3. Ne pas sourire
C'est au bout de deux jours de route qu'ils arrivèrent finalement à leur première destination, à savoir un ranch abandonné depuis la chute du mur. Les titans ne dévorant pas les animaux, ils ne furent pas surpris d'y trouver des dizaines de bestiaux bêlant et se grimpant dessus dans leur grand enclos qui s'était trouvé assez spacieux pour permettre aux bêtes de ne pas mourir de faim, même si elles avaient l'air mal en point pour certaines. Ils n'avaient pas croisé un seul titan, comme Rivaille l'avait prévu.
Si leur route avait majoritairement été rythmée par le silence, Eren avait semblé petit à petit se détendre et adresser momentanément la parole à son caporal, qui consentait à lui répondre une fois sur deux. La nuit, ils dormaient en décalé, chacun prenant leur garde tour à tour si jamais les monstres décidaient de se montrer. C'était pendant les moments où ils mangeait qu'Eren devenait un peu plus volubile : demandant à Rivaille le but concret de cette mission (ramener du bétail, morveux), pourquoi celle ci durerait autant de temps (il faudra sans doute que nous les emmenions vers les pâturage situés dans les montagnes avant de les ramener à la ville, crétin), et si ils pourraient s'entraîner un petit peu durant leur mission (évidemment gamin, sauf si tu veux faire la sieste au milieu des pâquerettes pendant un mois).
Tout se passait bien, et Rivaille réalisa qu'il n'avait pas sévit avec Eren autant qu'il se l'était imaginé. Le gamin était à l'écoute, discret, efficace : le parfait petit soldat. Si quelqu'un lui avait dit qu'il pourrait passer plus de 72 heures d'affilée avec le morveux sans essayer une seule fois de lui faire cracher ses dents, il aurait demandé à Erwin de l'enfermer chez les fous de toute urgence. Mais les faits étaient bien là, Eren semblait s'être transformé en adulte, et sa compagnie en devenait presque plaisante.
Ils attachèrent leurs chevaux dans l'écurie du ranch, et firent une ronde dans le bâtiment, ou plutôt ce qu'il en restait. Il était étrange de voir les bestiaux épargnés et leur enclos encore parfaitement fonctionnel lorsque l'on découvrait ce que les titans avaient fait à l'habitation des bergers. Le toit était presque inexistant, tant les grandes mains s'étaient acharnées à le débarrasser de ses tuiles pour cueillir les humains à l'intérieur, comme des radis. Cela avait fragilisé la structure même de la maison, certains murs s'étant fendus sous le poids des monstres. Il était certain qu'ils n'avaient pas pu fuir. Les titans étaient sans doute arrivés pendant la nuit, et même si le ranch se trouvait au Nord, l'information n'était que rarement rapportée dans ces coins presque déserts, dans lesquels vivaient seulement une poignée de culs terreux en autarcie, retirés du monde.
La maison avait l'air d'avoir été abandonnée depuis des dizaines d'années tant la nature y avait reprit ses droits. Presque tous les meubles en bois avaient éclaté sous les pluies, et les lichens et la mousse avaient repeint presque l'entièreté des intérieurs en vert. Malgré ce recouvrement, il ne fallut pas longtemps aux soldats pour trouver les restes d'une famille, à moitié décomposés et dont certaines parties grouillaient de bestioles qui avaient élu domicile dans les corps vides. Levi fronça le nez.
Devant la pâleur extrême qu'avait pris le visage du garçon à cette découverte, Rivaille prit les devants:
« Eren. Va dans le cellier et essaie de trouver des draps propres et des tissus épais. Il va falloir qu'on s'installe. »
Le jeune homme leva les yeux vers lui, horrifié.
« Ne t'inquiète pas crétin, ce n'est pas pour dormir ici. Nous allons camper dans le jardin pour cette nuit, il faut qu'on se fasse une tente, on en aura besoin pour la transhumance. » Le rassura Rivaille, légèrement troublé par la terreur du garçon. Ils en avaient pourtant vu un nombre incalculable de fois, des scènes telles que celle-ci.
Une fois le gosse parti d'un pas chancelant, Levi chercha dans la grande pièce s'il restait quelque chose à manger (ils avaient assez de nourriture pour deux et pour plus d'un mois, mais une petite conserve de légumes ou de poisson ne leur ferait pas de mal). Il tomba sur quelques bocaux de pêches au sirop, et au moins 3 kg d'haricots blancs en boîte. Dans un placard, il trouva même deux bouteilles d'eau de vie. Parfait. Il finit de mettre ses trouvailles dans sa sacoche lorsque son jeune équipier reparu, les bras chargés de pièces de fourrure, de draps blancs en coton et jute épais et d'une grande toile à trame serrée, qui promettait d'être imperméable. Parfait.
Il avait repris des couleurs, et ne semblait pas peu fier de ses trouvailles. Il avait raison : ils n'auraient pas pu rêver mieux. Pourtant, dès qu'il reposa les yeux sur les cadavres à leurs pieds, sa bonne humeur retomba d'un coup, ses sourcils se froncèrent, et Levi put voir commencer à poindre des larmes au bord de ses yeux. Le Caporal se rapprocha vivement du jeune homme, se plaçant entre lui et la famille massacrée, accrochant du sien son regard dévasté. D'un geste délicat et sans le quitter des yeux, il lui prit un des grands draps blanc pliés dans ses bras, puis se retourna et secoua le drap dans les airs, le dépliant comme s'il s'apprêtait à faire un lit, pour le laisser doucement retomber et recouvrir les corps, comme un suaire. Il resta quelques secondes immobile, puis sortit de la pièce sans un mot.
Quand Eren emergea de la bâtisse quelques secondes après lui, Rivaille sentit que son regard était différent. Il avait l'air reconnaissant, et lui adressa un nouveau demi sourire à moitié triste, que Levi n'arrivait pas à interpréter. Il fut tout d'un coup abasourdi de se rendre compte qu'il avait presque envie de lui rendre son sourire. Bien sur, il n'en fit rien. Rien du tout. Levi Ackerman ne souriait pas. Jamais. Il n'eut même pas un léger spasme qui lui fit imperceptiblement remonter la commissure droite de ses lèvres. Non. Ça n'était pas arrivé. Et il ne comprit donc pas pourquoi le petit crétin en face de lui le regarda tout d'un coup comme s'il lui était poussé une corne au milieu du front. Non, vraiment pas.
Ils commencèrent à monter leur tente, à l'aide de pieux en fer et de grandes branches qui étaient stockées dans l'arrière cour. Si Eren se demanda d'abord pourquoi ils en montaient une, ayant passé plusieurs nuit à la belle étoile sans aucun problème, il comprit très vite au coucher du soleil que les températures semblaient être tombées rapidement, alors qu'ils étaient en plein été. Eren resserra sa cape verte autour de lui alors que le caporal amorçait un feu de camp pour faire cuire les conserves.
« On a atteint une certaine altitude aujourd'hui. Même si nous sommes en saison chaude, les températures chutent drastiquement passés certains plateaux. Il fera encore plus froid lorsque nous serons en haut avec les moutons. » L'informa Levi, comme s'il lisait dans ses pensées.
« Je ne m'étais pas rendu compte que nous grimpions autant. » Répondit le jeune homme en se rapprochant du feu qui commençait à prendre.
Levi ne dit rien et sortit une grande conserve d'haricots qu'il commença à ouvrir sous les yeux surpris puis envieux du gosse. Oui, ça allait être un repas de fête ce soir.
Une fois les légumes dévorés, les deux soldats fixèrent le feu, le jeune titan baladant une brindille au milieu des flammes pour la regarder lentement se faire consumer.
« Qu'est ce que t'avais tout à l'heure gamin? » Demanda Rivaille de but en blanc. « On en a vu des montagnes de cadavres, presque tous les cons de jours que Dieu fait, et le plus souvent ce sont même nos camarades qui crèvent par paquets à nos pieds, alors pourquoi tu fais dans la sensiblerie tout d'un coup? »
Il savait que ses mots étaient durs et que ce n'était certainement pas la bonne manière de faire parler le gamin, mais il n'y pouvait rien, il ne savait pas faire autrement. Le demi-titan leva des yeux étonnés de sa branche incandescente, jaugea son supérieur puis haussa les épaules en détournant le regard.
« Oï. Répond moi, morveux. » ordonna Rivaille.
« Je ne sais pas Caporal. J'ai été triste pour eux. » Sembla se forcer à répondre Eren.
Devant le haussement de sourcil de son supérieur, il poursuivit :
« J'ai toujours pensé que ma vie faisait partie des plus pourries du monde. Parce que ma mère est morte sous mes yeux bouffée par ces bêtes, parce que mon père a disparu lui aussi dévoré par un monstre (il eut comme un haut-le-coeur à cette pensée). Parce que ce monde pue et que je commence à croire que je ne pourrais rien faire pour le réparer. »
Il fit une pause, balayant rapidement du regard le visage de son supérieur, sur lequel semblaient jouer les lueurs jaunes orangées du feu crépitant entre eux.
« Mais depuis que nous sommes partis du QG, j'ai eu l'impression de m'éloigner de tout ça. Je me sentais presque libre, à galoper matin et soir sans nous arrêter… Je ne me suis pas senti aussi bien depuis presque 8 ans, et pour cela je dois vous dire merci, Rivaille Heichou. Mais je me sentais tellement bien que j'avais oublié le monde dans lequel on était. Cette pauvre famille massacrée me l'a rappelé. Et je me suis senti coupable d'avoir pu oublier. Coupable envers eux, envers le bataillon, et envers ma famille.»
Un silence plana pendant quelques secondes, alors qu'Eren levait les yeux vers le ciel noircissant, peut être pour ravaler les larmes qui commençaient à poindre, sûrement aussi pour ne pas devoir soutenir le regard de son caporal.
« Je vois… Commença Levi, d'une voix plus basse que d'habitude, qui donnait l'impression qu'il s'adressait plus à lui même qu'à Eren. « Oui, c'est vrai qu'on en oublierait presque la merde dans laquelle on est. » Il secoua la tête et attrapa une petite braise qui commençait à refroidir pour la lancer sur le jeune titan, qui poussa un petit cri et regarda son supérieur avec incompréhension.
« Demain, on sort les bêtes, et on les amène un peu plus en hauteur, toujours plein Nord. Une fois qu'on sera la bas, je pense en début d'après midi, on commencera à s'entraîner, vu morveux? »
Eren cligna lentement des yeux, en un hochement de tête. Oui, c'était exactement ce qu'il fallait. Il bailla à s'en décrocher la mâchoire, ce qui fit ricaner Rivaille :
« Va te coucher, c'est moi qui prend le premier tour de garde cette nuit. »
« D'accord, bonne nuit caporal. » obtempéra Eren, un petit sourire fatigué plaqué sur le visage.
« Tch » répondit le plus âgé.
Eren dormit bien cette nuit là, la tente offrant un cocon étrangement rassurant, le sol tapissé des fourrures qui lui tinrent chaud jusqu'à 3 heures du matin, lorsqu'il dû échanger sa place avec celle de son caporal.
Le lendemain, ils entreprirent de faire sortir les moutons tout rachitiques de leur enclos, et de les rassembler pour les guider jusqu'aux montagnes où ils allaient pouvoir brouter jusqu'à plus soif. Ce ne fut pas tâche aisée, étant donné le manque d'expérience des deux soldats dans ce domaine. Rivaille eut à plusieurs reprise la fâcheuse manie de donner des grands coups de pied aux bêtes récalcitrantes, ce qui n'arrangea pas leur désorientation et les firent courir dans toutes les directions, se cognant entre elles en hurlant.
Eren se trouvait dans l'enclos, tentant tant bien que mal de faire sortir la vingtaine de bêtes restantes, trop apeurées pour oser partir de ce qui avait été leur seul territoire pendant des années. Le jeune homme se sentit nauséeux. Pourquoi ces animaux n'étaient-ils pas sortis en courant de leur prison, heureux qu'on leur permette enfin de goûter à la liberté? Eren ne comprenait pas et se sentait impuissant à faire comprendre à ces bêtes terrorisées qu'il fallait qu'elles sortent, maintenant, tout de suite. Il attrapa les pattes de l'une d'elle, la tirant vers l'extérieur de toute ses forces alors que celle ci plantait ses sabots dans la terre en couinant de panique.
Ce fut un Rivaille essoufflé mais satisfait d'avoir pu rassembler la cinquantaine de moutons éparpillés au 4 coins du jardin qui arriva à l'entrée de l'enclos au moment même où le jeune titan, toujours entrain de tracter à bout de bras la bête apeurée, dérapa dans le sable, et se vautra sur les fesses. L'infâme mouton tenta alors de se dégager de sa poigne, les pattes arrières battant dans l'air, envoyant de la poussière et de la laine dans les yeux de son agresseur, qui, d'énervement, la lâcha soudainement en hurlant :
« SALETE D'ABRUTI DE GIGOT ! TU VOIS PAS QUE J'ESSAIE DE TE LIBERER ? »
Pendant qu'il s'égosillait, ledit gigot s'était précipité le plus loin possible de la sortie, mais, ses pattes ankylosées ne pouvant pas freiner l'élan qu'il avait prit, il alla s'encastrer la gueule dans la balustrade, le choc le faisant tomber à la renverse, assommé.
Ebahi devant cette scène, Levi senti une drôle de sensation au niveau de son plexus. C'était comme si il avait quelque chose dans le ventre qui avait envie de sortir, et ses lèvres eurent de nouveau le tic agaçant qui les faisaient se tordre. Sans savoir ce qui lui prenait, et ne voyant que le visage du jeune crétin, couvert de poussière et tout à sa fureur, il se mit à expirer de façon saccadée.
Ce n'était pas vraiment un rire, plutôt un reniflement incontrôlable qui lui fit fermer les yeux une fraction de seconde. Quand il les rouvrit, il vit le gamin le dévisager avec une lueur bizarre dans le regard. Et alors qu'il allait lui demander qu'est ce qu'il avait à le regarder comme ça, le visage de l'imbécile se fendit d'un immense sourire et il se mit à pouffer, faisant par là même sortir des flocons de laine de ses narines. Levi fronça le nez d'écœurement, mais garda la même sensation plutôt agréable dans la gorge, en regardant le jeune titan essayer de ses relever, le dos secoué d'un fou rire.
Une fois à la hauteur de son supérieur, Eren se calma mais le pétillement dans ses yeux persistait, et sa bouche était toujours étirée en un sourire débile. Alors Rivaille comprit tout à coup que ce n'étaient pas des tics nerveux qui lui parcouraient le bas du visage, mais un sourire. Un petit sourire en coin, discret, amusé et un peu ironique, qu'il ne se rappelait pas avoir déjà arboré.
Et merde.
