Chapitre 13

« Qu'est-ce que tu vas pouvoir en tirer ?

« Si les machines fonctionnent correctement, on devrait pouvoir analyser la qualité de l'air au plus proche de la barrière et savoir quand est-ce qu'il serait possible de passer de l'autre côté.

« Crois-moi, ça va pas être pour tout de suite. »

Yumi et Jérémie observaient toutes les caméras qui leur permettaient de voir au-delà du mur électrique transparent. Même si les rafales de vent ne soulevaient pas autant de poussière, on ne pouvait toujours pas distinguer ce qui se trouvait à plusieurs mètres de là, mais il n'y avait aucun doute sur le fait que ce ne devait pas être en meilleur état.

« Je sais, répondit Jérémie. Mais nous ne pouvons pas rester cachés là toute notre vie.

« Je ne dis pas le contraire, seulement qu'il faudra être patients.

« La barrière ne nous protège pas complètement des particules. Nous sommes déjà exposés à la radioactivité. Avec un peu de chance, les niveaux vont s'équilibrer. »

Ils étudièrent toutes les possibilités d'évacuation mais le problème du dôme ne pouvait être écarté aussi facilement. Ils continuèrent d'évoquer les différentes possibilités jusqu'à ce qu'un coup discret contre la porte ne les interrompe. Ils levèrent la tête en même temps pour voir la tête aux cheveux roses se glisser dans l'entrebâillement. Son sourire s'estompa légèrement lorsqu'elle posa ses yeux sur Yumi, mais cette dernière, ne comprenant pas sa réaction, se dit qu'elle avait sans doute imaginé cette réaction. La nouvelle venue se tourna directement vers le blond.

« Je venais juste voir si tu avais besoin d'aide, commença Aelita, mais si vous êtes occupés…

« Ho non pas du tout, viens, hum… Tu peux t'installer, heu, dit-il en commençant à empiler des tas de feuilles pour lui faire une place.

« Non, prends ma place, offrit Yumi.

« Tu es sure ? demanda Jérémie, un plan de la ville à la main.

« Oui, elle se leva et se plaça derrière son siège pour laisser la place à Aelita. Je vais aller voir s'ils ont besoin de moi au gymnase. »

Ils hochèrent tous la tête et elle quitta rapidement la pièce pour fuir la tension naissante qui semblait s'y installer. La jeune femme était ravie de voir que les deux génies de la bande recommençaient à travailler ensemble, c'était un signe que les habitudes passées commençaient à se remettre en place. Mais dans ce cas, pourquoi est-ce qu'Aelita ne l'avait pas regardé une seconde plus que nécessaire depuis qu'elle était entrée ? Avec un peu de chance, ils auraient la chance de parler, Jérémie comprendrait ce qui cloche et toute cette tension inutile finirait par se disperser.

En arrivant dans le hall de l'hôtel, elle vit Odd y pénétrer en même temps. Il répondit à son sourire et s'approcha d'elle. Elle le prit dans ses bras pour le saluer mais ce dernier se dégagea plus rapidement que d'habitude et remit en place une certaine distance entre eux. Il semblait légèrement gêné et ne la regardait pas dans les yeux. Il passa une main dans ses cheveux mi- longs mais finit tout de même par lui faire face. En voyant l'air interrogateur sur le visage de la jeune femme, il lui offrit un sourire contrit.

« Hey, dit-il, je cherchais Aelita, tu ne l'as pas vu ?

« Si je viens de la croiser, elle est avec Jérémie pour bosser un peu.

« Ah… »

Il fronça de nouveau les sourcils et fixa le sol en soupirant doucement. Il plongea les mains dans ses poches alors que son expression passait de l'énervement à la déception.

« Tout va bien ?

« Ouais t'inquiète. Il la regarda enfin dans les yeux avec la légèreté dont elle avait l'habitude, comme si les secondes précédentes n'avaient pas eu lieux. Tu allais quelque part ?

« Heu oui. Elle pointa la porte du doigt en essayant de s'habituer aux changements d'humeur de toutes les personnes autour d'elle. Je pensais aller proposer mon aide à ceux qui s'entrainent au gymnase.

« Cool, je peux me joindre à toi ?

« Bien sûr. »

Il se plaça à côté d'elle et l'accompagna en direction du sous-sol. Un instant, elle eut l'impression de sentir le bras d'Odd se lever pour se poser sur ses épaules mais ce dernier retomba à ses côtés. Elle ne fit aucune remarque mais compris que cela devait sans doute quelque chose à voir avec la crise de jalousie d'Ulrich. Elle leva les yeux au ciel à cette pensée et se promis d'en parler avec ce dernier une fois l'entrainement terminé.

Odd prouva être un assistant particulièrement efficace. Au début, il restait sur le côté et observait, mais il finit par prendre de l'assurance et n'hésita à conseiller les débutants pour qu'ils puissent corriger leurs appuis et leur équilibre. Il n'hésitait pas non plus à s'affronter aux plus expérimentés pour offrir un peu de nouveauté aux échanges.

Lorsque tous les combattants quittèrent le gymnase pour retourner à leurs tâches respectives ou simplement pour se reposer un peu, le blond était essoufflé mais appréciait la brulure de l'effort. Il s'installa à côté de Yumi et tenta d'imiter les étirements qu'elle réalisait. Si elle remarqua combien il était bien moins souple qu'elle, elle ne lui fit aucune remarque.

« Tu sais ce qui serait vraiment génial après tout ça ? lança-t-elle alors qu'elle avait les jambes écartées et le buste penché en avant.

« Fais-moi rêver. »

Elle posa ses coudes sur le sol et cala son menton au creux de ses mains, levant les yeux pour croiser ceux du blond alors que ce dernier se redressait déjà.

« Une bière bien fraiche. »

Il éclata d'un rire franc et léger. Il est vrai qu'il adorait retrouver ses amis sur une terrasse ou un restaurant pour partager une bière ou un café après les cours ou un jogging particulièrement éprouvant. Son sourire se teinta de nostalgie mais lorsqu'il posa ses yeux sur le sourire envieux de la jeune femme, son optimisme prit le dessus. Il attrapa le gilet qu'elle avait déposé sur un banc au milieu de l'entrainement et lui lança.

« Rhabilles toi et suis-moi.

« Où est-ce qu'on va ? »

Elle passa tout de même le vêtement et suivit le jeune homme qui se trouvait déjà presque en haut des escaliers. Elle lui courut après mais il semblait si excité par son idée qu'il ne ralentit aucunement. Il ne s'arrêta que lorsqu'il se trouva devant la porte des cuisines. Il regarda derrière son épaule pour juger l'expression de la jeune femme. Elle hésitait à sortir alors que la nuit allait tomber, surtout pour quelque chose d'aussi trivial qu'une bière. Mais lorsqu'elle croisa le regard d'Odd et qu'elle remarqua combien celui-ci brillait d'amusement mais aussi de défis, elle laissa tomber toutes ses défenses et lui adressa un grand sourire. Ils ressemblaient à deux enfants prêts à faire le mur pour rejoindre une fête de lycée. Ils placèrent chacun un bandana sur le bas de leur visage puis Odd lui attrapa la main et ils se glissèrent dans la ruelle étroite.

Après avoir traversé une dizaine de rue et évité deux blocs, Yumi ne se sentait plus aussi euphorique.

« On devrait rentrer.

« Tu as déjà dit ça trois fois et la réponse ne changera pas. Il se retourna, posa ses main sur ses épaule et inclina légèrement la tête pour la regarder dans les yeux. On ne rentre pas sans le butin.

« Quelques bières ne valent pas le coup de se battre contre des blocs et risquer de se blesser.

« Je pense au contraire que ce soit bien la seule chose qui vaille la peine de se battre. »

Elle leva une nouvelle fois les yeux au ciel mais se laissa entrainer par l'enthousiasme du blond. Bientôt, elle reconnut la rue dans laquelle il la guidait. Ils avaient l'habitude de se retrouver par ici pour leurs retrouvailles mensuelles avant que tout cela n'arrive. La poussière de béton des bâtiments écroulés couvraient le sol et les quelques devantures qui tenaient encore le coup. Ils passèrent devant de nombreuses vitrines complètement brisées avant de s'engager dans une petite ruelle qui était en complète opposition à celle qu'ils venaient de traverser. Si l'on faisait abstraction de la poussière et de l'absence de vie, cette ruelle était en très bon état. Il n'y avait pas de voiture retournée ou d'éclats de verre sur le trottoir. Ils s'approchèrent d'une devanture dont le nom était caché par la poussière mais dont ils connaissaient l'activité. On devinait encore les offres de boissons écrites aux feutres colorés sur les grandes baie-vitrés du bar.

Odd s'approcha de la porte et n'eut aucun mal à l'ouvrir. Ils se glissèrent dans l'établissement et elle retint son souffle. Des verres s'étaient éclatés au sol, sans doute à cause de la secousse du tremblement de terre. Mais au-delà de quelques éclats de vaisselle au sol et de chaises reversées, l'endroit était encore en assez bon état, un peu comme l'hôtel lorsqu'elle l'avait trouvé.

Malgré le calme apparent dans le bar, ils restaient sur leurs gardes. Odd attrapa la main de la jeune femme et avança doucement vers les cuisines. Plus ils approchaient, plus une odeur de pourriture les entourait. Il entrouvrit la porte battante mais la referma directement lorsque l'odeur immonde lui souleva le cœur. Il se félicitait de porter le bandana sur le nez.

« Les frigos devaient encore être pleins, expliqua Yumi. Et avec la coupure de courant…

« Ouais je sens ça. »

Ils retournèrent sur leurs pas et se dirigèrent vers me bar en bois polis. Là encore, une couche de poussière s'était déposée sur la surface, témoin de l'absence de vie. Ils observaient les alentours, ne sachant pas vraiment ce qu'ils cherchaient, jusqu'au moment où Yumi repéra ce qui ressemblait à une poignée de porte collée contre un des miroirs derrière le bar. Elle la pointa du doigt et avant même d'évoquer une quelconque hypothèse, Odd se dirigea dans la direction indiquée. Il enclencha la poignée et une sorte de porte dissimulée s'ouvrit sur un escalier qui descendait sans doute vers ce qui devait être la cave. Le blond regarda derrière son épaule et lui lança un sourire victorieux.

« Bingo. »

Ils s'engagèrent dans l'escalier et le descendit à tâtons dans le noir. Yumi laissa un soupir de soulagement lui échapper lorsqu'elle remarqua les petites fenêtres qui laissaient entrer un fin rayon de lumière dans la cave. Une fois en bas des marches, elle se rapprocha un peu du jeune homme qui lui serra la main un peu plus fort. La cave était taillée dans la pierre et gardait ainsi naturellement un aspect humide et frais, très frais.

Le blond se dirigea vers une caisse en bois avec un logo familier imprimé dessus. Il la récupéra et la secoua légèrement et le son des bouteilles en verre qui s'entrechoquent les fit sourire. Yumi en attrapa une seconde et ils prirent le chemin inverse pour remonter dans le bar.

« Tu te rends compte de la probabilité absolument nulle que l'on trouve des bières en bon état ? lança la jeune femme en montant doucement les marches.

« Sans doute autant que d'avoir une personne aussi incroyable que moi dans ta vie. Comme quoi tu dois être vraiment chanceuse. Tu as déjà pensé à jouer au loto ? T'aurais pu devenir hyper riche !

« Mais bien sûr ! »

Le chemin du retour prit plus de temps mais ils préféraient faire des détours pour éviter les blocs que de devoir abandonner leur butin, résultat d'un caprice que la jeune femme était prête à assumer, mais aussi à abandonner sur le bord de la route si le combat devait être engagé. Heureusement pour eux, aucun robot ne croisa leur chemin. En s'engageant dans ma ruelle qui menait à la porte de la cuisine, ils avaient tous les deux un sourire d'enfants fières de leur bêtise.

En entrant, ils trouvèrent les cuisines vides, sans doute parce que la plupart des habitants de l'hôtel avaient déjà dîné. Ils déposèrent tout de même une des caisses sur le plan de travail et se dirigèrent vers leurs chambres à la recherche de leurs amis. En s'engageant dans le couloir, ils entendirent des éclats de voix depuis la chambre d'Ulrich. Odd déposa la caisse au pied de la porte et leva la main pour toquer mais hésita une seconde en entendant le sujet de la conversation.

« Viens me dire qu'il ne se passe rien !

« Je n'en sais rien !

« Tu les as vu comme moi ! »

Odd avait toujours la main en l'air, prêt à frapper à la porte, mais ne bougea pas d'un pouce. Il avait les sourcils froncés et fixait le vide, ne remarquant pas le regard interrogateur que Yumi posa sur lui.

« Ils parlent de nous, lui demande-t-elle.

« Sans doute.

« Qu'est-ce que c'est que ce bordel, grommela-t-elle. »

A l'inverse de son ami, elle ne prit pas la peine d'essayer de toquer et ouvrit la porte à la volé. Les visages d'Ulrich et d'Aelita se tournèrent d'un coup vers elle. L'une la fusillait du regard alors que l'autre semblait perdu, mais aussi légèrement énervé.

« Je vous dérange ? Lança la japonaise depuis le pas de la porte.

« On peut vous retourner la question. Le ton d'Aelita était froid alors qu'elle faisait courir son regard entre elle et Odd.

« Qu'est-ce qu'est sensé vouloir dire ?

« Rien de particulier. La voix d'Ulrich n'était pas chaleureuse mais il semblait essayer de la contrôler pour ne pas ajouter à la tension déjà bien installée. On vous cherchait et on ne vous trouvait pas.

« On est sorti un moment. Yumi croisa les bras sur sa poitrine, encore incertaine de ce qu'on lui reprochait.

« Il ne fallait surtout pas interrompre votre petite escapade pour nous. Le sarcasme dans la voix d'Aelita ne pouvait la surprendre plus que ses mots.

« Pardon ?

« Ne va pas me dire que c'était une mission, j'étais avec Jérémie et il ne savait pas où vous alliez quand on vous a vu sur les caméras.

« Vous nous surveilliez ?! L'incrédulité dans la voix de Yumi se reflétait sur son visage.

« Pourquoi, vous avez quelque chose à cacher ?

« Ok, c'est quoi ton probl… »

Elle tenta d'entrer pour s'approcher de la jeune femme mais elle trébucha sur la boite en bois posée sur le sol. Odd et Ulrich se redressèrent pour tenter de la rattraper mais elle était déjà étendue sur le parquet polis de la chambre. Elle sentit une légère douleur au niveau du tibia mais le grognement qu'elle lâcha exprimait surtout la brulure du coup porté à son égo. Elle refusa les mains tendues vers elle et se releva rageusement. Ulrich et Aelita fixaient la boite qui n'avait pas bougé du pas de la porte. Ils levèrent ensuite leurs yeux vers Odd, appuyé contre l'encadrement de la porte, les bras croisé sur le torse. Il semblait presque ennuyé par la situation mais finit par croiser le regard de ses amis.

Yumi observait la conversation silencieuse qui se tenait entre les trois compagnons. Elle se sentait presque de trop, au milieu de cet échange de regard et d'interrogation de sourcils auxquelles on répond par un haussement d'épaules. Elle comprit combien les trois mois qu'ils avaient passé ensemble les avaient rapprochés, la relation spéciale qu'ils avaient tissée.

Odd finit par se baisser et récupéra la caisse en bois pour la porter dans la chambre. Il la déposa sur une commode et s'installa sur le bout du lit. Les deux autres le suivirent comme si de rien n'était. Ils s'approchèrent de la boite et un sourire se dessina sur les lèvres d'Ulrich lorsqu'il remarqua le sigle imprimé sur le bois. Tout semblait oublié, comme si la conversation d'il y a une minute à peine n'avait pas eu lieu. Yu mi se détacha du mur contre lequel elle prenait appuis et se mit face à eux.

« Ok, qu'est-ce qui s'est passé ?

« On se savait pas où vous étiez donc on a juste …, commença Ulrich.

« Non, pas à l'instant. Qu'est-ce qui s'est passé pendant que vous étiez à Kadic ? »

Le silence pesant fut sa seule réponse. La jeune femme sentit la frustration la gagner alors qu'elle voyait sa relation avec ses amis lui glisser entre les doigts. Elle se tourna vers la jeune femme aux cheveux roses qui avait toujours l'air un peu énervée mais ne la fusillait plus du regard.

« Aelita.

« Ça ne te regarde pas.

« Ça me regarde si ça impact notre relation à nous tous. Ça me regarde si je ne peux même plus aller chercher des bières avec mon ami sans déclencher une nouvelle apocalypse.

« Tu exagères…

« Ho vraiment ?! Elle mit tout le sarcasme dont elle était capable dans ce petit bout de phrase, mais voyant le regard de son amie s'adoucir, elle en fit de même avec sa voix. On se disait tout et là tu n'as plus confiance.

« Ce n'est pas ça. Elle plongea ses yeux dans ceux de la japonaise et cette dernière vit la bataille intérieure à laquelle elle se livrait. J'étais juste … On a … »

Elle ne finit pas sa phrase et laissa son regard divaguer dans la pièce. Elle poussa un soupire et releva de nouveau son regard vers Yumi.

« On a juste … »

Elle fit un mouvement de la main entre elle et l'endroit où les garçons se tenaient. Elle ouvrit la bouche, comme pour terminer sa phrase, mais la referma juste après. Elle répéta ce geste quelques fois, au point où on aurait dit un poisson hors de l'eau, ce qui aurait presque fait rire la japonaise si la frustration n'avait pas pris le dessus. Elle fit un mouvement de la main, l'invitant à terminer sa phrase, et vite.

Le soupire d'Odd attira son attention. Yumi le vit se passer une main dans les cheveux avant de lever les yeux vers elle.

« On a couché ensemble. »

La jeune femme ne parvint pas à cacher sa surprise et un O parfait se dessina sur ses lèvres. Elle s'attendait à ce que quelqu'un le contredise, annonce la fin de la blague ou lui donne simplement plus d'explication, mais rien ne vint.

« Quoi ? lança une voix depuis le pas de la porte. »

Ils se tournèrent tous comme un seul homme vers la source de la question. Ils y trouvèrent un Jérémie plus que perdu, les bras ballants, le regard fixé sur Aelita. Cette dernière abordait une expression qui était le parfait mélange entre la surprise, les excuses et la désolation.

Le génie de la bande s'avança un peu dans la pièce et une fois à côté de Yumi, il reposa sa question d'une voix si faible qu'il était impossible d'ignorer combien elle était brisée par le choque.

Ulrich souffla doucement les mots qu'ils devaient sans doute tous avoir en tête à cet instant.

« Et merde… »