son cadet et une sorte de frère pour lui. L'initiative n'avait réussi qu'à miner son moral ; il estimait n'avoir rien de désirable, ses muscles étaient trop fins pour être apparents et sa peau était trop pâle. Quel espoir y avait-il donc, ainsi ?
Ainsi, c'était évidemment un échec.
– Fantasio, ce n'est pas de l'amour, ça, vous ne vous connaissez que depuis quelques jours seulement. Tu es attiré par elle – ce qui est tout à fait compréhensible, mais –
– Non, je l'aime ! protesta le reporter en secouant la tête, avant de se retourner vers son ami qu'il suppliait du regard de cesser de le détromper. Qu'importe le temps passé, cela ne veut strictement rien dire ! L'amour dépasse ce genre de considérations !
– Fantasio, elle est bien plus jeune que toi…
Il lui semblait que la jeune fille n'avait même pas atteint la vingtaine, même s'il n'en était pas assuré. Or, Fantasio avait largement dépassé la trentaine. Si ce critère lui paraissait dérisoire – lui-même était plus jeune que lui mais cela n'empêchait rien de son point de vue – il lui était facile de le sortir comme un argument parmi d'autres pour faire barrière au désir de Fantasio de se mettre avec elle. A ce stade des choses, tout était bon à prendre ou presque – il n'était pas un salaud non plus et ne comptait pas le devenir.
Spirou ne sut pas s'il était satisfait ou dépité lorsque le reporter balaya l'argument d'un vague geste de la main, comme s'il avait peu de poids et qu'il n'y attachait pas de réelle importance. Il préféra ignorer ses battements de cœur erratiques et sa poitrine douloureuse tandis qu'il peignait ses cheveux d'une main, les frottant pour faire tomber une bonne partie du sable qui s'y était glissé. Le bain en début de soirée ne serait pas de refus.
– Pouah, cela ne veut rien dire, ça ! L'âge n'est pas une barrière non plus, si deux personnes s'aiment, qu'importe leur âge, le temps ou le reste ! Il transcende tout !
– Même les genres ? ne put s'empêcher de glisser Spirou avec amertume avant de se mordre les lèvres, tout en se maudissant d'avoir lâché une telle phrase.
Fantasio se figea et l'observa quelques instants avant de demander :
– Euh… Que veux-tu dire ?
Spirou déglutit et fut tenté de nier et de faire comme s'il avait mal entendu, mais il savait que ce n'était pas le cas – il était juste trop estomaqué pour répondre directement et sa question n'était qu'un sursis supplémentaire. Alors il joua l'indifférence et haussa les épaules, l'air de rien.
– Tu as dit que l'amour transcende tout. Alors tu veux dire même les genres ? L'amour serait-il possible entre deux personnes de même sexe, selon toi ?
– Euh… bah…, fit Fantasio en clignant des yeux, et Spirou fut incapable de déterminer si c'était de la gêne, de la confusion ou de la honte – voire autre chose.
Sans doute un mélange de plusieurs de ces choses-là.
C'était un sujet que les deux amis n'avaient jamais évoqué – en même temps, ce n'était pas comme si beaucoup de choses s'y prêtaient. Et puis, qu'en dire ? Cela ne se faisait pas, c'était contraire aux principes !
– Je… je suppose que… que si on suit ce principe, eh bien… il n'y a pas de raison pour qu'ils ne puissent pas s'aimer…
Spirou fut soulagé de constater qu'aucune haine ni dégoût ne transpirait de ses traits, comme c'aurait pu être le cas. Il aurait pu cracher son mépris sur ces personnes, dire que ce n'était pas naturel mais contre-nature et abominable. Il n'en fit rien – il était seulement gêné par le sujet, comme n'importe quel individu qui y serait confronté. Y avait-il donc un espoir qu'il pût un jour lui avouer ses sentiments sans craindre de voir leur complicité réduite en poussières et son amitié se muer en haine farouche ? La conclusion était trop hâtive mais un peu d'espoir ne faisait pas de mal. Sa réaction allait dans le bon sens des choses, même si elle n'indiquait rien sur sa propre orientation, en vérité. Spirou ne se risquerait donc pas à s'avouer dans les jours qui suivraient. Seul son débat intérieur s'en trouverait alimenté.
– Mais je te rassure, je ne fais pas parti de ces gens-là ! s'exclama alors le reporter en levant les mains en signe de défense.
Il ne s'en rendit pas compte, mais sa phrase eut l'effet inverse de celui escompté ; Spirou eut la sensation qu'une chape de plomb avait fait son apparition dans sa cage thoracique et pesait entre ses côtes. C'était atroce à entendre même s'il était loin d'en être surpris. Cependant, il aurait préféré garder une certaine illusion.
– Je n'en doute pas, t'inquiète, lâcha-t-il d'une voix rendue un peu rauque par la tristesse.
Fantasio ne perçut pas la nuance et se montra seulement soulagé. Comme si être confondu avec ce type de personnes n'était pas une bonne chose en soi. Je suis définitivement maudit. C'était sans doute là le prix à payer pour aimer une personne qu'il ne devrait pas – un homme – et pas n'importe lequel : son meilleur ami.
Plusieurs minutes s'égrenèrent sans qu'aucun ne parlât, et ce moment fut particulièrement gênant. Fantasio n'osa pas croiser le regard de Spirou qui, lui-même, gardait le sien baissé, l'esprit torturé tandis qu'il luttait contre les larmes traitresses qui menaçaient de couler le long de ses joues. Ce qu'il ne fallait en aucun cas, Fantasio ne devait pas les voir.
Puis Fantasio reprit la parole comme si cette partie de la conversation était close ou n'avait jamais existé. D'un ton un peu bas et hésitant, d'abord, qui se fit plus passionné à mesure qu'il parlait :
– Ororéa… Qu'importe nos âges et nos lieux de vie respectifs, je l'aime. Pas tant pour sa beauté même s'il est vrai qu'elle est magnifique, mais…
Spirou ferma les yeux tandis que les mots de Fantasio s'écoulaient dans ses oreilles, telle une calme rivière acide qui se transformait en torrent furieux dans son esprit pour tout balayer et détruire sur son passage. Son cœur, en particulier, s'émiettait à mesure que le reporter égrenait les qualités de la jeune femme. Il ne devrait pourtant pas tant s'en faire : Fantasio n'était pas réellement amoureux d'elle, même s'il l'ahanait sans relâche, ils devraient bientôt partir pour rentrer chez eux et l'ile était trop loin de la Belgique pour leur permettre de s'y rendre régulièrement. Ses ébauches de sentiments cesseraient donc après quelques temps loin d'elle. Malgré tout, la situation le blessait – mais pas seulement à cause d'Ororéa. Une telle situation était susceptible de se répéter avec n'importe quelle femme. S'il y avait peu de chances qu'il se mît en couple avec elle, la probabilité pour qu'il finît par s'installer avec une autre était infiniment plus grande. Et comment supporter de le voir fréquenter une femme, l'embrasser, l'aimer, la toucher et plus encore, et le soutenir dans cette vie-là, alors qu'intérieurement, son cœur saignerait à s'en damner ?
Alors en lui-même, il espérait que cet instant ne viendrait jamais, même si cela revenait à souhaiter que son ami ne connût jamais le bonheur d'aimer, d'être aimé en retour et de former un couple avec quelqu'un. La pensée était égoïste mais il ne pouvait s'en empêcher.
De cette manière, au moins, ils seraient deux à partager cette désillusion, même si Fantasio n'en aurait pas conscience.
