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Si le temps s'était arrêté un instant, tout se remit en marche d'un seul coup. Les corps immobiles se mirent en mouvement si rapidement qu'il était presque impossible de s'imaginer qu'ils étaient figés quelques secondes plus tôt.

Odd se leva du lit et Aelita se détacha de la commode alors que Jérémie entrait en trombe dans la chambre. Yumi se mit sur son chemin pour l'empêcher d'atteindre l'autre blond de la bande. Tout le monde demandait à chacun de se calmer, au point qu'un véritable boucan s'installa dans la pièce. Le génie finit par se libérer de la poigne de son amie mais ne continua pas d'avancer. A la place, il fit demi-tour et sortit rageusement à grands pas.

Ils prirent un instant pour reprendre leur souffle mais lorsqu'Aelita se dirigea vers la porte, Yumi lui attrapa le bras et la retint.

« Je pense qu'il vaut mieux que je m'en occupe. »

Elle ne leur laissa pas le temps de la contredire et partit à la recherche de Jérémie. Elle le vit sortir de sa propre chambre une veste à la main. Il l'ignora et continua sa marche déterminée sans se retourner, malgré les appels de son amie. Elle lui emboita le pas et le suivit jusqu'à la porte de la cuisine. Elle soupira d'épuisement à l'idée de devoir sortir une nouvelle fois, mais elle mit sa fatigue de côté et s'engagea dans la ruelle juste derrière lui. Il marchait assez vite, juste assez pour qu'elle reste derrière lui, mais pas trop rapidement pour ne pas qu'elle le perde. Elle apprécia le fait qu'il n'essayait pas de la distancer et resta à quelques pas de lui sans le forcer à lui parler. Arrivés dans une petite rue calme mais assez dégradée, il accéléra et courra entre les décombre comme lors d'une course d'obstacle. Il avait besoin de se dépenser, de s'épuiser, et peut-être qu'il ne ressentirait plus cet étaux qui lui comprimait la poitrine. La jeune femme le suivit avec une grande facilité. Une fois au bout de la rue, il se pencha en avant et posa ses mains sur ses genoux pour reprendre son souffle, alors qu'elle se tenait à ses côtés, à peine essoufflée.

Il se redressa et la regarda pour la première fois depuis leur sortie. Il ne vit aucun jugement dans ses yeux, ni de pitié, mais de la compréhension. Elle ne l'obligerait pas à parler, elle sera juste là, à ses côtés, à le ramasser à la petite cuillère jusqu'à ce qu'il parvienne de nouveau à marcher tout seul. C'est ce qu'elle avait fait pendant des semaines, depuis le premier jour après l'apocalypse. La brulure qu'il ressentait à l'intérieur était un peu moins douloureuse en pensant qu'il ne serait pas seul. Cependant l'idée de retourner à l'hôtel et fait face à ses amis, à leurs regards désolés, il n'en avait aucunement envie. Il s'engagea dans une rue encore plus endommagée et se força à se concentrer sur les obstacles qu'il rencontrait, sur sa respiration, sur sa course, sur le bruit des pas de Yumi derrière lui, sur tout sauf ce qui se passait dans sa tête.

Il continua dans une autre ruelle, plus étroite, puis une rue qui partait en perpendiculaire. Il ne faisait pas vraiment attention à où il allait, il voulait juste fuir la réalité. Il ne faisait plus attention à rien, à part à ce qui se trouvait directement devant lui. Il ne ralentit même pas lorsque Yumi l'appela, lui demandant de s'arrêter. Il ne remarqua pas qu'elle avait accéléré pour le rattraper. En une seconde, il sentit un bras l'attraper à la taille et son corps s'écraser dans la poussière du béton tombé. Leurs corps emmêlés roulèrent sur quelques mètres avant de s'arrêter. Il leva les yeux vers Yumi, allongée sur lui, et s'apprêta à lui crier dessus mais elle écrasa sa main contre sa bouche. Il remarqua la panique dans ses yeux et arrêta de se débattre. Elle retira sa main de sa bouche et lui fit signe de la suivre en silence. Ils rampèrent et s'assirent derrière une voiture retournée sur le flan, contre un pan de mur, leur permettant d'être pratiquement invisible pour quiconque passait dans la rue. Yumi se plaça devant lui pour le cacher au maximum et jeta un regard vers le centre de la rue. Une fois sa respiration calmée, Jérémie tendit l'oreille et repéra un son grave, presque sourd, que sa course endiablée avait étouffé.

« Qu'est-ce que c'est ? lui demanda-t-il dans un murmure si bas qu'il se demanda si elle parviendrait à l'entendre.

« J'ai vu de la lumière, je crois que c'est un véhicule… Répondit-elle dans un souffle. »

Dans de longues minutes, aucun des deux n'osa bouger ne serait-ce qu'un muscle. Ils se collèrent le plus possible contre le mur, comme si l'obscurité pouvait les absorber et les faire disparaitre. Pendant un long moment, seules leurs respirations troublaient le silence de mort. Yumi continuait d'observer la rue à travers la petite entrée mais craignait tant d'être repéré qu'elle ne jetait qu'un coup d'œil rapide avant de retourner près de Jérémie. Ils restèrent cachés pour ce qui leur sembla être des heures, fondus dans le noir et le froid de la nuit qui s'était maintenant bien installée.

La fatigue commençait à se faire sentir. Rien n'avait bougé depuis un moment et les deux jeunes décidèrent de sortir discrètement. Ils se relevèrent avec une lenteur infinie et se glissèrent hors de leur cachette. Ils s'engagèrent dans la ruelle la plus proche et essayèrent de se repérer afin de retrouver leur chemin jusqu'à l'hôtel. Cependant, une fois dans une nouvelle rue, ils furent éblouis par des phares puissants. Ils levèrent une main devant leurs yeux pour se protéger les yeux mais une autre paire de phare s'alluma dans leur dos. Ils étaient cernés. Deux silhouettes se détachèrent de la lumière aveuglante et s'approchèrent d'eux. En plissant les yeux, Yumi distingua ce qu'elle pensait être des armes pointées sur eux. Jérémie remarqua la même chose de la part des deux ombres derrière eux. Dos à dos, ils cherchaient désespérément une échappatoire, mais la lumière était trop vive et les silhouettes trop proches. Lorsque les voix leur ordonnèrent de lever les mains en l'air, ils obtempérèrent malgré la peur qui les faisait trembler. Voyant qu'ils ne se montraient pas hostiles, les silhouettes baissèrent leurs armes.

Ils étaient maintenant assez proches pour que les deux amis puissent distinguer leurs traits. Sur les quatre, ils étaient trois hommes et une femme, tous dans ce qui ressemblait à un uniforme militaire sombre. Le plus jeune des hommes s'approcha d'eux et les détailla de haut en bas.

« Nous sommes la Garde des survivants. Veuillez déclarer vos intentions.

« Nous cherchions à manger. Yumi se félicita de maintenir une voix ferme malgré la panique qu'elle ressentait.

« Vous êtes seuls ?

« Oui, il n'y a que nous deux. »

Il continua de les dévisager avant de se tourner vers ses collègues. Ils hochèrent la tête, comme pour confirmer qu'ils ne représentaient aucune menace.

« Suivez nous. »

Jérémie et Yumi baissèrent lentement les mains et suivirent les pas du jeune soldat. La seule femme ferma la marche alors que les deux autres repartirent vers le second véhicule. Ils furent installés à l'arrière d'une Jeep sombre. Lorsque le véhicule se mit en marche, Yumi attrapa la main de Jérémie qui serra la sienne en retour. Ils se lancèrent un regard d'encouragement, comme pour se rappeler qu'ils étaient encore ensemble malgré tout.

« Où est-ce que vous nous emmenez ? demanda Jérémie.

« Au quartier des survivants, répondit la femme au volant.

« Mais encore ?

« Vous verrez sur place. »

Leur ton était sans appel. Le trajet se poursuivit dans un silence seulement ponctué de grognement lorsque les roues passaient dans un trou particulièrement profond et secouait toute la voiture. Ils roulèrent près de quinze minutes avant que les véhicules ne ralentissent. Ils étaient entourés de grands bâtiments aux airs anciens, ceux qui faisaient la grandeur de Paris avant que le monde ne disparaisse. Les façades étaient un peu craquelées mais était en bien meilleur état que d'autres quartiers de la ville. Ils étaient au palais. Les deux Jeep se garèrent l'une derrière l'autre et on les invita à sortir. Les deux amis suivirent leurs conducteur jusqu'à une grande porte en fer forgée. Le plus jeune ouvrit un boitier sur le mur et entra un code qui déverrouilla l'entrée. Ils firent quelques pas avant de se trouver nez à nez avec un Bloc. La peur les saisit de plein fouet et ils reculèrent tous les deux d'un pas, à la recherche de n'importe quel objet qui pouvait servir d'arme contre le robot. Ce n'est qu'en voyant l'air étonné des soldats qu'ils prirent le temps d'analyser la situation. Le robot ne les attaquait pas, personne n'était surpris de le trouver là, comme si c'était sa place. La jeune soldat leva les yeux au ciel et reprit sa marche comme si de rien n'était. Le plus jeune leur jeta un regard impatient et pointa le couloir de la main. Yumi et Jérémie se remirent en mouvement mais s'assurèrent de passer le plus loin possible du robot, qui n'avait pas bougé d'un iota depuis leur entrée.

Yumi sentait son cœur battre à tout rompre. Ils se trouvaient dans la base de ceux qui avaient créé ces robots, ceux qui avaient sans doute organisé la fin du monde. Ses yeux partaient dans tous les sens dans le but d'absorber le maximum d'information. Le sol était lisse et propre, comme si quelqu'un venait de passer la serpillère sur le marbre gris. Un grand lustre suspendu dans l'entrée brillait de mille feux. Ils montèrent d'un étage et s'engagèrent dans un large couloir aux tapis épais qui étouffaient le bruit de leurs pas. Il lui sembla repérer une caméra de surveillance mais elle ne la fixa pas trop longtemps pour ne pas se faire encore plus remarquer. Les meubles étaient en très bon état et des tableaux étaient accrochés aux murs. Ils croisèrent une jeune femme blonde tenant une pile de linge dans les bras. Elle garda la tête baissée et se colla presque contre le mur pour les laisser passer. Une fois qu'ils l'eurent dépassé, elle courut presque pour sortir du couloir.

Les deux soldats s'arrêtèrent devant une porte double aux reliures dorées. Le jeune homme porta deux coups contre le cadran et attendit qu'on l'y invite pour entrer. Il ne s'avança que de deux pas avant de se pencher en avant dans une sorte de révérence.

« Pardonnez-nous de vous déranger aussi tard Madame, mais nous avons trouvé deux étrangers à l'extérieur des murs. »

Ils n'entendirent pas la réponse apportée. Le soldat ressortit et les poussa à l'intérieur de la pièce avant de fermer la porte derrière eux. Ils se trouvaient maintenant dans un salon richement décoré, des canapés en cuir faisaient face à une grande cheminée où un feu crépitait joyeusement. Le parquet lustré était recouvert d'un immense tapis oriental qui apportait une douce touche de couleur à la pièce.

Près du feu, installée dans un fauteuil lui aussi en cuire, se tenait une femme aux yeux de biche qui les observait. Elle se leva avec une grâce sans égale et s'approcha d'eux avec un large sourire. Elle portait un ensemble tailleur-pantalon couleur crème qui s'accordait parfaitement avec le brun chocolat de ses longs cheveux. Il avait beau être tard, elle semblait prête à commencer une journée de travail dans une start-up nouvelle génération. Cela semblait irréaliste de voir quelqu'un aussi bien apprêté dans un monde en ruine. Yumi prit encore plus conscience des traces de poussière qui devaient sans doute courir le long de ses membres, sans parler des possibles trous que leur chute avait creusée dans leurs vêtements.

« Cela fait si longtemps que nous n'avons secouru qui que ce soit ! Commença la femme d'une voix douce et posée. Vous devez être épuisés, venez donc vous installer. Elle les entraina vers les canapés et s'installa en face d'eux. La plupart des survivants sont venus ici juste après l'explosion, mais je ne pensais pas qu'il en restait encore dehors ! Vous en connaissez d'autres ? Comment avez-vous pu tenir aussi longtemps sans rien ?! C'est impressionnant ! Nous sommes les seuls à avoir survécu assez longtemps pour former une communauté, et maintenant vous voici ! »

Elle parlait si vite qu'il était difficile de la suivre mais le message principal de son discours était passé. Lorsqu'elle se tut et les regarda avec insistance, les deux jeunes comprirent qu'elle attendait quelques réponses.

Yumi se racla la gorge et essaya de ne pas montrer combien elle souhaitait être n'importe où plutôt qu'ici.

« Nous étions ensemble lorsque le dôme est apparu et nous nous sommes caché depuis.

« Et vous n'avez jamais croisé personne d'autre ?

« Non, personne.

« Vraiment ? Elle ne montrait pas d'incrédulité mais elle cherchait plus à les presser de répondre.

« Non, répondit Jérémie fermement. A part quelques robots qui ont failli nous tuer. »

La femme eu l'intelligence de paraitre gênée.

« Ils sont là pour nous protéger, mais certains ont parfois besoin de mise à jour.

« Vous protéger de quoi ? demanda Yumi.

« Des autres, à l'extérieur.

« Je croyais que vous étiez les derniers survivants ?

« Oui, enfin, les derniers à vouloir vivre tous ensemble.

« Ha. »

Il n'y avait aucun intérêt à la contredire encore plus. Elle se leva d'un coup et tapa dans ses mains comme pour couper court à la discussion plus qu'épineuse.

« Vous devez être épuisés, laissez-moi vous montrer votre chambre ! »

Elle marchait déjà avec entrain vers la porte du salon. Yumi et Jérémie échangèrent un regard rempli de questionnement mais finir par se lever et la suivirent. Ils retournèrent à l'escalier et gravir un nouvel étage. La brune leur jeta un regard par-dessus son épaule tout en continuant son ascension.

« Est-ce que vous voulez deux chambres ou … ?

« Non, une seule ira très bien, répondit Yumi.

« J'en déduis que vous êtes proche, elle s'engagea dans un nouveau couloir, plus étroit.

« Oui, depuis le lycée.

« Ho c'est si mignon. »

Aucun des deux ne prit la peine de clarifier la situation. Ils allaient partir le plus vite possible et n'aurait plus rien à voir avec ces gens.

Un soldat qu'ils n'avaient jamais vu se tenait à côté d'une porte, au bout du couloir. Yumi ralentit et finit par s'arrêter lorsque Jérémie saisit son bras. La grande brune se retourna vers eux et aborda son air le plus innocent, la tête légèrement inclinée sur le côté, ses longs cheveux tombant en cascade sur son épaule.

« Un problème ?

« Ça dépend, répondit Jérémie. Est-ce que nous sommes prisonniers ici ?

« Prisonnier ? elle émit un petit rire incrédule. Ne soyez pas ridicules.

« Donc nous sommes seulement surveillés ?

« C'est simplement par sécurité.

« Est-ce que nous devons nous méfier de quelque chose ?

« Non, mais peut-être que nous, nous devons nous méfier.

« Nous n'avons pas demandé à être emmené ici, nous pouvons toujours partir, lança Yumi dans un mélange d'agressivité et de sarcasme.

« Ne soyez pas ridicules. »

Elle balaya sa remarque de la main et fit les quelques pas qui la séparait de la chambre et ouvrit la porte. Elle se remit face à eux et les invita à entrer d'un geste de la main. Le soldat adossé au mur ne réagit pas lorsqu'ils passèrent devant lui et pénétrèrent dans la chambre. Comme le reste de la demeure, le parquet était lustré et de longs rideaux soyeux couvraient les fenêtres.

La brune se plaça dans le pas de la porte et leur offrit un sourire qui pouvait paraitre sympathique si son regard n'était pas si froid.

« Reposez-vous, la salle de bain est derrière la deuxième porte. Le petit déjeuné est servi à 9h, Eliott vous accompagnera.

« Merci, hum… Yumi la regarda de haut en bas.

« Cécile. »

Elle hocha la tête pour seule réponse.

Une fois seuls, les deux amis poussèrent un soupir de soulagement. Jérémie s'approcha de la fenêtre et regarda un instant à l'extérieur avant de tirer les rideaux.

« Ça donne sur la cour.

« Evidemment. Elle soupira et fit rouler ses épaules pour se débarrasser d'une partie de la tension accumulée ces dernières heures.

« Prends la douche en premier, j'irais après.

« T'es sûr ? Elle rêvait de passer sous l'eau chaude mais hésitait à le laisser seul un moment.

« Oui, au moins j'aurais moins de scrupule à vider leur ballon d'eau chaude. »

Un lui lança un petit sourire plein de plaisanterie.

Elle se glissa dans la petite salle de bain au carrelage pastel, une grande douche à l'italienne faisant face à une vasque en pierre blanc. La jeune femme retira son pull et le laissa pendre à moitié dans l'évier et grimaça en voyant son reflet dans le miroir. Ses cheveux étaient emmêlés avec des grains de poussières dissimilés un peu partout, des bleus commençaient à apparaitre sur sa peau, son pantalon était d'ailleurs déchiré au-dessus du genou.

Oui, elle avait vraiment une salle tête.