Masquées par un manteau de plumes

Pourquoi avoir été conduite ici et pourquoi m'avoir confié ce rôle ? Des deux, je n'en souhaitais aucun. Quelle ironie pour une personne qui, comme moi, avait passé le plus clair de son temps arme à la main plutôt que les yeux dans les livres puisque les livres étaient aujourd'hui devenus mes armes. Longtemps, je m'étais interrogée sur le sens de ces histoires pour finir par à mon tour découvrir que peu importait, protagonistes, antagonistes, ennemis ou allié, ces termes n'étaient déterminés qu'en fonction du regard. Et un seul regard n'avait point la capacité de raconter une histoire.

—Je ne comprends pas, Professeure. Pourquoi avoir quitté un café pour m'emmener dans un autre ?

Après une heure de tour de quartier afin de faire découvrir à Edelgard son nouvel environnement ainsi que ce qui le peuplait – et je ne parlais pas seulement des arbres du parc mais également des véhicules et autres avancées – j'avais décidé de faire une pause. Bien entendu, là encore j'y voyais une occasion de lui apprendre deux trois choses de ce monde. Les bubble waffle, par exemple, étaient une merveille gustative.

—Auriez-vous préféré rester au Pavillon Blanc à subir les questions et la curiosité des autres ? Ha, ne vous méprenez-pas, cela arrivera quand même.

—Si ma vie est consignée dans un livre comme vous venez de me l'expliquer, pourquoi ne se contentent-ils pas de le lire s'ils s'interrogent à mon compte ?

—Parce que moi seule y ait pour le moment accès.

—Et je n'en comprends toujours pas la raison, souffla l'impératrice en buvant une tasse de thé dont la qualité était bien en deca de ceux que l'on proposait chez nous. Pour ma part, je préférerai d'ailleurs qu'il n'existe pas.

—Avez-vous peur de ce qui pourrait y être mentionné, Edelgard ?

—Non, seulement, ma vie n'appartient qu'à moi-même et je n'apprécie guère ce genre d'intrusion dans mes pensées.

—Vous pouvez voir les choses ainsi mais les histoires sont écrites pour être racontées et permettre au passé de toujours exister.

—Pour vous, peut-être, mais pour les gens de ce monde ce ne sont que des légendes.

—Qu'y-a-t'il de mal à cela ? Après tout, toute légende comprend un fond de vérité. Nous concernant, il ne s'agit pas seulement d'un fond d'ailleurs.

—Alors cela ne vous dérangera pas si je souhaite lire la votre, Professeure.

Evidemment, je devais me douter que l'ancienne impératrice dirait ce genre de chose à un moment ou à un autre.

—Votre silence est particulièrement éloquent.

—Cela ne devrait pas vous dépayser alors.

Quant à moi, cet échange me rappelait ceux d'autrefois lorsque mon élève et moi prenions le temps de discuter autour d'une tasse de thé. Une habitude que l'on avait prise après missions ou bien journées particulièrement chargées. De bons souvenirs, j'imaginais. Jusqu'à ce que la guerre éclate.

—Votre franc-parler est toujours le même, je vous l'accorde. Ici ou bien ailleurs, vous ne vous encombrez guère de manières.

—Et vous, êtes toujours la même jeune femme impertinente qui n'hésitait pas à me tenir tête et à me faire remarquer ces dites manières.

Edelgard ne prit la peine de me contredire : j'avais raison, et se tût un instant pendant lequel seul le souffle de sa respiration calme me parvenait. Un instant suspendu au temps. Paisible. Trop paisible.

—J'ai passé ma vie à me battre pour libérer mon peuple et le continent tout entier du joug de l'église, la blanche murmura avant de reposer délicatement sa tasse, les lèvres encore humides. Et me voila dans un autre où la Déesse dicte toujours ses règles…

—J'ose espérer que vous ne déclarerez pas la guerre dans celui-ci, lâchai-je sans mesurer l'ampleur de mes propos.

Edelgard se figea un instant et son regard se voila lorsqu'elle releva les yeux vers moi. J'ignorai à quel point les évènements étaient encore récents pour elle puisque nous n'avions jusqu'ici pas abordé ses souvenirs et sa mémoire altérée par son départ de Fódlan.

J'avais plus d'une fois essayé d'en comprendre la cause. Le traumatisme ? Les circonstances de la mort ? Certaines étaient après tout bien plus violentes que d'autres. Ou bien encore l'acceptation de celle-ci. Passer les portes du Pavillon Blanc en demeurait peut-être la première étape, les autres étaient encore nombreuses tout comme la route était longue pour accepter la chose. J'ignorais comment moi-même l'avais si rapidement comprise et intégrée d'ailleurs.

—Si les choses étaient à refaire, Professeure, alors je n'hésiterai pas une seule seconde, déclara la jeune femme d'un ton sûr. Mon combat a permis à l'aube de se lever sur un continent libéré de l'emprise de l'Eglise. J'ai brisé le système de castes qui condamnait hommes et femmes avant même leur naissance. Fódlan n'est plus celui d'autre fois. La liberté y est désormais uniquement faîte de choix.

Pendant quelques secondes, j'eus l'impression de me tenir dans le tombeau sacrée lorsqu'Edelgard se révéla sous les traits de l'Empereur des Flammes, avant de déployer ses ailes recouvertes d'écailles. Je vis à son regard que si autrefois cet aigle n'avait pas compris mon choix, aujourd'hui, ne me le pardonnait toujours pas. Ou bien était-ce moi qui finalement le l'avais jamais comprise ? J'avais pourtant toujours admiré cette jeune femme prête à aller jusqu'à se sacrifier pour construire un monde dans lequel ses idéaux ne seraient pas que rêves alimentés de cauchemars. Le chemin pour y parvenir fut ce qui nous sépara. Et si j'avais été au fait de ses intentions ? Jamais je n'aurais pu la faire revenir en arrière.

—Tout cela n'a plus aucune importance…

Ma contrariété était palpable bien qu'en ignorais moi-même la raison. Etait-ce de la colère que je ressentais ? C'était la première fois depuis ma mort.

—Plus aucune importance, dîtes-vous ? Nous sommes peut-être ici, mais d'autres sont encore là-bas.

—Ce n'est pas ce que…

Par tous les Saints, pourquoi me faisait-elle ainsi perdre tous mes moyens au point de ne plus réussir à aligner correctement quelques pensées afin d'articuler de simples mots ? Je me souvins alors qu'avec elle, il en avait toujours été ainsi. Edelgard avait toujours eu ce don de me troubler et de me déstabiliser, et cela n'avait en rien à voir avec le fait qu'elle était l'Empereur des Flammes ou d'un quelconque empire, ni même responsable de ma mort. Face à elle, armes et défenses étaient inutiles : elle les brisait d'un seul regard, d'un seul coup d'ailes.

—Je pense qu'il serait mieux que l'on s'en tienne là pour aujourd'hui, Professeure, claqua l'ancienne souveraine en se levant impérieusement. Et en ce qui me concerne, je doute fortement que ma place soit ici, termina-t-elle d'un geste qui fit balancer ses longueurs.

—Vous vous trompez ! tentai-je de la retenir.

Mais la blessure que je venais d'infliger contre mon gré grandissait sur ses traits et entamait les miens. Son expression était aussi dure que son regard était froid, et les crocs de l'hiver alimentèrent les flammes d'un désespoir passé.

—Que comptez-vous faire, maintenant ? ne pus-je que demander.

—Seulement rentrer chez-moi, si j'ai la liberté de le faire, lâcha-t-elle. A moins que ce monde ne soit finalement qu'une prison dont vous seriez la geôlière.

Ses mots se changèrent en maux plus douloureux que le souvenir de Aymr marqué à même ma peau. Depuis son arrivée ici, c'était la première fois que je percevais sa colère ainsi.

/

—Tu es déjà rentrée ? entendis-je lorsque la porte de l'appartement claqua sur les pas de ma colocataire.

—Hmmm, grognai-je.

La blonde soupira, elle arrivait dans le salon et me trouva allongée tel un coussin à l'agonie sur notre canapé, le visage recouvert du bouquin que je n'avais cessé de relire espérant chaque fois que les lignes s'écrivent d'elles-mêmes. J'étais bien loin de ressembler à la mercenaire d'autrefois, professeure, et encore moins à l'élue.

—Tu crois que l'incarnation de la Déesse se morfondrait ainsi ? Ressaisis-toi.

Je n'aurais guère aimé le ton sévère et sec d'Ingrid autrefois, mais depuis que nous partagions nos quartiers, depuis que nous étions dans ce monde, je composais avec. Ce n'était plus le passé qui faisait de nous qui nous étions, mais le présent et les choix que l'on faisait afin d'écrire l'avenir. D'une certaines manières, les choses étaient bien mieux ainsi puisque je n'avais plus les lourdes responsabilités qui m'incombaient lorsque je devais veiller sur eux. Ici, tout le monde veillait sur tout le monde. Si je pouvais désormais partager mon fardeau, une part de moi culpabilisait de l'imposer ainsi. Je n'étais plus que Byleth Eisner, mais les souvenirs du Professeur de Garreg-Mach étaient lourds à porter.

J'entendis ensuite la lionne se diriger vers la cuisine, ses pas rythmés de miaulements. Je devinai aisément que le chat avait faim et m'apprêtai à prendre la suite lorsque l'on frappa à la porte.

—Tu peux aller ouvrir ?

Je me demandai qui cela pouvait bien être à pareille heure de la soirée, peut-être que ma camarade avait commandé à dîner, mais lorsque j'ouvris, l'illusion d'odeurs de nourriture fut remplacée par des effluves d'agrumes bien plus subtiles.

—Edelgard… restai-je étonnée. Comment êtes vous arrivée ici ?

La jeune femme me dévisagea un instant. Son regard pénétrant n'avait rien de celui de notre livreur habituel et un soupire d'exaspération me fit comprendre que je n'avais pas été fine.

—Dorothea m'a expliqué comment vous joindre, ainsi que le fonctionnement de ce que vous nommé… GPS, chercha-t-elle moins d'une seconde. Je vous ai dit que j'étais capable de me débrouiller seule.

Il aurait été malséant de la féliciter pour si peu, surtout pour une si grande femme, alors je me parai de silence. Silence qui m'enveloppa toute entière lorsqu'elle tendit sa main.

—Je souhaitais vous rendre ceci.

Je la débarrassai non pas sans une certaine hésitation de ce long manteau noir que j'avais volontairement laissé pour elle lorsqu'elle était arrivée. Ce geste, pourtant très anodin, n'était certainement pas dénué d'une autre motivation que seulement me le rendre.

—Vous auriez pu le faire demain, lui fis-je alors remarquer.

—Je préférai le faire ce soir, souffla la blanche. Professeure…

Le ton de sa voix fit naitre en moi une appréhension improbable et les paroles qui suivirent me plongèrent dans l'incompréhension mais pas seulement : ma route se couvrait de nouveau d'épines. Celles d'une rose qui fleurissait dans l'ombre.

—C'est seule que j'ai choisi d'avancer, par le passé mais encore aujourd'hui. Je crains hélas que votre présence ne représente qu'un écueil de plus qu'il me faudrait à nouveau franchir. Mes souvenirs… n'appartiennent qu'à moi seule. Ceux de ma mort en particulier.

Ses mots me percutaient les uns après les autres sans que je ne comprenne ce soudain changement d'attitude. Edelgard était-elle à ce point révulsée par mes intentions ? Par ma présence à ses côtés ? Par l'aide que je devais lui apporter ? Ne supportait-elle donc plus seulement ma vue pour me parler ainsi comme si la seule chose que je lui inspirais était désormais du mépris ?

—Nos chemins se sont séparés il y a longtemps déjà et il est impossible pour eux de se rejoindre aujourd'hui d'une quelconque manière.

Je restai muette devant des paroles acerbes et me heurtai à la dissension d'émotions restées longtemps enfouies. Répondre n'aurait fait qu'intensifier ma chute.

—Franchir ces portes était finalement une erreur… murmura-t-elle lorsqu'elle se retourna.

Le temps d'un instant, le temps lui-même se décrocha du reste de son court lorsque les longueurs albâtres dansèrent devant mon regard luisant de doutes mais au moins d'autant de craintes. Les murmures de la lame d'acier de Seiros caressèrent ma gorge lorsque je sentis le poids de celle du Créateur alourdir ma main droite. Mais… Contrairement à notre danse au sommet de la tour de la Déesse, je restai paralysée cette fois-là.

—Même dans la mort, votre fierté vous étouffe, Edelgard !

Ces mots que je n'avais prononcés me ramenèrent à la réalité. Les étincelles dans le regard écarquillé d'Edelgard me donnèrent l'impression qu'elle venait de recevoir une décharge électrique qui parcourait maintenant nos deux corps. L'aigle fut obligé de faire face et j'entendis presque l'écho du râle de la lionne résonner au travers des plaines de Gronder lorsque s'y élevaient les flammes.