Yoh regagna lentement l'auberge. Il redoutait d'y retourner. Il ne savait pas comment il réagirait si elle s'y trouvait. Il ne savait pas comment il devait réagir en la voyant, s'il devait lui dire qu'il savait, ou bien s'il devait garder le silence. En serait-il seulement capable ?
-Le syndrome de Stockholm…Pourquoi est-ce que ça lui est tombé dessus ?
Il s'approcha du grand portail et l'entrebâilla. La lumière de la cuisine découpait le corps frêle de la jeune fille en ombre chinoise sur les volets de bambou.
-Anna. Pourquoi…Es-tu…
Il laissa sa phrase en suspens et rejoignit le petit bassin de pierre qui trônait au cœur du jardin. Il se laissa tomber dans l'herbe et laissa sa main pendre mollement dans le bassin. Les petits poissons multicolores de la mare vinrent danser autour de sa main, reflétant les éclats de Lune comme une poussière d'étoile serait promenée par les remous de l'eau.
-Qu'est ce que je dois faire ?
Les cheveux dans le visage, il ferma les yeux pour soupirer longuement. Une boule se forma dans sa gorge, et de nouvelles larmes cherchèrent à se frayer un chemin dans ses yeux. Il posa son bras sur ceux-ci et secoua la tête.
-Pas encore ! Ca suffit ! Ce n'est pas ma faute !
Un hoquet le secoua. Il ouvrit les yeux et les posa sur la Lune naissante. Une perle. On aurait dit une perle, accroché dans une immensité noire et inaccessible. Tout comme Elle. Elle était sa Perle, le petit joyau qui brillait continuellement dans le noir de la vie de tous les jours. La seule qui lui donnait la force de continuer à se relever, encore et encore, de se battre contre tous les obstacles, contre tout ce qui voulait le bloquer dans sa voie. Elle était comme…
-Une lanterne…
Une lueur diffuse illumina le garçon. Anna apparu, portant une petite bougie au cœur d'une prison de métal.
-Yoh…Qu'est ce que tu fais là ?
Le garçon se releva et se frotta les yeux.
-Si tu veux dormir, ce n'est pas le meilleur endroit, lui dit-il en souriant.
Un masque est si facile à revêtir. Il suffit d'un instant, d'un millième de seconde pour se recomposer un visage. Alors que notre cœur met des années à oublier et à effacer les blessures.
-Je le sais déjà…
Elle posa la lampe sur un guéridon près de la mare, et s'assit près de lui.
-Tu sais Yoh…
Elle s'arrêta, et leva les yeux vers la Lune à son tour. Le garçon sentit la boule dans sa gorge se reformer. Allait-elle lui parler de ce qu'elle ressentait. Allait-elle lui avouer qu'elle était retournée observer Hao ? Allait-elle reconnaître qu'elle ne l'aimait plus ?
-Je dois te parler de quelque chose…
Le garçon déglutit.
-Je t'écoute. Vas-y.
La jeune Itako observa la Lune et joua avec son chapelet de perles.
-Tu es nerveuse ?
Elle sourit. Un vrai sourire. Tendre. Clair. Pur.
-Un peu…Ce que j'ai à te dire n'est pas vraiment plaisant, ni pour toi ni pour moi…
Le garçon acquiesça.
-Faisons de notre mieux pour que ce ne soit pas plus difficile que ça ne l'est déjà…
Anna regarda le bassin en baissant les yeux. Yoh se mordit la lèvre. Il avait envie de se frapper. Quel idiot ! Pourquoi ne trouvait-il pas les mots, maintenant qu'il en avait besoin ? Où était passé l'assurance, le semblant de maîtrise de soi qu'il avait eu face à Hao ? Qu'était devenu tous les beaux discours qu'il s'était inventé et répété ? Tout ce qu'il parvenait à dire maintenant, c'était ça ? « Fais en sorte que ça soit le moins pénible possible ! » Pourquoi ne pas lui dire directement qu'il savait tout aussi ?
-Anna, je…
Il scruta le visage de la jeune fille, et un rayon de lune s'accrocha à la peau blanche de celle-ci. Yoh passa son doigt sur la larme et attrapa le menton de la belle Itako. Il tourna son visage vers le sien, mais elle garda les yeux baissés.
-Ca ne peut pas être si grave que ça, pas vrai ?
Elle se dégagea et le regarda droit dans les yeux. Ses yeux noirs étaient baignés de larmes. Elle les essuya d'un air rageur.
-Tu ne comprends même pas quand tu dois arrêter de plaisanter ?
Yoh recula un peu, étonné de cette rage dans la voix de la frêle jeune fille qui pleurait doucement juste avant.
-Mais…
Elle balaya son début d'argument d'un geste de la main, comme elle aurait chassé une mouche.
-Tais-toi ! Tu dois comprendre non ? Tu le vois bien, que ce n'est pas facile pour moi ?
Le garçon acquiesça. Anna s'essuya les yeux d'un revers rageur de la main.
-Tu vois bien ces larmes non ? Tu les vois accrocher la lumière de la Lune et de cette bougie ? Tu les vois couler le long de mes joues ?
De nouveau, il acquiesça, sans rien dire.
-Tu ne comprends pas que je ne peux pas parler comme je le voudrais ? Tu ne comprends pas quand tu dois arrêter de plaisanter ? Tu ne vois pas quand j'ai…Besoin que tu sois sérieux ?
Cette fois, Yoh l'interrompit.
-Attends Anna.
Mais la jeune fille n'avait pas fini de déverser sa colère. Sa haine contre lui qui ne comprenait pas. Son exécration pour l'autre, bien à l'abri avec ses amis, loin de ces questionnements. Son dégoût envers elle-même, sa colère d'avoir cédé si facilement. Son sentiment d'impuissance à ne pas pouvoir choisir librement.
-Je ne suis pas…Je ne peux pas…
Elle tomba à genoux et se mit à pleurer de plus en plus fort. Yoh s'était levé à sa place, les poings serrés.
-Tu as fini ?
La jeune fille renifla et pleura de plus belle.
-Alors je peux peut-être en placer une. Toi aussi tu dois comprendre certaines choses, Anna. Ce genre de demande marche dans les deux sens. Si tu attends quelque chose de moi, moi, je devrais attendre quelque chose de ta part en retour.
Il lui tourna le dos, et serra de nouveau les poings, comme jamais auparavant. Une perle de sang coula le long de ses phalanges et s'écrasa dans l'herbe.
-Tu dis que je ne comprends pas. Tu soutiens que je ne fais pas d'effort. Que je ne suis qu'un rigolo, qu'un idiot qui ne sait pas quand plaisanter et quand il ne doit pas le faire. C'est vrai, dans un sens.
Il lui fit de nouveau face, et s'agenouilla près d'elle.
-Mais tu n'es pas en moi, Anna. Tu ne sais pas comme j'ai mal, moi aussi.
La jeune fille releva ses prunelles d'ébènes vers celle du shaman. Elle vit qu'il saignait, et qu'il avait une main posé sur le cœur.
-Tu ne sais pas comme j'ai l'impression qu'on m'écrase. Tu ne peux pas savoir, tout simplement, parce que ça ne t'est jamais arrivé. Et je ne te le souhaite pour rien au monde…
Il posa ses mains sur l'herbe tendre du jardin et appuya son front contre celui de la jeune fille.
-Tu ne sais pas, et j'espère que tu ne le sauras jamais. Car ce jour-là, cela voudra dire que je t'ai définitivement perdu. Regarde dans mes yeux, Anna. Est-ce que j'ai l'air de plaisanter ?
Anna déglutit et renifla une fois de plus.
-N…Non.
-Parce que ce n'est pas le cas. Et ça ne l'était pas tout à l'heure non plus. Je…Je sais déjà ce dont tu allais me parler. Tu es retourné le voir. Tu t'es caché dans la ruelle. Il me l'a dit, quand il est venu me trouver ce soir.
-Il est venu te voir ?
Yoh acquiesça en silence.
-Je sais tout…Je ne peux pas savoir ce qui se passe dans ta tête, où dans ton cœur, même si je donnerais tout pour le savoir…L'inconnu se dresse de nouveau devant moi. Et cet inconnu là me fait plus peur que tout le reste.
Le garçon s'assit lentement dans l'herbe et croisa les jambes. Anna, elle, resta posée sur ses mollets. Elle ne pleurait plus.
-Je ne sais plus ce que je dois faire…reconnut-elle.
Yoh sourit et posa sa main fraîche sur la joue de la jeune fille. Elle ferma les yeux. C'était apaisant.
-Tu dois faire comme tu le sens…
Elle rouvrit les yeux et vit la peine que ces mots lui avaient causée.
-Je sais que…Ca ne doit pas beaucoup t'aider comme réponse. Je ne suis pas bon à grand chose dans ces cas-là…Il suffit que je tombe face à un vrai problème, et je perds mes moyens. Plus de phrases intelligentes, plus de certitude, si ce n'est celle que je ne veux plus te voir pleurer…Et celle aussi que j'ai très mal au ventre en disant ça !
Il sourit, et Elle lui répondit par un petit rire étouffé.
-Je ne veux pas me faire plaindre. Je ne veux pas que tu penses à moi. Je veux que tu choisisses ce que tu veux. Je veux…J'aimerais que tu restes avec moi. Mais ce n'est pas à moi d'en décider. Tu es libre. Tout ce que je te souhaite, c'est d'être en paix avec toi-même, même si ça doit me faire du mal…
Anna sourit. Elle repoussa une mèche folle du garçon, et ferma les yeux. Leurs lèvres se cherchèrent doucement. Lorsqu'elles se trouvèrent enfin, Anna pleurait doucement. Pas de peine. De joie. Elle savait maintenant. Elle était en paix avec elle-même. Elle le serait encore tant que ces lèvres ne quitteraient pas celles du jeune shaman.
