Ainsi, elle était là

Je savais ce que j'avais à faire pour l'avoir fait tant de fois déjà depuis mon arrivée. Un rôle qui me seyait parfaitement bien que je n'en avais jamais voulu. Un rôle que j'avais pourtant toujours eu. Tout se bousculait dans ma tête, particulièrement les questions restées sans réponses et qui, pour le moment, le resteraient, si ce n'était à jamais. Des émotions par vagues qui venaient s'échouer une à une sans laisser le temps aux précédentes de tout emporter avec elles. Alors… Alors je restai figée, paralysée, comme si je venais de faire un saut dans le passé.

—Professeure.

Depuis quand ne m'avait-on pas appelée ainsi ? Depuis quand ne m'avait-elle pas nommée ainsi ? Depuis quand n'avais-je pas entendu le son de sa voix ? Depuis quand ne m'étais plus perdue dans ce regard ? Ce regard fort, ce regard dur. Ce regard qui en disait toujours plus que lorsque s'ouvraient ses lèvres pour souvent se refermer trop tôt. Toujours trop tôt. Depuis quand ? Bien trop longtemps et pourtant ce moment arrivait bien trop tôt. Que faire ? Me fondre dans mon rôle comme je l'avais toujours fait. Particulièrement face à elle.

—Vous devez vous demander ce qu'il se passe, fis-je tel un pantin mécanique comme chaque fois. Je vais tout vous expliquer.

Dorothea me laissa jouer presque parfaitement ce rôle que l'on m'avait confié mais ma voix habituellement calme et monocorde trembla cette fois-là. Ce vouvoiement auquel je n'étais ici plus habituée était telle une rupture mentale qui brisa ma raison puisque les souvenirs de ma vie passée vinrent disloquer la suivante.

—Mais pour le moment, vous allez devoir me faire confiance.

Un mot qui paraissait bien anodin mais qui pour elle, pour moi, avait plus de sens que son sens lui-même.

—Edie… articula enfin la chanteuse. Viens t'asseoir un instant.

Les gens qui franchissaient cette porte pour la toute première fois étaient soit curieux, soit perdus. Concernant Edelgard, il ne s'agissait ni de l'un ni de l'autre. Elle semblait seulement vide, dénuée d'elle-même.

—Edelgard… soufflai-je en approchant lentement. Savez-vous où vous vous trouvez ?

—Au Pavillon Blanc, répondit-elle laconiquement tandis que Dorothea l'invitait à venir s'asseoir.

Alors elle le savait. Je n'étais guère surprise puisque certains anciens héros savaient ce qui les attendait. C'était par exemple le cas de Sharena, arrivée ici bien avant moi d'ailleurs, ou même le cas d'Ingrid qui comprit très vite la situation. Dire qu'une part de moi n'espérait pas la voir un jour pousser cette porte n'aurait été que mensonge, mais cela fendait mon cœur déjà meurtri de le voir de mes yeux.

Les minutes suivantes, je fus transportée à Fódlan. L'odeur subtile de la Bergamote fit voyager le Pavillon Blanc dans notre autrefois lorsque la brune déposa lentement une tasse de thé devant le regard parme de notre ancienne alliée mais pas seulement. Une tasse qu'Edelgard hésita à saisir dans un premier temps avant de se laisser tenter par ce petit tourbillon de chaleur qui à moi, ne faisait que remonter des moments de ma vie enlacés à la peine que je ressentais alors. Mes émotions présentes et mes souvenirs passés étaient désormais indissociables. Tout comme l'appréhension de demain.

Je m'éloignai quelques instant afin de prendre une inspiration que je ne voulais montrer ni aux autres ni à moi-même avant de faire un signe de la tête afin que Dorothea me rejoigne. Elle laissa Edelgard se noyer dans son propre reflet, voilée par le silence, avant de m'approcher. Nous fîmes quelques pas supplémentaires pour mettre notre future discussion sous clef, du moins, pour le moment.

—Qu'est-ce que tu comptes faire, Byleth ?

—Comment ça, ce que je compte faire ? me braquai-je sans le réaliser en insistant bien sur le « je ».

—Eh bien, c'est ton rôle…

—Merci de me le rappeler, Dorothea.

Ma main vint presque s'abattre sur mon visage avant d'aller gratter ma tête. Mon rôle ? Hélas, c'était bien vrai. Nous avions tous un rôle à jouer et ce soir là, le mien n'avait absolument rien d'enviable.

—Certaines fois sont moins évidentes que d'autres, précisa Dorothea, mais celle-ci… elle s'arrêta un instant pour jeter un œil à sa camarade toujours assise près du comptoir, présente mais au moins autant absente. Je peux m'en occuper.

—Non. J'irai la voir demain. Comme tu l'as déjà dit, c'est la tâche qui m'a été confiée.

—Byleth…

Je l'entendis soupirer mais ne m'y attardai pas, j'avais déjà bien trop à penser et à faire. Et faire semblait plus facile que seulement penser d'ailleurs. Je l'avais déjà fait. Je l'avais déjà fait tant de fois. Mais ce cas était… sans précédent.

—Je ne peux cependant pas la prendre avec moi ce soir. Comment réagirait Ingrid ? Tu sais très bien qu'elle…

—Je sais ce qu'en penserait Ingrid, me coupa la brune, mais toi, comment tu sens-tu ?

Je ne répondis point. Ce n'était pas une question que je me posais d'habitude et je ne devais pas plus me la poser maintenant. Nous allions devoir trouver une solution convenable. Pour elle. Pour moi. Pour chacune d'entre nous. Et ce fut Dorothea qui prit les devants devant mon expression déconfite.

—Edelgard passera la nuit chez moi. Nous aviserons demain. Il est de toute évidence bien trop tard pour penser autrement.

—Cessez donc de vous inquiétez ainsi, entendis-je soudain sans que cela ne vienne ni de moi ni de ma collègue et amie. Je ne compte m'imposer pour personne et refuse d'être considérée tel un problème qu'il vous faudrait régler.

J'eus l'impression que le tonnerre gronda et qu'un éclair frappa pour me traverser de part en part devant ce ton autoritaire auquel je n'étais plus habituée – je ne l'avais toutefois jamais oublié. Tout comme l'expression sévère sur son visage, inébranlable, sa posture digne et fière et sa prestance écrasante. Ni moi ni la chanteuse ne l'avions entendue ou même vue approcher. L'impératrice de l'empire était bien parmi nous, ce n'était pas l'élève d'autrefois bien qu'une part d'elle restait dissimulée dans ce regard sans fond.

—Edie ! Tu n'as jamais été un problème à régler !

Les mains de Dorothea se posèrent sur les épaules de la blanche dont les cheveux étaient totalement lâches et retombaient de part et d'autre comme si elle venait de vivre une intense bataille. Mais peut-être était-ce le cas, après tout. Je ne savais pas encore comment elle était arrivée ici. Elle ne portait toutefois plus cette lourde armure, que ce soit celle de l'Empereur des Flammes ou bien seulement de souveraine d'Adrestia. Non, en lieu et place se trouvait une chemise vermeille et un simple pantalon de Jais. Je savais déjà que mon manteau rejoindrait ses épaules ce soir-là.

—Jamais, dis-tu ? Pas même lorsque j'ai déclaré la guerre au continent tout entier ?

Edelgard y allait fort et n'avait rien perdu de son mordant habituel. Elle arrivait de nulle part, se retrouvait ailleurs, et malgré tout, restait tout aussi fière qu'impérieuse.

—Mais je crains hélas que cela ne soit ni le lieu, ni le moment pour parler de ce tout cela. N'est-ce pas, Professeure ?

Ses mots semblèrent s'apesenter sur ses lèvres et j'aurais préféré les voir ricocher sur moi plutôt que m'atteindre si facilement ainsi mais le temps n'effaçait pas toutes les blessures et certaines étaient plus profondes que d'autres, ne cicatrisant ainsi jamais. Encore aurait-il fallut le vouloir d'ailleurs.

—Vous avez raison, Edelgard, pris-je sur moi afin de rester de marbre comme je le fus autrefois, si tel est votre souhait alors nous reprendrons cette conversation dés demain mais pour l'heure je dois partir.

Ses sourcils froncèrent à peine mais assez pour que je le discerne. Je laissai volontairement mon manteau dans nos vestiaires, certaine que Dorothea saurait le trouver et comprendre la raison de cet « oubli » mais je sentis une pression s'exercer sur mon bras lorsque je m'apprêtai à partir. Me trouver dans la même pièce que mon ancienne élève, alliée puis ennemie, fut bien plus pénible que toutes les fois précédentes. Plus que pénible : insupportable. Mes émotions se livraient duel à mort tel le reflet de celles que nous étions autrefois. Duel qui n'aurait su être remporté cette fois-là.

—Professeure… la blanche lâcha plus calmement. J'ai bien conscience de l'endroit où nous nous trouvons et de ce qu'est le Pavillon Blanc. Toutefois, je ne comprends pas la raison de ma présence ici.

Elle posa un regard appuyé tandis que je restai troublée. Quelques secondes planèrent, et ce silence prêt à s'installer n'était pas prêt à livrer des réponses. Franchir ces portes était particulièrement éprouvant et tout aussi déstabilisant. Il fallait un moment pour réorganiser ses pensées.

—Je suis désolée, Edelgard, me contentai-je. Demain, je vous expliquerai tout ce que vous souhaiterez savoir.

Puis je quittai les lieux, à contrecœur mais soulagée.

Ce n'est que lorsque je passai la porte de chez moi que je me permis de souffler, de seulement respirer. Mes pensées étaient de cendres et mes souvenirs étaient charbons. Sans parler de toutes ces émotions qui affluaient sans jamais s'estomper. Tout me semblait trop vif, trop frais, alors que le temps lui-même n'avait aucun effet. J'allais devoir avoir une conversation avec quelqu'un mais pour l'heure, je me contentais de m'accroupir et de tendre la main.

—Viens par ici, Hresvelg.

Même ce prénom que je lui avais choisi était le reflet de maux douloureusement inscrits. Et de ce manque que je ressentais depuis.