La loterie des Déesses
L'aube pointait à peine lorsque la clef teinta dans la serrure de la porte du Pavillon Blanc. J'entrai le corps tremblant et les joues rougies par le froid. Sans surprise, il n'y avait personne. Ou presque. Cela faisait un moment que je n'avais pas emprunté les escaliers dans l'arrière boutique qui descendaient sur un très long couloir dont les murs étaient recouverts de pierres glacées au toucher. Il ne devait pas faire plus chaud ici qu'à l'extérieur, si c'était moins. Seul mon passage perturbait les flammes des torchères accrochées ci-et-là. Un peu rustique pour un café de renom, mais personne ne mettait jamais les pieds ici à part moi. Encore fallait-il être capable de voir son entrée.
J'eus tout le temps de méditer et de réfléchir – en vain – alors que j'avançai dans ce long corridor sombre qui semblait ne jamais en finir. Je n'avais pas fermé l'œil de la nuit, déjà, alors ces quelques minutes de réflexion supplémentaires étaient parfaitement inutiles. Elles me permirent seulement de nouveau ressentir ce vide en moi qui se remplissait d'émotions toutes aussi douloureuses les unes que les autres. Je me sentais tiraillée de toute part car si une part de moi avait appréciée revoir mon élève, une autre se brisait encore puisque les souvenirs ne restaient plus seulement des souvenirs. Les espoirs d'autrefois ainsi que la détresse que j'avais pu ressentir bien que je n'en avais jamais parlés étaient revenus avec elle.
Mes pas résonnèrent lorsque le couloir s'élargit sur une pièce si grande qu'on ne distinguait pas ses limites ni même ses frontières. Le semblant de brume qui flottait autour de nous reflétait les flammes teintées de Jade qui semblaient me guider jusqu'à l'immense escalier que je grimpai sans hésiter une seule seconde. Mon chemin s'arrêta seulement une fois en haut de ses immenses marches, les yeux rivés sur ce trône devant lequel je m'étais plus d'une fois éveillée.
—Vous le saviez, n'est-ce pas ?
Aucun mot ne franchi la frontière de ses lèvres qui restaient en permanence étirées sur son sourire toisant. Malgré sa petite taille, la prestance de cette femme n'était comparable à celle d'aucune autre. Sa tête reposait sur le revers de sa main et ses très longs cheveux de Jade recouvraient les pierres du trône qu'elle n'avait jamais quitté.
—Bien-sûr. Mais tu le savais aussi.
Je réprimai la réaction naturelle de mon corps sous ma contrariété palpable puisque je n'avais jamais été du genre à exhiber mes émotions quelles qu'elles soient, surtout pas devant la Déesse en personne.
—Je ne comprends toujours pas, pourquoi m'avoir choisie ?
—Qui pourrait le faire à ta place ? demanda la femme en me prenant de haut comme si la réponse à cette question était d'une évidence qui pourtant m'échappait. Tu veillais déjà sur eux autrefois, alors pourquoi cela te dérange tant de le faire aujourd'hui ?
—Les choses sont différentes, répondis-je. Et cette histoire n'est pas la même.
—Détrompe-toi. Toute histoire se base sur la précédente car sans le passé il ne peut y avoir d'avenir. Ils ont besoin de toi.
—Edelgard n'a jamais eu besoin de personne d'autre que d'elle-même.
—Tu le penses vraiment ? se redressa celle aux cheveux de Jade tout en arquant un sourcils. Le mensonge ne te sied guère, Byleth.
Si ma vie m'avait apprise à m'armer de patience, force était de constater que face à la Déesse j'en manquai cruellement.
—Combien de temps cela va-t-il prendre avec elle ?
—Cela ne dépend que de toi.
Cette fois, je soupirai avant de me secouer la tête.
—Sharena aurait fait un bien meilleur guide que moi, je rétorquai après quelques secondes. Elle aime aider les autres.
—La seule différence entre Sharena et toi est qu'elle, le fait avec le sourire et sans se cacher derrière de piètres excuses.
Voilà qu'elle me toisait de nouveau et n'hésitait pas à me regarder de toute sa hauteur, aidée par les quelques marches de toute évidence sans quoi, elle serait bien forcée de relever la tête et non pas d'ainsi la baisser de façon écrasante.
—Du temps de Naga ou de Mila, c'est pourtant bien elle qui aurait été choisie.
—Mais les choses changent et c'est mon tour. J'ai donc décidé que ce serait aussi le tient !
Ses lèvres se parèrent d'un plus grand sourire encore. Je n'avais de toute manière pas d'autre choix que celui de faire ce qu'elle attendait de moi, même si, j'aurais préféré être partout ailleurs qu'ici. Toutefois, je n'aimais pas qu'elle s'amuse ainsi de cette situation qui pour ma part, n'avait rien de comique bien au contraire.
—Tu rechignes bien moins à la tâche habituellement, me fit-elle remarquer ensuite. Est-ce parce qu'il s'agit de l'ancienne impératrice ?
—Rien de cela, affirmai-je.
—Tu es tellement butée…
Je soufflai une dernière fois avant de me soustraire à son regard perçant. Je pris le chemin inverse de celui de l'aller lorsque je l'entendis murmurer d'autres choses.
—Bien plus que ton père.
Je me permis de maudire cette petite Déesse qui m'avait tirée à la loterie – je me disais parfois – pendant moins d'une seconde, elle me pardonnerait ce « péché » puisqu'elle avait besoin de moi, puis je quittai les lieux.
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Je me rendis immédiatement à l'étage du café où se trouvait mon bureau puisque, comme toute personne civilisée, je ne travaillais pas dans un sous-sol sombre et glacé uniquement éclairé à la lumière de quelques torches si ce n'était à celle d'un regard arrogant. Je m'installai, poussai deux trois objets déposés là je ne sus quand, je ne sus par qui, comme à chaque fois, avant d'attraper le livre à la couverture sombre qui attira mon attention bien plus que nécessaire. Mes doigts redessinèrent les écritures dorés gravés dans le cuir et s'attardèrent sur les trois initiales. Puis je finis par l'ouvrir après quelques secondes d'hésitation. J'avais chaque fois la même sensation, celle de m'introduire sans permission dans la vie privée des autres mais pour les guider je devais connaitre leurs histoires. Cette-fois ci, je n'avais aucunement besoin de lire puisque l'avait vécue. Et pourtant, une fois mon regard plongé sur les lignes tracées à l'encre noire, je ne décrochai plus.
Bien-sûr, je connaissais l'histoire d'Edelgard, non pas tous les détails mais au moins les grandes lignes ainsi que les moments les plus difficiles de sa vie puisqu'autrefois, elle me les avait confiés. Mon regard fut pourtant là tout autre. Les craintes et les espoirs de l'impératrice étaient contés tout comme ses motivations et les raisons de ses choix. Mais dans ce livre, Edelgard n'était en rien l'antagoniste du récit mais l'héroïne. Une héroïne de l'ombre dont les ailes s'étaient déployées sous le vent des ténèbres. Les siennes. Cela faisait-il de moi son ennemie ? Certainement. Je ne fus pas surprise de ma présence dans son histoire puisque les nôtres étaient ipso facto étroitement liées. Et si les choses étaient à refaire ? Alors je les referai puisque persuadée que j'aurais pu la sauver ainsi que tous les autres mais j'avais fatalement échoué. L'obscurité était inhérente à ma vie mais aussi à la sienne puisque parties bien trop tôt hélas. Cela m'était égal me concernant. Si autrefois je rêvai de seulement la voir sourire, sa peine colorait depuis mes cauchemars.
Mon cœur se resserrait sur lui-même au fur et mesure que les pages se tournaient. Les émotions d'Edelgard étaient presque parfois mises à nues devant mon regard déconfit. Admiration, affection, nombreux étaient les termes qu'elle avait employés pour me qualifier et même après avoir levée mon épée dans la tombe sacrée, j'étais restée son professeur. Je découvris avec douleur que j'avais représenté nombre d'espoirs mais également autant de craintes lorsqu'elle du faire un choix. Un choix ? pensai-je devant les mots et lignes qui me submergeaient. Car si j'avais nourri ses doutes j'étais aussi la source d'une hésitation et de tremblements dont elle ne m'avait jamais fait part. Mon cœur se fendait paradoxalement un peu plus chaque fois qu'il s'emballait : j'avais toujours ressenti la même chose.
Et puis, je me figeai. Mon cœur manqua un battement lorsque je tournai la page suivante. Et les tintements de la cloche du Pavillon Blanc parvinrent jusqu'à moi.
