Chapitre 2

Du bout des doigts, je faisais lentement pivoter le monde.

J'avais toujours aimé ce gros globe terrestre dont j'avais immédiatement apprécié l'élégance et la sobriété en l'apercevant dans un magasin d'antiquité. Il devait dater du 19ème siècle mais le travail de restauration que j'avais fait faire lui avait redonné son apparence d'antan. Les gens que je recevais dans mon bureau ne manquaient jamais de le remarquer.

Mes yeux parcouraient sa surface plane et je relevai quelques noms de pays écrits dans un vieux français. J'avais appris cette langue au collège et j'aimais la parler. Ça aidait aussi pour les affaires, parfois.

Plus jeune, j'avais rêvé de parcourir le monde. Dans le placard qui me servait de chambre chez les Dursley, je m'abîmais les yeux à déchiffrer les mots des livres qui décrivaient ces endroits magiques que je retrouvais ensuite dans mes songes. Voyager, partir très loin. Le rêve d'un petit garçon, d'un orphelin qui, au fond de lui, taisait cette voix crue qui lui disait qu'il n'en aurait jamais l'opportunité.

Adolescent, j'avais retrouvé quelques filaments de ses espérances et avais même fait des plans qui prendraient réellement naissance à la fin de ma scolarité. Au mur de ma chambre, au pensionnat, j'avais accroché une grande carte où j'avais épinglé de petits fanions. Un pour chaque destination.

Lorsque j'avais dû quitter Poudlard quelques jours avant la remise des diplômes pour rejoindre d'urgence Londres et le siège de la compagnie, j'avais arraché la carte dans un accès de rage.

J'avais contemplé les petites épingles rouler sur le sol avec haine. Parcelles d'espoir qui s'envolaient en fumée, mes rêves qui mouraient. Ma vie ne m'appartenait pas plus qu'avant. Je pourrais voyager à ma retraite, m'avait-on dit.

Est-ce que c'était vraiment ça, la belle vie dont on m'avait tant fait miroiter les intérêts ?

Foutaise.

Je lâchai le globe et repris le dossier qui n'attendait que moi.


On déposa une tasse de café fumant devant moi. Je sursautai, n'ayant pas entendu la porte s'ouvrir ni se fermer.

Le café sentait le citron.

- Albus, fis-je en souriant au vieil homme qui, sur un signe, pris place dans l'un des fauteuils devant mon bureau. Je suis content de vous voir.

- Comme tu semblais ne pas vouloir daigner passer me voir au cabinet, je me suis dit que je devrais peut-être me déplacer.

Je lui adressai un sourire désolé et pris la tasse avec reconnaissance, y trempant mes lèvres. Je me brûlai légèrement.

- Beaucoup de travail, m'excusais-je

- Je suppose, oui. Mais ça ne t'a jamais empêché de fuir pour venir me rejoindre, de par le passé.

- Peut-être que je vieillis, alors.

Je déposai son stylo et s'adossai à mon fauteuil, le cuir crissant légèrement dans mon mouvement. Je fixai sans gêne ses yeux bleus pétillants qui détonnaient tant avec sa longue chevelure blanche et sa barbe. La première fois, je l'avais pris pour le Merlin des contes de mon cousin. Depuis, j'avais l'impression qu'il n'avait pas changé, qu'il n'avait pas pris une année. Albus était intemporel. Les petites rides autour de ses yeux ne faisaient que rehausser son regard brillant et son sourire parvenait toujours à me sentir mieux. Je l'avais toujours considéré comme mon héros car il m'avait sauvé de l'enfer de mes relatifs. Parce qu'il m'avait donné une vie, tout simplement.

Albus ne m'avait jamais abandonné, contrairement à d'autres. Même avec les années, sa présence m'avait toujours rassuré.

- Du retard dans la livraison, demandais-je avec malice.

Chaque mois, je lui envoyais un kilo de bonbons au citron, son péché mignon. C'était même devenu une blague, entre nous. Sa dépendance aux sucreries était presque maladive. Pas étonnant qu'il ait les hôpitaux en horreur. Juste le mot 'diabète' devait lui donner des frissons dans le dos.

- Aie-je besoin d'un tel cas de forces majeures pour venir te voir ? répliqua-t-il sur le même ton.

J'avalai la moitié de mon café d'une seule gorgée. Fort. Comme je l'aimais. Comme j'en avais besoin.

- Tu as l'air épuisé, Harry.

- Une semaine difficile.

- Un mois, tu veux dire. J'ai parlé à ta secrétaire. Pas moyen d'avoir un rendez-vous avant une éternité. J'ai dû me faufiler.

- Padma a tendance à exagérer, fis-je en haussant les épaules.

- Tu as l'air prêt à t'écrouler, le gronda le vieil homme. Pourquoi ne prends-tu pas une semaine pour toi, loin de Londres. ?

- Ginny ne cesse de me le répéter. Mais je ne peux pas, Albus. Pas maintenant. Si je lâche, tout le projet s'écroule.

Il soupire et moi, je détourne le regard.

Parfois, je me demande s'ils savent.

Pourquoi je fais tout ça, je veux dire.

Au début, je voulais juste faire mes preuves. Leur prouver, à ce ramassis de vieux ploucs sans morale, que je pouvais faire du bon travail tout en restant intègre. Je crois que j'ai réussi.

On me parlait souvent de mes parents, dans le milieu.

'Des gens formidables, vous savez.'

Non. Je ne sais pas. Et je ne saurai jamais. Ça blesse. Ça fait mal. De se rendre compte que malgré tous les efforts que vous faites, on vous comparera toujours à quelqu'un que vous ne connaissez pas. J'ai tout appris par moi-même, voulant m'élever au plus haut. Je me souviens des heures que je passais, au collège, à lire et relire des dossiers que traitait la compagnie. Tout savoir, tout comprendre pour plus tard. Je voulais que tout le monde, même ceux que je ne connaissais pas, soient fiers de moi. Je suis un imbécile qui a besoin d'affection. Aussi simple que ça.

Je ne veux pas qu'on me plaigne. Je ne veux pas qu'on cherche à me comprendre, qu'on se penche sur mon cas. Qu'on me foute la paix et qu'on me laisse m'acharner. J'en ai besoin, d'accord ? Le travail, c'est mon oxygène. Je travaille pour oublier.

Hermione voudrait que je m'épanche. Que je pleure pour qu'elle puisse me consoler. Je ne le ferai pas.

Ginny voudrait que je sois moins sérieux. Que je souris un peu plus. Je n'en ai pas envie.

Ron voudrait que je sorte plus souvent avec lui. Que nous passions du temps ensemble, comme avant. Lorsque nous étions encore meilleurs amis. Je ne peux plus faire ça.

Albus... Albus est encore là, devant moi, ses yeux pétillants nuancés d'inquiétude. Il me regarde comme un grand-père. Mais je ne suis pas son petit-fils.

Ils attendent tous de moi des choses que je ne suis pas capable de réaliser.

Et je m'en veux tellement de les décevoir.


J'ai passé une autre journée à m'abîmer les yeux sur des bouts de papiers. Pour ajouter à mon découragement, ma secrétaire venait en moyenne une fois l'heure ajouter un nouveau dossier sur la pile déjà conséquente sur mon bureau. Je ne pouvais m'empêcher de lorgner vers elle et de la maudire, grommelant dans ma barbe naissante. J'ai besoin d'une douche et d'un rasoir. Et je ne dirais certainement pas non à un autre café.

Je suis fatigué. Réellement. Ma montre tic-tac et je cligne des yeux, espérant chasser ma migraine. Même le bruit des voitures passant sur la rue, 32 étages plus bas, me donne un sentiment d'oppression absolument ignoble. Mais je serre les doigts sur le stylo et appose une autre signature ainsi que mes initiales.

Il est 20 heures. Le soleil s'est couché. Une petite neige tombe sur la ville illuminée. Je ferme les yeux un court instant, capturant mes tempes entre deux doigts en espérant calmer le bourdonnement dans ma tête.

Padma a quitté depuis quelques heures déjà. Elle m'a apporté un dernier café noir dont les quelques gouttes restantes stagnent dans le fond de la tasse. Elle est verte. Ce n'est pas important mais c'est un cadeau de Seamus Finnigan, un des sous-directeurs et un vieux camarade d'école. Il espère que je vais finir par l'inviter chez moi pour prendre un verre. Il est gentil. Son accent écossais est tout à fait charmant. Mais ça ne clique pas de mon côté. Je crois qu'il le sait mais qu'il continue pour s'amuser.

Les autres aiment s'amuser.

Je pose ma plume et fais pivoter mon fauteuil vers la baie vitrée qui me donne une vue magnifique mais artificielle de Londres. Tout parait si sage, vu d'en haut. Tout le contraire de ce que cette ville est en réalité. Mais je l'aime, d'une étrange manière. Elle me ressemble.

Elle cache tant de choses...

Pas un son. Pas un geste.

Et mes paupières sont si lourdes...


Ginny me fait la morale, assise sur un coin de mon bureau. Je passe une main lasse dans mes cheveux. Ma chemise est toute fripée. 'Paraît que mon visage aussi. Je suis tombé endormi dans le bureau et c'est elle qui m'a trouvé ce matin, affalé dans ma chaise, roupillant enfin un peu.

Je l'écoute d'une seule oreille. Elle le sait très bien et ça la rend encore plus furieuse.

- Bon Dieu, Harry, tu vas nous faire une dépression si ça continue ! rugit-elle.

De ses doigts, elle ramène mon visage vagabond vers elle.

- Est-ce que tu m'écoutes ?

- Gin'... je grommelle.

- Je te jure que si tu ne te reposes pas, j'obtiens un arrêt forcé signé par un médecin. Et tu sais que j'en suis capable.

Oui. Je sais. Je tend les bras et la prend sur mes genoux. Elle enfouit sa tête dans mon cou. Elle me serre. Je sais qu'elle s'inquiète. Que de me voir ainsi lui fait mal.

- Je voudrais juste...

- Je sais, je murmure.

Mais je n'y peux rien. C'est si je m'arrête que je m'écroulerai.

- On s'inquiète pour toi, chéri.

- Tout ira bien.

Elle se redresse un peu et caresse mon visage. Puis, elle pose son front contre le mien.

- Tu vas rentrer chez toi, dit-elle plus sûrement. Prendre une douche et te coucher un peu.

Son regard m'englobe, critique.

- Manger ne te ferait pas de mal non plus.

Elle se lève et rajuste son tailleur noir.

- Je veux te voir en forme pour le dîner de ce soir.

Je soupire en fermant les yeux. Je ne veux pas sortir.

- C'est un rendez-vous important, Harry, dit-elle en arrangeant mon col de chemise.

Elle cherche ma cravate des yeux un instant puis abandonne.

- Il ne finira pas très tard, du moins, je l'espère. Et si nous avons de la chance, ajoute-t-elle avec sarcasme, notre prochain collaborateur daignera enfin nous faire grâce de sa présence.

Je sais que ça la rend furieuse. Nous traitons avec cette compagnie française depuis plusieurs mois et elle a été incapable de nous arranger un rendez-vous avec le directeur. Comme si ce dernier se foutait de savoir quelle direction prenait son entreprise, nous n'avions traité qu'avec des assistants et des conseillers financiers aux regards perçants.

Le genre de personne qui ne pense qu'à l'argent, ne vit que pour l'argent... le genre de personne que je déteste, finalement.

Mais cet idiot d'héritier dont j'ai tant entendu parler des frasques libertines semble, pour une fois, vouloir nous faire une petite place dans son emploi du temps si chargé. Ou, du moins, à nous en faire une autour de sa table. Ensuite, si j'en crois sa réputation, il ira flamber un paquet de fric en boissons fortes.

La perspective de cette rencontre me laisse froid, à vrai dire. S'il n'en tenait qu'à moi, je serais tranquillement rentré à la maison, aurait bu une coupe de bordeaux en mangeant un plat réchauffé puis aurait filé me coucher. Avec une ou deux aspirines. Mais Ginny, pour une raison ou une autre, tenait absolument à ce que je me présente au dîner.

Il parait que ça peut aider à l'adhésion. Fichue entente entre les deux partis.

Cet homme et moi sommes différents. Au pire, je foutrai tout en l'air. Je déteste faire du social mais personne ne semble jamais s'en souvenir au moment opportun.

J'embrasse la joue de Ginny en soupirant pour une énième fois.

- Fais un effort, uhm ?

Et je grogne.


Je sirote un martini, ignorant les claquements des ongles de Ginny contre la table.

- Prends à boire, baby, dis-je doucement.

Et je me fais fusiller du regard.

- Si je devais boire chaque fois, je serais probablement alcoolique comme...

Elle se tait et se mord la lèvre.

- Comme moi ? je termine inutilement.

Elle pose sa main sur la mienne et la serre.

- Ce n'est pas... mais tu bois beaucoup trop, Harry.

- Je suppose, oui, j'acquiesce lentement.

Une autre gorgée. Elle affiche un air désolé.

- Tu as dormi un peu ?

Je mens en répondant par la positive. J'étais à peine arrivé chez moi que Dean Tomas appelait pour revoir les clauses juridiques d'un dossier. Ensuite, juste le temps de prendre une douche pour ne pas être en retard. Près de moi, Ginny a reprit ses claquements.

- Ils ne vont pas tarder, je tente de l'encourager.

- Ils ont plutôt intérêt.

Ils sont en retard de trente minutes. Et j'en suis déjà à ma deuxième consommation. Ma tête tourne un peu.

C'est un établissement chic. Pas trop empesé au niveau de la décoration, mais on sent l'investissement faramineux à vue de nez. Je suppose que ça en impressionne certain. Je préfère l'oriental à l'occidental. Il y a un petit restaurant japonais au coin de ma rue où je commande régulièrement lorsque je suis à la maison. Rapide et bon, tout ce que je demande. J'aime bien cuisiner, mais je ne l'ai pas fait depuis une éternité, faute de temps. Encore une chose à faire à la retraire ?

Et-ce qu'ils servent de la vodka, ici ?

Mais j'ai à peine le temps de poser ma question que je sens Ginny se tendre et serrer avec subtilité mon avant-bras.

- Ils arrivent. Arrête de boire. Et souris, bon sang !

Je retiens une grimace et suis la direction de son regard.

Deux hommes se dirigent vers nous, impeccables dans leurs costumes certainement faits sur mesure. Un grand noir aux épaules carrées et un blond, beaucoup plus fin.

Ce n'est que lorsqu'ils se présentent et que je croise son regard que je le reconnais.

À suivre